1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018
Staquet-Fourné, Roger (1886-1968)
1. Le témoin
Roger Staquet, ancien élève de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers, est au moment de la mobilisation ingénieur à Loos (faubourg de Lille) dans la grande usine textile Thiriez. Maréchal des Logis au 29ème Régiment d’artillerie, il est promu sous-lieutenant en 1915 et lieutenant en 1917. Son unité combat dans différents secteurs du front pendant le conflit, notamment en Flandre en 1914, en Artois en 1915, dans l’Aisne et à Verdun en 1917. Il est muté au 235ème Régiment d’Artillerie en avril 1917 et l’année 1918 le voit davantage dans des missions de liaison avec l’Etat-Major de sa division, au sein de l’A.D. 165 (Artillerie divisionnaire de la 165ème D.I.). Démobilisé en Allemagne en avril 1919, il reprend immédiatement son travail à l’usine de Loos-lez-Lille.
2. Le témoignage
Le Carnet de route 1914-1918 de Roger Staquet-Fourné (Editions Boduonia, Marcq-en-Baroeul, 2011, 467 pages) a d’abord été mis en forme dactylographiée, à partir des carnets manuscrits, dans les années soixante-dix , par le fils de l’auteur, Roger Staquet-Tamisier; la version présentée ici est la publication, sous forme intégrale, de ce travail minutieux par son petit-fils Roger Staquet-Solheid, avec un accompagnement de clichés photographiques originaux et de documents divers (reproductions du carnet manuscrit, croquis, menus…). Les carnets courent du 2 août 1914 au 7 avril 1919.
3. Analyse
R. Staquet est un homme posé, qui s’exprime avec précision. Son propos est souvent géographique, météorologique, et ses notes décrivent son emploi du temps et sa sociabilité, au front comme dans ses relations avec l’arrière. Il insiste peu par contre sur sa vie intérieure, ou sur ses motivations politiques et patriotiques.
a. En opération
Le témoignage est d’abord utile pour décrire les opérations d’août à octobre 1914, dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, dans une guerre très mobile qui ne se fige qu’au moment de la Course à la mer. Si la batterie de R. Staquet s’en sort, à ses dires, très honorablement, ce n’est pas le cas de toutes les troupes qu’il rencontre; il critique en septembre des territoriaux débraillés, ivres et pilleurs, accompagnés de leurs femmes (12ème R.I.T.), et signale le 9 octobre que des dragons repoussent d’autres territoriaux à coups de lance dans les tranchées, en les menaçant de leurs revolvers (Hannescamps). Les troupes indigènes ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux (p. 55, 15 octobre 1914) « C’était un bon pays où nous étions bien installés et assez bien reçus, quoique les troupes marocaines l’aient complètement mis à sac et aient inondé de poux tous les cantonnements. De leur moralité, je n’en parle pas, c’était ignoble. Il logeait surtout ici des goumiers. » La description du front belge, tenu pendant 9 mois « à la côte », avec les batteries installées à Nieuport-Bains et à Coxyde, est une des parties les plus intéressantes du témoignage. Les positions sont installées dans les jardins des villas, souvent non encore pillées, avec piano et équipement de plage. Les batteries appuient l’infanterie qui mène des combats très durs, mais les positions installées dans des résidences estivales donnent une impression curieuse, où l’enfer serait tempéré d’un peu de paradis. L’ampleur des combats diminue en 1915, et en général le service laisse des loisirs qu’il faut occuper (p. 124, juillet 1915.) : « Quand on est de repos, promenade à l’échelon, à Coxyde et à La Panne, où l’on va chercher des livres, ayant beaucoup de temps à perdre. » Mais il trouve que ce sont les artilleurs belges qui manquent de sérieux, (p. 125, juillet 1915) : « J’ai vu des officiers venir de la Panne en auto vers cinq heures, tirer vingt coups et repartir dix minutes après en auto, achever l’apéritif. » Malgré la contre-batterie, réelle, le sort des artilleurs est donc ici moins dur, non seulement que celui des fusiliers-marins ou zouaves de l’Yser, mais aussi que celui des servants de batteries d’artillerie en Champagne ou en Argonne à la même époque.
En Artois, il évoque sa participation à l’offensive du 25 septembre 1915, étant à la droite des Anglais, qui attaquent Loos-en-Gohelle. De sa place d’observateur (secteur Bully-Grenay), il voit surtout du brouillard, des gaz et de la fumée et ne peut vérifier l’effet des tirs. Mis à part ces jours de combats violents, et les périodes meurtrières de contre-batterie, les jours de beau temps, lorsque l’aviation allemande d’observation travaille avec efficacité, la vie en secteur est supportable car les batteries tirent peu au quotidien (p. 156, octobre 1916 ) : « la vie continue assez calme. On tire peu. Comme on prend un jour de service sur deux à la batterie, on n’est pas malheureux. Je fais de bonnes balades à cheval avec Gontier dans les environs. ». Le 235ème R.A. où il a été muté appuie dans l’Aisne l’offensive du 16 avril 1917 vers Cormicy, mais (p. 319) « on apprend par la liaison que c’est un échec à peu près complet. Les fantassins ont été très éprouvés par des mitrailleuses restées dans le Mont Sapigneul et à la cote 108, et qui ont été démasquées à l’arrivée de l’infanterie. » R. Staquet participe aussi aux violents combats qui reprennent à Verdun à l’été 1917, et c’est l’occasion de l’une de ses rares mentions critiques, liée à un sentiment d’indignation devant des injustices répétées (p. 354, Verdun, Ravin de la Dame ) : « On a du reste l’impression qu’ici, comme pendant toutes les grandes attaques, les grands chefs, les premiers ou les derniers, se foutent totalement des poilus. (…) Qu’importe que Jacques Bonhomme se fasse tuer si les états-majors supérieurs sont à six ou sept mètres sous terre et confortablement installés. »
b. Communiquer avec les « pays envahis »
Les proches de R. Staquet sont restés en zone occupée, il n’a pas de nouvelles de sa femme Henriette et de sa mère, et il apprend la naissance de son fils juste avant l’interruption du courrier (octobre 1914). On le voit de manière récurrente se démener pour obtenir des nouvelles, jusqu’à la mesure générale permettant la correspondance avec la région occupée, (p. 220, 25 mai 1916) « On nous a avisé hier officiellement de la possibilité de correspondre avec les pays envahis. Une carte tous les deux mois : vingt mots à la fois. Quelle joie ! Je vais enfin pouvoir correspondre avec mes chers miens restés là-bas. » Ses relations, son « réseau », lui permettent toutefois d’avoir parfois des lettres plus complètes que les cartes officielles. Sa famille de Lille essaie sans succès de se faire rapatrier, puis finit par se réfugier en Belgique, dans un couvent près de Bruxelles. Les communications, un peu moins difficiles, peuvent avoir des effets pervers (22 juin 1918, p. 415) : « le 24 au soir, lettre d’E. Taquet avec une carte de maman où elle me réclame d’urgence de l’argent et me traite d’égoïste ( …) La carte de maman me porte un gros coup ; après 4 ans de bataille, de lutte et d’isolement, il est pénible de recevoir de tels messages !!! » Il en est durablement retourné, et toutes les tentatives pour faire passer de l’argent échouent. La situation s’apaise début juillet, ce qui montre que les relations épistolaires « détournées », avec la zone occupée, finissent par relativement bien fonctionner (15 jours seulement entre deux courriers), 8 juillet 1918 p. 418, « Reçu hier une lettre d’Aimé Taquet contenant deux photographies (…) Elles étaient accompagnées d’un mot écrit de la main d’Henriette, plus consolant et plus rassurant que la dernière carte de maman. ».
c. Un membre de la bourgeoisie catholique
R. Staquet a des relations suivies avec sa famille au sens large, des nordistes habitants ou réfugiés à Béthune, Montreuil (62) ou Tours, et il attache une grande importance à la sociabilité avec ses camarades, anciens de son école d’ingénieur, l’I.C.A.M. (Facultés catholiques). C’est aussi un catholique à la pratique assidue, et son journal est rythmé par la mention des nombreuses messes auxquelles il prend part, sans paradoxalement pour autant donner l’impression qu’il est particulièrement austère ou dévot (sociabilité militaire « normale », avec nombreux repas festifs). Il évoque peu son intimité spirituelle, sauf par exemple en Flandre, à propos d’un ami récemment tué (janvier 1915) : « La Sainte Vierge m’a protégé jusqu’ici, et j’espère qu’elle ne m’abandonnera pas. Je n’ai jamais oublié de la prier matin et soir depuis le début de la guerre (…).» L’auteur est un « pénitent fréquent » (Guillaume Cuchet), c’est-à-dire qu’il se confesse souvent, plusieurs fois par exemple en janvier 1916; il sert aussi la messe à l’arrière du front (p. 390, 25 décembre 1917) : « comme d’habitude, je sers la messe ». Sa piété n’est pas partagée par la troupe, dans un régiment à recrutement septentrional (9 avril 1915) : « Tous les officiers, commandant en tête, communient. Je me suis confessé et ai communié également. Par contre, on a beaucoup de mal à décider les sous-officiers et quelques hommes à venir assister à la messe ; Ils considèrent cela comme un service commandé par le commandant Leclerc. »
d. La libération
L’auteur obtient une permission dès le 13 novembre 1918 et se précipite à Lille, il est choqué par l’état des rares habitants encore présents, (p. 433, 14 novembre 1918) « Quel tableau que la figure des gens qui nous reçoivent ! Jaunis, émaciés ! On voit qu’ils ont souffert terriblement pendant quatre ans ! » Il réussit ensuite à gagner Bruxelles qui vient d’être évacuée par l’ennemi et où errent plus de trois mille évacués civils emmenés par les Allemands (p. 434) : « Manifestation en mon honneur sur la place de la gare du Midi. Plus de trois cents femmes veulent m’embrasser, de nombreux hommes viennent me serrer la main. Je suis le premier officier français arrivant à Bruxelles. » Il finit enfin par rejoindre les siens, sa femme et son fils de 4 ans qu’il n’a encore jamais vu (p. 435) : « Henriette a souffert mais se remet peu à peu, car les gens de Belgique sont moins privés que dans le Nord. (…) On parle longuement de tout le monde, de ces quatre années de misères et de souffrances. »
e Occupation de l’Allemagne en Rhénanie
L’auteur fait partie des troupes occupantes, et s’il apprécie les paysages, les villes et le vin local, il n’en est pas moins très critique à l’égard des Allemands:
7 décembre 1918: altercation avec le patron d’un établissement: « nous n’avons pas comme les vôtres l’habitude de piller et voler »
8 décembre : « les lits à l’Allemande sont réellement désagréables. »
9 décembre : « Les gens ne sont pas sympathiques »
13 décembre : « on rencontre peu de jolies femmes dans Mayence et les vêtements sont d’une tonalité bien viennoise. Les mobiliers aux étalages sont lourds et affreux. (…) Dans les magasins de chaussures, on ne voit rien, sauf des souliers à semelle de bois et des sandales. Au marché, quelques légumes. Sans avoir été aussi affamée qu’on l’a dit, la population a dû souffrir. »
R. Staquet, en voie de démobilisation, doit non sans émotion restituer sa jument aux échelons (p. 459) : « Je reverse cette pauvre Hélice au D.R.K. à Gonsenheim. Elle sera certainement bien moins heureuse là-bas qu’avec Gaudefroy. Pauvre bête, cela fait mal après deux ans de se quitter ainsi. Que va-t-elle devenir ? Surtout qu’elle est difficile, qu’elle mord… » Revenu à Lille, il clôt ses carnets en se tournant énergiquement vers l’avenir (7 avril 1919, p. 463) : « Je rentre à l’usine à six heures et demie et reprends mon ancien service. La guerre est terminée. Cela fait quatre ans et huit mois que je suis parti. Je termine ici mon journal de route. A l’usine, certaines parties remarchent ; il y a beaucoup de travail, il ne faut pas en promettre, mais en mettre. »
Vincent Suard, juin 2018
Davat, Hippolyte (1884-1966)
1. L’auteur
Né à Aix-les-Bains (Savoie) le 12 mars 1884. Certificat d’études. Formation de jardinier. Service militaire au 4e Dragons de Chambéry. Garde municipal chargé des espaces verts dans sa ville natale. Marié en 1911, un fils. Pendant la guerre, ravitailleur d’artillerie au 206e RAC, puis dans l’artillerie lourde à partir de janvier 1918. Après la guerre, il reprend sa fonction jusqu’à la retraite en 1943.
2. Le témoignage
Hippolyte Davat, 1914-1918 Ma guerre, 2014, préface de Jacques Delatour, 277 p., contient un lexique des termes techniques, des croquis de localisation, la reproduction en fac-similé de quelques pages.
Retrouvé et publié à compte d’auteur par Guy Durieux (gdurieux07@orange.fr), qui nous a déjà fait connaître le témoignage de Marius Perroud (voir ce nom).
L’original comprend 735 feuillets recto-verso, format 15 x 9,5. Le premier intérêt du texte se trouve dans la volonté de l’auteur de garder une trace de tous les jours, du 3 août 1914 au 14 mars 1919 (sauf les périodes de permissions). L’intention de l’auteur est résumée à la fin : « Où j’étais, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai fait pendant la Grande Guerre. »
Pour la commodité du lecteur, Guy Durieux a parfois allégé le texte de passages répétitifs lorsque la vie était trop monotone ; il l’a divisé en chapitres et il a normalisé l’orthographe. J’ai repéré une erreur de transcription p. 210, lorsque, le 18 avril 1918, Hippolyte signale la mort de « Rolo » ; il s’agit de Bolo (Pacha), fusillé le 17 avril ; et cela montre la rapidité de transmission de cette information.
3. Analyse
S’agit-il du récit d’une vie monotone ? Hippolyte Davat ne combat pas les armes à la main, mais il correspond incontestablement à la définition du combattant donnée par Jean Norton Cru car il vit une grande partie du temps au danger (obus, bombes d’avions). Son texte définit les diverses facettes de son « métier » : avec ses chevaux, il doit installer les batteries sur leur position de tir et les déplacer lorsqu’elles sont repérées ; il doit les ravitailler en obus et apporter la soupe ; il est parfois réquisitionné pour apporter diverses choses à l’infanterie et au Génie ; au début de la guerre, il faut aller récupérer les douilles, les fusils et baïonnettes. Les corvées sont diverses : aller remplir des tonneaux d’eau ; transporter la litière et l’enterrer dans les trous d’obus. Le 7 juin 1916, il note : « Corvée de boue devant la porte des huiles ! Quel travail et à la carrière pour extraire et charger des pierres que nous mettons à la place de la boue. » Le 1er septembre, c’est une corvée de gravier « pour les allées de M. le capitaine ». Tous ces transports ont lieu non loin des lignes et parfois sous les obus quand les attelages ont été aperçus par un observateur depuis sa saucisse. Mais Hippolyte est conscient de la situation encore plus mauvaise des « pauvres fantassins ».
Même compassion pour les chevaux ; l’expression « pauvres chevaux » revient souvent. « Triste chose que la guerre pour ces pauvres animaux aussi », écrit-il le 21 avril 1916. Ils triment dur pour s’arracher à la boue ; ils glissent sur le sol verglacé ; ils passent des nuits sans abri sous la pluie et au froid. Les obus, les tirs de mitrailleuse les effraient. Un jour (17 octobre 1918), un cheval heurte du sabot un obus non éclaté ; l’explosion provoque la fuite « dans tous les sens » des rescapés. « Nos chevaux commencent à en avoir assez », remarque-t-il le 23 octobre 1917, expression largement employée par les poilus, et bien avant cette date. Hippolyte s’attache à certains de ses chevaux, son « grand Canadien » ou ses « deux gris ». Une grande partie de son temps passe en soins (contre la gale) et pansages (19 avril 1917 : « Bon pansage où, les chevaux muant, on avale beaucoup de poils. »).
Quand il a des loisirs, il va boire un litre avec des camarades ; on chante, on joue de l’accordéon. On cueille des fraises et framboises, des champignons ; on ramasse des pommes pour faire du cidre ; on améliore le menu avec la viande d’un sanglier ; on fait une pêche miraculeuse dans un étang en partie asséché (« je cueille les poissons comme avec une pelle ») et il y a largement de quoi en vendre de pleins seaux dans les cantonnements (« c’est une recette pour du pinard »). On aide les paysans chaque fois que c’est possible. Hippolyte fabrique des briquets et, à plusieurs reprises, il dit qu’il « dessine » sur des douilles d’obus pour les camarades qui ont sans doute reconnu ses compétences artistiques. Quant aux Anglais, leur jeu favori est le football ; les Français y participent parfois bien conscients de la supériorité britannique.
Hippolyte témoigne d’un grand intérêt pour les avions : les spécialistes de l’aviation pourraient trouver dans son texte quantité de notations, avec les évolutions qualitatives et quantitatives du début à la fin de la guerre. Au début, on voit quelques appareils isolés ; on tire dessus sans succès et il faut s’abriter lorsque les culots retombent. Puis on assiste à des pirouettes, des acrobaties, des duels dont les résultats sont incertains car le vaincu tombe parfois dans les lignes adverses. A la fin de la guerre, ce sont des escadrilles de dizaines d’appareils que l’on peut voir depuis le sol.
Hippolyte ne manque jamais de noter des renseignements sur les cimetières : tombes individuelles ou collectives, de Français et/ou d’Allemands. Lorsqu’il passe deux fois au même endroit à plusieurs jours d’intervalle, il constate l’allongement des files de croix, l’agrandissement des cimetières. D’une façon générale, il note qu’il est déjà passé auparavant à tel endroit (par exemple dans les parages du Trou Bricot en septembre 1918 comme en septembre 1915).
Certains jours, les notes sont brèves. D’autres fois, il décrit plus longuement des secteurs où l’action a été rude : Champagne fin septembre 1915 ; Verdun en mars 1916 ; le Soissonnais dévasté lors du recul allemand de mars 1917 (arbres fruitiers sciés, puits remplis de fumier, sucrerie de Villers-Saint-Christophe détruite…) ; le Chemin des Dames en mai (tandis que des civils se livrent aux travaux agricoles à proximité du danger) ; environs de Nouvron-Vingré en novembre 1917. Détail curieux : à Aubigny en avril 1917, dans une maison dévastée, il découvre « un petit mémoire écrit à la main de M. Boloré, otage des Allemands en 70 » et les 26 cahiers rédigés par « un homme resté dans l’invasion et inscrivant au jour le jour ses impressions parfois curieuses de ce qu’il voyait ».
La supériorité des Alliés lors des derniers mois de la guerre devient écrasante : « grande activité d’aviation » (26 septembre) ; « des tanks il y en a partout » (1er octobre). Les Allemands reculent en faisant sauter leurs canons dont l’un « ouvre sa gueule comme un crocodile » (10 octobre). Les prisonniers allemands expriment leur joie d’en avoir fini ; chargés d’enterrer des chevaux morts, ils en sont heureux « car ils ont du cheval à manger » et les Français leur apportent du pain. Le 10 novembre, Hippolyte se demande : « Est-ce vrai que cela va finir demain ? » Le11 dans l’après-midi : « Ce calme, pas de canon, me semble tout étrange. » Et le 13 : « Ayant pu se procurer le journal, nous lisons les clauses de l’armistice, c’est salé. » Le 21 novembre, la description du paysage de la route de Somme-Py à Souain est la dernière de ce type dans les carnets.
Ceux-ci comprennent rarement des jugements sur les chefs, sur l’armée et sur la guerre. Mais il y en a quelques-uns. On a déjà fait allusion aux huiles pour lesquelles il faut faire des corvées. Retarder son départ en permission (27 juillet 1915) l’irrite au plus haut point et lui fait comprendre que des pistonnés passent avant lui et que la solidarité entre officiers et soldats « n’existe que sur les journaux ». L’expression « bourrage de crâne » est utilisée le 3 octobre suivant. L’armée ? « Ah ! Armée française, tu ne changeras donc jamais, armée où l’on dévaste tous les champs, ça me fait rage de voir ce travail ! » Les alliés russes ? « Aujourd’hui, sur le journal, capitulation de nos chers alliés, les Russes ! » La guerre ? « Je fais des tas de petites choses qui occupent mon temps et me distraient sans cela ne deviendrions-nous pas fous ? » (17/02/1917). Et, plus largement (19 octobre) : « Que devons-nous penser de cette civilisation ? »
Au total, beaucoup d’informations à tirer de ce livre.
Rémy Cazals, juillet 2014
Grenadou, Ephraïm (1897-1979)
Il est né à Saint-Loup (Eure-et-Loir) le 25 septembre 1897. Son père était charretier et cultivateur, conseiller municipal républicain. Sa mère « gagnait dix sous par jour pour coudre la journée chez le monde ». Sortant de l’école, il devait travailler pour la famille. Son instituteur manquait de pédagogie et, bien que doué de qualités qui allaient lui servir toute sa vie, ‘Phraïm n’obtint pas le certificat d’études primaires. Alors, le travail occupait la plus grande partie du temps : « Mon père m’envoyait dans les champs dix minutes avant le petit jour, pour qu’aussitôt arrivé je puisse travailler. »
Lorsque la guerre éclate, il est assez intelligent pour comprendre qu’il vaut mieux s’engager pour quatre ans dans l’artillerie, à 18 ans, que connaître le sort des fantassins. Il servira au 26e et au 27e RAC, se faisant remarquer par sa bonne connaissance des chevaux. Autre preuve de réflexion : « De rester au dressage, on avait peur de se trouver affiché d’un seul coup et qu’ils nous aient foutus aux crapouillots. Parce que les crapouillots, c’était des canons qui tiraient d’une tranchée dans l’autre, et des artilleurs tenaient ça en ligne avec les fantassins. Les crapouillots étaient toujours repérés et les autres tapaient dedans. On avait beau ne pas être allés au front, les anciens nous disaient comment ça marchait. » Il se porte donc volontaire pour partir dans une batterie de 75, en février 1916, et il a la chance de devenir ordonnance d’un lieutenant de 20 ans. Il est désigné pour servir à table les officiers, ce qui lui fait découvrir une définition de la guerre : « Il y en a qui se font tuer et puis il y en a d’autres qui se font servir. » Ces derniers fréquentent assidûment le « bistrot qu’on appelait les Six Fesses, à cause des trois bonnes ».
Fin juin 1916, tous ont « le trac » d’aller à Verdun, mais on les déplace vers la Somme. Grenadou assiste aux combats de l’infanterie et se dit : « L’artillerie, c’est quand même de la rigolade à côté de ça. » Peut-être à cause du choc reçu lorsqu’il se trouve avec des boyaux humains plein les mains, il tombe malade et il est évacué en septembre. À l’hôpital, il se souvient qu’une bonne amie lui a donné des médailles pieuses, il les arbore à son cou et : « Les jeunes filles du pays, la femme du notaire, toutes les dames de la ville s’occupaient de nous. Des dévotes. Elles me posaient des cataplasmes et quand elles ont vu toutes les médailles de Désirée, j’ai été soigné mieux qu’à la maison. » Il repart en janvier 1917 pour un secteur calme, dans le Haut-Rhin. Au cours de l’année 1916, il fait des remarques corroborées par ailleurs : les cadavres dont les poches sont retournées par les voleurs ; l’arrivée ultra-rapide de l’obus de 88, avant qu’on ait entendu le départ ; un commandant lâche qui ne sort pas de son trou et un autre, courageux, que tout le monde aurait suivi ; l’autocensure des lettres aux parents, pour ne pas dire que ça va mal ; le souci de rencontrer des gars « du pays » pour parler et boire un litre ; l’obsession de sauver sa peau avant tout.
Lors de l’offensive Nivelle, son régiment fait partie des troupes de poursuite. Les chefs annoncent : « Vous arriverez quand l’attaque aura crevé le front allemand. Et alors, en rase campagne ! Vous coucherez à Laon. » Mais c’est un échec ; les troupes de poursuite s’entassent sans pouvoir avancer et forment une cible parfaite pour l’artillerie ennemie. La désorganisation est totale. Plus tard, des chasseurs, lassés d’attendre une relève qui ne vient pas, décident de s’en aller. À l’ordre de raccourcir le tir pour les atteindre, certains artilleurs désobéissent ; d’autres acceptent et les fantassins qui sont arrivés jusqu’aux batteries « ont foutu des coups de baïonnette aux artilleurs ». Les mêmes chasseurs menacent leurs officiers de leurs mitrailleuses pour réclamer des permissions et, quand ils les obtiennent, la « mutinerie » cesse. Le 10 novembre, le régiment part pour l’Italie où il reste jusqu’en mai 1918, constatant que les Autrichiens sont moins solides que les Allemands. Il participe à la contre-offensive de l’été 1918 mais, en septembre, « tout le monde commence à mourir de la grippe espagnole ». Le 11 novembre, alors qu’Ephraïm est en permission dans son village natal, les cloches annoncent l’armistice. Il peut alors voir sa promise et lui dire : « La guerre est finie et je suis point mort. » Il doit cependant terminer la quatrième année de son engagement. Dans le Nord et en Belgique, il décrit des représailles contre des collaborateurs. Il est finalement démobilisé, il se marie et gère ses biens de main de maître à travers la crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale.
Le récit oral d’Ephraïm a été enregistré par Alain Prévost (60 heures de magnétophone). La partie sur la guerre de 1914-1918 occupe environ un tiers du livre qui en est résulté.
Rémy Cazals
*Ephraïm Grenadou, Alain Prévost, Grenadou paysan français, Paris, Le Seuil, Points Histoire, 1978 [1ère édition 1966].
Mencier, Paul (1892-1981)
Issu d’une famille de vignerons de la région de Toul, le père de Paul Mencier est devenu ouvrier mécanicien. Paul est né à Villey-le-Sec (Meurthe-et-Moselle) le 28 juin 1892. Il a été ouvrier agricole, puis boulanger, avant de travailler à la fonderie de Foug, place qu’il a reprise après la guerre et son mariage en 1919. Mobilisé au 60e RAC, il a pris des notes au jour le jour. Il a composé ses cahiers en 1921-1922. L’éditeur indique que « cette œuvre fut ultérieurement reprise par l’Auteur puis en 1991, présentée sous forme d’un livre manuscrit tiré à peu d’exemplaires par Bernard Mencier ». L’auteur lui-même, dans une sorte de conclusion, invite à comparer son texte aux articles parus dans le journal L’Ancien Combattant « vers 1968 et même 1972 ». Suivent quatre textes particuliers, écrits tardivement, sur « La bataille de Verdun » (à la gloire du Chef, Pétain) ; sur « La vie d’un canonnier-conducteur pendant la guerre de 1914-1918 » (où il montre le rôle ingrat mais décisif de ce type de combattant, où il note qu’en récompense de sa présence dans tous les combats il n’eut « même pas une croix de guerre, pourtant bien méritée » ; sur ses « Péripéties médicales » (encore une injustice) ; sur « Guerre 1939-1945, Mon action dans la Résistance-Foug » (« peu de chose, dira-t-on, mais des risques assez gros »). Les différents moments d’écriture peuvent expliquer qu’on trouve dans ce témoignage des éléments utiles à la connaissance de la guerre de 14-18, et d’autres qui posent quelques problèmes. Il faut tenir compte aussi de la personnalité de l’auteur, avide de reconnaissance, et à propos de qui Bernard Mencier écrivait dans sa présentation de 1991 : « Rendu à sa famille, il n’y a pas eu un instant, un repas, un voyage où la guerre ne revienne à la surface. »
L’artillerie et ses chevaux
Le témoignage de Paul Mencier est précieux lorsqu’il décrit les malheurs des chevaux et les problèmes des pièces d’artillerie. Le conducteur doit ravitailler les 75 en obus ; les caissons s’embourbent ; la boue transforme les roues en roues pleines (décembre 1916). Le risque d’explosion étant connu, on peut limiter les dégâts en établissant autour du canon un mur en sacs à terre (3 mai 1917), mais seulement quand la cadence de tir est lente. Lors de la contre-offensive de juillet 1918, « des servants ont été retourner des pièces boches de 77 et s’en servent sur l’ennemi ». Au début, le bruit du canon ne trouble pas les chevaux qui y ont été habitués au cours des exercices du temps de paix (15 août 1914), mais par la suite ils supportent mal la mort de leurs congénères. Malgré l’interdiction, les artilleurs découpent des tranches de viande sur les chevaux qui viennent d’être tués (6 octobre 1914). Paul Mencier admire les petits chevaux des spahis (27 septembre 1914) et il plaint ceux du 5e Hussard qui se prennent dans les barbelés lors de l’attaque du 25 septembre 1915. En décembre, « nos pauvres chevaux sont dans un état pitoyable, ils ressemblent à des squelettes, dans la boue jusqu’au ventre et le dos recouvert de neige. Nous n’osons plus les soigner tellement les os leur font mal. » Sous le feu, le 26 février 1916, à Verdun, « nos pauvres bêtes tremblent sur leurs jambes et, dès que nous les approchons, elles sont toutes heureuses de se frotter la tête contre nous. Elles semblent nous dire que le moment a été dur. » À de nombreuses autres reprises, le conducteur s’apitoie sur le sort de ses bêtes.
D’autres renseignements paraissent valables : le besoin de dormir, plusieurs fois souligné ; le traitement de la gale, décrit en mars 1918 ; le gaspillage des obus, mais les coups au but font des ravages ; la manœuvre des petits tanks Renault le 18 juillet 1918. Une information rare : le savon que lui passe le capitaine parce qu’il n’écrit pas régulièrement à son père (30 septembre 1914). Lorsqu’il déplore le mauvais accueil des civils de sa région, punis par des représailles sur leurs biens, on peut croire le combattant lorrain parce qu’il est très fier d’appartenir au 20e corps d’armée (de l’Est) et qu’il méprise les soldats du Midi.
Des reconstructions tardives
En date du 20 août 1914, Mencier s’en prend au « fameux 15e corps du midi » qui a flanché alors que « la partie était sur le point d’être gagnée ». Cette expression ainsi que le mot « fameux » laissent entendre que Mencier rapporte ici la légende créée à partir de l’article du Matin du 24 août et ne sait pas ce que fut vraiment la bataille de Morhange. Puis, le 17 juin 1915, c’est « le vaillant 17e corps du midi, toujours, qui n’a pas voulu sortir de ses tranchées, si bien que nos fantassins se trouvent pris de face et de flanc » et sont dans l’obligation de se replier, « la rage au cœur ». Aussi, des bagarres éclatent en juillet entre le 17e et le 20e. Ce dernier est le meilleur de France, toujours victorieux, même en infériorité du nombre et de l’armement (12 septembre 1914). Résister dans les conditions de Verdun était « un véritable tour de force que seul le 20e corps était capable de faire » (27 février 1916). D’une façon plus générale, et sans souci de la vraisemblance, Mencier affirme à plusieurs reprises que les attaques françaises réussissent tandis que celles des Allemands échouent, que les tirs allemands sont mal ajustés, leurs obus peu dangereux (ceci en contradiction avec la description de massacres sur coups au but), qu’ils se laissent tromper par de fausses batteries. Le moral des Français (à l’exception des soldats du midi) reste toujours bon y compris en novembre 1916. L’héroïsme de Paul Mencier lui-même est quasi quotidien. Reconnu malade, il veut toujours revenir au combat. On le voit en particulier lors de l’offensive Nivelle lorsqu’il a les pieds gelés et qu’il refuse l’évacuation : « Ce que j’endure est incroyable et il faut une rude volonté pour ne pas faiblir. » D’après l’auteur, cette offensive ne pouvait pas réussir parce que les préparatifs s’étaient déroulés sous les yeux des Allemands. Le courage des soldats avait permis, une progression de plusieurs kilomètres, mais les carrières où s’étaient réfugiés les Allemands étaient imprenables, sauf par le 20e corps si on l’avait engagé (16 avril 1917). Mencier critique la mauvaise organisation du service de santé, mais le moral reste excellent, sauf dans le régiment d’artillerie qui relève le sien le 8 juin : « À la suite de la révolution russe, une certaine propagande s’était faite parmi les troupes, surtout celles au repos. Ce régiment en sort et cette propagande a déteint sur lui. Aussi, arrivés près de nos avant-trains, les hommes sont indécis à monter leurs pièces en position. Il paraît que pour eux le secteur est trop dangereux ! » On ne découvrira pas un mot de plus sur les « mutineries ». Si Paul Mencier peut alors partir trois fois en permission entre le 17 juin et la fin de l’année, il ne se demande pas pourquoi et, dans les trains de permissionnaires, il ne signale aucun mouvement contestataire, ce qui est étonnant.
Le jour de l’armistice, la plupart des combattants ont exprimé une joie seulement nuancée par le souvenir des camarades disparus. Paul Mencier, lui, s’il exprime sa satisfaction d’avoir sauvé sa peau, insiste sur sa rancœur : il fallait poursuivre les Boches jusque chez eux pour leur apprendre à vivre. Si, après tant d’héroïsme, il n’a pas obtenu la Croix de guerre, c’est, dit-il, à cause de la haine d’un adjudant peureux et vindicatif qui aurait deux fois fait rayer son nom sur la liste des proposés. C’est bien curieux, mais que pouvons-nous répondre aujourd’hui ? Par contre, lorsqu’il annonce, à la mi-février 1916, que l’on craignait « une attaque avec tanks », il est pris en flagrant délit. Des tanks allemands à cette date ? C’est un des éléments qui oblige à regarder ce témoignage avec méfiance.
Rémy Cazals
*Paul Mencier, Les cahiers de Paul Mencier, 1914-1919, La Grande Guerre au jour le jour, Villebois, édition La Plume du Temps, 2008, 306 p.
Girard, Adrien (1884-1922)
Les Girard, catholiques pratiquants, sont pâtissiers de père en fils à Buis-les-Baronnies (Drôme) où Adrien naît le 30 avril 1884. En 1914, il est marié et père d’un petit garçon. Mais la plupart de ses lettres conservées sont celles qu’il adressait à sa sœur Henriette. En octobre 1914, il fait partie « d’une division de brancardiers […] qui ont des brancards et un pousse-pousse (voitures où on suspend les brancards) et qui vont dans les tranchées, ou la nuit sur le lieu du combat, chercher les blessés ou malades. Ces brancardiers amènent les blessés au poste de secours où nous sommes, avec nos voitures et nos tringlots. Nous transportons ces blessés aux ambulances de corps, à 7 ou 8 km en arrière. Tu vois par là que nous formons un premier échelon, celui qui est dans la ligne de feu. Nous sommes à 2 km de nos tranchées qui sont à 500 mètres de l’ennemi. »
Témoignages directs ou indirects
Du fait de cet éloignement relatif, les récits de corps à corps, d’exécution à la baïonnette, d’officier boche saigné comme un cochon, qu’il reproduit, sont de seconde main. Par contre, il a connu directement les bombardements dont il décrit les effets : « Je t’assure que quand ça crache et que tu es là, au milieu, tu sens tes nerfs se crisper » (8 juin 1915). Un détail (18 juin) : les chevaux blancs, qui se verraient de trop loin, sont peints pour leur donner « une teinte isabelle ». Surtout, ses fonctions lui permettent des remarques sur la chirurgie de guerre : « J’ai vu plus de pratique que ce que peut voir un jeune docteur en 4 ans d’études. […] Les blessures de guerre sont infinies de variétés, et toutes plus atroces les unes que les autres. Et si les docteurs s’en tenaient aux principes de la vieille médecine, il y aurait la moitié plus de mal. [Ainsi s’il faut trépaner] on ouvre immédiatement la tête de l’individu. C’est vite fait, et il faut réellement que le blessé soit bien touché pour qu’on ne le guérisse pas. […] Pour couper une jambe ou un bras, c’est vite fait : il faut 10 minutes. Et l’on a constaté que la mortalité, chez les officiers, était en proportion plus forte que pour la troupe. En effet, pour conserver un bras ou une jambe à un officier, on le soigne en ne pas la lui coupant, et pour trop bien le soigner il meurt quinze jours après de la gangrène. Aux simples soldats, on ne leur demande pas leur avis : c’est coupé de suite, et ils sont sauvés. […] Et les blessures les moins guérissables sont les intestins. Car tu vas comprendre qu’une balle qui traverse le paquet de boyaux fait de nombreux trous, et que les matières sont une infection qui ne peut pas se combattre. »
Critiques de surface et de fond
Adrien Girard se défoule en de nombreuses critiques ponctuelles. Les gens de l’Est sont égoïstes ; les femmes sont « toutes des grandes blondes, grosses […] toutes plus mal accoutrées les unes que les autres ». Les officiers de l’arrière achètent aux combattants des souvenirs avec lesquels ils pourront « mystifier du monde ». Les décorations ne sont pas données à ceux qui les méritent, mais à des « fils à papa bons pour rien ». « Je n’ai aucune confiance à l’Italie », écrit-il le 2 mars 1915, et le 16 avril il précise qu’il n’en veut pas au peuple italien, mais à son gouvernement qui s’est livré « à toutes sortes de bas marchandages avec l’Allemagne d’un côté et les Alliés de l’autre ». « Le collaborateur de ce journal est un menteur », affirme-t-il en mai 1915 à propos d’un article du Petit Parisien. Il n’y a pas de justice dans le tour des permissions : le système D l’emporte sur le patriotisme (4 décembre 1915). Les chefs font « éreinter les hommes et les chevaux pour rien » (23 décembre). De passage à Lyon lors d’une permission, il est scandalisé par ce qu’il voit : « les théâtres fonctionnent, des cinémas à chaque coin de rues, les brasseries pleines de monde qui fait la noce » (19 janvier 1916).
Mais la réflexion va parfois plus loin. L’enthousiasme inculqué aux jeunes conscrits « est un masque qu’on leur a mis devant les yeux pour les conduire à l’abattoir. […] Cette guerre, c’est ce qu’il y a de plus honteux depuis la création du monde » (2 mars 1915). Le 18 juin 1915 : « Je ne crois plus qu’à un miracle pour nous délivrer. J’espère qu’il se produira. Il faudrait le choléra pour les armées ; et alors peut-être que cela finirait faute de combattants. […] Les vies humaines sont sacrifiées, les orphelins, les veuves augmentent tous les jours, et les milliards qu’il faudra sortir plus tard de la sueur des peuples continuent de s’envoler en fumée de poudre. » Le 15 novembre, après une permission : « Au Buis, j’ai remarqué que l’on se rendait bien mal compte de ce qu’est la guerre. [Les gens] vous trouvent trop gras, trop de bonne humeur […] Entendre dire, comme je l’ai entendu dire par quelques-uns, que l’affaire de Champagne n’est rien et que les résultats ne sont pas brillants, c’est affreux. »
Dieu seul pourrait mettre un terme « à cette tuerie et à ces abominations », mais Adrien cherche une porte de sortie personnelle car, écrit-il le 19 janvier 1916, « je voyais qu’au GBD j’étais forcé d’y passer un moment à l’autre ; le péril était trop grand, et c’était fatal. Sur trois brigadiers, il n’y avait plus que moi : l’un tué et l’autre une jambe coupée. Alors mon compte était fait ainsi. » Il réussit à devenir chauffeur de camions dans l’artillerie, et conclut : « Et ce sera peut-être pour mon bien. »
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 341-363.
Grison, Pierre (1889-1977)
1. Le témoin
Fils d’un ingénieur de compagnie de chemin de fer, Pierre Grison est né à Paris le 15 mai 1889. Il est l’aîné de quatre garçons dont trois feront la guerre de 14, l’un étant tué dans la Somme en novembre 1916. Son enfance se déroule en Touraine et dans l’Orléanais. Brillantes études classiques au collège Saint Grégoire de Tours : il va parsemer ses carnets de citations latines et grecques ; au front, il va lire Aristophane « pour passer le temps ». Famille très pieuse et patriote. Il souhaitera la victoire totale et non une paix de compromis (mais ces questions occupent peu de place dans le témoignage). Il prépare Polytechnique à l’école Sainte Geneviève de la rue des Postes à Paris, mais échoue. Il s’engage en 1910 dans l’artillerie. Il est nommé sous-lieutenant le 2 août 1914 (au 20e RAC de Poitiers), lieutenant le 4 avril 1916. Après la guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée. Décédé en 1977, il avait demandé pour ses obsèques la même simplicité que celle du temps de guerre, avec une messe exclusivement en latin.
2. Le témoignage
Pierre Grison a rempli au jour le jour 6 petits carnets, au crayon, qu’il a ensuite recopiés et complétés à la plume. L’édition a été préparée par son fils Marc : Pierre Grison, La Grande Guerre d’un lieutenant d’artillerie, Carnets de guerre de 1914 à 1919, préface de Guy Pédroncini, Paris, L’Harmattan, 1999, 294 p., croquis, cahier photo, index des noms de personnes. Les notes quotidiennes sont très brèves, sans développement, par exemple : « Je reste à la batterie. Beau temps. » ou « Je vais à l’observatoire. Le téléphone ne marche pas. » L’ouvrage se prête mal à une lecture suivie, mais l’historien peut y glaner des informations.
3. Analyse
D’abord dans l’ordre chronologique :
Le départ se fait dans l’enthousiasme et les illusions. Un officier d’état-major affirme que « l’artillerie allemande n’existe pas devant nos 75 ». En août et septembre, ce ne sont que marches dans tous les sens, on s’empêtre, on se dépêtre ; les hommes sont éreintés ; les chevaux, exténués, « crèvent comme des mouches ». Les services sont en débandade, on se perd. Le 12 septembre, Pierre Grison note : « Je n’ai encore rien vu de plus démoralisant que cette marche. » Le 5 octobre, il signale de nombreux cas de typhoïde. Durant l’hiver, son régiment se trouve près d’Ypres et des Anglais. Le 23 décembre, trois officiers d’artillerie passent la journée dans les tranchées. L’un « siffle des airs allemands dans un poste d’écoute. Les Boches lui répondent. » En Artois, au printemps, le 20e occupe le secteur bien connu de Louis Barthas : Ablain, Barlin, La Bassée, le Fond de Buval… Puis Pierre Grison croit mourir d’ennui au cours d’une « période de tir sur avions invisibles ». En octobre 1915, il obtient déjà sa deuxième permission. En décembre, toujours en Artois, il signale les fortes pluies mais ne dit rien des fraternisations ; soit il n’a pas vu ce que faisaient les fantassins des deux camps, contraints de sortir des tranchées pour ne pas se noyer, soit il n’a pas voulu en parler. Le régiment est à la cote 304 et au Mort-Homme (mars-mai 1916), en Champagne (mai-septembre), dans la Somme (fin 1916). De mars à novembre 1917, P. Grison se considère comme « embusqué », instructeur à l’école de Fontainebleau, puis stagiaire à Arcis-sur-Aube. Au 118e régiment d’artillerie lourde, le voici en Belgique, dans la Somme en avril 1918 au moment où la retraite s’accompagne de beaucoup de désorganisation, puis à Verdun, et dans l’Aisne où la pression ennemie oblige à tirer d’une façon que les professeurs d’Arcis ne trouveraient guère orthodoxe (p. 234). Du côté de Laffaux, Grison parcourt les paysages photographiés par Berthelé : Fruty, Vauxrains, Allemant. Puis c’est le 11 novembre. Il trouve que « les conditions de l’armistice sont terribles pour les Boches » ; les journaux parlent de la rive gauche du Rhin : « L’appétit vient en mangeant » ; la paix de Wilson recèle des « nuées » (p. 256), et P. Grison ne croit guère en la Société des Nations.
Le livre renseigne aussi sur la guerre des artilleurs :
Il est clair qu’ils ne connaissent pas les souffrances des fantassins. Si Grison tombe dans un trou d’obus plein d’eau, c’est un accident (p. 131). Certes, les risques existent. Des camarades sont blessés ou tués. Il est lui-même enterré par un obus, mais il s’en sort sans mal. Un grave danger, signalé à plusieurs reprises est l’éclatement du canon (p. 70, 75, 163). Les fantassins parlent souvent des pertes occasionnées par des tirs trop courts de l’artillerie amie. Ici, ils sont reconnus par un artilleur (p. 53, 116). On apprend ce qu’est un tir de superposition (tir de plusieurs unités concentré sur un même objectif, p. 120) ; le rôle des plaquettes (pour donner à l’obus une trajectoire plus courbe, p. 43) ; le calcul de « la hausse du jour » qui doit tenir compte du vent, de la température, de l’humidité, p. 121). Les lignes téléphoniques sont souvent coupées ; on utilise le canon contre les réseaux de fil de fer (le 10 juillet 1916, 300 coups dans la matinée pour faire une brèche, puis 200 coups l’après-midi, p. 116). On apprend aussi que le nouveau canon Pd7 « ne vaut rien », surtout comparé au bon vieux 75.
Rémy Cazals, juin 2011
Verly, Félicien (1893-1980) et Henri et Léon Verly
1. Les témoins
Les Verly, originaires de Flandre belge, se sont fixés à Herlies, département du Nord, où le père de six enfants exerce la profession de tailleur d’habits, ayant, par un travail intense, acquis suffisamment d’aisance pour envoyer ses fils au collège. Le principal témoin est l’aîné des fils, Félicien (1893-1980). Ajourné pour faiblesse en 1913, il décide en 1915, avec son frère Henri, de devancer l’appel de la classe 15 et des ajournés des classes précédentes afin de pouvoir choisir l’artillerie. Le 11 novembre 1915, au dépôt du 15e RAC, les deux frères écrivent (p. 154) : « Je remarque que bientôt nous aurons 6 mois de service ! Je crois n’avoir pas eu tort en poussant à la roue pour nous engager dans l’artillerie. Je parie que nous sommes encore au dépôt pour à peu près autant de temps. Tandis que ceux qui sont dans la Bif… » Léon, classe 18, qui a commencé une carrière d’enseignant dans un collège catholique, ne parvient pas à suivre ses aînés. Mobilisé dans l’infanterie, il recevra les conseils donnés à un bleu : jouer sur les horaires des trains ; respecter les anciens, mais surveiller son porte-monnaie ; éviter les piliers de bistrot ; résister au découragement ; faire de son mieux et se laisser engueuler par les gradés sans protester (p. 449-458). Quant à la famille, le père et les deux filles ont dû fuir devant l’avance allemande. La mère est restée et n’a pu rejoindre la France, via la Suisse, qu’en décembre 1915. On ne dispose pas de récit de sa part, seulement d’allusions indirectes dans la correspondance : elle aurait subi beaucoup de tracasseries administratives en France même.
Félicien, brigadier en novembre 1916, maréchal des logis en août 1917, resta jusqu’à la fin de la guerre dans l’artillerie. Il se maria ensuite, et eut trois enfants. En 1941, il dirigeait l’agence du Crédit du Nord dans un village ; on nous dit qu’il admirait le maréchal Pétain. Henri, blessé le 4 septembre 1916, se débrouilla pour se faire réformer. Il deviendra photographe à Strasbourg et participera à la Résistance.
2. Le témoignage
Le corpus comprend un millier de lettres de divers membres de la famille et de proches ; 558, numérotées, sont données dans le livre qui s’appuie aussi sur les souvenirs rédigés par Léon à l’âge de 76 ans, et sur quelques notes de celui-ci portées sur des livres qu’il a lus. Marc Verly, petit-fils de Félicien, qui a préparé le livre, fait une intéressante remarque. Il a lui-même 36 ans lorsqu’il découvre ces phrases de son grand-père (30 mars 1916) : « Nous jouons matin et soir à la balle… C’est amusant. On passe le temps. Sache que des vieux de 36 ans jouent avec nous. » Les éditions Anovi ont publié en 2006 le livre de 656 pages avec un cahier de photos : Félicien, Henri et Léon Verly, C’est là que j’ai vu la guerre vraie, Correspondance et souvenirs des années de guerre 1914-1918. Les lettres sont données sans retouches, mais on a procédé à une sélection et à des coupures. On trouve en annexe l’inventaire mobilier de la famille en vue de l’indemnisation d’après-guerre (p. 635) et la description d’une batterie d’artillerie de campagne (p. 645). Marc Verly a rédigé les pages d’accompagnement qui replacent les lettres dans le contexte de la guerre. Il montre assez bien comment la lassitude et les aspirations à la paix coexistent avec le loyalisme et la docilité, mais parler de patriotisme « résolu » paraît un peu forcé (p. 479). La conclusion s’achève sur la fameuse citation d’un ancien combattant sur le plaisir de tuer, publiée par Antoine Prost, reprise par nombre de manuels scolaires pour illustrer le thème non moins fameux de la violence consentie et pratiquée avec jouissance. Or, d’une part, on ne voit pas le rapport entre ce récit de coup de main de fantassins rampant vers la tranchée ennemie et la guerre des artilleurs qui est le sujet du présent livre ; d’autre part, Antoine Prost a montré plus tard le caractère suspect de ladite citation (dans son article : « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004).
3. Analyse
Dès leur arrivée au régiment, les frères Verly recherchent les « pays », plus tard, ils découvriront leurs tombes ; ils mentionnent le coup de grisou de Barlin du 16 avril 1917 et s’étonnent qu’on n’en parle pas dans les journaux (p. 459). Le système D règne à la caserne où ils sont mal nourris, « juste un peu mieux que les cochons » (p. 108). Comme André Aribaud (voir notice), ils décrivent les terribles chevaux qui mordent, ruent et ne se laissent pas monter (p. 120). Ils utilisent des codes très simples pour indiquer où ils se trouvent. Ils ont la chance d’échapper à Verdun puisqu’ils ne rejoignent leur unité sur le front qu’après qu’elle y ait été très éprouvée et qu’on l’ait envoyée au repos dans la partie d’Alsace conquise en 1914, le pays de Dominik Richert (voir notice). Ils espèrent ensuite que l’offensive de la Somme sera décisive ; ils y découvrent la boue et le manque d’eau potable, et bientôt « la guerre vraie dans toute son horreur » (p. 286). Voyant ce que coûte une avance de quelques kilomètres, Henri estime qu’on ne gagnera pas la guerre de cette façon (p. 294). Félicien souhaite la fine blessure, « un petit éclat dans un bras ou une cuisse » (p. 296), mais c’est Henri qui est touché lorsque les deux frères, détachés pour suivre l’avance de l’infanterie et dérouler une ligne téléphonique, sont sortis de la tranchée. « Félicien qui était avec moi m’a fait le premier pansement, puis je l’ai quitté », écrit Henri à ses parents depuis l’ambulance. Soigné à l’hôpital du Grand Palais, à Paris, il se plaint de la nourriture et des infirmiers, mais estime que c’est « une grande chose » d’échapper à la campagne d’hiver. Plusieurs lettres évoquent l’espoir de devenir le filleul de guerre d’une dame de la Haute, mais cela n’aboutit pas. Par contre, sa ténacité lui fait obtenir d’être réformé.
Resté dans la Somme, Félicien en a marre (30/09/16). Plus tard, le calme front de Champagne lui fait écrire : « Ici on ne se croirait pas à la guerre, il fait bon, pas d’obus qui tombent, enfin c’est le rêve, la guerre de cette façon, c’est chic ! » (4/12/16). En ce mois de décembre, les soldats entendent parler des propositions de paix allemandes : « Ici les poilus sont tous d’accord, ils demandent la paix à grands cris. » Désormais, Félicien parle sans arrêt de la paix ; il demande à sa famille si les civils s’en préoccupent. La guerre est qualifiée de « calamité », « terrible fléau » ; elle est « horrible », « maudite ». « Que la guerre finisse d’une façon ou d’une autre c’est tout notre désir, et que cela aille vite » (17/03/17). « Il est grand temps que tout cela finisse et que la paix vienne nous remettre dans le calme de la vie d’avant guerre » (3/04/17). « Quand finira cette guerre, je l’ignore, mais je voudrais que cela finisse de suite » (10/07/17). « Que la guerre finisse, on n’y pensera plus et adieu au métier des idioties » (7/01/18). Il lui faudra cependant subir encore, avec le 215e RAC, les durs combats de 1918 sur lesquels la documentation épistolaire est plus réduite.
De son côté, le jeune Léon, en caserne en Limousin, assiste à la « victoire » du camp de La Courtine sur les troupes russes mutinées. Il ne prend aucun parti. Dans une lettre, Félicien traite ces Russes de « saligauds », mais il ne faut pas sur-interpréter cette expression : il qualifie aussi son capitaine de « salaud ».
Rémy Cazals, juillet 2011
Boutant, Pierre Émile (1879-1953)
1. Le témoin
Pierre Émile Boutant est né à Messeux (Charente) le 18 mars 1879 dans une famille de cultivateurs d’une certaine aisance. Titulaire du certificat d’études primaires, son esprit est très ouvert et il saura observer les techniques agricoles dans les pays traversés pendant la guerre. Marié en avril 1907, il a une fille avant 1914 (deux fils après la guerre). Parti de son village le 8 octobre 1914, on ne sait rien de sa participation à la guerre jusqu’à son embarquement pour Salonique, le 14 décembre 1915. Il est alors au 112e régiment d’artillerie lourde (canons de 105) et exerce les fonctions de ravitailleur des batteries en ligne. Il rentre en France par Itea et Tarente, malade, et il est « rayé des contrôles » le 15 octobre 1917. Il souffrira longtemps de crises de paludisme. Le présentateur du témoignage signale qu’il est devenu conseiller municipal de sa commune. Il est décédé en 1953.
2. Le témoignage
Deux carnets de 11×6,7 cm ont pour dates extrêmes le 14 décembre 1915 et le 7 août 1917. Conservés par la famille, ils ont été confiés à Joël Giraud, professeur agrégé d’histoire au lycée de Confolens, qui les a édités en une plaquette de format A4 : Un Charentais dans les Balkans, Carnets de Pierre Émile Boutant sur le front d’Orient (1915-1917), présentés par Joël Giraud, Les Amis du Vieux Confolens, 1999, 65 p. Les notes du journal de route sont la plupart du temps d’un style laconique, sans développements ; le présentateur a choisi de les publier intégralement, écrivant avec juste raison que nous ignorons « si nos curiosités d’aujourd’hui seront celles des historiens et des lecteurs de demain ». Le texte du témoignage est suivi de la transcription de deux lettres de l’auteur à sa femme, du fac-similé de deux pages des carnets et de son livret militaire, de quelques photos et d’une carte du front d’Orient.
3. Analyse
– Agriculteur, Boutant note, même succinctement, des observations de professionnel : sur la vigne en Languedoc, lors de son transport vers Marseille (décembre 1915) ; sur les instruments de labour primitifs dans les Balkans (février 1916) ; sur les techniques de la moisson à la faucille (juin 1916) et de battage (8 août 1916) : « C’est un drôle de battage qu’ils font. Ils font traîner à deux bœufs une espèce de madrier qui a en-dessous des petites lames de fer, sur leur blé étendu par terre, et d’autres traînent un rouleau attaché derrière un avant-train jusqu’à ce que leur paille soit minée comme des balles. »
– Il est conscient d’un dépaysement auquel il n’aurait jamais pu penser en temps de paix (11 août 1916) : « Si nous avons la chance de revenir au vieux pays, nous pourrons dire que nous avons mangé du poulet rôti à la frontière bulgare tout en entendant gronder le canon. » Dans les Balkans, il fait aussi la découverte d’un alcool (le mastic) et du vin de Samos, d’une pêche miraculeuse dans la Cerna où, après un orage, on peut ramasser à la main jusqu’à 80 livres de poisson (1er juin 1917). Les minarets lui paraissent de curieux clochers d’églises. Plusieurs villages portent encore la marque des destructions des guerres balkaniques de 1912-1913.
– Ses notes ne montrent aucune haine pour l’ennemi. Il cause parfois avec des Bulgares qui parlent français. Le 18 mars 1917, il fait monter sur sa voiture un officier bulgare prisonnier qui lui paraît « être las de la guerre ». En 1917 encore, mais sans qu’il ait été question de la révolution dans leur pays, il note que les Russes sont retirés du front. Quant aux Anglais, ils ont des infirmières qui mènent joyeuse vie avec les officiers, « aussi ce n’est pas la guerre pour tout le monde » (28 mai 1917).
– L’éloignement n’est supportable que par les liens conservés avec la famille, courrier et colis de nourriture du « pays ». Le 11 juin 1917, il note : « St Barnabé, mais je suis bien loin de la foire de Ruffec. »
– Une grande partie de son travail est de s’occuper des chevaux. L’expression « soins aux chevaux » revient sans cesse dans ses notes. Ils souffrent de la faim plus que les hommes : d’abord, ils semblent moins résistants ; ensuite ils ne peuvent pas mettre la main au portefeuille pour se payer un repas quand l’intendance ne suit pas, ce qui est assez fréquent..
– Le danger vient des coups de pied des chevaux, et un terrible accident arrive le 23 septembre 1916 : « Dans la nuit, un cheval détaché défonce le tonneau de gniole. » Il faut se préserver lors du passage d’avions ou de zeppelins qui lâchent des bombes. Un zeppelin est abattu dans le Vardar le 5 mai 1916. Ravitailleur d’artillerie, Boutant n’assiste que de loin aux combats : il voit passer l’infanterie qui monte ; il entend le bruit du canon ; il voit revenir les blessés et les prisonniers. Un autre danger menace les permissionnaires ou ceux qui rentrent en France définitivement, c’est celui des sous-marins qui ont coulé plusieurs transports de troupes.
– Les froids intenses de l’hiver, les chaleurs de l’été, la consommation d’eau non potable, mais aussi les abus d’alcool ont des conséquences graves sur la santé et sur les relations humaines qui deviennent tendues. Émile Boutant est souvent fatigué, malade. Les gradés vont de soulographie en soulographie ; une fois (24 février 1917), ils en viennent aux mains et les hommes doivent les séparer. Les gradés s’entendent avec les cuistots pour se réserver les meilleurs morceaux, et les hommes doivent provoquer une « crise ministérielle » pour mettre fin aux abus (6 janvier 1917). L’animosité grandit, et Boutant, peu porté sur ce type de notations, signale, le 26 juin 1917, les troubles qui ont lieu tant en France qu’au camp de Zeitenlick, près de Salonique. C’est le moment (14 juillet) où Boutant émet une critique de la guerre en jugeant « assez acceptables » les conditions de paix avancées par les socialistes allemands : « sans annexions, ni indemnités, référendum pour l’Alsace-Lorraine ». Le 5 août, lors de l’embarquement pour la France, il note que, lui et ses camarades, sont « tous gais d’être libérés définitivement de cette boucherie humaine qui existe depuis trois ans ».
Rémy Cazals, 2 mai 2011
Cassagnau, Ivan (1890-1966)
1. Le témoin
Ivan Cassagnau et son frère jumeau Marcel, sont nés à Sainte-Radegonde (Gers) le 11 novembre 1890. C’est son grand-père, instituteur, qui élève Ivan et lui donne une solide éducation classique, sanctifiée par le bac, obtenu en 1907. A 19 ans, il s’engage par amour des chevaux dans l’artillerie mais ne pourra y faire carrière comme officier. C’est donc au grade d’adjudant-chef que la guerre le trouve. Il venait de se marier en mai 1914 et son épouse décèdera en couches à l’été 1917, lui laissant un fils, Jules. Il est donc chef de la 30e batterie de renforcement du 57e régiment d’artillerie de campagne de Mirepoix, dans l’Ariège. Sa campagne l’emmène en Alsace le 17 août 1914. Il participe alors à la campagne des Vosges, (août-septembre 1914) puis connait la Meuse (1914 à 1916) l’armée d’Orient (1917-1918) puis le retour en Champagne (avril 1918). Sa guerre s’achève en convalescence pour paludisme. Mais elle se poursuivra sur les théâtres extérieurs (Orient, Roumanie, Bulgarie, Palestine, Egypte) jusqu’à Noël 1920. Il continuera sa carrière militaire après s’être installé dans les Vosges, à Raon-l’Etape, où il épousera sa seconde femme, Marie Ferry. En 1924, il quitte l’armée et devient employé de banque puis de papèterie. Il décède à Raon-l’Etape le 22 février 1966 et est enterré à Saint-Jau, hameau du village natal.
2. Le témoignage
Ivan Cassagnau, Ce que chaque jour fait de veuves. Journal d’un artilleur. 1914 – 1916. Paris, Buchet-Chastel, 2003, 139 pages, non illustré, portrait en couverture.
L’auteur a tenu ses carnets dès le 20 août 1914, et repris ses souvenirs entre 1934 et 1942. La publication a été mise en forme par sa petite-fille, Florence, auteure elle-même et présentée par son petit-fils, Nicolas. Souvenirs hachés et sommaires, le journal d’Ivan Cassagnau fournit au lecteur une vision épisodique de la Grande Guerre dans une chronologie ponctuelle, dictée par les grandes heures, tragiques ou anecdotiques et diversement diluées. L’auteur se souvient des grandes lignes de sa guerre en Alsace et en Lorraine, voyageant ainsi entre journal et souvenirs. Ainsi, il fait le bilan de ses premiers jours de guerre le 20 août 1914 à Heiwiller en Alsace pour reprendre sans transition à Anglemont en Lorraine. Là, par tableaux, il évoque plutôt que ne décrit la bataille de la Chipotte, ponctuant de quelques dates le mois de septembre 1914, pourtant si intense dans les Vosges. On le retrouve sous Saint-Mihiel où l’année 15 s’écoule par bribes, d’anecdotes en descriptions. C’est Verdun qui déclenche véritablement l’intensité d’un récit en prise directe avec la boucherie. Ivan Cassagnau en fait un récit qui n’est plus ponctué que par deux dates : février 1916, début de l’enfer et 9 avril 1916, date de sa blessure. Entre celles-ci, est un long tableau des souffrances universelles, des bêtes et des hommes, du paroxysme de la lutte d’artillerie où plus rien ne compte que la résistance, jusqu’à la mort de l’ennemi. La préface filiale sur l’inconnu initiatique d’un enfant sur la Grande Guerre est agréable et opportune. L’est aussi le titre, tiré d’une citation d’Ivan Cassagnau (page 119). Au final, cet ouvrage révèle un témoignage ténu et mal daté mais intense et correctement présenté.
3. Résumé et analyse
Ivan Cassagnau est artilleur quand débute la Grande Guerre et c’est par un retour sur sa jeune vie qu’à Heiwiller, en Alsace, alors que sont déjà tombés nombre de jeunes soldats, il débute son carnet de guerre le 20 août 1914. Ils lui semblent déjà loin, les premiers jours de la mobilisation de la 30e batterie du 57e régiment d’artillerie, partie de Toulouse le 9. Débarqué à Belfort le 17, il constate bientôt les premières traces de la guerre, au moment où il entre en territoire pas tout à fait ennemi ; en Alsace reconquise. Comme souvent, le baptême du feu est terrible, mélange de pagaïe, d’impuissance, d’impréparation, d’inefficacité et d’inutilité ; la batterie n’a pas tiré un coup de canon. Ce baptême est subi ; rien de glorieux dans cette opération d’Alsace bien vite avortée. Rembarquée à Belfort ; la batterie de Cassagnau débarque dans les Vosges, à Lachapelle-devant-Bruyères et prend position à Anglemont, au nord-est de Rambervillers ce 24 août. La bataille des frontières est engagée et c’est très vite, le second baptême du feu, donné celui-ci. Dès lors, les heures s’accélèrent et le temps manque pour coucher sur le calepin cette terrible bataille de Chipotte qu’il couvre d’acier. Les Allemands ont déjà donné leur nom aux artilleurs de 75 ; les « bouchers noirs » (page 24). Le 4 septembre, l’ennemi reflue, battu, suivi par l’artilleur qui goûte quelques jours de relatif repos dans une ferme de Laneuveville. Il y remarquera une jeune fille triste qui deviendra après guerre son épouse. Pour l’heure, il est déplacé au sud de Saint-Mihiel, à Varnéville où il prend corps avec la guerre de position et la lutte d’artillerie, mélange de missions statiques et d’attente ponctuée. Le temps s’étire ainsi dans une inactivité d’immédiat arrière front ; un temps de séances de photographies et de mascottes.
Février 1916 l’affecte dans la forêt de Esnes-en-Argonne, à l’ombre du Mort-Homme, où « la batterie dévore littéralement les munitions » dans cette frénésie d’artillerie qui couvre d’une chape d’acier tout le front de la bataille de Verdun. Pièces, hommes et bêtes soufrent dans un commun calvaire et Ivan Cassagnau prend plus qu’ailleurs corps avec une guerre mutée en boucherie sans âme. On laisse gémir les blessés car la batterie doit tirer, même réduite à une seule pièce d’un seul servant ! Sans repos, sans roulement possible, au mépris des taux d’usure des pièces, la grande bataille d’artillerie dure jusqu’au mois d’avril quand le front devant Esnes cède. Ivan Cassagnau voit les Allemands avancer « lentement mais irrésistiblement ». La batterie est sacrifiée, il faut se faire tuer sur place. Il sort son revolver, prêt à défendre chèrement sa vie quand sa chair est atteinte de plusieurs shrapnels. Il est évacué au château d’Esnes, achevant ainsi un martyr qu’il ne dépeindra plus désormais par l’écriture. Les souvenirs d’Ivan Cassagnau s’achèvent sur une blessure – encore est-il sauvé par son livret et son carnet de notes (page 124) – qui termine son récit sur le front de l’ouest. Quelques pages résumant la Grande Guerre clôturent ce « journal d’un artilleur ».
Au détour des pages, il évoque les tirs amis (page 39), l’espionnite, à laquelle il ne veut pas céder (pages 42 et 59), la mort prémonitoire (pages 54 et 122), la folie d’un Marsouin, attaché et emmené à l’ambulance (page 54), le bruit de l’obus « comme si le ciel était peuplé de chats sauvages » (pages 62 et 77). Il décrit la naissance de l’artisanat de tranchée (page 82) et ses accidents (page 95), évoque la dotation, le 27 juin 1915, des premiers casques Adrian « dont le port nous cause des migraines » (page 97), la réprobation du soldat devant la création du censeur postal (page 99), l’horreur de la tranchée, botte et pied portemanteaux (page 101) et les soldats attaquants à la gnôle (page118).
4. Autres informations
La mort d’Ivan Cassagnau dans Parlange, Anne, Petite, Moyenmoutier, Edhisto, 2008, 287 pages.
Yann Prouillet