1. Le témoin
Claudius Bonnaud, né à Givors (Rhône) en 1891, exerce la profession de vannier. Exempté en 1911, il est récupéré en novembre 1914 et sert alors au 22e RI. Passant par le 12e BCP, puis le 11e BCP, il est blessé à Souchez et à Verdun. Passé au 297e RI en octobre 1916, il est fait prisonnier au Chemin des Dames en juin 1917. Il revient de captivité le 27 novembre 1918. Il est à nouveau mobilisé comme garde-voie, pendant deux mois, en 1939. Il décède en 1944.
2. Le témoignage
Jacques Bonnaud a publié avec l’association « Visages de notre Pilat » en 1998 le « Journal de prisonnier », « de mon oncle et parrain », Claudius Bonnaud (31 pages). Il s’agit de la reproduction d’un carnet, écrit au crayon, et qui décrit la captivité de C. Bonnaud de juin 1917 à novembre 1918. Jacques Bonnaud, qui dit avoir beaucoup aimé cet oncle, considère comme un devoir important de publier cette « relique précieuse » (introduction).
3. Analyse
Le récit est rapide, mais factuel, et donne des éléments intéressants sur le chapitre spécifique de la captivité. L’auteur signale la rapidité et la violence du combat, à l’occasion duquel ils sont environ 250 Français à être faits prisonniers, le 22 juin 1917, au Chemin des Dames, sans plus de précision géographique, ni de soucis de justification, comme on le trouve souvent dans ce cas de figure. Claudius Bonnaud s’éloigne du front, et est enfermé la nuit dans la Citadelle de Laon, durant trois semaines. Le jour (p. 5), les prisonniers sont employés à charger et décharger des wagons à la gare, en contrebas, et l’auteur décrit la difficulté à regravir la pente le soir, car ils sont épuisés et sous-alimentés. Ils se plaignent à plusieurs reprises de la nourriture, mais (p. 6) «les Allemands nous disaient qu’ils ne pouvaient mieux nous donner, que c’était de notre faute si on les bloquait, et eux ne mangeaient guère mieux que nous. Leur pain était le même, ration plus forte, car pour nous il y en avait de quoi donner une petite portion à un enfant. » En juillet, les prisonniers sont déplacés dans divers camps de transit ; ces espaces sont surpeuplés et beaucoup d’hommes affaiblis par la disette sont trop faibles pour travailler. Ces prisonniers espèrent constamment partir pour l’Allemagne, car ils y escomptent un sort meilleur. C. Bonnaud est ensuite transféré à Rumigny (Aisne) puis à Vireux (Ardennes), l’auteur y évoque un sort meilleur car des civils les aident, en leur apportant de la soupe (p. 8) et aussi parce qu’il peut faire le vannier, échappant ainsi à des corvées plus pénibles (p. 9) «Je travaillai pour le chef de camp et pour des Allemands. (…) Je travaillais également pour les copains pendant mes heures de repos. Ils étaient contents d’avoir une valise pour mettre leur peu d’effets. »
L’auteur, malade en septembre, évoque ses pérégrinations pour trouver un hôpital qui veuille bien s’occupe de lui; il décrit des Russes cadavériques à l’hôpital de Rethel (p. 12), « Il mourait des Russes journellement. Comme soins, presque rien. », et il conclut s’en être sorti uniquement grâce aux dons des civils (œufs et lait). L’auteur revient à Vireux, et en octobre 1917, il décrit un camp sans ni colis ni lettres, et dans lequel le ravitaillement était nul, sauf contre argent (p. 14 « 2 marks 5 kg de patates. Mais cela était cher et l’argent se faisait rare. »). La situation s’améliore dans le courant du mois car se met en place un système informel de « marraines », des femmes charitables qui font des dons individuels de nourriture. Les Allemands laissent faire, il est probable que cela les arrange. Lors d’une messe dominicale à laquelle les prisonniers sont « envoyés » (prêtre allemand, p. 15) « Les civils étaient heureux de nous voir, et chaque femme montrait son filleul. A la sortie, les femmes nous distribuaient des gâteaux. ». Le transfert en Allemagne intervient début décembre 1917. Le sort de C. Bonnaud s’étant alors nettement amélioré, celui-ci n’est plus aussi enthousiaste pour y partir. L’ordre de départ leur arrive assez brusquement (p. 18) « on était attrapés de voir de n’être pas renseignés plus tôt. – Les marraines, que vont-elles dire ? – était le mot de chacun. » Mais le village est très vite au courant, et à la gare il y a « un arrivage de marraine avec des brassées de colis », l’auteur signale que le caporal allemand, très gentil, se fait un plaisir de distribuer ces colis (p. 19) « ce n’était que des adieux et des baisers, même des pleurs. »
Le voyage, qui a lieu du 6 au 11 décembre, conduit les prisonniers en « Russie » (Pologne occupée), et l’auteur fait partie d’un commando envoyé dans une grande ferme de Costau (Ostrovo), un « petit patelin de Pologne ». Le sort de l’auteur, comparé à celui décrit par la majorité des diaristes prisonniers, est plutôt enviable. Il décrit un travail « pas trop dur », des patates à volonté et trois soupes par jour, ainsi qu’une population polonaise qui semble apprécier les Français (p. 25, Noël 1917) : « C’est encore fête. On ne travaille pas. Les gens sont très bons envers nous et nous aiment beaucoup. Ils ne savent que nous dire qu’ils sont Polonais. » Les mentions se font ensuite plus courtes, elles signalent les arrivées de lettres et de colis. En février 1918, il reçoit la première lettre de sa famille (sept mois après avoir été fait prisonnier) mais les arrivages, s’ils arrivent dans le désordre, se précipitent par la suite :
23 février 1918 « j’ai eu 10 lettres de Limburg, toutes de septembre et octobre »
2 mars 1918 « reçu deux lettres de février. Pas grand nouveau. Pas encore de colis sur 12 annoncés. »
rien en avril
9 juin 1918 « vingt lettres de Darmstadt de novembre et décembre. »
23 juin 1918 « reçu cette semaine 7 colis dont un de Skalmierschütz, les autres de Limburg. Reçu galoches, chaussons, chandail, caleçon, flanelle , chaussettes, tous en bon état. »
Le 28 juillet 1918 – Reçu un colis contenant une capote, molletières. Cela me fait 3 capotes. Reçu plusieurs lettres. Chez moi sont restés plus de deux mois sans nouvelles. J’ai été heureux de savoir que chez moi savent que je reçois des colis. »
Le 1er août – Reçu mon dix-huitième colis de chez moi. Il y avait une bouteille de vin dont moi et mes copains on s’est bien régalés.
Après l’Armistice, C. Bonnaud et ses camarades progressent assez rapidement vers l’ouest (à Darmstadt le 23 novembre). Auparavant, il décrit une scène d’émancipation des Français (p. 30) : Le 21, en transit à la gare de Skalmierschütz. « Il y a au moins 300 colis qui étaient ici. On nous les donne tous. Quelle joie pour soixante que l’on était. On fit dans la gare un vrai déballage, choisissant ce qui nous fit plaisir et vendant le reste à vil prix aux Boches enchantés de l’aubaine. Les officiers nous demandaient du chocolat et nous appelaient Kamerad. » Les Français arrivent à Metz le 27 novembre.
Ainsi un court document, mais assez riche d’enseignements, car l’auteur, s’il ne fait aucune mention stratégique, patriotique et politique, est en revanche très précis sur la question de l’alimentation. On s’aperçoit à son récit de la diversité du sort des prisonniers français : s’ils restent dans la zone des combats (Aisne), ils sont sous-alimentés et on a rencontré ces squelettes vivants dans d’autres témoignages (E. Carlier ou M. Pascaud par exemple). Dans la zone des étapes des Ardennes, on voit que la situation des détenus, comme l’attitude des gardiens, peut changer d’un village à l’autre ; le sort de l’auteur, avec sa marraine qui le nourrit, est ici presque enviable pour un soldat allemand du front qui ne « touche que de la soupe » (témoignage d’une civile de 1918, Leers, Nord). Dans certains récits, on voit souvent les Allemands séparer avec brutalité les civils des prisonniers, mais à l’inverse, ici, des accommodements facilitent l’alimentation de tous. Connaissant par ailleurs la rapacité de l’occupant, qui, avec méthode, ne laisse jamais un œuf en déshérence, on se demande même si l’auteur n’a pas exagéré l’aisance alimentaire des habitants civils. De même, son sort en commando dans une grande ferme polonaise, paraît bien plus enviable que celui de Français enfermés dans certains Lager, où on ne survit que grâce aux biscuits de la Croix-Rouge et aux colis, quand ils arrivent et que la famille a les moyens d’en faire. On constate aussi que malgré les combats et les désordres liés en France aux offensives allemandes de mars à juillet 1918, l’auteur, au 1er août, a reçu son 18ème colis et une bouteille de vin de chez lui qu’il partage avec ses camarades… Ce qui frappe ici, c’est donc bien, malgré les retards importants, cette « continuité du service » des colis qui transitent à travers une Allemagne affamée, et plus globalement la diversité du sort des captifs. Aussi merci à l’association « Visages du Pilat », car ce modeste opuscule de 31 pages a aujourd’hui un intérêt historique tout à fait réel.
Vincent Suard (mars 2022)