Né à Bassoues (Gers) le 2 novembre 1873, fils de Jean-Jacques, cultivateur. Cultivateur lui-même. Sa campagne contre l’Allemagne va du 14 août 1914 au 9 janvier 1919, d’abord au 88e RI. Il passe au 90e Territorial en octobre 1917. On a de lui 14 lettres adressées à son cousin Fris Cabos (voir ce nom) entre le 26 juillet 1917 et le 18 janvier 1919.
– Le 26 juillet1917, Victor se trouve à 15 km de Verdun. Son unité territoriale construit des routes pour l’artillerie, « un travail de pépères bien supportable ». Il décrit la campagne, bois, jardins, récoltes : « Cela ne sent pas la mort et la dévastation comme à Verdun. » Il ajoute : « Je comprends très bien, à ce que tu me dis sur ta dernière, que nos avis sur le métier militaire sont en parfait accord. C’est toujours la même caste, tant dans le métier civil que militaire, qui tient à nous asservir sous son esprit de domination. Ce n’est pas que nous ne gardions pas toujours un espoir d’affranchissement, mais nos légions ouvrières ou agricoles vivent tellement dans un cadre d’ignorance et de confusion qu’une revanche piquante ne sera jamais notre lot. Il y a chez nous trop de jalousie, trop de rivalité pour en arriver à obtenir un résultat sinon complet au moins sensible. »
– La lettre du 7 septembre 1917 fait des allusions peu claires à une autre de Fris Cabos qui pourrait avoir été subversive puisque la seule mention explicite est : « Mais, comme tu dis, la misérable censure a tout engouffré dans son silence. »
– Le 12 octobre, la lettre au crayon est difficile à lire : « Tu me dis que tu as retrouvé ton cafard en arrivant [de permission]. Je puis t’en dire de même. Mais quoique je l’aie retrouvé je n’en suis pas plus chargé pour cela car je l’ai échangé contre mon patriotisme. Tu ne me verras plus faire emplette de prisonniers comme à [illisible]. J’ai reconnu que c’était brutal de [illisible] de force celui qui ne m’a rien fait. Qu’en dis-tu ? Je suis tout heureux de te dire que toi, le premier, tu marchais sur la bonne route. Ton humeur pacifique est aujourd’hui de mon goût. Je te félicite de ta sagesse. » Victor regrette le temps de sa permission et les chasses aux cailles, perdreaux et lièvres. « J’ai failli tuer un gros sanglier qui venait à mon maïs. Mais il m’a flairé, l’animal. » L’hiver arrive ; la prochaine permission est lointaine. « En attendant, il faudra taper de la semelle et souffler sur les ongles. »
– Le 24 novembre, Victor dit avoir une planque et il ne s’en plaint pas. Une permission viendra bientôt : « Cela sera encore mieux. Revenir encore une fois de plus mordre dans la cuisse d’un perdreau ou tremper un bout de pain dans la sauce d’un lièvre. »
– 8 janvier 1918, après une permission : « Et me voilà revenu à mon ancienne vie d’esclavage. À quand la fin ? »
– 19 janvier, Victor évoque ses cheveux gris et son appartenance à la Territoriale. Il lui rappelle sa lettre dans laquelle Fris écrit que ça ne peut plus durer : « Je vois bien un peu comme toi que tous les nerfs de la nation sont trop tendus pour qu’ils ne puissent résister plus longtemps à cette pression sans se rompre. L’arrière comme l’avant se trouve au même point sinon pire. Alors que peut-on en conclure ? La fin, comme tu dis. À cet effet, je vois déjà la teinte rose de notre ancienne vie civile avec tous ses charmes. Plus de costume bleu horizon. Adieu les mitrailleuses et les crapouillots. Plus de sifflements lugubres. Plus d’oiseaux de triste augure. Loin derrière nous la guerre et tous les engins de mort ! Quel soupir de soulagement ! Oh ! que ce jour sera le bienvenu. Sans tenir compte de mes cheveux blanchis et de notre vie endommagée, à nous la liberté. Cela va venir… Ça vient. » En attendant, « il y aura peut-être encore un terrible coup de chien ». « Pour l’instant, ta place n’est pas des meilleures. Ah ! ce Mort-Homme. Je le vois encore de la côte du Talon, de Champ-Neuville, de Samoigneux, de la cote 344. De tous les points j’apercevais cette croupe comme un gibet entouré d’ossements, s’appuyant de la gauche sur sa sœur ainée, la cote 304. J’en ai [un mot illisible] comme d’une place criminelle que la mort a noircie et dont le souvenir te fait passer un frisson d’effroi dans toutes les veines. Puisses-tu à mes souhaits quitter ce secteur tout en espérant mieux. Moi je ne suis pas trop mal pour l’instant. Quoique n’étant qu’à 4 kilomètres des Boches, en face Brimont, le secteur est assez tranquille. On n’entend pas grand-chose comme canonnade. Contre avions seulement et c’est presque tout. »
– 30 mars, Victor remercie Fris pour ses lettres qui lui remontent le moral.
– Le 28 juin 1918, Victor raconte comment il a été blessé lors de l’attaque allemande du 28 mai entre Brimont et Reims. Attaque surprise, le capitaine « prend la tangente ». Les hommes de la compagnie sont tués ou prisonniers. Un formidable coup sur son sac. C’est une balle qui l’a traversé et s’est logée dans son épaule. Il doit abandonner sac et musettes et se cacher dans un bois. Il saute sur un caisson d’artillerie en retraite et arrive à un poste de secours où on lui fait un premier pansement. Puis sur un chariot jusqu’à Epernay, puis à Troyes et enfin expédié vers le Midi, à Béziers où « le secteur est plus tranquille ». Il faut se serrer la ceinture mais il y a du pinard à volonté. Après la convalescence, il faudra remonter. « Toutefois, en raison de la gravité de la blessure, je vais faire une demande pour changer d’arme. Je ne sais pas si je réussirai. J’en ai assez de l’As de Carreau. »
– Le 27 juillet, Victor se demande s’il a fait le bon choix. Il aurait pu se laisser capturer et diriger sur Berlin. « C’eut été la fin de la guerre pour moi tandis que dans quelques jours me voilà prêt à recommencer. » Mais le risque était de « faire ceinture ». En permission, il travaille aux foins et à la moisson et fait la chasse aux lapins.
– 13 septembre, Victor a le cafard : « Les jours passent, les jours sombres se succèdent, les années viennent s’enchevêtrer les unes sur les autres. Les cheveux blanchissent et on est toujours là. Quelle calamité tout de même de voir durer cette guerre de la sorte sans que rien n’en fasse prévoir la fin. Triste vie tout de même à laquelle on ne peut rien changer. »
– 24 septembre : « Je crois qu’on la tient, comme tu dis, ton avis est le mien. » Il souhaite avoir une permission en même temps que Fris pour des parties de chasse.
– 18 janvier 1919 : « Enfin me voilà rendu à la vie civile… Liberté, liberté chérie comme dit la romance. À quel prix ne l’avons-nous pas retrouvée ! Je ris parfois comme un homme ivre en voyant derrière moi l’abîme sans fond à moitié comblé de cadavres et dont je ne suis sorti que par miracle ! Si je n’étais pas trop vieux pour oser croire au bonheur, quelle perspective m’offrirait l’avenir ! Mais déjà meurtri par les souffrances de cette longue guerre je ne puis plus compter couler des jours heureux ou bien ils seront plutôt rares. » Il constate que les prisonniers sont revenus : « Ils n’y ont pas engraissé. »
Victor Cabos est mort à Auch le 11 mai 1946.
Rémy Cazals, août 2020
Prudhon, Joseph (1888-1952)
1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018
Balique, Gabriel (1891-1980)
1. Le témoin
Gabriel Balique, né en 1891 à Solre-le-Château (Nord), est étudiant en droit à Paris au moment de la mobilisation. Incorporé à Avesnes au 84e RI, il fait ses classes en Dordogne et au camp de la Courtine (Creuse), puis assure l’instruction de la classe 15 ; promu aspirant en janvier 1915, il gagne le front avec le 417e RI. Passé sous-lieutenant en août 1915, il fréquente des secteurs de l’Oise et de l’Aisne, et est versé au 220e RI en avril 1916. Il combat à Verdun et, à la dissolution du 220e, il passe au 330e RI en décembre 1917 ; après une nouvelle dissolution en septembre 1918, il finit la guerre au 164e RI, avec le grade de lieutenant. Il décède en 1980 après une carrière de notaire à Martigues.
2. Le témoignage
Saisons de guerre, notes d’un combattant de la Grande Guerre, par Gabriel Balique, a paru aux éditions L’Harmattan en 2012 (197 pages). Les documents ont été réunis et présentés par son petit-fils Nicolas Balique. Il s’agissait à l’origine de huit petits carnets écrits au jour le jour, dont heureusement l’auteur avait rédigé une copie, car les originaux ont disparu dans les pillages de mai 1940. C’est un journal intime dans lequel l’auteur exprime ses sentiments, ses doutes et ses espoirs (décembre 1914, p. 22) : « ce carnet me suivra partout où je passerai, comme un ami fidèle (…) Pourrais-je plus tard en lire des extraits à mes enfants, au coin du feu, près d’une femme chérie ? » N. Balique estime que la reprise des notes d’origine a donné lieu à des filtrages, à quelques éléments d’autocensure (conversation téléphonique 02/2018).
3. Analyse
a. Le combat. G. Balique arrive sur le front seulement à la fin avril 1915, et il décrit d’abord son rôle de chef de section, dans un secteur relativement calme, si ce n’étaient les bombardements d’artillerie de tranchée (19 juillet 1915, p. 49) : « C’est lugubre d’entendre, du fond d’un abri, l’avertissement des sentinelles, répété de créneau en créneau dans la nuit, « attention, minen à droite » ou « minen à gauche ! », puis l’éclatement, formidable. Et ce cri « Rien, pas d’accident » transmis tout aussi régulièrement, quand ce n’est pas un autre. ». L’auteur combat à Verdun en septembre 1916, et l’entrée en matière, lorsque le bataillon est alerté, témoigne de la dureté de l’expérience (5 septembre 1916 Verdun p. 97): « Le capitaine Lagriffe revient, la face blême. Son discours est bref, et sa voix chargée d’émotion : « Mes amis, on nous envoie à une mort stupide et inutile. Nous attaquons sur un terrain inconnu, dans une direction vague, avec un objectif indéterminé. » Après s’être dit adieu, on fait contre mauvaise fortune bon cœur car les hommes sont là, qu’il ne faut pas décourager. » G. Balique, après avoir raconté les combats auxquels il participe, évoque les appels des mourants, le spectacle des cadavres (p. 100) : «Des masses informes gonflées, des bras, des jambes, des têtes et beaucoup de troncs sans tête, surtout chez les Boches car les nègres avaient attaqué la veille. » Pour lui, le plus dur de sa guerre réside dans l’expérience à Verdun des carrières du Bois Fumin, où s’entassent les combattants, cherchant un abri précaire au milieu des morts et des blessés (p. 98) : «Imaginez une carrière de petite dimension. Au milieu, une colline de macchabées avec en bas une centaine de blessés et d’agonisants. En voulant nous mettre à l’abri, nous sommes forcés de marcher sur les corps raidis. Des sentiers ont dû être tracés à travers cette colline humaine, cette Babel de cadavres arrosés de chaux et en décomposition d’où s’exhale une odeur épouvantable. » Avant et après Verdun, il occupe des secteurs plus calmes. Il participe aussi à un coup de main et en couche les préparatifs sur ses carnets, dans une forme testamentaire: il essaie ainsi de consoler ses parents par anticipation (p. 90 – 91) : « Je vous jure, et ainsi j’éviterai le plus petit reproche, que je n’ai pas été volontaire pour ce coup de main. J’ai tenu ma promesse fidèlement mais, aussitôt désigné, j’ai obéi comme un soldat doit le faire. » La fin de la guerre le voit engagé dans des combats violents (la Malmaison, 27 au 30 septembre 1918), et il n’est nullement enchanté de dépendre du général Mangin (p. 177) : « Je pus heureusement éviter pas mal de dégâts à la compagnie en sollicitant sa mise en réserve et en faisant des comptes rendus « un peu là » sur la situation. De la sorte, mes pertes furent beaucoup plus limitées que celles de la 6 et de la 7 qui se firent massacrer sans résultat et, à mon avis, un peu inconsidérément. Je suis, et resterai fier de ces pertes évitées, d’autant que je suis convaincu que cela a beaucoup tenu à moi. »
b. Le quotidien. En dehors de ces moments intenses, le quotidien reprend ses droits, interrompu par les permissions, à l’occasion desquelles G. Balique fait la découverte du cafard (p. 88) : « J’en étais à me croire malade. (….) Mais à présent cela va beaucoup mieux, le moral se retrempe, le cafard disparaît et bientôt « Y’aura bon bézef » ». Il reproche aux officiers de faire trop de politique, ce qui dans son sens signifie marchandage, favoritisme et recherche d’embuscage ; il s’indigne aussi de devoir rester deux ans dans son grade de sous-lieutenant (p. 138) : « J’espère qu’il y a encore des unités où l’attitude et l’aptitude au feu comptent plus que les salamalec, les courbettes, et la cour faite au colonel. »
L’auteur sert dans des régiments composés surtout de gens du Nord (84, 417 ou 330), ou de méridionaux (220) ; il apprécie ses compatriotes, souvent des mineurs, qu’il trouve très bons garçons et travailleurs, et il regrette qu’on les lui enlève pour les transférer dans le Génie. L’amalgame se fait aussi avec les Méridionaux et peut produire une ambiance fort joyeuse, qu’il décrit dans une lettre (p. 57), avec des « quolibets et apostrophes entre gens du Nord – Lille, Roubairio, Tourquennio – au parler gras, un peu lourd et chantant, si sympathiques à mes oreilles qui retrouvent un peu du pays perdu, et [des] gens du Midi, à la voix plus chantonnante encore, à l’accent si original, aux jurons si expressifs, « Milledious ! » et d’une saveur toute méridionale. » A la dissolution du 220, il retrouve au 330 beaucoup d’hommes des régions envahies et s’en réjouit (p. 157) : «Entendre le patois de chez nous m’a fait une belle émotion. Denain, Saint-Michel, Orchies, Maroilles: tous ces noms m’ont donné l’impression de revenir d’un long exil. Bref, je suis chez moi et non plus à Agen ou Toulouse comme au 220 où j’étais pourtant si bien avec mes hommes. »
c. Aviation. L’auteur est l’un de ces nombreux volontaires à avoir tenté de passer dans l’aviation, à avoir eu une formation au pilotage, et finalement à avoir été recalé pour insuffisance. Si les récits ne manquent pas pour les pilotes accomplis, les recalés ont été plus nombreux que les élus, et leurs témoignages sont plus rares. Détaché en formation de pilote d’avril à août 1918, il décrit au début les aviateurs de manière extrêmement laudative, de bons garçons, «les yeux droits et francs, des yeux qui n’ont jamais peur, sauf du mensonge. (…) Au fond, ce sont les meilleurs gars du monde, qui ne connaissent ni la méchanceté ni la rancune » (p. 165). Il ne parvient pas à apprendre à piloter convenablement, et finalement un supérieur le prend à part, lui conseillant de « laisser ça là » : il fait aussitôt une demande officielle de radiation. A la fois humilié et serein après cet échec, son jugement sur les aviateurs a radicalement changé, il décrit (p. 171) : «le milieu peu sympathique et surtout égoïste des aviateurs. Je m’étais bien trompé sur leur compte en en faisant un peu vite des chevaliers des temps modernes. »
d. Débats avec soi-même. G. Balique couche dans ses écrits des considérations intimes, des interrogations sur sa conduite morale et sur l’évolution de son caractère. Jeune bourgeois catholique, les questions religieuses reviennent souvent, comme par exemple l’éloignement de la pratique qu’il constate chez lui, et en même temps regrette. Il rate souvent l’office (p. 40, p. 69, p 73…) : «Quel païen je suis devenu avec la guerre » ; le jour de Noël 1915, il ne va pas à la messe de Minuit, dont il entend les cloches, et ce son joyeux lui fait honte (p. 73) : « Oh pardon petit Jésus de Noël, pardon Dieu de la crèche, ô vous que je semble oublier et que j’entends pourtant au fond de mon cœur. Je vous en prie, imposez-moi un peu de dévotion. Réchauffez cette foi qui s’endort, ranimez la flamme qui vacille mais qui ne veut pourtant pas s’éteindre. » En juin 1916, il note que la religion a déserté son âme, et il en est arrivé à penser que c’est «une chose à voir après la guerre. » C’est aussi un fait qu’il constate chez les autres (p.87) : « dans la troupe, l’idée religieuse est endormie, non pas morte, mais comme chloroformée. » Après deux ans de guerre, il se dit gai, mais dévergondé, et il s’inquiète d’une forme de régression intellectuelle. Il a le cœur dur comme de la pierre (p. 102) : «Beaucoup l’ont comme moi, et il faut les excuser, car tout aura été fait pour le leur endurcir. Seul l’amour et l’affection repétriront ces cœurs d’homme et en referont l’éducation. Plus tard. A présent : tout à la Patrie ! » Il évoque aussi, lors de permissions à Paris, la tentation sexuelle incarnée par la rencontre de prostituées. Il évoque sa victoire morale (p. 91) : «Je résiste aux tentations « Timor microbi » », mais ces notations sont ambigües car il dit ailleurs clairement que ses carnets sont destinés à sa famille: s’il avait succombé, l’aurait il inscrit dans ses notes ? Il reste aussi en contact épistolaire avec le père Plazenet, de la pension mariste du «104», le foyer de la rue de Vaugirard qui l’hébergeait avant-guerre. Celui-ci lui écrit pendant toute la guerre, et l’auteur attache de l’importance à cette correspondance (p. 158) : « Dans sa dernière lettre, le père Plazenet m’adressait un unique souhait, qui vaut aussi conseil : « Répondez chaque jour à la Grâce de chaque jour, en vous efforçant de donner à chacune de vos journées son maximum de valeur. Agir autrement, c’est gâcher son temps et voler Dieu. » C’est beau. »
e. La fin de la guerre. Son frère Francis est tué le 25 juillet 1918 dans l’Aisne, et la tristesse et la mélancolie envahissent dès lors les carnets. Il consigne les récits des habitants des régions libérées, raconte les dures conditions d’occupation, et un témoignage revient souvent (p. 182) : « le cri unanime, c’est que les boches crevaient de faim. ». Il évoque sa visite dans sa maison pillée à Solre, l’ambiance à Lille, sous administration anglaise, et la fin des carnets, après avoir décrit, à Béthune, le spectacle pitoyable de prisonniers allemands affamés lapant des restes, se termine par une note très sombre (p. 193) : « Quel triste spectacle, et faut-il être au 20ème siècle pour voir cela ! Mais au fond, n’est-ce pas eux, ces sales Boches, qui l’ont voulu ? N’est-ce pas eux qui m’ont tué Francis ? Si j’avais encore un peu de pitié pour eux avant, maintenant c’est fini (…) Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, des pauvres types qui, pour la plupart, ont fait leur devoir sans avoir voulu la guerre. L’Evangile dit de rendre le bien pour le mal… Oui, mais pas aux Boches ! ».
Vincent Suard, mars 2018
Tanquerel, André (1895-1916)
Le témoin
André Tanquerel est né en Tunisie où son père dirigeait une exploitation agricole. En 1914, il vit loin de sa famille, travaillant dans une imprimerie à Levallois. Il tisse des liens d’amitié avec les Thibault chez qui il loge à Colombes. Incorporé (classe 15) en novembre 1914 à Bourg-en-Bresse (Ain) au 23e RI, il y est instruit jusqu’en juin 1915. Passant au 158e RI, il monte au front en Artois en juillet 1915. Il participe à l’offensive de septembre 1915 devant Souchez (combats du Bois en Hache). En Champagne en février 1916, après une première hospitalisation, il combat à Verdun en mars-avril 1916. Transféré dans la Somme en août 1916, il est tué à Ablaincourt le 7 novembre 1916.
Le témoignage
Dominique Carrier, arrière-petite fille de Madeleine Thibault, la marraine de guerre d’André Tanquerel, a fait publier grâce à l’aide de l’universitaire François Crouzet, dans la collection « Histoire de la Défense » chez L’Harmattan, « On prend nos cris de détresse pour des éclats de rire », André Tanquerel, Lettres d’un poilu, 2008, 329 p. Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents divers échangés entre André et la famille Thibault. Isolé et venant de Tunis, ces gens de confiance sont devenus pour lui une sorte de famille de substitution. Ainsi, même s’il lui donne le titre affectueux de « marraine », Madeleine n’en est pas une au sens classique car ils se connaissent bien (les marraines de guerre sont souvent « recrutées » par petites annonces dans la presse). Outre Madeleine, les correspondants sont Joseph, son mari, dans la territoriale à Rodez, et leur fille Hélène, avec laquelle André se fiance à l’automne 1916. Il existe quelques lettres de ces personnes mais la grande majorité du corpus repose sur des lettres du front d’André, avec aussi des extraits d’un journal rapidement abandonné, quelques essais littéraires d’une page (prose) et de courts fragments d’un projet de livre. Une introduction historique inégale et une utile série de présentations familiales restituent le contexte de l’échange.
Analyse
Le premier intérêt du recueil réside dans la liberté du ton, originale parmi les correspondances de poilus, c’est-à-dire dans l’absence de l’autocensure habituelle pour ce type de courrier: est-ce parce que ses interlocuteurs ne sont pas sa vraie famille ? Cela tient-il à l’indignation de l’auteur ? En effet l’apport le plus marquant de ce témoignage réside dans la tonalité très critique des écrits d’A. Tanquerel, dans la formulation marquée et répétée du caractère injuste et cruel de la guerre, d’une indignation contre les coupables et les profiteurs, d’une condamnation toujours plus appuyée qui finit par se rapprocher du désespoir. Les lettres sont souvent d’abord composées de propos légers, amicaux, parfois tendres, qui traitent de la famille Thibaut, s’intéressant à la vie à Colombes ou à Rodez, au paysage du front, au vécu dans la tranchée ou à l’arrière. A ce contenu classique sont associées quelques phrases extrêmement critiques sur la guerre, sa conduite, les embusqués et l’horreur des combats. Un bon exemple de ces deux tonalités mêlées (Artois septembre 1915) : « Et ceux qui écrivent chez eux des lettres épatantes, sont de sinistres farceurs ou des vantards. Il n’y a pas de nature humaine qui puisse résister au spectacle d’une telle boucherie. J’ai prié constamment la Vierge, suivant le conseil de mon confesseur. Je ne sais pas comment je suis encore là… (…) Merci au patron pour son petit mot, et bonne santé. Un baiser à toute la maisonnée. Votre André »
En effet A. Tanquerel est un catholique pratiquant, qui aime le son des clochers de village : 1er novembre 1915, p. 140, Artois, «Hier c’était dimanche. On s’arrange toujours de nous faire passer des revues quelconques, juste aux heures des offices, pour nous empêcher d’y aller. » Il collectionne les médailles pieuses qu’il perd régulièrement, Madeleine lui en renvoie : 28 septembre 1915 p. 124 « je vous renvoie un Sacré-cœur et une autre médaille qu’Hélène a fait bénir aujourd’hui. »
Après deux mois de front, la teneur de la correspondance témoigne déjà d’un manque d’entrain (p. 120) « Enfin tout cela est idiot, idiot, idiot. », mais une rupture plus nette se produit avec l’expérience traumatisante de l’offensive d’Artois. Une page résume la journée d’attaque au Bois de la Hache devant Souchez (p. 126) et le récit décrit son enfouissement par un obus sous deux cadavres français tués quelques instants avant. Seul, il réussit à se dégager puis erre, hagard, avant de retrouver les siens. Les lettres suivantes témoignent de l’expérience : 28 septembre « Ce qui se passe ici est affreux. Je me demande comment je ne suis pas mort ou devenu fou» ou (30 septembre) « Je me demande quel crime nous avons commis pour être si cruellement punis ? » L’expérience de cette bataille donne à l’auteur un ton très critique et sombre qui durera en s’accentuant jusqu’à la fin. Il brave la censure avec des propos récurrents que celle-ci qualifierait de « défaitistes » (29 novembre 1915, p. 152) : « On préfère attendre une victoire problématique et sacrifier encore des milliers d’existences, bêtement, pour quelques bandits assoiffés d’or ! Ah ! Je vous supplie de ne plus me parler de Patrie, non, jamais. », mais curieusement, il respecte scrupuleusement les interdictions d’indiquer les lieux précis où il combat : (p. 120) « Ceux qui seraient pris à donner des détails, sont passibles de conseil de guerre. Or nous sommes suffisamment embêtés comme cela pour ne pas chercher à nous procurer d’autres embêtements. » C’est la même chose en 1916 où le lieu Verdun n’est pas nommé, alors que ses descriptions ne sont pas de nature à rassurer l’arrière. En Artois, A. Tanquerel tient une position à 5 km de celle de L. Barthas et les conditions très éprouvantes de la fin de l’automne rappellent celles des Carnets de guerre : Bois en Hache, 29 novembre 1915, p. 152 « des glaçons flottaient et s’aggloméraient autour de nos jambes. 48 heures ainsi. »
Le ton de la presse, l’enthousiasme ou les mensonges des journaux révoltent l’auteur et il dénonce souvent les embusqués. A Verdun, il est révolté par la lecture des journaux qui annoncent la venue de Sarah Bernhard : 6 avril 1916 p. 188 « Oui c’est affreux (…) Et un sergent qui perd ses tripes, et un mitrailleur dont les pieds sont arrachés, et encore, encore, tant d’autres . (…) Et il continue avec une noire ironie : « Enfin ce qui me console c’est que Sarah Bernhard est venue ici pour nous encourager. » Il insiste beaucoup sur le fait que l’arrière ne connait pas la réalité de la situation du front, et que la guerre ne dure que grâce à cette ignorance.
D’après ses réponses à sa marraine, dont nous n’avons pas les lettres, on sent qu’elle lui fait des reproches, probablement pour le motiver, même si les divergences ne vont jamais jusqu’au conflit : Verdun 13 avril 1916 p. 200 « Non, Marraine, dites-moi que je suis ici, pour vous défendre vous, pour défendre Hélène et Jean (…) mais je vous en prie ne me parlez pas de grands mots, comme Droit, Liberté, etc., car ici on ne sait pas ce que c’est. » (…) « Nous ne souhaitons que la fin de la guerre. Pour nous, le « jusqu’au bout » et « on les aura » n’existe pas. » A. Tanquerel se défend d’être défaitiste, il ne veut pas qu’elle le prenne « pour un vilain révolutionnaire que je ne suis pas » (p. 226) et qu’elle pense qu’il est un lâche : « pourtant, si ma vie pouvait être le prix de la paix, je la donnerais avec joie pour faire cesser tout cela. » (p. 226) Evoquant très rarement les Allemands, il n’est pas politisé mais cite les propos prolétariens formulés par un camarade (septembre 1916 p. 263) « on cherche l’extermination de la classe ouvrière, qui commençait à devenir dangereuse, avec ses conceptions révolutionnaires…».
Sa conviction que la guerre est inutile est corrélée à des crises de cafard de plus en plus marquées ; en 1916, il s’écrie à Verdun (avril 1916 p. 201) : « La foi est morte. (…) Comprendra-t-on qu’il y en a assez ! Que le mot « Assez » pourrait s’écrire en lettres gigantesques dans le ciel, comme le cri suprême de l’armée ? » Ses fiançailles avec Hélène, la fille de Madeleine, améliorent un temps son moral, mais les crises de désespoir sont encore plus violentes dans la Somme (octobre 1916, p. 277), avec une page dramatique dont un extrait donne son titre à la publication « Autrefois je me révoltais, maintenant je n’en ai même plus la force. Le militarisme donne son fruit. Je suis abêti et abruti suffisamment pour me faire tuer sans rien dire. (…) Et c’est justement ce qui nous fait souffrir tous, c’est de penser que l’on prend nos cris de détresse pour des éclats de rire. » Le 7 novembre 1916 en début d’après-midi, lorsque sa compagnie est de soutien lors de l’attaque d’Ablaincourt, il est frappé par un obus et meurt sur le coup.
On a la chance, assez rare pour un simple soldat, d’avoir une citation des faits extérieure, glanée dans le récit du chef d’une autre section de la même compagnie du 158e RI (Carnets de Ferdinand Gilette, 7 novembre 1916, tranchée de Lethé, attaque d’Ablaincourt, site « chtimiste », Carnets de guerre, n° 151) : « Le canon fait rage et les obus passent et éclatent de tous côtés : nous sommes bien mal postés, car nous n’avons aucun abri. Un tombe dans la tranchée en plein dans la 2ème section, il tue 2 types : Tanquerel et Gardon et en blesse 2 autres. (…) Voilà un type : Tanquerel qui à chaque attaque se faisait évacuer et qui revenait ensuite nous rejoindre au repos, il a suffi qu’il vienne une fois dans la fournaise pour y rester. »
Le jugement est bien dur car l’aspirant Gillette n’est arrivé au 158e RI que le 25 avril 1916, et celui-ci néglige le fait que malgré ses trois évacuations (5 mois d’évacuation en 3 fois sur 2 ans de campagne) , A. Tanquerel a fait l’offensive d’Artois en 1ère ligne et surtout a supporté l’attaque sur le fort de Vaux à Verdun le 9 mars 1916.
A la fin de l’ouvrage D. Carrier, dont il faut souligner le travail précieux, a regroupé les documents (courriers privés, du maire, avis de citation à titre posthume [« soldat courageux…]) liés à l’annonce du décès. Sans nouvelles, Madeleine écrit au commandant de la Compagnie d’André, et celui-ci fait répondre par Aimé Desporte, un camarade : 26 novembre (p. 296) « Croyez que pour moi il est fort pénible de vous apprendre la triste réalité, et soyez assurée, Madame, que j’ai pleuré cet ami avec lequel je n’ai eu que de bonnes relations ; il fut regretté aussi bien de ses chefs que de ses camarades et tous nous aimions sa franche gaîté et son caractère ouvert. (…) Allons courage Madame et que Dieu vous garde.» Une lettre de l’aumônier, chargé de tenir le registre de l’emplacement des sépultures du régiment, termine le dossier : 16 janvier 1917 p. 301 « je vous adresse ci-joint le calque de la partie qui vous intéresse. (…) J’ai tout lieu d’espérer, le connaissant comme l’un de nous tous, qu’il était en règle avec le Bon Dieu. Abbé Friesenhauser ».
Donc un témoignage marquant, avec l’expression d’une intimité affective attachante, la formulation individuelle d’une profonde hostilité à la guerre et aussi – l’auteur soulignant souvent le fait que son indignation est partagée par ses camarades -, la formulation d’un ressenti collectif dans lequel le « nous » devient récurrent pour l’expression de cette souffrance.
Vincent Suard mai 2017
Adams, Bernard (1890-1917)
1. Le témoin
John Bernard Pye Adams est né le 15 novembre 1890 à Beckenham, dans le Kent. Après avoir remporté de nombreux prix d’excellence au collège et au lycée, il réussit l’examen d’entrée à l’université de Cambridge en 1908. Une fois son cursus en humanités achevé, il décide de se consacrer à l’économie. Au terme de ses études, il est nommé conseiller d’éducation dans un centre d’hébergement pour étudiants indiens. Ce travail le passionne et lui fait découvrir la culture indienne. En 1914, il a l’intention de partir en Inde dans le cadre d’une mission humanitaire mais la guerre vient contrecarrer ce projet.
Quand le conflit éclate, Bernard Adams hésite d’abord à s’engager. Comme de nombreux autres jeunes diplômés, il ne ressent aucune attirance pour la vie militaire. L’idée de combattre un ennemi contre lequel il n’a aucune animosité particulière ne lui plaît guère mais il juge néanmoins la cause valable. En novembre 1914, il rejoint un régiment gallois, le 1er Royal Welsh Fusiliers, et accède au rang de lieutenant. Il part au front en octobre 1915. Après avoir occupé le secteur de Cuinchy et de Givenchy, près de Béthune, son bataillon est transféré dans la Somme, près de Morlancourt. Blessé au bras en juin, il est évacué en Angleterre et ne revient en France qu’en janvier 1917. C’est pendant cette période de convalescence qu’il rédige Nothing of Importance. Le 26 février 1917, Bernard Adams est blessé au cours d’un assaut à Puisieux et meurt le lendemain dans un hôpital de campagne. Son corps est enterré au cimetière militaire de Couin (Pas-de-Calais).
2. Le témoignage
Nothing of Importance a été publié en 1917, quelques mois après la mort de Bernard Adams. Il s’agit de la chronique des huit mois de présence de l’auteur au front entre octobre 1915 et juin 1916. Comme il le concède lui-même à la fin de sa préface, son récit ne relate rien d’exceptionnel dans la mesure où il ne couvre aucune action d’envergure. Il l’a entrepris pour essayer d’exprimer ce qu’il ne pouvait transmettre de vive voix. Comme pour de nombreux combattants, l’objectif n’était pas seulement de témoigner mais aussi et surtout de créer un lien a posteriori entre une série de moments désordonnés et contradictoires. On ressent à la lecture du livre une volonté évidente d’ordonner et d’analyser l’expérience combattante. L’ouvrage est édité avec le concours de la soeur de Bernard Adams. Le récit est suivi d’un « In Memoriam » typique des publications posthumes, éloge biographique du combattant mort au combat. Du moins celui-ci, assez court, évite-t-il l’emphase.
3. Analyse
Arrivé à l’automne 1915 dans le secteur de Cuinchy et de Givenchy, Bernard Adams connaît d’abord une période relativement calme. L’échec de la bataille de Loos a mis temporairement un terme aux actions offensives. Béthune, devenue ville de garnison britannique, l’impressionne particulièrement. « Le commerce y est florissant. On trouve de tout ici : des rasoirs mécaniques, du papier à lettre spécial tommies, des uniformes d’officiers britanniques en plus de ce dont peuvent avoir besoin les habitants d’une grande ville. Nous nous sommes rendus dans un célèbre tea-shop, où parmi une foule d’officiers nous avons pu boire du vrai thé anglais, à notre grand étonnement. Et dire que je croyais ne pas pouvoir changer de brosse à dents avant des mois ! » Les cantonnements lui permettent d’observer la population française, notamment une famille de paysans particulièrement accueillante. Pour ces gens, la guerre « fait désormais partie de leur vie au même titre que le canal et les peupliers qui le longent. Ils ne tolèrent pas qu’une escouade à la manoeuvre piétine le carré de laitues, mais sinon ils ne montrent aucun intérêt pour les réalités militaires. En fait, ils se contentent d’éprouver une immense fatigue. Après quelque temps, nous finissions par adopter la même attitude. »
Adams décrit les villages et les paysages avec un souci de détail que l’on retrouvera dans le classique d’Edmund Blunden : Undertones of War. Des cartes et croquis de tranchées illustrent le récit. La plaine humide des environs de Festubert lui donne le cafard et c’est avec joie qu’il apprend le départ de la troupe vers les terres crayeuses et vallonnées de la Somme, qui lui évoquent davantage son Kent natal. Arrivé dans le nouveau secteur, le bataillon profite de quelques semaines au repos dans le village de Montague, où les rapports avec les habitants sont tout aussi bons que dans le Béthunois. Adams évoque l’irréalité de ces lieux habités par la guerre. Son livre, écrit pendant une longue période de convalescence, permet cette « distance proche » que n’ont ni les journaux de bord rédigés au coeur de l’action ni les mémoires rétrospectifs écrits des années après le conflit. Il en joue, utilisant de larges extraits de ses lettres et de son journal, qu’il n’hésite pas à commenter pour souligner leur naïveté et ou insister sur les changements de perspective, ce qui nous offre plusieurs points de vue sur une même réalité. La sensation « onirique » sur laquelle il revient à plusieurs reprises est une façon de rendre compte de l’étrangeté de l’expérience combattante : « Je vivais à l’époque dans une sorte d’irréalité, même si à d’autres moments la vie était on ne peut plus réelle; et ce n’est que maintenant, quelques mois après, que ces journées se fondent petit à petit dans un rêve. Quoi qu’il en soit, si le lecteur trouve les pages suivantes monotones, qu’il essaie de leur donner la couleur du conte et d’imaginer qu’une sorte de sort a été jeté sur ces lieux qui se fait la guerre. »
Mais après la période de repos, la réalité sanglante de la guerre reprend ses droits. Si aucune bataille majeure n’a été engagée par les forces britanniques pendant les huit mois relatés par Adams, la guerre quotidienne des tranchées, avec ses corvées, ses patrouilles, ses coups de main, ses duels d’artillerie et ses explosions de mines n’en est pas moins meurtrière. Affecté dans le secteur de Bois Français, Adams est confronté à la mort de camarades proches. Comme chez de nombreux combattants, cette épreuve marque un point de non retour, qu’il tente d’analyser . « Ces deux morts auraient dû me rendre différent. Or, j’étais le même. Je suis allé inspecter les tranchées avec Davies, j’ai parlé avec les sergents de section et j’ai examiné le réseau de fils de fer à l’aide de mon périscope, et pendant tout ce temps je n’ai pas eu la moindre pensée pour Tommy et Robertson. Étais-je devenu indifférent ? Je ne m’étais pas encore rendu compte que les émotions violentes accompagnent rarement le contact avec la mort, qu’il existe un engourdissement de l’esprit agissant comme un antalgique. J’avais honte de mon indifférence ; mais j’ai vite compris que c’était un phénomène habituel. »
Nothing of Importance est un choix de titre typiquement britannique, qui inscrit l’auteur dans la lignée des écrivains-combattants refusant de céder au sensationnalisme. L’ironie y est prédominante. Comme dans cet avertissement au début du chapitre VII où il invite le lecteur à passer son chemin s’il est allergique aux notions de topographie. Siegfried Sassoon a lu le livre peu de temps après sa parution et l’a offert à Wilfrid Owen, autre grand nom de la littérature de guerre, preuve que cette chronique a été appréciée pour la pertinence de son propos par ceux qui étaient aptes à la juger. Si elle ne fait pas partie des œuvres phares du genre, elle n’en a pas moins toujours été appréciée pour la sincérité du regard qu’elle porte sur la réalité combattante.
Le parcours d’Adams après sa blessure au bras est relaté dans le détail, du poste de secours à l’hospitalisation à Londres en passant par l’hôpital d’évacuation et le bateau-hôpital. Dans la conclusion, il laisse éclater sa colère contre le bourrage du crâne des journaux et déclare : « Cette guerre est un enfer, nous n’y trouvons aucune gloire, nous la détestons, nous en détestons chaque aspect. » Son livre n’est pourtant pas une dénonciation. Son objectif était de proposer « l’étrange synthèse qu’est cette guerre : de l’aventure, de la monotonie, de la bonne humeur et de la tragédie. »
Francis Grembert, octobre 2015
Source : Bernard Adams : Nothing of Importance, Robert M. McBride & C°, New York, 1918. Rééditions : Naval Military Press, 2016 ; Forgotten Books, 2012.
Gamel, Roger (1896-1962)
Sur le livre Impressions de guerre 1914-1918, Carnet de guerre de Roger Gamel, poilu aveyronnais, pas de mention d’éditeur mais un ISBN 978-2-7466-7598-8. Si on retourne le livre, c’est une nouvelle couverture, celle des Impressions de guerre 1914-1918, Journal de guerre de Mimi Jacob (voir ce nom). Le livre double, imprimé en 2014, est le résultat d’un travail pédagogique réalisé au lycée Louis Querbes de Rodez (Fax 05 65 78 12 32) sous la direction de Jean-Michel Cosson, professeur d’histoire et de géographie, et de Sandrine Garriguet, documentaliste. Il semble hors commerce mais il est peut-être possible de se le procurer en s’adressant à ce lycée. Je l’ai moi-même reçu sans commentaire. Les deux témoins n’ont aucun rapport, l’un avec l’autre.
Roger Gamel est né à Rodez le 29 juin 1896. Deux lignes de son carnet (p. 51 et 91) nous apprennent qu’il était employé de commerce, ayant travaillé à Paris à la Samaritaine et aux Galeries Lafayette où il reprit du service lors de sa démobilisation en septembre 1919. Le fait que le cahier ait été trouvé par hasard dans un grenier à Lille est peut-être à mettre en rapport avec ses emplois successifs. Marié en 1920 à Deuil-la-Barre (actuellement dans le Val d’Oise), il mourut dans ce même département, à Belloy-en-France, le 26 octobre 1962. Roger Gamel ouvre son cahier en affirmant qu’il est la copie conforme des notes prises pendant la guerre, notes brèves pour la période du 16 avril 1915 (incorporation au 4e RIC) au 29 août 1916 (mutation au 23e RIC) et plus complètes ensuite. Quelques fautes d’orthographe de l’auteur ou de transcription. Les points de suspension dans les citations qui suivent sont de Roger Gamel.
Sans surprise, on trouve dans ce témoignage les habituelles descriptions concernant la vie des poilus. La pluie (p. 16) : « Ma capote tient debout toute seule tant elle a été mouillée. » Le froid (p. 29, 2 janvier 1917) : « Nos boules de pain nous arrivent gelées aussi faut-il nous servir de nos pelles bêches pour les partager en quatre, nous les faisons passer au feu vif pour pouvoir manger ce pain. » Les poux (p. 56) et les rats (p. 85) : « Un rat m’a mordu à la joue, teinture d’iode… » La boue (p. 56) : « Les boyaux ne sont plus que des canaux de boue dans lesquels on s’enfonce par endroit jusqu’à la poitrine. » Les mercantis (p. 27) « sans scrupules qui nous écorchaient de leurs prix excessifs ». L’aide aux paysans (p. 43) : « Blancs et noirs aident nos paysans dans les travaux des champs. Comme partout, on a craint l’arrivée des « Coloniaux » dont la mauvaise renommée n’a été répandue que par des curieux et des jaloux ; et quand les « Coloniaux » s’en vont, on les regrette et on ne se cache pas pour nous le dire. » En permission, l’accueil démoralisant des « civils très patriotes » qui ne comprennent pas ce qu’est la guerre (p. 62) ; et toujours, au moment de repartir, un terrible cafard. L’officier d’état-major, « très élégant et pommadé », qui, tout pâle, passe une heure avec les fantassins : « Il pourra en raconter long sur la vraie guerre ! » La peur au cours d’une patrouille, la vie au milieu des morts, la mauvaise surprise des obus à l’ypérite (p. 59). Plus originale, la situation du groupe à qui on ne peut faire parvenir de nourriture par voie terrestre (p. 34) : « Par signaux optiques, notre aviation est prévenue du danger que nous courons… une dizaine d’avions survolent notre secteur et nous jettent quelques boites de conserves qu’il nous est impossible de retrouver… »
Intéressante description d’une corvée de soupe (p. 57) avec cette précision très concrète : avant d’avoir à affronter le retour, chargés à l’excès, dans la boue et sous les obus, les hommes de corvée ont le plaisir de boire et manger chaud. Jules Puech (voir ce nom) et d’autres l’ont noté. Jules Puech et sa femme Marie-Louise ont également donné de nombreux exemples de prosélytisme catholique en particulier dans les hôpitaux. Roger Gamel en fournit un cas personnel (p. 59) : « Je quitte l’ambulance de Beaurieux… la sœur me coud à ma vareuse un scapulaire et me donne deux médailles elle m’embrasse et je remonte en ligne.»
Nommé observateur du régiment (7/12/1916), il assiste à la destruction du village d’Andéchy (13/12) ; ayant repéré un groupe de travailleurs ennemis, il les signale et a « la satisfaction à voir éclater 8 coups de 75 en plein but ». Il ajoute : « J’ai bien travaillé. » Lors du recul des Allemands dans l’Oise (21/03/1917), il note la joie des habitants sortant de leurs caves pour recevoir les soldats français, et il condamne les dévastations : « Nous voyons partout les arbres fruitiers sciés, les caves inondées, les puits bouchés avec du fumier… là, par ces abominables manières à faire la guerre on reconnaît l’âme boche… la destruction systématique de ce riche pays est complète… pourquoi avoir scié les arbres fruitiers ? est-ce cela qui arrête une armée ? »
Le 16 avril, son régiment est en réserve. Le 18, il décrit l’attaque du mont des Singes. En juin, secteur calme en Alsace. Une brève allusion aux troubles, le 22 juillet : « Quelques régiments se sont révoltés… ça barde… le 20e Corps qui occupe une partie du secteur a un mauvais moral… les pires canards circulent. » Retour vers le Chemin des Dames, fin juillet. Caverne du Dragon (p. 51), Hurtebise jusqu’en novembre (p. 51-61).
Montagne de Reims en février 1918 ; fort de la Pompelle en mars. Le 19 octobre, il est évacué, atteint de grippe espagnole, mais s’en sort rapidement. Le 11 novembre le surprend à Paris, retour de convalescence.
Rémy Cazals, septembre 2015
Barthaburu, Elie (1893-1944)
Il est né le 25 août 1893 à Saint-Palais, dans une famille de notables du pays basque ; son père est négociant et propriétaire terrien. Il peut donc aller au lycée puis, bachelier, devenir étudiant à l’Institut agronomique de Paris. Il est mobilisé en août 1914 au 49e RI de Bayonne. Il est blessé le 20 septembre 1914 dans l’Aisne. Rétabli, il passe aux Chasseurs alpins et combat dans les Vosges et la Somme. Sergent en septembre 1916, il effectue un stage pour devenir officier. Sous-lieutenant au 17e BCA, il participe en 1918 à l’arrêt des offensives allemandes et à la dernière offensive des Alliés.
Avec le livre de Michel Barthaburu, La Grande Guerre de mon père, Carnets et correspondance d’Élie Barthaburu (1914-1919), Société des sciences, lettres et arts de Pau et du Béarn, 2014, 312 p., nous avons à faire à des documents publiés grâce à la convergence de la piété familiale, du soutien d’une société savante et de l’occasion offerte par le centenaire de 1914. Le témoignage comprend principalement des lettres adressées par le jeune soldat à sa famille. On dispose également de carnets, malheureusement pour une période trop courte car ils semblent plus riches en réflexions personnelles, par exemple les 14 et 15 septembre 1914 lorsqu’il exprime sa compassion pour des blessés allemands. Préface de Pierre Tauzia ; introduction du docteur Michel Barthaburu qui expose avec quelque détail l’histoire de la famille et résume les épisodes vécus par son père en 14-18. La Société des sciences, lettres et arts m’a demandé une postface afin d’éclairer le texte par quelques éléments de bibliographie et le situer par rapport à d’autres témoignages. J’en reprends ici des éléments.
Le combattant Barthaburu, s’il a connu quelques secteurs calmes, a décrit diverses formes de combat : comment les fantassins subissent dans la tranchée les bombardements sans pouvoir se défendre ; comment on assiste à un « gaspillage » d’obus qui ne font aucun mal, mais comment celui qui tombe en pleine tranchée fait un carnage ; il a observé les duels aériens ; il explique la spécialisation des combattants correspondant à l’évolution de la guerre ; il montre que le « nettoyage » des tranchées adverses ne se fait pas au couteau comme on l’a parfois absurdement répété. L’offensive alliée de 1918 est particulièrement évoquée, avec le franchissement du canal de la Sambre sous le feu ennemi, et les coups d’arrêt des contre-attaques allemandes.
Il a aussi montré que l’homme des tranchées devait consacrer une partie du temps à des besognes de casseur de cailloux, de terrassier, de bûcheron. Le cas Barthaburu illustre les alternances de vie sur le front et à l’arrière : blessure, soins et convalescence ; permissions ; stages divers ; études pour devenir aspirant ; phase d’instruction des troupes américaines ; monitorat de gymnastique. D’autres constantes apparaissent encore : la boue, parfois considérée comme l’ennemi n° 1 des fantassins parce qu’ils vivent dedans, et des artilleurs parce que leurs chevaux s’y épuisent ; le cafard, principalement aux retours de permission ; l’importance du courrier ; les longues marches et le soulagement de l’aspirant qui n’a pas de sac à porter ; le baptême du feu avec l’étonnement de ne pas voir l’ennemi, et la découverte des ravages provoqués par le tir des mitrailleuses ; le rôle du caporal chargé de faire des rondes de surveillance des sentinelles ; le contact avec les Sammies qui ont du « pognon en pagaille ».
Une grande constante dans les témoignages des combattants, c’est la référence à la famille, au village et aux « saveurs du pays ». Ici, le pays est basque. On le voit aux noms de famille, au commerce de bérets ; mais Élie ne risque que deux ou trois phrases en langue basque, ce qui est normal car on ne lui a pas appris à l’écrire à l’école. Comme tous les combattants, Barthaburu cherche à rencontrer des « compatriotes » et se plaint lorsqu’il n’en trouve pas (16 avril 1918). Quant aux « saveurs » du pays basque, c’est la liqueur Izarra, les saucisses sèches et autres charcuteries typiques et les colis de gibier, perdrix, palombes, alouettes. Les envois familiaux sont très nombreux ; il reçoit parfois « colis sur colis » (26 décembre 1915).
Il semble que le grand problème de notre soldat de Saint-Palais était de « tenir » soi-même et de faire en sorte que sa famille tienne aussi. Dans ses lettres, il est difficile de faire la part d’une stratégie et celle d’un comportement spontané. Il veut ménager ses parents, et il note, le 27 août 1918, dans une lettre à son frère et à sa sœur : « Après le coup de tampon, je leur écrirai. » Il minimise les situations, il cache la dureté de la guerre sous de l’humour, employant un argot léger de connivence. Mais il reste, aussi, un collégien sportif, avide de défilés, de croix, de bonnes notes et de citations. Il pratique l’autosuggestion quand il annonce, le 6 novembre 1915, qu’il « envisage très bien cette campagne d’hiver », en contradiction absolue avec tous les autres combattants. Plus fréquente est l’attitude de faire le vide, de se réfugier dans cette « tête vide » (22 février 1916) ou cette « cervelle creuse » (13 août 1916). L’intellectuel, mais simple soldat, Étienne Tanty [voir ce nom], dans sa très abondante correspondance, avoue souvent ce sentiment.
L’esprit contestataire, si fréquent chez les poilus, est ici interdit de séjour, mais il arrive parfois à transparaître. Élie connaît les trêves tacites et les fraternisations, mais il les minimise ou les attribue à un autre régiment. Le 7 décembre 1915, il est bien obligé de raconter les fraternisations provoquées par l’inondation des tranchées après des jours et des jours de pluie [voir la notice Barthas Louis]. Les mutineries de 1917, qui ont affecté une grande partie des unités de l’armée française, sont ici complètement passées sous silence. Seule allusion (condescendante) à quelques troubles : la grève des midinettes, à la différence d’Henri Charbonnier [voir ce nom] qui a su montrer aussi la croissance de l’exaspération des poilus en ce printemps de 1917.
Dans ses carnets (9 et 14 septembre 1914), Élie qualifie la guerre de crime (en l’attribuant cependant au seul Kaiser) et condamne ses horreurs, ce qu’il ne fait pas dans sa correspondance. Toujours dans les carnets (14 février 1916), il constate la lassitude des hommes qui expriment le « vivement qu’on en finisse ». La critique des attaques stériles et sanglantes apparaît dans les carnets (27 janvier 1916) et dans la correspondance à la même date. Il dit à ses parents qu’une attaque française a été brisée par les canons français de 75 qui tiraient trop court (9 septembre 1916), et que son commandant a été tué, en novembre 1918 par un de ces tirs Il reconnaît l’insuffisance des communiqués officiels. En novembre 1916, il admet que repartir au combat lui « fait presque peur ». Le 10 novembre 1918 : « Que c’est bon quand même de songer que c’est peut-être fini de se battre ! »
Rémy Cazals, février 2015
Leclabart, Louis (1876-1929)
À la recherche des traces rupestres réalisées par les combattants de 14-18 dans les carrières souterraines de l’Aisne et de l’Oise, Thierry Hardier s’interrogea sur la signature d’une des œuvres majeures, une représentation de Jeanne d’Arc de 2 m sur 1,20 : « Louis Leclabart 1916 – Souvenir du 12e RIT ». Il découvrit que le même sculpteur avait laissé quatre importantes traces rupestres dans cette même carrière du Chauffour, qu’il avait également signé des monuments aux morts, et que ses descendants possédaient encore de nombreux dessins et autres œuvres. Au final, avec son collègue d’arts plastiques Benoît Drouart et les élèves du collège Paul Eluard de Noyon, il pouvait publier un beau livre illustré de 96 reproductions : Louis Leclabart, Un artiste picard dans la Grande Guerre, Cap Région éditions, 2010, 164 p.
Louis Leclabart est né à Péronne (Somme) le 26 juillet 1876, aîné de huit enfants. Ses talents reconnus, il a pu étudier à l’école des Beaux-Arts d’Amiens dirigée par Léon Delambre. Marié en 1898, il a deux fils. Il travaille dans l’atelier d’Albert Roze, puis en association avec Paul Beaugrand, et il commence à se faire connaître avant la guerre. Du fait de son âge, il est mobilisé dans la territoriale (12e RIT), mais l’avance allemande est telle que le régiment doit être engagé dans de très durs combats entre septembre et novembre 1914, pour la défense d’Amiens et pour la course à la mer. Par la suite, dans la plaine de Flandre, en Belgique, le régiment territorial tient des tranchées de première ligne ou est utilisé à des travaux de terrassement. Louis, nommé caporal, exerce les fonctions de brancardier. C’est entre le 20 juin et le 11 septembre 1916 qu’il a travaillé au Chauffour. Le 10 mars 1918, il passe à l’escadrille SAL1 comme dessinateur de plans directeurs à partir de photos aériennes (et il illustre son carnet personnel de dessins d’avions et de scènes aéronautiques).
Sur son carnet de croquis, équivalent d’un carnet de voyage, il fait 145 dessins à la mine de plomb : portraits, tranchées, armes, cimetières français et allemands, en remarquant une scène particulière représentant un soldat assis, penché, lisant une lettre, intitulée « Le cafard ». Il n’a pas dessiné pendant les périodes de combat et n’a pas représenté les horreurs de la guerre. La pierre calcaire du Noyonnais se prêtait bien à la sculpture. La Jeanne d’Arc de la carrière du Chauffour, à forte valeur symbolique, est placée en hauteur, à l’angle du poste de commandement, à 250 m de la 1ère ligne. À proximité, il a également réalisé un sphinx de 2 m de haut, rappel de son intérêt pour l’art égyptien. Parmi les autres œuvres sculptées, on peut retenir cette « pleureuse » placée par Leclabart sur la tombe de trois militaires français enterrés et honorés par les Allemands (à Trosly-Loire, Aisne). Démobilisé le 6 janvier 1919, il sculpta encore le décor de huit monuments aux morts dans la Somme (dont celui d’Abbeville), avec une tendance à représenter des soldats se dégageant de la masse de pierre. Thierry Hardier a remarqué les détails réalistes montrant que l’auteur était un vrai poilu : « La jugulaire du casque Adrian n’est pas fixée sous le menton mais passe au-dessus de la visière ; les pointes du col de la capote ont tendance à se redresser légèrement sous l’effet d’un usage prolongé ; et les parties en cuir des cartouchières, au niveau de leur fermeture, se déforment un peu à force d’être exposées aux intempéries. »
Rémy Cazals
Ribollet, Pierre (1889-1918)
Né le 7 août 1889 à Caluire-et-Cuire, près de Lyon, dans une famille bourgeoise. Il a un an lorsque son père meurt, laissant sa mère veuve avec quatre enfants. Un de ses oncles, dreyfusard, est actif militant de la Paix par le Droit, puis de l’association française pour la SDN. Pierre étudie à l’institution des Chartreux, aux Beaux-Arts de Lyon et de Paris afin de devenir architecte. Il effectue le service militaire au 4e Génie. En août 1914, caporal, il est mobilisé au 28e Génie et devient sergent en mai 1915. Il est principalement engagé dans les Vosges (Le Violu) et en 1916 dans la Somme. Le jour de l’offensive Nivelle, il arrive à l’EOR de Versailles, en sort sous-lieutenant et rejoint le 3e Génie. Son témoignage est formé de lettres écrites du 19 août 1914 au 22 juillet 1918, veille de sa mort au cours d’une contre-attaque allemande. Certaines lettres sont adressées à son cousin André Piaton ; d’autres à sa mère, mais de celles-ci il ne reste que des extraits, ce qui explique parfois de longs espaces de temps entre deux courriers. Le caractère partiel rend difficile de faire la part de l’autocensure, mais celle-ci apparaît clairement le 22 septembre 1915, lorsqu’il décrit à son cousin les préparatifs de l’offensive et ajoute : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! ». La publication des lettres est accompagnée de photos et de belles aquarelles de Pierre.
Le 28 décembre 1914, il écrit : « Jamais notre devoir de Français chrétien ne fut tracé avec plus de précision qu’en de telles circonstances. Avec force et énergie, accomplissons-le vaillamment et sans murmurer. » Le devoir des hommes du Génie, c’est de creuser des tranchées, des abris ; d’établir le relevé du réseau ; mais aussi de précéder les vagues d’assaut en apportant les explosifs nécessaires à faire sauter les systèmes de protection des ennemis (c’est lors d’une telle opération qu’il est tué). C’est aussi la guerre des mines et camouflets, et on reçoit fréquemment grenades et marmites. Dans les Vosges, cote 994, le 12 juillet 1915, il décrit la première ligne : « C’est un véritable fouillis de sacs à terre, de vieilles gamelles, de chevaux de frise, de tourbillons de fils de fer barbelés, d’où émergent des troncs hachés, déchiquetés, pulvérisés. Les sapins sont tombés sur la tranchée, la recouvrant complètement et faisant ainsi un passage à l’ombre, dont nous n’avons pas lieu de nous plaindre. » Il arrive qu’on échange autre chose que des grenades avec ceux d’en face : des journaux, des cigarettes… Comme les autres combattants, il a le cafard et souhaite la bonne blessure. Il critique la distribution aberrante des croix de guerre. À une lettre de sa mère qui lui rappelait un voyage en Italie, il répond qu’il souhaite voir « un paysage quelconque exempt de toute explosion ! » Et au repos, il note le charme tout particulier de « simples promenades en terrain découvert, et non dans d’éternels boyaux ».
À son cousin, dès le 12 juillet 1915, il pose la question qui l’obsède : « Que dit-on à Lyon, autour de toi ? Compte-t-on sur une crise financière, économique, une révolution, un coup de théâtre qui permettrait d’envisager la fin de la guerre avant l’hiver ? » Puis c’est le message récurrent à partir du 24 août : « Je voudrais que ceux qui parlent avec tant d’enthousiasme et de phrases ronflantes de la guerre dans les journaux, fassent ici une simple tournée dans les tranchées de 1ère ligne. Ce serait une expérience intéressante qui modifierait peut-être leurs impressions ! » Barrès est nommément attaqué (5-3-16), et Pierre ajoute un mot des « convictions patriotiques, qu’il est décidément beaucoup plus facile d’avoir à Lyon qu’ici » (27-5-16).
Pierre décrit à son cousin la « boucherie sans nom » de la bataille de la Somme (25-8-16) ; des prisonniers allemands heureux que la guerre soit finie pour eux, « avec un petit sourire qui a l’air de nous plaindre » ; ses camarades dont le cafard tourne au désespoir (18-9-16). Le 3 décembre 1916, bien avant l’offensive Nivelle, il admet qu’on puisse être terrifié des réflexions des poilus. Mais il se trouve à Versailles au plus fort des mutineries et ne peut en parler. En septembre, il attribue à la défection de « ces maudits Russes » la prolongation de la guerre, et en février 1918, il stigmatise « la honteuse capitulation des maximalistes ».
Rémy Cazals
*Pierre Ribollet, Quatre années de guerre (août 1914 – juillet 1918), Lettres et dessins, Lyon, éditions BGA Permezel, 2006, 175 p. + illustrations.
Suberviolle, Pierre (1896-1964),
Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.
L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban, est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.
Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : « C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.
En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.
Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.
Alexandre Lafon, novembre 2012