Couvreur, Henri (1895-1981)

1. Le témoin
Henri Couvreur, né à Carvin (Pas-de-Calais) dans une famille dont le père dirige une petite tannerie, a étudié au collège Saint-Joseph à Lille et obtenu la première partie du baccalauréat. En 1914, sa famille se réfugie à Bordeaux et il est incorporé (classe 15) à Limoges. En juin 1915, il est versé au 127e RI (Valenciennes) où il servira toute la guerre: d’abord en secteur en Champagne, il participe à l’offensive de septembre, puis passe l’hiver 1915-1916 dans « un secteur pépère » (p. 45); engagé à Verdun de février à avril 1916, il passe par Craonne puis participe à la bataille de la Somme (août – septembre 1916). Après un stage d’aspirant à Saint-Cyr, lors de l’attaque d’avril 1917, il rejoint sur l’Yser son unité engagée en Flandre (août – décembre 1917). En 1918, il rejoint Craonnelle, Montdidier et puis recule avec son unité lors de la poussée allemande. Actif dans la guerre de mouvement de mai et juin, il participe à l’offensive alliée (le 17 juillet) avec le grade de sous-lieutenant. Blessé le 18, il est évacué par Paris, Béziers et Lamalou-les-Bains. Avec sa convalescence et un nouveau stage à Saint-Cyr, il ne réintègre pas le front et est démobilisé en 1919.
2. Le témoignage
La Société de recherches historiques de Carvin a publié en 1998 les Mémoires de Guerre 1914 – 1918 d’Henri Couvreur (229 pages, ISBN 0398 2661). Le manuscrit a été apporté à l’association érudite par deux enfants d’Henri, et la publication, encouragée par sa petite-fille Patricia Meurisse (qui a rédigé une biographie), a été facilitée par le fait qu’Henri Couvreur, historien amateur, avait fondé ladite Société dans les années soixante.
Le manuscrit a été très légèrement modifié par les éditeurs (format, mise en page). L’auteur avait rédigé une première version en 1921, suivant des notes et des courriers conservés, puis a repris l’ensemble en 1934 « en ne retenant que les faits intéressants» (prologue). Un point final est apporté (« terminé le ») le 13 mars 1939. C’est donc un texte mûri, réécrit avec une distance de vingt ans, mais qui se tient à une progression chronologique relativement précise. La réécriture postérieure est souvent nette mais cela ne nuit pas, semble-t-il, au caractère historique du document.
3. Analyse
Offensive de Champagne, Verdun, la Somme, l’Aisne en avril 1917… Le 127e RI d’Henri Couvreur est une unité très exposée, et il a plusieurs fois, par hasard, la chance d’être de bataillon de réserve ou d’appui, ou d’être en stage, lors du moment le plus meurtrier des combats ; ainsi, entré aux tranchées en juillet 1915, il n’est blessé que le 18 juillet 1918.
Il évoque la préparation de l’attaque meurtrière de septembre 1915 en Champagne, montrant que la volonté des hommes est résolue : « en finir, en finir… » (p. 33). Le discours d’exhortation du lieutenant à sa compagnie avant l’attaque trouve des accents spécifiques (24 septembre, p. 33) : « Il nous a exhorté à accomplir totalement notre devoir. Il nous a rappelé que nos parents, nos femmes, nos enfants dans le Nord, attendent depuis longtemps l’heure de la délivrance. » Son bataillon, unité d’exploitation, n’est finalement pas éprouvé, à cause ou grâce à l’échec de la rupture des lignes par le reste du 127e. Puis le témoignage, relativement classique, évoque la vie en secteur et la bataille de Verdun, où, bien qu’engagée plusieurs fois, du 26 février au 29 mars 1916, sa compagnie a des pertes relativement faibles. Son régiment, appartenant à la 1ère DI, est relevé car (p. 69) « si le 127e a été privilégié, le 1er Corps a payé son tribut à Verdun. »
Reprenant après Verdun le secteur de Craonne, H. Couvreur participe à la relève d’unités du 18e CA de Bordeaux, dans ces tranchées depuis septembre 1914, et l’auteur note amèrement que ce corps « ne s’est jamais battu », « qu’il possède des accointances en haut-lieu» et qu’il a encore tous ses cadres de la mobilisation. A la relève (fin avril 1916), des incidents ont lieu avec l’arrivée des Lillois du 43e RI (ils appartiennent avec le 127 à la 1ère DI). Le narrateur restitue une scène d’affrontement verbal, dans laquelle il est difficile de faire aujourd’hui la part de la reconstruction, mais qui montre que l’ambiance est exécrable (p. 73, 23 ou 24 avril 1916, plateau de Craonne) :
«- Le bon temps est fini, tas de veinards… Allez-y, en route pour Verdun! C’est bien votre tour…
– T’as pas su y venir, crevé… Nous on tient tout notre secteur… On va pas chercher les voisins…
– Pas étonnant, on faisait risette aux boches… Nous on n’arrête pas de s’battre… Vous n’en foutez pas une rame, tas de fainéants…
– Ta gueule, Ch’ti mi… C’est pas à nous de se faire crever la paillasse pour tes sales patelins pourris ! »
L’auteur garde son sens critique avec « tous ces rapports plus ou moins exacts et amplifiés au 43» et l’encadrement a repris la main lors de la relève par le 127e : le croisement des unités se fait en silence : (p. 74) « seuls nos yeux peuvent lancer à l’adresse de tous ces beaux gaillards d’active, (…) tranquilles comme Baptiste depuis dix-huit longs mois de guerre, les reflets de l’injustice dont nos cœurs sont pleins. »
Il est envoyé ensuite sur la Somme pour la deuxième partie de l’offensive ; de famille catholique fervente, il s’engage dans la ligue du Sacré-Cœur à son arrivée ; à trois reprises il attaque à Maurepas et Comble: ce sont des échecs partiels, les Allemands se montrant particulièrement coriaces (p. 95, 3 septembre 1916) : « Après le passage de nos troupes, des boches même blessés qui avaient fait « Kamarad » au passage de la vague d’assaut reprirent leurs fusils et tirent dans le dos de ceux qui venaient de les épargner. » Le moment le plus terrible de l’expérience de guerre de Couvreur a lieu lors d’une attaque (Ferme de Priez), lorsque, empêché de progresser il doit plonger dans un trou d’obus avec d’autres. Ils s’entassent à six dans le même creux, deux sont tués et expirent sur eux, quand un troisième va aussi être touché ( p. 101, 25 septembre 1916) : « [je fais glisser le cadavre sur moi] quand je vois, horrible folie, l’oncle Brenet se risquer au bord de son trou et faire signe à son neveu Roche de le rejoindre. Je vois avec horreur le pauvre Roche se lever sur sa jambe valide. Il n’est pas de sitôt debout qu’une balle le frappe en pleine tête, et le fait plonger mort dans les bras de son oncle. » Pour les nordistes, on constate souvent que l’expérience de la Somme est décrite comme pire que celle de Verdun. Le souvenir reste absolument intact (p. 101) « Elle fut, cette fraction de seconde, d’une intensité telle qu’après vingt-deux ans, nous sommes en décembre 1938, je revois encore ce tableau vivant figé. » Il décrit aussi le lugubre tableau, en revenant vers l’arrière, des trous d’obus qui recèlent chacun un ou deux cadavres qui se laissent découvrir progressivement. Lors de son départ de la Somme, sa section a eu 5 tués et dix blessés, la situation étant pire dans les autres compagnies.
Revenu à l’arrière, il prend beaucoup de photographies des hommes et des officiers, et finit par organiser un petit commerce florissant avec des photos de groupe (p. 111, octobre 1916) : « Le petit rouleau tiré était expédié à Saulieu où mes sœurs le développaient et m’adressaient quelques épreuves. Je les soumettais aux intéressés et passais les commandes par douzaines. » Un stage d’aspirant lui permet ensuite d’échapper involontairement à l’offensive d’avril 1917.
Le 127e RI, dont la division est alors commandée par l’ancien ministre de la guerre Messimy, est ensuite envoyé, équipé de neuf, dans la région parisienne pour une longue marche « publique » de plusieurs jours, et arrive le 20 décembre 1917 à Sarcelles près d’Ecouen, « cette marche a pour but de relever le moral des civils et de favoriser l’emprunt en cours. Dans chaque ville, bourg ou bourgade, nous défilons au pas cadencé, drapeau déployé. Nous sommes nippés de neuf et cela produit son effet. » (p. 121). Le général Messimy soigne sa popularité et organise des revues monstres, des dames se trouvant incidemment sur le parcours et semant « des billets de 10, de 20, voire de 50 francs ! »
Promu aspirant après son stage de Saint-Cyr, il a évité du fait de sa formation non seulement l’attaque sur le plateau de Craonne mais aussi à l’automne un combat dans les Flandres, à la forêt d’Houdhust.
A partir de fin avril 1918, le récit est centré sur le difficile rôle de chef de section dans la guerre de mouvement qui reprend, alternant replis, formation d’îlots de résistance (mai-juin) puis reprise de la progression vers l’avant (juillet). Les gaz sont omniprésents et ces combats dans le Soissonnais sont aussi durs pour les civils, quand les troupes françaises investissent des villages qu’ils viennent d’évacuer: Pernant, 30 mai 1918, p. 139 « Quand nous en repartons quelques heures plus tard [du village de Pernant], tout a été mis sens dessus dessous. Poules, lapins, provisions de toutes sortes sont mis à profit ; rien ne résiste à nos estomacs vides. Les armoires sont pillées de fond en comble (…) nous passons en festin quelques bonnes heures, voulant surtout profiter de ces quelques instants de répit. » L’auteur ralentit ensuite son récit pour évoquer l’investissement progressif du village du Port, qui commande un pont de l’Aisne, avec des Allemands qui tirent depuis des lucarnes et se cachent dans les caves. L’affaire dure plusieurs jours et le récit s’étire de la page 140 à 183 pour 5 jours de combats très sporadiques mais très dangereux autour de ces quelques maisons. L’exécution d’un blessé allemand est signalée (p. 183) : « une des sentinelles détachée dans le bois (…) découvrit dans un fourré un boche blessé abandonné. Sans crier gare, notre homme lui colla une balle dans la tête (…) Copieusement j’eng…uirlandais notre homme. Celui-ci laissa passer l’orage et sèchement me dit ces simples mots : « – ils ont bien tué mon frère »; Je venais de lui signifier qu’il serait traduit en conseil de guerre s’il recommençait. »
Promu sous-lieutenant, H. Couvreur participe à l’attaque du 17 juillet et est blessé au bras d’un éclat de grenade défensive française (p. 207) «bienheureuse blessure ! Maintenant qu’officiellement je venais d’être déclaré hors de combat, un autre homme s’empare de moi. Je ne suis plus le guerrier acharné au combat et je me sens redevenir un homme. » Il est dirigé sur Senlis dans un centre d’évacuation des blessés. Il décrit un grand baraquement avec des bancs où se regroupent sans ordre les blessés (p. 208) « Il y avait de tout : des soldats, des sergents, caporaux, capitaines, des diables bleus, des bicots, des noirs, des bleus horizon, des kakis, des artilleurs, des fantassins, des aviateurs. »
L’auteur ne remontera plus en ligne, et lorsqu’à l’occasion d’une permission dans Carvin libéré (novembre 1918), il constate que la tannerie familiale n’est plus que ruine, il conclut ses mémoires de guerre avec des considérations positives (nous avons la victoire) et volontaristes (le travail nous attend), et il conclut par un curieux « tout va bien ! » (p.212), suivi de « terminé ce 13 mars 1939 ». A cette date effectivement, la tannerie a été reconstruite et agrandie…

Vincent Suard, décembre 2016

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