Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.
Grelet, Louis (1885-1965)
Ce théologien, philosophe et égyptologue autodidacte, fut également marqué dans sa vie par la guerre de 1914-1918. Il était né le 14 mai 1885 au Louverot (Jura), avait été réformé en 1905, mais reconnu apte en 1914. Après une instruction rapide à Besançon, il se retrouve sur le front en mai 1915 en Artois, au 158e RI, se demandant : « Pourquoi cette guerre, Grand Dieu ! Pourquoi ce massacre d’hommes qui ne demandent qu’à vivre, qui ont des projets d’avenir, et qui brutalement, contre-nature, disparaissent de la surface de la terre ? » Il est surpris de voir que la population continue à vaquer à ses occupations près de la ligne de feu, dans les mines et les champs. Quant aux soldats : « Il me semble tels étaient ces hommes dans la vie civile, tels ils demeurent dans la vie militaire. Ils ne s’intéressent que très peu à la guerre elle-même ; ils songent surtout aux occupations qu’ils avaient dans le civil, et leurs conversations roulent principalement sur ces deux seuls sujets : l’amour et le vin. » Il découvre la boue, le dédale des boyaux, les cadavres, l’odeur et les grosses mouches bleues : « Ce qu’est la guerre actuelle, personne ne peut se l’imaginer s’il n’en a pas été le témoin. Les mots sont impuissants à faire voir ce qu’elle est ; les photographies elles-mêmes sont des choses mortes ; il faudrait le cinématographe, et encore il y manquerait un élément essentiel : le son. […] Ce n’est pas de l’héroïsme qu’on nous demande à nous autres soldats, c’est du surhumain ; et on peut en dire autant des soldats allemands. » On vit sous les obus, on ne tire presque pas de coups de fusil et, au 8 juillet, Louis Grelet écrit qu’il n’a pas encore vu le moindre Allemand. Les soldats critiquent les chefs et les communiqués officiels : « En les lisant, on ne se rend pas compte du travail énorme qui se fait dans toutes les parties du front. Dans les boyaux qui conduisent aux tranchées de première ligne, c’est, pendant toutes les nuits, un va et vient perpétuel. Là on ne peut employer ni voiture, ni automobile, ni chemin de fer. On ne peut employer que l’homme. Et il faut porter à dos des sacs de grenades, des sacs de cartouches, du fil de fer, des piquets, de l’eau, des vivres, descendre les blessés et les morts. C’est un travail fantastique. »
Septembre 1915, l’offensive se prépare. Pour Louis Grelet, le mot « offensive » signifie « grand massacre ». Et il aura raison. Le 12 octobre, il note : « Nous apercevons à trente mètres devant nous un bras qui se lève tenant un béret cerclé de rouge. C’est un blessé allemand qui s’est traîné jusque là. Le sergent Lavier va le chercher et le ramène sur son dos, puis des brancardiers viennent et l’emportent. » En décembre, comme l’ont montré Louis Barthas et tant d’autres, l’ennemi est la pluie avec sa conséquence, la boue dans laquelle on s’enlise. Les tranchées sont inondées, le travail ressemble à celui des Danaïdes. Une entente tacite s’instaure, on se montre à découvert, on échange des cigares et de la nourriture, et des paroles de sympathie. En même temps, on se méfie, mais un geste prouve la sincérité des Allemands : pour marquer la fin de la trêve, une mitrailleuse allemande tire en l’air au lieu de faucher une compagnie effectuant une relève à découvert. Le général de division fait lire une note qui signale le passage à l’ennemi de deux sergents, deux caporaux et douze hommes. Le déserteur connu de Barthas n’était donc pas le seul.
En février 1916, c’est Verdun où Louis Grelet assiste à un premier bombardement aérien, et où « les 305 tombent comme ailleurs les 77 ». La marche sur le verglas provoque de nombreuses chutes, « heureusement ou malheureusement sans me faire de mal », remarque notre soldat. Et il faut continuer sous les obus et parmi les cadavres. Les hommes sont épuisés, mais ne sentent plus leur fatigue lorsqu’ils sont relevés, tant ils sont contents de s’éloigner « de ces lieux maudits ». Mais il faut y retourner. Sergent le 22 mars, Louis est blessé le 31 par une balle qui lui traverse le sein droit, et capturé par les Allemands qui le soignent bien : « Dans l’après-midi, une ambulance attelée de deux chevaux vient prendre les blessés qui attendent au poste de secours. On installe à l’intérieur sur des brancards les plus gravement atteints ; puis un infirmier me fait monter sur le siège du conducteur et, entre le conducteur et moi, il fait asseoir un de ses compatriotes qui a les deux yeux crevés, du moins meurtris et clos. Ce dernier demande qui est à côté de lui. Son camarade lui répond : « Franzose. » L’aveugle a un mouvement de recul, mais sur quelques mots de son camarade, il se tient tranquille. Je passe même mon bras sous le sien pour nous soutenir mutuellement et, nous agrippant à l’étroite banquette, nous partons à travers champs. Car, de ce côté-ci comme du nôtre, les routes sont constamment balayées par l’artillerie. » Si le récit de la capture est détaillé (comme celui de Fernand Tailhades, par exemple), les notes sur la vie en Allemagne sont très brèves et limitées à quelques jours de novembre 1918 avec des allusions à la révolution. On aurait aimé là-dessus de longs développements, mais le prisonnier pensait vraiment à autre chose, à son retour en France, et on est bien obligé de dire qu’on le comprend.
Rémy Cazals
*Texte transcrit par Denis Chatelain et publié à Paris, éditions La Bruyère, sous le titre Dix mois de front (juin 1915-mars 1916), 2008, 104 p.
Cuny, née Boucher, Marie (1884-1960) et Cuny, Georges (1873-1946)
1. Les témoins
Georges Cuny naît le 23 novembre 1873 à Gérardmer (Vosges). Marie Valérie, dite Mimi, Boucher est née quant à elle le 19 février 1884 à Docelles (Vosges). Tous deux sont issus de grandes familles d’industriels tisserands et papetiers possédant plusieurs usines en Lorraine et en France. Ainsi, par mariage et cousinages, ils sont connectés au milieu des industries papetières et des tissages dans tout le département des Vosges et au-delà (citons ainsi les Laroche-Joubert, Schwindenhammer, Mangin, Gény, Perrin ou Michaut). Mariés le 26 avril 1906, trois enfants naissent de leur union : André (1907), Noëlle (1909) et Robert (1910). En août 1914, Georges est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne. Maurice Boucher, lieutenant au 349e RI et Georges Boucher, adjudant dans un régiment de chasseurs à cheval, frères de Marie, sont également mobilisés. Dès lors, Célina Boucher accueille chez elle Marie, sa fille et ses trois enfants ainsi que sa belle-fille Thérèse Boucher, elle-même mère de 2 enfants. Ce resserrement familial pour endurer la guerre est démonstratif de cet esprit de famille qui va teinter l’échange d’une correspondance assidue entre les époux Cuny, reproduite du 4 août 1914 au 29 juin 1918. Frères et beaux-frères reviennent sains et saufs de la Grande Guerre et Georges Cuny est démobilisé le 14 janvier 1919. Il poursuit sa carrière d’industriel et, en 1928 acquiert les Tissages Mécaniques d’Orchamps (Jura) qu’il dirige, puis la Société Française de Pâte de Bois. Il décède le 8 septembre 1946 à Cornimont (Vosges). Marie meurt à Cornimont (Vosges) le 24 février 1960.
2. Le témoignage :
Favre, Marie, Reviens vite. La vie quotidienne d’une famille française pendant la guerre de 14, chez l’auteur, 2012, 556 pages.
Marie Favre, 21e des 28 petits-enfants de Georges et Mimie, publie une partie de la correspondance échangée et reçue par les époux (540 lettres de Marie, 350 lettres de Georges, complétée d’un millier de lettres reçues de la famille) dans une édition familiale, replacée dans un contexte historique et sommairement annotée.
Le 2 août 1914, Georges Cuny est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne dont le dépôt est à Besançon. Au commandement de la 45ème batterie, il participe aux divers combats de ce régiment. Il est blessé le 31 octobre 1914 alors qu’il est en batterie dans le secteur de Braine (Aisne) et est proposé pour la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « A dans l’attaque de nuit du 31 octobre au 1er novembre énergiquement soutenu et excité le moral et l’ardeur de ses hommes continuant à tirer sous le feu repéré d’une batterie allemande. Gravement blessé à la fin de l’action par un projectile mettant hors de combat tous les canonniers d’une même pièce, a demandé avec instance qu’on s’occupa d’abord des blessés de sa batterie ». Hospitalisé à Fleury-Meudon, il revient à sa batterie le 6 décembre dans le secteur de Soissons. Le 7 mars 1917, il écrit à Marie : « Pour te faire plaisir, je me suis laissé proposer pour le grade de chef d’escadron », grade qu’il atteint effectivement le 10 mai 1917. Il est alors affecté au 1er groupe (puis au 2e) du 260e RAC qui stationne à Vieil-Arcy, au sud du Chemin des Dames. En juin 1917, il part dans les secteurs de Pont-à-Mousson et de Toul, qu’il qualifie de calmes. Le 4 janvier 1918, le 2e groupe quitte Bicqueley (Meurthe-et-Moselle) pour Verdun, secteur de Douaumont. Le 12 mars 1918, alors qu’il se trouve à son PC, il est victime d’un bombardement à gaz et légèrement touché aux yeux, ce qui l’éloigne un temps du front, du fait d’une courte hospitalisation à Bordeaux, où sa femme vient le rejoindre. Il rejoint son groupe de batteries le 20 avril 1918 et fait plusieurs mouvements pour contrer l’offensive allemande du printemps 1918 (secteur de Senlis-Villers-Côtterets) puis reviens sur l’Aisne en juin. La dernière lettre de lui reproduite est datée du 29, alors que son groupe appuie une attaque dans le secteur du ravin de Cutry, au sud d’Ambleny (Aisne). Le reste de son parcours est alors évoqué par le biais du JMO de son régiment et des grands évènements de l’époque, collectés par la presse.
Marie Cuny quant à elle témoigne de Docelles dans les Vosges, à quelques kilomètres d’Epinal où elle a resserré les liens familiaux. Argentée et libre de ses mouvements – conductrice acharnée de sa propre voiture – elle parcourt le département mais prend également des vacances à Angoulême ou fait quelques visites parisiennes ou nancéennes, ce qui lui permet de donner des nouvelles de la grande famille industrielle.
3. Analyse
Pour plusieurs raisons liées à une correspondance incomplète (du 15 septembre 1915 au 29 juin 1918) et censurée (même si Georges parvient à tromper la censure en écrivant certains toponymes à l’envers), mais aussi par un regard industriel distancié du fait de son statut militaire, l’analyse des courriers de Georges Cuny n’atteint pas l’intérêt contenu dans les lettres de son épouse Marie. En effet, au fil des 540 lettres reproduites, la vie, l’activité économique et les devenirs des militaires mobilisés dans la grande famille industrielle des Cuny-Boucher sont évoqués dans une correspondance de Marie d’une grande liberté de ton et une censure très relative. Dès lors, ce témoignage, en forme de journal d’une civile au statut très particulier, à l’intérieur d’un département concerné par la ligne de front, devient un formidable miroir de l’intimité d’une famille d’industriels vosgiens dans la Grande Guerre. En effet, dans la littérature testimoniale de ce département, jamais la parole d’une femme d’industrielle n’avait été publiée [si l’on excepte les 43 jours de guerre (août et septembre 1914) à Saint-Dié de la comtesse Bazelaire de Lesseux publiés dans le bulletin de la Société Philomatique Vosgienne de 1964. Dans ce département, le corpus publié des témoins civils est encore lacunaire. Aussi, la publication des lettres de Marie Cuny permet d’obvier à cette sous-représentation testimoniale mais aussi sociale. Si la publication du journal de guerre de Clémence Martin-Froment avait permis d’illustrer le témoignage d’une civile plébéienne dans la zone occupée du département des Vosges (voir dans ce dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/), la publication des lettres de Marie Cuny permet d’appréhender la vie d’une industrielle de l’arrière dans ce même département. Alors est illustré le témoignage d’une femme en avance sur la génération de la Belle Epoque, fortunée (elle a trois bonnes à son service), libre et moderne, d’une strate sociale qui n’avait pas témoigné jusqu’alors. Marie nous éclaire ainsi sur une quantité de questionnements traitant à l’échelle sociale, la vie quotidienne, l’économie industrielle et les affres de l’occupation militaire française de l’arrière-front des Vosges. La famille, possédant plusieurs usines dans les secteurs de la papeterie et du tissage, mamelles économiques du département, tente de limiter les dégâts dans une économie industrielle gravement obérée par la guerre. La mobilisation des ouvriers, le gel des marchés puis leur nécessaire réorientation vers une économie de guerre, les restrictions, les réquisitions multiples (décrites page 58), l’appauvrissement des matières premières et la dévolution des énergies aux usines travaillant directement pour la défense (expliquée page 198 et car le classement en usine de guerre donne des avantages sur les approvisionnements (page 424)) font de la gestion des entreprises une préoccupation quotidienne. Georges, du front, ne peut gérer correctement ses avoirs, et les échanges épistolaires ne sont pas satisfaisant pour la marche des affaires. Il s’en ouvre dans un courrier du 5 octobre 1916 : « Tu serais bien gentille, ma chérie, de m’accuser réception, au fur et à mesure des lettres que tu reçois de moi. Je t’y demande quelquefois des renseignements que tu oublies de me donner et je crains qu’elles ne te parviennent pas toutes. S’il en était ainsi, j’aimerais bien en être prévenu, afin de ne pas t’écrire des choses relatives aux affaires, il est inutile que l’Etat mette le nez là-dedans. C’est comme PM, il aurait pu se dispenser de m’envoyer tout l’inventaire. Cela peut être excessivement dangereux par ce temps de guerre où on ouvre beaucoup de correspondance. En tous cas, je ne le lui renverrai pas. Un paquet de cette importance serait certainement ouvert, car on se demande quels documents si importants peut avoir à envoyer un officier du front » (page 313). Car la guerre n’est pas propice à la confidentialité qui sied à toute gestion d’entreprise : les déclarations de la nouvelle imposition sur le revenu mise en place en novembre 1916 en est un révélateur : « J’ai reçu la feuille d’avertissement pour l’acquit de l’impôt sur le revenu, nous avons 160 francs à payer, ce n’est donc pas cela qui nous appauvrira beaucoup. Je vais dire au bureau de Cornimont de payer le percepteur. Mais tu vois comme la loi est bêtement faite, on fait soi-disant une déclaration sous enveloppe fermée qu’on adresse au directeur des contributions pour que personne du pays ne la connaisse, mais le percepteur vous envoie un avertissement où tout est nettement indiqué, de sorte que les petits commis que les percepteurs ont souvent chez eux et qui sont du pays pourront répandre dans le village tout ce qu’ils savent » se plaint Marie (page 333). D’autant que les Cuny, possédant une usine en Russie, à Dedovo, la situation du grand allié préoccupe comme leur Révolution. Le 1er mai 1918, Marie dit à Georges : « Là-bas en plus de la guerre et des Boches, il y a la révolution qui continuera à bouillir pendant quelque 10 ans. Peut-être arriverons-nous à l’éviter ici ? » (page 476). En 1919, les cartes auront d’ailleurs été particulièrement remaniées tant en terme de production que de propriétés industrielles. Ainsi, Marie Cuny n’a aucune complaisance pour un jeune capitaine d’industrie appelé Marcel Boussac qui monte un empire et qui rachète des usines qui vont, pour elle, immanquablement devenir des « nids à grèves » (page 358). Elle déplore le gâchis (page 178), les saccages, et les pillages de ses usines par la troupe française, notamment en septembre 1914 (pages 37 et 41) mais aussi en novembre 1915 (page 169) et se plait aussi du comportement « des troupes du midi » (pages 37, 42 et 129). Parfois démoralisée par la guerre, elle en craint les conséquences sociales : « Grand Dieu ! Si tous les soldats reviennent aussi flemmards et buveurs après la guerre, ce sera terrible. Il y aura une révolution après la guerre, car tous ces hommes (sauf ceux du vrai front, de la ligne de feu) (…) depuis un an n’ayant rien fait ou si peu, bien nourris, vont trouver étrange en rentrant d’être obligés de travailler pour gagner leur pain et celui de leurs femmes et enfants et les 8, dix ou douze heures de travail qu’ils seront obligés de fournir leur sembleront bien dures et amères » (page 120). Ce sentiment est partagé par Georges qui confirme l’intérêt de faire réaliser par le commandement « toutes sortes de travaux de terrassement, je pense pour occuper nos hommes, qui sans cela deviendraient de fameux paresseux. C’est une très bonne chose et c’est essentiel car enfin la plupart de ces braves gens seront obligés de travailler en revenant chez eux et il ne faut pas qu’ils en perdent l’habitude » (page 164). Marie ne déclare-t-elle pas à Georges le 17 avril 1916 : « Sois tranquille, se sera encore nous qui seront forcés de payer les frais de la guerre » ? (page 235). Plus loin, « mais c’est inévitable que des petits jeunes gens qui ont été laissés seuls maîtres un grand moment n’acceptent plus de réprimandes et deviennent de petits coqs. On aura bien du mal à reprendre la direction. C’est la même chose avec les bonnes » (page 289). Marie estime que la guerre est teintée de lutte sociale ; le 11 février 1916, elle note que « les civils n’ont qu’à se taire pour le moment et je crois que certains militaires sont heureux en ce moment de prendre leur revanche sur les industriels qui les écrasaient parfois de leur luxe en temps de paix » (page 210). La guerre modifie la société et les comportements : « Quand tu reparles du jour de notre mariage [1906 ndr] et de ta naïve petite femme, mon Géogi, c’est vrai que j’étais bien loin d’être aussi savante que toutes les jeunes filles de maintenant, toutes nos cousines élevées à l’américaine » (page 292), méthode qu’elle va appliquer à sa propre fille Noëlle. Mais avec une réserve toutefois : « car je veux une fille soumise, non pas comme les jeunes personnes modernes. J’en ai vu encore à Angoulême, gamine de 18 ans, qui avait si bien l’air de mépriser sa mère, dédaigner ses idées et conseils et j’ai entendu un ménage (…) dire de leur fille âgée de 9 ans, qu’elle commande dans la maison, Mademoiselle invite ses amies pour tel jour et en avertit ensuite sa mère, et d’autres petits détails de ce genre. Il faut de l’initiative aux garçons, mais je déteste l’indépendance chez les jeunes filles et, avec l’intelligence de Noëlle, ce serait désastreux » (page 333). Cette difficulté à élever les enfants semble générale ; Pauline Ringenbach écrit à Marie, sa patronne, le 19 juillet 1917 ; « Il y a passablement des mariages, qu’on ne dirait pas que l’on est en guerre, quoique cela devient plutôt ennuyeux de vivre depuis trois ans toujours la même chose, les femmes en sont bien lasses, car elle ont vraiment du mal avec les enfants sans pères depuis si longtemps » (page 422). Un peu avant en 1916, « dans toutes les banques en ce moment il faut faire joliment attention, ils n’ont que des galopins de 16 ans, qui n’ont pas la tête à ce qu’ils font » (page 299). Elle-même se prend à dire : « si j’étais pauvre, je serais rudement socialiste » ! (page 315).
La guerre lui pèse pourtant. Une femme n’est-elle pas morte « dans un accès de neurasthénie due à la séparation » d’avec son mari (page 324) ? Aussi les artifices pour faire revenir son mari, au moins pour un temps, sont multiples. Elle écrit à Georges en 1916 : « Tu sais qu’on a aussi des permissions supplémentaires dites du berceau pour les naissances d’enfants. Quel dommage que je ne sois pas assez forte, on aurait peut-être encore eu le temps d’avoir une permission de berceau avant la fin de la guerre, mon pauvre Géogi » (page 259). Car la durée de la guerre est une préoccupation récurrente et les pronostics, finalement fantaisistes, sont sans fin, jusqu’aux derniers mois du conflit (pages 58, 96, 142, 165, 278, 288, 289, 302, 390 (quand la fin de la guerre est garantie pour 1917 !) ou 424). Le 1er août 1916, Georges dit à Marie, « il y aura demain deux ans que je suis parti pour Besançon. Nous ne prévoyions certes pas à ce moment-là que nous resterions si longtemps séparés et je crois d’ailleurs que, si les Français avaient pu prévoir la longueur de la guerre, ils seraient partis avec moins d’enthousiasme » (page 288). Elle-même revient en 1916 sur son comportement le 2 août 1914, non détachable de son rang social : « Voir moi mari partir m’oppressait à un tel point que je n’ai pas eu le courage, tu te rappelles, de t’accompagner à la gare. Ce n’était vraiment pas chic et depuis je me le suis tant reproché mais je n’aurais pas pu arrêter mes larmes et il valait peut-être mieux ne pas te montrer cette faiblesse, ni la faire voir au public » (page 289).
Georges quant à lui, officier du rang, fait écho à une réflexion reçue de Maurice Boucher, son beau-frère, qui estime en 1915 qu’ « il y a autant de différence entre un officier de troupe et un officier d’E.-M. qu’entre un ouvrier et un comptable » (page 143) et se plaint d’« une maladie aigüe qui sévit même sur le front, et bien entendu pour les officiers de l’active, c’est l’avancite, et cette maladie-là fait beaucoup de mal (page 171) ».
Plusieurs autres thématiques pouvant être dégagées de cette lecture, Reviens vite concourt donc à l’analyse de l’histoire économique et sociale du département des Vosges pendant la Grande Guerre, et au-delà de la vie quotidienne d’une famille industrielle à l’arrière du front, et érige Marie Cuny en témoin de référence.
La généalogie de la famille Cuny-Boucher est consultable sur http://jh-as.favre.pagesperso-orange.fr/site%20cuny-boucher/genealogie%20cuny-boucher.htm
Yann Prouillet – décembre 2012
Lavaissière de Lavergne, René de (1886-1983)
1. Le témoin
René de Lavaissière de Lavergne, jeune avocat à Paris lors de la mobilisation, rejoint comme lieutenant de réserve le 17e régiment d’artillerie (3e DI). Il participe aux batailles des frontières (Virton) et de la Marne, passe l’automne 1914 en Argonne et participe aux combats de la Woëvre en 1915. Il plaide parfois comme avocat au conseil de guerre de la 3e DI. Après l’offensive de Champagne en septembre-octobre 1915 (Hurlus) et le secteur de Souilly (Meuse) en 1916, il obtient sa mutation en juin comme observateur dans l’aviation. Titularisé officier observateur en décembre 1916 (escadrille C 11), il est promu capitaine en mai 1917, faisant aussi de l’instruction et des conférences. Il commande l’escadrille 287 en février 1918 et termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée ; il est démobilisé en mars 1919. Il mène ensuite jusqu’en 1958 une carrière au barreau comme avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation.
2. Le témoignage
Son récit de campagne a été rédigé en 1963, et le manuscrit qu’il considérait comme son « œuvre majeure » a été publié par son arrière-petit-fils Etienne de Vaumas en 2011. Il est illustré de nombreuses photographies personnelles de la collection de l’auteur et de reproductions de documents et de cartes. L’auteur a rédigé un récit précis, appuyé sur ses notes et ses archives qui évoquent les événements militaires, les combats mais aussi ses préoccupations personnelles : c’est un document intime. L’intérêt du témoignage réside dans l’expérience de deux armes différentes, avec la vie d’une batterie d’artillerie au feu et à l’arrière, puis la description de la fonction d’observateur aérien et celle en 1918 de commandant d’une unité d’aviation. La rédaction des Souvenirs, presque cinquante ans après le début du conflit, produit un étirement du temps du témoignage qui doit être pris en compte. La publication (2011) n’a pas eu lieu du vivant de l’auteur, on ne sait pas si c’était délibéré. Ici la guerre est vue à travers le prisme culturel d’un grand bourgeois parisien ; son vécu est souvent éloigné de l’expérience commune du fantassin de la tranchée, bien qu’il puisse parfois s’y superposer. Enfin le récit est aussi un plaidoyer pro domo, mais qui n’essaie pas de cacher les hésitations et parfois le découragement. La qualité de rédaction, les descriptions précises et l’atmosphère intime créée par la restitution des préoccupations et des enthousiasmes de l’auteur finissent par projeter ici un sentiment de sincérité.
3. Analyse
Pendant les deux ans qu’il passe dans l’artillerie, le lieutenant de Lavergne décrit l’itinéraire de son unité, le service en campagne, les combats de sa batterie, les bombardements de contre-batterie, les efforts et les peines de son unité ; c’est un document vivant et précis de l’ambiance vécue par ceux qui servent les 75. Au début d’août 1914, il fait partie des optimistes à la mobilisation, et son souvenir évoque plus que de la résignation.
p. 13 « A 11 heures 23, le train quitte la gare, train naturellement bondé de réservistes rejoignant leurs unités. Leur entrain fait de bonne humeur et de sang-froid est réconfortant. Les cris « A Berlin » fusent de toutes parts. Moi-même, j’avais d’ailleurs écrit dans une lettre à ma fille que son papa allait lui rapporter « une belle poupée allemande ». Je partageais ainsi l’optimisme général. »
Le changement d’opinion sur la guerre est rapide, puisque la découverte du feu le 22 août 1914 à Ethe lui montre la réalité des combats et le fait réagir pour protéger les siens.
p. 25 « Bientôt sur la route, passent devant nous des charrettes de paysans transportant des morts et des blessés revenant de la ligne de feu. Je ressens alors l’horreur de la guerre en voyant des soldats en pantalon rouge et capote bleue, les uns inertes, les autres gémissants, le teint terreux et couverts de sang. (…) Ma pensée va à ce moment, à mon jeune neveu, Georges qui, d’après les nouvelles que j’ai reçues, a l’intention de s’engager, et dans la journée, je griffonne un mot à ma famille : « Que Georges reste tranquille. Il ne peut pas et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. Il faut avoir vécu une journée comme celle d’aujourd’hui pour être fixé. J’ai appris avec beaucoup d’admiration le désir de s’engager. Il faut laisser les aînés faire leur devoir. »
Son émotivité est au début très forte, il évoque sa sensibilité lorsqu’en réserve d’échelon, il récupère des blessés de sa batterie qui agonisent l’après-midi et qu’il fait enterrer le soir.
p. 32 bataille de la Marne « le 7 septembre sera pour moi la journée la plus émouvante de cette période. (…) A peine avais-je rempli ce triste devoir qu’un deuxième blessé décédait après une agonie douloureuse et déchirante. Il était 18 heures et nous avons recommencé pour lui la triste cérémonie déjà accomplie pour son camarade. Cette journée m’a beaucoup impressionné. C’étaient les premiers morts de notre batterie que je voyais et que j’avais la pénible mission d’ensevelir. Bien des fois au cours de la journée, j’ai dû détourner les yeux pour ne pas pleurer devant mes hommes. »
L’endurcissement est rapide, la dureté des combats et la répétition des spectacles cruels produisent une atténuation de l’émotion. Ce changement de sensibilité après la victoire de la Marne se fait différemment suivant l’origine des cadavres
p. 35 12 septembre 1914 « L’aspect des pays que nous traversons est affreux. Il est le résultat des durs combats d’artillerie : trous d’obus sur les routes et dans les champs, chevaux crevés sur les chemins et dans les fossés, hélas aussi centaines de cadavres de soldats. (…) Nous passons au milieu de ce carnage, ressentant une profonde émotion à la vue de tant des nôtres qui sont tombés, mêlée d’une joie sauvage au spectacle des cadavres ennemis tombés parfois par paquets les uns sur les autres. »
p. 36 « Sur la paille, sont alignés des soldats et des officiers allemands blessés. C’est un tableau rappelant les peintures et dessins de la guerre de 1870. Puis-je dire que je n’ai pas ressenti à cette vue la commisération et la pitié que m’avaient inspirées nos morts et nos blessés de la Garderie d’Amboise, et je n’ai pas été choqué de voir des soldats s’emparer de casques ou d’équipements que les blessés avaient encore près d’eux. »
L’auteur n’évoque par ailleurs que rarement les Allemands et jamais les motivations ou les buts de la guerre, prise dans son ensemble.
L’auteur évoque aussi la peur, présente lorsque sa batterie est violemment bombardée, peur qu’il domine à cause du regard de ses hommes : le courage se construit par la volonté.
p. 40 15 septembre 1914 « J’avoue que j’ai eu peur mais l’amour propre l’a emporté. Je ne voulais pas devant mes hommes abandonner mon but. »
p. 41 « Je m’efforce, au milieu du chaos, de rester calme et de ne pas donner à mes hommes l’impression que j’ai peur. Je me joins à eux pour rétablir l’ordre dans notre cavalerie affolée car je pense qu’il est capital de donner l’exemple aux hommes et à défaut de véritable crânerie, l’amour propre commande d’inspirer confiance et de rester le chef.
Et le combat finit par fournir une véritable ivresse.
p. 96 « Mes trois camarade et moi étions grisés par le combat et nous tirions avec rage. »
La prise de conscience du fait que la guerre va durer est très précoce chez l’auteur, son moral s’en ressent, au point de déboucher sur une véritable crise de dépression.
p. 64 «Rien d’intéressant à noter les 19, 20 et 21 novembre [1914] que cette tristesse que nous apporte cette vie monotone, jointe à la certitude que nous donnent les événements que la guerre sera beaucoup plus longue qu’on ne le pensait. Loin de nous réconforter, les encouragements à la patience que nous prodigue l’arrière et la transmission des « bobards » auxquels nos familles se laissent prendre ne font que nous irriter, et mes lettres à ma famille se ressentent de cette irritation. A certains moments, j’en arrive à souhaiter être blessé pour quitter au moins temporairement ce front désespérant. Ce n’est certes pas de la lâcheté mais un profond découragement qu’à d’autres étapes de la guerre, tant que je serai dans l’artillerie, je ressentirai encore. »
La position d’officier et d’artilleur de Lavergne lui permet, contre le règlement, de faire venir sa femme en janvier 1915 : il est ainsi nettement privilégié par rapport à ses hommes et plus encore à l’infanterie.
p. 80 « Le projet de voyage de ma femme me préoccupe. Il comporte de sérieux aléas de parcours et d’arrivée dans notre bled, en violation des consignes qui interdisent de tels déplacements dans la zone des armées. Mais j’apprends que mon camarade et ami Pierret qui est lieutenant au 3e groupe en cantonnement à Givry vient d’être informé que sa jeune femme est arrivée à Bar-leDuc et se dispose à le rejoindre. J’apprends aussi que les trois autres femmes d’officiers viennent d’arriver. ».
p. 81 « Le 28 [janvier 1915], j’ai la joie tant désirée de voir arriver ma femme qui a courageusement affronté les difficultés du voyage et qui, descendue du chemin de fer à Revigny, a gagné Le Châtelier dans une voiture de paysan. Je l’installe chez les Lalancette dans la chambre que j’occupe. Et pendant une dizaine de jours, en dehors de mes heures de service, je puis passer avec ma femme des moments d’heureuse détente (…). Mon capitaine ferme les yeux sur la présence de mon épouse. Le commandant, je crois, ne l’a pas connue. Et tout ce séjour se passe sans incident. Je me souviens du mot de Defrance [son ordonnance] qui le premier soir, après avoir rassemblé les reliefs du repas, nous quitte sur un « Bon divertissement, mon lieutenant. »
Ultérieurement, et contre les ordres, Lavergne fera encore venir sa femme pendant plusieurs séjours, puis son passage à l’aviation rendra sa situation encore plus privilégiée.
Il participe aux durs combats du printemps 1915 comme chef de batterie, et est cité à l’ordre de la division avec attribution de la croix de guerre (21 avril 1915).
Lors des luttes acharnées à Vauquois et aux Eparges, les tirs trop courts de l’artillerie française, et les conflits qui en avaient résulté, avaient fini par faire imposer la présence d’un officier d’artillerie en première ligne, aux côtés de l’infanterie, lors des tirs des 75; Lavergne paraît peu convaincu de l’utilité de cette mission. Pendant les combats violents de la Woëvre (attaque du 20 juin 1915), il témoigne sur les relations entre les deux armes et une description de la tranchée avant l’assaut, vue par un individu extérieur qui ne doit pas « sortir ».
p. 116 « A 15 heures, le colonel me charge de me rendre dans la tranchée de 1ère ligne et de vérifier si le parapet de la tranchée ennemie et les réseaux de barbelés qui la précèdent sont démolis par notre tir. Je pars avec le sous-officier qui m’accompagne, d’abord par les boyaux qui mènent aux tranchées, puis dans les tranchées. Une pluie de projectiles tombe sur et autour des tranchées que je parcours. Nous passons en courant aux endroits particulièrement dangereux, au milieu des éboulis que provoque le tir ennemi, rampant là où des poutres ou des arbres obstruent les boyaux ou les tranchées. Dans celles-ci, nous sommes parfois obligés d’enjamber des fantassins qui y sont terrés. Nous passons sur des sacs, des fusils, des bidons, des jambes, courbés en deux pour éviter de recevoir, en dépassant le parapet de la tranchée, une balle ou un éclat. (…)
[Nos fantassins] Ils sont debout, appuyés à la paroi, serrant leurs fusils baïonnette au canon dans leurs mains crispées, attendant l’ordre de franchir le parapet. Quels tragiques regards je lisais dans leurs yeux. J’étais à côté d’un tout jeune sous-lieutenant qui commandait l’une des sections d’attaque. Et j’avais pitié de lui. Il attendait sans bouger l’ordre de s’élancer, une angoisse se lisait dans ses yeux. A l’instant du départ, il a franchi le premier le parapet et les hommes les uns après les autres l’ont suivi. Il y a eu un crépitement de fusillade et de mitrailleuses, puis plus rien. Les fantassins après leur bond en avant s’étaient tapis dans les trous d’obus ou derrière des arbres. Puis la fusillade a repris par moments. Je suis resté jusqu’à 20 heures à mon poste d’observation sans pouvoir d’ailleurs communiquer avec l’arrière, les lignes téléphoniques étant depuis longtemps coupées. Et ne pouvant rien faire, je suis revenu au poste du colonel. Je pensais combien il était désolant d’avoir risqué à maintes reprises d’être tué pour un rôle d’une totale inutilité puisque là où j’avais été, je ne pouvais correspondre avec personne pour transmettre des indications utiles ou régler un tir, d’ailleurs impossible à régler au milieu des arrivées de nos obus provenant de toutes nos batteries qui tiraient ensemble. C’était une exigence singulière du commandement de l’infanterie de vouloir qu’un officier d’artillerie soit présent, dans ces conditions, aux tranchées de première ligne. Enfin, je suis là, indemne et c’est le principal mais j’avoue que cette journée m’a laissé assez démoralisé. Ne devrais-je pas avoir honte quand j’en ai vu tant aujourd’hui partir à la mort ? »
A partir de l’été 1915, le moral de l’auteur se dégrade encore significativement : l’action et le danger l’affectaient déjà, mais en lui donnant la possibilité de se dépasser ; l’inaction et la routine des secteurs tranquilles le dépriment et lui font demander sa mutation.
p. 129 « J’ai trop le temps de penser à tout ce qui me désole. (…) Si je relis mes lettres de l’époque, je suis effrayé de l’état d’esprit qu’elles révèlent. »
p. 155 Noël 1915 Bois de l’Hôpital « Je voudrais m’évader de cette ambiance où je ressens trop de peine mêlée à de la rage pour tout ce qui me sépare des miens et, dans l’espoir de me rapprocher d’eux, je songe à solliciter mon affectation à une formation automobile de combat (autos blindés, autos mitrailleuses ou autos canons) dont les stationnements se trouvent plus en arrière et faciliteraient des voyages de ma femme et moi. Je parle discrètement de mes intentions au commandant avec la crainte que mon désir de quitter le groupe me nuise dans son esprit. Il comprend mon état d’esprit. Je prie ma famille d’être mon interprète auprès de certaines personnalités de façon à être sûr que si je dépose une demande de mutation, celle-ci aboutira à un résultat certain; Mais tout s’avère inutile et mon désir reste irréalisé. »
p. 161 « Je suis de plus en plus dans un état nerveux qui frise la dépression et je prends en haine tous ceux qui dans ma famille me prêchent la patience et la résignation. On m’incite à passer une visite médicale qui peut-être aboutirait à un séjour à l’arrière mais j’ai trop d’amour propre pour me plier à cette comédie d’ailleurs bien problématique. Puisque le passage qu’on avait sollicité pour moi dans les autos canons n’a donné aucun résultat, je songe à demander à passer dans l’aviation comme élève pilote, ce qui me procurerait un certain temps à l’arrière pendant mon stage d’entraînement et une fois en escadrille me permettrait, les terrains d’aviation étant situés à l’arrière, de recevoir des visites de ma femme, ce à quoi tendaient tous mes désirs. Ainsi, tout en satisfaisant ce besoin impératif de me rapprocher d’elle, je n’aurais l’air ni d’un poltron, ni d’un dégonflé, ce que je ne voulais paraître à aucun prix car je n’en avais pas l’étoffe. Mais cette vie insipide dans une artillerie figée dans la même position pendant des mois m’était devenue insupportable.
Ces aveux peu glorieux, écrits plusieurs décennies après les faits, sont intéressants pour une perception de « la guerre qui dure » en 1915 ; ils nous interrogent aussi, venant d’un combattant déjà très privilégié par rapport au sort commun. Enfin, ils nous font nous poser la question suivante : un aveu de ce type, de la part d’un honorable avocat au Conseil d’Etat, serait-il envisageable dans des écrits publiés dans l’entre-deux-guerres ?
Avec, semble-t-il, des soutiens importants et réitérés à l’arrière, un « piston » enfin efficace, la mutation dans l’aviation espérée arrive, contre l’avis de son commandant d’unité.
p. 165 « Et le 19 juin [1916] à 7 heures 30, je suis réveillé par le téléphone et on m’annonce du bureau du colonel que ma nomination comme observateur à l’escadrille C 11 vient d’arriver. »
Après sa nomination dans l’aviation comme officier observateur (de Lavergne passe son baptême de l’air trois jours après), la tonalité du récit change complètement ; les heures de dépression disparaissent au profit de moments exaltants, de missions où l’initiative individuelle joue un rôle fondamental, il renaît car il peut agir comme acteur de son destin :
p. 166 « L’initiative, la volonté individuelle allait être l’enjeu d’un combat passionnant. Aux coups reçus, aux dangers courus, la défense immédiate devenait possible. A une passivité aveugle succédait une action personnelle dont on pouvait apprécier l’utilité. (…) Heures exaltantes, génératrices d’un moral élevé, en dépit des risques courus et qui, mêlant aux faits de guerre un aspect sportif, ont modifié totalement mon état d’esprit et m’ont apporté une nouvelle vie entièrement différente de celle que j’avais connue dans l’artillerie. »
Son rôle est le réglage des batteries du 17e RA et des canons lourds à l’échelle du corps d’armée ; l’auteur raconte sa formation rapide, ses missions et leurs difficultés, le combat au- dessus des lignes et la satisfaction de « comprendre le but et le déroulement des opérations sur le champ de bataille (p. 166) ». Il vole à l’escadrille C 11 sur Caudron G 3 puis G 4 bimoteur. Officier d’artillerie expérimenté, il effectue presque immédiatement de nombreuses missions lors de la deuxième partie de la bataille de la Somme en septembre et octobre 1916. L’auteur évoque les pilotes qui l’accompagnent, son travail de renseignement par ses aspects techniques (canevas de tir, officier « d’antenne », photographie), l’ambiance à l’escadrille :
p. 191 « Aux heures des repas, cette salle s’emplissait des conversations et de la gaieté générale. Car, à l’exception de quelques tristes jours où la disparition ou la blessure d’un camarade effaçait les plaisanteries et les rires, une constante gaieté faite de jeunesse et d’insouciance animait chacun de nous. Un imposant phonographe, assorti des derniers disques en vogue, apportait aux heures des repas ou au cours des soirées une ambiance bruyante et joyeuse. »
L’état d’esprit de Lavergne a changé avec son passage dans l’aviation, la présence du danger – réel et constant – n’est plus paralysante, l’action et la volonté permettent de dominer la peur qui finit par disparaître, et l’observateur et son pilote forment, aux dires de l’auteur, une équipe renommée pour sa hardiesse :
p. 210 (extrait de citation, mars 1917) « Excellent équipage qui rend les plus grand services par ses reconnaissances hardies, ses réglages de tir et ses prises de photographies. Souvent attaqués par des avions ennemis et soumis à des tirs précis d’artillerie, ont toujours terminé leur mission faisant preuve journellement de courage, de sang-froid et d’énergie. »
Les dangers du vol peuvent être illustrés par trois capotages, les 29 avril, 4 mai et 11 mai 1917 :
p. 220 « En cours de réglage d’une batterie de 155 court, le moteur de gauche s’arrête et le moteur de droite manifeste des défaillances alors que nous n’étions qu’à 800 m. Il ne peut être question de rentrer au terrain et il faut atterrir droit devant nous. Mendigal pique mais en arrivant à une centaine de mètres du sol, nous rencontrons des bancs de brume qui nous ôtent toute visibilité. En en sortant, nous nous trouvons au-dessus d’arbres qu’il s’en faut de peu que nous accrochions, ce qui aurait été mortel et finalement nous finissons notre descente en butant contre le parapet d’une tranchée. L’appareil fait une superbe culbute et retombe à cheval sur la tranchée tandis que nous nous retrouvons la tête en bas, maintenus par nos ceintures. Je me dégage le premier et aide Mendigal à sortir de sa mauvaise position. Nous n’avons l’un et l’autre aucune blessure. »
p. 222 « Le 4 mai est une journée d’attaque au nord de Reims près du fort de Brimont. Je remplis le rôle d’avion d’accompagnement d’infanterie, ce qui nécessite de voler au-dessous de mille mètres pour pouvoir suivre la marche de l’infanterie au milieu des tranchées. Après une heure de vol, les culbuteurs du moteur sautent déchirant le capot du moteur dont les débris viennent briser un des mâts de gauchissement. L’avion n’est plus gouvernable. Il faut atterrir là où nous sommes. Lafouillade repère un champ, mais celui-ci est parsemé de gros trous d’obus et nous capotons dans l’un d’eux en touchant le sol. Me voici, encore une fois, la tête en bas pris sous l’appareil. Je m’en tire avec quelques écorchures. Lafouillade, de même. »
p. 223 « Le 11, au cours d’un réglage effectué avec Lafouillade, nous tombons sur deux patrouilles de six avions ennemis. Nous engageons le combat avec l’une d’elles. Une balle brise une de nos hélices, ce qui nous force à rompre et à regagner le terrain où Lafouillade, peut-être impressionné par le combat, me réserve à l’atterrissage un beau capotage qui met notre avion sur le dos. Décidément, ce mois-ci je collectionne les accidents. Mais encore une fois j’ai de la chance et je sors indemne de celui-ci. Quand je prévois le capotage à l’arrivée, je me mets en boule, je rentre la tête et j’attends. Je puis dire que je n’ai jamais eu peur, confiant dans mon étoile. »
Promu capitaine en mai 1917, il partage ensuite son temps entre la direction de cours théoriques pour former des observateurs, de cours d’officiers d’antenne (officiers des différentes armes qui seront spécialisés dans les liaisons par TSF avec les avions en vol ) et l’apprentissage du pilotage ; il passe le brevet par goût mais surtout pour pouvoir commander une escadrille, les chefs d’unité devant pouvoir voler comme pilote en mission. Il reçoit son brevet de pilote en janvier 1918, est nommé au commandement de l’escadrille 287 (observation – sur Sopwith) en février, puis exerce des responsabilités d’état-major. Il termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée.
Il résume ainsi son expérience du conflit :
p. 8 « En réalité, la guerre devait me prendre près de 5 années de ma jeunesse, m’apporter des heures de souffrance physique et morale, me faire connaître des instants où la mort m’a frôlé, mais aussi d’autres heures exaltantes que j’ai vécues dans l’aviation et qui ont compensé les heures sombres que j’ai connue dans l’artillerie. »
Vincent Suard, 25 juillet 2012
*René de Lavaissière de Lavergne, Souvenirs d’un artilleur et pilote de la Grande Guerre, les Editions de l’Officine, 2011, 432 pages.
Isaac, Jules (1877-1963) et Laure
Les volumes du fameux cours d’histoire « Malet-Isaac » constituent un véritable monument. L’opération fut lancée par Albert Malet ; Jules Isaac y participa dès 1909 et en prit la direction après la mort de son collègue, tué en Artois le 25 septembre 1915. Jules Isaac était né le 18 novembre 1877 à Rennes où son père, officier, était en garnison. La famille, juive détachée de la religion, avait ses racines en Alsace et en Lorraine. Dans la formation de l’historien, l’affaire Dreyfus joua un grand rôle, de même que ses relations avec Péguy et les Cahiers de la Quinzaine. Agrégé en 1902, Jules Isaac se maria la même année. Il avait deux enfants en 1914 lorsqu’il fut mobilisé au 111e RIT. L’Association des Amis de Jules Isaac conserve 1800 lettres écrites du front par l’historien, ainsi que quelques centaines de sa femme Laure, des carnets et un texte de réflexion de 1917 après sa blessure. Pour conserver au livre publié en 2004 une dimension raisonnable, il a fallu effectuer un choix, toujours regrettable, mais indispensable. On peut consulter les originaux à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence.
Le régiment territorial, terrassier et chemineau plus que combattant, se trouvait dans l’Aisne en octobre 1914 lors de l’arrivée de Jules Isaac sur le front ; en Champagne d’avril 1915 à mai 1916 ; puis à Verdun où le sergent Isaac devient observateur détaché dans l’artillerie. Il est blessé sous un bombardement fin juin 1917 et, dès lors, avec la satisfaction profonde d’avoir survécu, il ne reviendra pas au front. La description des conditions de vie des poilus est sans surprise. La boue est la « pire ennemie » ; le nettoyage des tranchées consiste, dans le premier sens du terme, à les dégager des cadavres et des débris de toutes sortes, à rendre les boyaux praticables. Il décrit « cette impression de captivité et d’étouffement à rester là des heures et des jours prisonniers entre deux murs de terre sans aucun horizon » ; la tension nerveuse qui résulte du danger ; « les longues heures de veille dans la nuit noire ». « Heureusement, écrit-il le 24 décembre 1914, ce qui nous sauve, c’est le tempérament français, bon enfant, une gaieté de caractère qui tient lieu de ressort moral, le mot pour rire… » Le 29 juin 1915, il note encore l’extraordinaire capacité des hommes à s’adapter. Le 21 septembre 1916, il doit avouer : « Vraiment l’effort qu’on nous demande est presque au-dessus des forces humaines. » Cette notion de la durée d’exposition au danger sur l’évolution du « moral », Jules Isaac la reprendra dans son compte rendu de Témoins de Norton Cru. Les scènes de trêves tacites (par exemple le 10 décembre 1915, le 16 avril 1916, le 1er février 1917) ne changent rien au fait qu’il faut détruire le militarisme allemand, puis tous les militarismes, tandis que, au fil du temps, grandit la haine des embusqués et des bourreurs de crânes, souvent les mêmes individus. Le 6 juin 1917, l’historien constate dans sa propre pensée et celle des autres « cette réalité profonde qu’est l’intense désir de la paix dont les masses sont animées partout ». La révolution russe est une réaction contre les horreurs de la guerre. En France même, la paix revenue, les poilus feront un grand nettoyage.
Concernant les individus, Jules Isaac est d’abord très favorable à l’évolution de Gustave Hervé en faveur de la défense nationale, puis il se détache de lui. Henry Bordeaux et Louis Madelin produisent une « vérité pour salons académiques et sacristies distinguées ». Lavisse, « solennel » et « décevant », est coupé des réalités. Dans un texte d’après-guerre, Isaac écrit : « Pour l’historien, ancien combattant, nul devoir plus urgent, plus impérieux, que de prendre à bras-le-corps l’imposante, complaisante histoire officielle qui déjà s’employait à masquer trop d’écœurantes vérités ; nulle entreprise plus nécessaire, plus salubre que de mettre en pleine lumière les réalités de la guerre, et, par delà une victoire illusoire, la précarité de la paix. » (On songe au Plutarque a menti de Jean de Pierrefeu, voir ce nom.) Il n’est pas surprenant qu’il ait donné un long compte rendu très favorable du livre de Norton Cru dans une prestigieuse revue d’histoire, et qu’il ait entrepris une recherche sur les origines de la guerre montrant que, à côté de la responsabilité des empires centraux, il fallait bien dire que Poincaré n’avait pas eu une grande volonté de paix (thèse qui lui valut bien des ennuis). Après la Deuxième Guerre mondiale et l’assassinat de sa femme et de sa fille par les nazis, Jules Isaac écrivit encore un pamphlet sur les classes dirigeantes complices d’Hitler (Les Oligarques), et des travaux sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme qui lui attirèrent encore des animosités. Dans la conclusion de sa biographie de Jules Isaac, André Kaspi cite ces paroles de son personnage : « J’ai une réputation de bagarreur. Je suis un vieux dreyfusard. La vérité est devenue ma règle d’or, la libre et scrupuleuse recherche de la vérité, la loi de ma vie. Somme toute, je crois que j’ai été un bagarreur assez fraternel. »
RC
*Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre, Lettres et carnets 1914-1917, introduction par André Kaspi, présentation et notes par Marc Michel, Paris, A. Colin, 2004, 310 p., illustrations.
*André Kaspi, Jules Isaac, Paris, Plon, 2002, 258 p., illustrations.
*Jules Isaac, « De la valeur des témoignages de guerre », Revue historique, janvier-avril 1931, p. 93-100, cité par Frédéric Rousseau dans sa réédition critique de Témoins de Jean Norton Cru, Presses universitaires de Nancy, 2006.
Petit, Louis (1892-1971)
Voici un fonds très hétéroclite et qui pourrait paraître au premier abord sans grand intérêt : quelques feuillets d’un carnet de guerre (quelques mois de 1915), de quelques lettres et de photographies, que complètent deux ou trois documents officielles. Nombre de familles conservent ces sortes de « traces » réduites de l’expérience de guerre de leurs aïeux. Ici, celle de Louis Joseph Paul Petit. Elles viennent pourtant apporter, toujours ou presque, un éclairage nouveau ou complémentaire sur la pluralité des expériences de guerre.
Originaire de Tunisie et titulaire du baccalauréat, Louis Petit effectue son service militaire dans le Génie en 1913 avant de connaître le front français à partir d’avril 1915, date à laquelle il commence la rédaction de son carnet destiné à sa fiancée et dans lequel il souhaite « au jour le jour » relever « les incidents qui marqueront [sa] campagne » : « J’espère que je n’aurai pas besoin des nombreux feuillets qui composent ce carnet et que bientôt je viendrai moi-même te l’apporter. » Il tient donc un carnet à la faveur de son temps libre et de son inspiration jusqu’au 28 septembre 1915, date à laquelle il est gravement touché par des éclats d’obus lors des combats dans la Marne. Evacué sur un hôpital d’Angoulême, il est définitivement réformé le 30 décembre 1916.
Mobilisé au 8e Génie, Louis Petit est employé au front comme télégraphiste, chargé essentiellement de construire des lignes reliant les PC des divisions et brigades. Il se rapproche en cela de l’expérience du Gaston Lavy, mais qui se trouvait lui intégré dans les compagnies d’infanterie au feu. Louis Petit ne connaît la ligne de front que lorsqu’il choisit de venir l’observer ou lorsqu’il choisit d’apporter le courrier « aux camarades en 1ère ligne ». Comme soldat et moins comme combattant, il croise en arrière des pièces d’artillerie, gendarmes, cavaliers ou marins, plus souvent des territoriaux que des soldats de l’active. Son baptême du feu est d’ailleurs limité à quelques bombardements destinés en avril 1915 à l’artillerie française. Mais ces épisodes ne concernent que des moments limités de son expérience de guerre, toute entière ou presque consacrée à son « métier », son « emploi », à ses « postes » de travail. Louis Petit est un ouvrier du front mais soumis à l’autorité militaire avec laquelle il se débat souvent (il refuse par exemple et s’en plaint à son sergent que certains soldats soient moins soumis aux corvées que lui), spectateur du combat plus qu’acteur, témoin d’épisodes guerriers qu’il vit à distance (emploi des gaz à Ypres en avril 1915 dont il se fait l’écho). Il assiste le 1er juillet 1915 par exemple à l’arrière des lignes avec un groupe importants de soldats à un combat d’avions : « Les plantons du poste s’efforcent de faire circuler les curieux (…) », note-t-il alors. Et d’ajouter à l’issu du duel et après en avoir raconté tous les détails : « Le trophée nous échappe, et on se sépare commentant le spectacle. »
De la Belgique (Poperinge) à la Lorraine (Rosières), Louis Petit témoigne d’une existence qu’il qualifie souvent de « monotone ». Il retient les quelques liens de camaraderie mais très minces qu’il put nouer, mais surtout les tensions nées d’une vie quotidienne passée en commun dans la guerre : autour de la répartition des tâches, autour des permissions qu’il attend avec beaucoup d’impatience à l’été 1915. Pendant son court séjour dans la zone des Armées, il ne semble trouver du réconfort qu’au moment des cérémonies religieuses et lors de la réception du courrier. Quelques plaisirs simples viennent agrémenter le quotidien, comme le bain dans la Meurthe et quelques visites touristiques dans les villes proche de l’arrière front (Nancy), mais à l’ombre des tombes des soldats de 1914, qui incarnent la guerre pour le jeune sapeur télégraphiste devenu caporal en août 1915 qui vit largement, jusqu’à sa blessure, loin de toute tranchée et des uniformes « boches ».
Bibliographie complémentaire : LAVY Gaston, Ma Grande Guerre, récit et dessins, Paris, Larousse, 2008, 318 p.
Alexandre Lafon, juin 2012
Drieu La Rochelle, Pierre (1893-1945)
Critique littéraire à la NRF, Albert Thibaudet a pu noter que dans l’après-guerre « on délégua à Montherlant et à Drieu la Rochelle, pour représenter dans le roman et ailleurs le combattant qui revenait, une sorte de fonction collégiale ». L’importance du conflit dans la production des deux auteurs, leur référence commune à une morale héroïque et élitiste, justifie ce rapprochement. La parole de Drieu se base toutefois sur un vécu plus large que celui de Montherlant dont la participation effective aux combats fut tardive et très limitée. Son rapport à l’événement s’avère plus complexe qu’il n’y parait. L’analyse de cette voix atypique suppose de situer Drieu au sein de la génération des « vingt ans en 1914 », de revenir sur son parcours militaire puis sur la postérité de cette expérience fondatrice dans son itinéraire littéraire et politique ultérieur.
Pierre Drieu la Rochelle est né le 3 janvier 1893 dans « une famille de petite bourgeoisie catholique, républicaine, nationaliste ». Son patronyme d’allure aristocratique remonte aux guerres de la Révolution et à son arrière-grand-père, le sergent Drieu « dit la Rochelle ». Les descendants du grognard ont accédé au monde de la petite notabilité : juges de paix, pharmaciens, avocats. La branche maternelle est de bourgeoisie plus récente mais plus fortunée. Incarnation des valeurs d’une classe moyenne travailleuse et excessivement prudente, le grand-père Lefebvre, architecte parisien, a accumulé une solide aisance. Il a marié sa fille Eugénie à Emmanuel Drieu la Rochelle avocat d’affaire qui se révélera rapidement un coureur de dot peu scrupuleux. Fruit de cette union, Pierre Drieu la Rochelle connaît une enfance lourde de tensions, marquée par la peur du déclassement social provoqué par les frasques du père. La famille reporte sur le jeune Pierre tous ses espoirs. Elève du lycée catholique Sainte-Marie de Monceau, envoyé à plusieurs reprises pour des séjours linguistiques en Angleterre, il intègre après le baccalauréat l’Ecole libre des sciences politiques, pépinière des élites politiques et administratives de la Troisième République. Jeune homme en recherche de soi, il fréquente des étudiants de gauche comme Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier qui se rallieront l’un et l’autre à la révolution bolchévique, mais reste plus attiré par la prose violente de Maurras et de Sorel. Il suit avec intérêt la création en 1911 du cercle Proudhon qui se veut le point de convergence d’un socialisme « français » dégagé de l’influence marxiste et des partisans d’une restauration nationale . Il partage avec les Jeunes gens d’aujourd’hui décrits dans l’essai d’Agathon le goût de l’action et le culte de l’effort physique . Drieu reste par contre insensible au retour vers la foi de certains de ses condisciples. Eloigné depuis le lycée d’une religion catholique qu’il assimile à la faiblesse, il professe une vive admiration pour la philosophie nietzschéenne dont il retient le rejet des visions providentielles ou progressistes de l’histoire et du rationalisme hérité du XVIIIe siècle.
En 1913 il vit durement son échec à l’examen de sortie de Sciences-Po : ses espoirs d’une carrière diplomatique sont ruinés. Refusant la session de rattrapage, il devance l’appel en rejoignant le 5e RI en garnison à Paris. L’expérience n’est guère enthousiasmante. Drieu en vient à désirer une guerre qui briserait la routine dans laquelle il s’englue et lui donnerait l’occasion de se ressaisir. Se distinguant du modèle brossé par Agathon, il refuse pourtant de suivre le peloton des élèves officiers et reste caporal ce qui le fait apparaître aux yeux de ses chefs, selon ses propres mots, « comme un bourgeois frileux, tire-au-flanc et pessimiste ». Au vu des textes contradictoires rédigés sur le sujet, il est difficile de connaître avec précision son état d’esprit lors de l’entrée en guerre. Dans un article rédigé pour le vingtième anniversaire de la mobilisation, il insiste sur la touffeur de l’été 1914 et la difficulté pour les contemporains de réaliser l’impact de l’événement . Dans ses poèmes de guerre publiés en 1917, il se montre plus sensible aux élans patriotiques qui secouent la capitale. Dans Genève ou Moscou en 1928, il évoque enfin le sombre pressentiment suscité par le geste d’un paysan breton illettré qui, au matin du 3 aout, brise la crosse de son fusil. « Tous les deux seuls, nous ressentions quelle violence nous faisait cette folie collective, l’insensibilité imbécile de ce grand corps abstrait du régiment qui, gonflé d’emphase, allait se briser huit jours après, comme une métaphore démodée sur les mitrailleuses du Kaiser, elles-mêmes brisées par le 75 . » Ces différentes réactions – étonnement, ferveur patriotique, inquiétude – le montrent partagé entre les différents pôles d’aimantation agissant sur l’opinion publique.
Le jeune homme « dont on avait peint les jambes en rouge » – allusion aux célèbres pantalons garance – va dès lors se confronter à différentes facettes de l’expérience combattante. Le 5e RI est ainsi engagé dans la bataille des frontières. Quittant Paris le 6 aout 1914, le régiment s’achemine vers la frontière belge au terme d’éprouvantes étapes de marche forcée sous un soleil de plomb. Lors d’une halte à proximité de Charleroi, Drieu dit avoir éprouvé une forte pulsion suicidaire. L’irruption d’un camarade dans la grange où il s’était retiré pour retourner contre lui son arme aurait interrompu son geste. Le jeune nietzschéen attendait que la guerre le hisse vers un idéal héroïque bien éloigné du piétinement des jours précédents au milieu des milliers de conscrits anonymes. Le baptême du feu du jeune soldat a lieu dans la plaine de Charleroi deux jours après. C’est à cette occasion que le caporal Drieu, soudain débarrassé de toutes ses inhibitions, dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence. Chargeant le fusil à la main, il entraine dans son sillage plusieurs de ses hommes aimantés par sa détermination. L’assaut le porte vers un moment de grâce qu’il comparera à l’extase des mystiques. L’illumination est pourtant fugitive. Les coups de buttoir de l’artillerie allemande précédent une vigoureuse contre-offensive qui disloque le dispositif français. Le 5e RI est contraint à la retraite. Les pertes sont lourdes. André Jéramec, le meilleur ami de Drieu depuis la rue Saint-Guillaume, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers un hôpital militaire de Deauville.
Lorsqu’il repart pour le front, la guerre de mouvement a cédé la place à la guerre de position. Nommé sergent le 16 octobre 1914, Drieu est envoyé en Champagne, dans le secteur d’Hermonville. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse. En 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Embarqué à Marseille dans le 176e RI au début du mois de mai 1915, il passe cinq semaines sur l’île de Lemnos qui sert de base arrière au corps expéditionnaire. L’inutilité d’une opération mal conçue lui apparaît très tôt. Le séjour lui laisse un souvenir cuisant. « Etre pauvre, c’est être sale. J’ai des morpions que ma crasse engraisse. J’ai pioché et j’ai des ampoules. Mes muscles me font mal. J’ai soif tout le temps. Tondu et barbu, je suis laid. Je ne reçois pas de lettres. Je mourrai totalement oublié » écrit en 1934 le narrateur de la nouvelle Le voyage aux Dardanelles . A la fin du mois de juin, l’unité de Drieu est envoyée relever les troupes du camp retranché sur la presque-île de Gallipoli. Soumis au pilonnage d’artillerie d’un ennemi qui les surplombe, les combattants croupissent dans des conditions d’hygiène déplorables. La chaleur exacerbe la puanteur de l’air due à la décomposition des victimes des différentes vagues d’assaut que l’on n’a pu évacuer. La dysenterie gagne de jour en jour. Dans la nouvelle évoquée plus haut, la participation du narrateur à la campagne des Dardanelles s’achève avec la bataille du Kérévès-Déré qui allait tenter – vainement – de bousculer le dispositif ottoman. La correspondance de Drieu avec sa fiancée Colette, sœur de son ami André Jéramec, indique qu’atteint par la dysenterie il a été évacué avant l’assaut puis rapatrié à Toulon . Cette entorse à la chronologie vient rappeler qu’un texte littéraire, même quand il voisine avec l’autobiographie, s’inscrit dans un registre qui n’est pas celui de la simple déposition de témoin.
Le retour du front d’Orient a laissé Drieu dans un état de délabrement physique et moral avancé. Sa convalescence s’étend tout au long de l’automne 1915. Lorsqu’éclate la bataille de Verdun, il vient d’être versé dans la 9e Compagnie du 146e RI commandée par l’historien catholique Augustin Cochin. Son régiment rejoint le secteur des combats le 25 février 1916, le jour de la chute du fort de Douaumont. Son bataillon est à la pointe de la contre-attaque du lendemain. Le sergent Drieu découvre la guerre moderne dans toute son horreur. « Je m’étais donné à l’idéal de la guerre et voilà ce qu’il me rendait : ce terrain vague sur lequel pleuvait une matière imbécile. Des groupes d’hommes perdus. Leurs chefs derrière, ces anciens sous-lieutenants au rêve fier, devenus de tristes aiguilleurs anxieux chargés de déverser des trains de viande dans le néant… », notera-t-il dans la nouvelle Le lieutenant des tirailleurs . En fin de journée Drieu et ses camarades refugiés dans un abri bétonné endurent le déluge d’artillerie, les nerfs à vif, les pantalons souillés par la colique. L’arrivée d’un obus qui s’écrase sur la redoute tire à Drieu un hurlement qui épouvante ses camarades. Sérieusement blessé au bras, le tympan crevé, il est évacué vers l’arrière. Déclaré inapte au combat, il est affecté en décembre 1916 auprès de la 20e section des secrétaires de l’Etat Major à l’hôtel des Invalides. Il épouse le 15 octobre 1917 Colette Jéramec. Richement doté par son épouse qui lui a consenti une donation de 500 000 francs, Drieu s’étourdit un temps dans la vie de plaisir de l’arrière qu’il décrira de façon saisissante dans la première partie du roman Gilles intitulée « La permission ». Honteux de cette position d’embusqué, il passe à sa demande à la fin de l’année 1917 devant une commission qui le déclare apte à servir. Disposant d’importants soutiens – sa belle-famille est proche d’Alexandre Millerand – son retour au front se fait toutefois dans des conditions choisies. Il est ainsi affecté à la fin de l’été 1918 comme interprète auprès d’un régiment américain – il qualifie lui-même sa position de « demi-arrière ».
Les marques de la Grande Guerre seront durables dans le corps et dans l’esprit de Drieu. Il décrira avec précision médicale dans le roman Gilles les séquelles irréversibles de la « blessure sournoise au bras qui avait enfoncé son ongle de fer dans les chairs jusqu’au nerf et qui avait là surpris et suspendu le courant de la vie . » La frénétique quête des plaisirs à laquelle il se livre dans les années vingt procède visiblement d’une volonté de compensation par rapport aux souffrances endurées. Une partie importante de sa production littéraire tentera, par approches successives et parfois contradictoires, de dire au plus juste son expérience de la guerre. Dès l’automne 1917 il a publié chez Gallimard un recueil de poèmes Interrogation. La plaquette a été bien reçue par les milieux nationalistes qui retiennent surtout la célébration du combattant d’élite trouvant dans le conflit la jouissance supérieure du dépassement de soi. La censure s’alerte pourtant de deux poèmes « A vous Allemands » et « Plainte des soldats européens » dont le ton est jugé trop fraternel à l’égard de l’adversaire. L’écrivain ne cache pas non plus le cri d’horreur poussé lors du pilonnage de Verdun. Dans les textes de la maturité il accorde une importance croissante au versant tragique de l’événement. En novembre 1929, il envoie une lettre ouverte au critique Benjamin Crémieux qui l’avait cité dans un compte rendu du roman A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque afin de reprocher à l’écrivain allemand d’ignorer tout ce que la guerre avait eu de noblesse . Drieu refuse qu’on l’oppose à Remarque : leur expérience n’est pas la même et ses propres écrits témoignent de l’ambivalence d’une expérience faite d’exaltation et de souffrances mêlées. Publié en 1934, le recueil La comédie de Charleroi lui permet d’unifier sa vision du conflit. La nouvelle éponyme paraît en prépublication dans la revue Europe alors dirigée par Jean Guéhenno. Dans ce texte, le narrateur, devenu secrétaire de la mère d’un camarade mort à Charleroi, revient à ses côtés sur le site du combat. La vanité d’une mère tyrannique désireuse de tirer un bénéfice moral et social de son deuil transforme en comédie ce retour sur les lieux de la tragédie. Si l’extase de la charge et l’idéal du chef ne sont pas oubliés, c’est le désenchantement qui l’emporte dans les textes rassemblés ici : les hommes « ont été vaincus par cette guerre. Et cette guerre est mauvaise, qui a vaincu les hommes. Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. (…) Cette guerre de civilisation avancée . »
Les recherches politiques de Drieu la Rochelle procèdent également des leçons tirées de la guerre. Dans l’essai Mesure de la France, publié en décembre 1922, il dénonce ainsi les faux semblants d’une victoire. Affaiblie par plus d’un siècle de malthusianisme et saignée par la Grande Guerre, la France n’est plus qu’une puissance déclinante, au cœur d’un continent fatigué. Le dépassement des patries est dès lors le seul moyen d’éviter le retour à la guerre et d’assurer un avenir aux peuples du vieux continent. Dans Genève ou Moscou en 1928 il soutient « l’effort admirable et fécond » d’Aristide Briand. A cette date, Genève, siège de la SDN et des organisations de coopération européenne, constitue de son point de vue la seule alternative à une intégration sous la tutelle autoritaire de Moscou. La grande crise des années trente et la montée des totalitarismes l’amènent à des révisions radicales. En 1933 dans une pièce de théâtre Le Chef il décrit la montée du fascisme dans un petit Etat d’Europe centrale. Il semble encore s’interroger : la force nouvelle est-elle une juste émanation du mouvement ancien-combattant ou une exploitation de celui-ci par des leaders démagogues ? Au lendemain du 6 février 1934 ses doutes disparaissent. Il est l’un des premiers intellectuels français à proclamer son adhésion au fascisme. Spectateur enthousiaste du congrès de Nuremberg de 1935, il adhère au comité France-Allemagne piloté par l’habile Otto Abetz. En 1936 il voit en Doriot l’homme fort capable de réveiller la société française et met sa plume au service du PPF dont il épouse la radicalisation en se ralliant à un discours antiparlementaire, xénophobe et antisémite. Au lendemain de l’armistice de 1940, il prend la direction de la NRF et, encouragé par son ami Abetz, en fait une tribune de la collaboration intellectuelle. Le souvenir de la Grande Guerre est invoqué dans ses plaidoyers pour une intégration de la France dans une Europe continentale rassemblée autour de l’Allemagne. « Après le retour d’une ancienne guerre, j’ai découvert que la force ne pouvait plus s’épanouir dans aucun peuple, que ce temps n’était plus celui des peuples séparés, des nations mais celui des fédérations, des empires », note-t-il ainsi dans le numéro d’avril 1942 de la NRF. Il s’émeut, lors d’une soirée à l’Institut allemand, de découvrir qu’à l’automne 1914 l’écrivain Jünger servait dans le même secteur du front que lui. Refusant de renier ses choix, il tente une première fois de se suicider quelques jours avant la Libération de Paris. Sauvé par ses proches, il renouvelle son geste, cette fois avec succès, le 16 mars 1945. François Mauriac qui fut son adversaire au cours de l’occupation publie un article dans lequel il dénonce la fascination pour la force de Drieu mais souligne le destin paradoxal de l’ancien combattant de l’autre guerre « ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles ».
Jacques Cantier, MCF Histoire Contemporaine, Université Toulouse le Mirail
Bibliographie :
Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979.
Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la grande guerre 1914-1918, Paris, Albatros, 1989.
Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011.
Jean-Baptiste Bruneau, Le cas Drieu la Rochelle entre écriture et engagement : débats, représentations, interprétations de 1917 à nos jours, Paris, Eurédit, 2011.
Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978.
Gaulle, Charles de (1890-1970)
À l’instar de la grande majorité de la génération du début des années 1890, Charles de Gaulle est directement concerné par la Première Guerre mondiale. Né à Lille le 22 novembre 1890, le futur chef de la France Libre et fondateur de la Ve République appartient à un milieu de la petite noblesse par son père Henri et de la bourgeoisie du Nord par sa mère Jeanne, née Maillot. Charles de Gaulle est élevé dans un milieu qui allie attachement nostalgique à la monarchie, fidélité à la foi et à l’Église catholique, passion pour la France et son Histoire. « Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. Ma mère portait à la patrie une passion intransigeante à l’égal de sa piété religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même avions pour seconde nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays », écrit de Gaulle au début de ses Mémoires de guerre. Élève des pères jésuites qu’il suit en exil en Belgique à la suite de l’expulsion des congrégations, lecteur assidu de Péguy, Barrès et Bergson, le jeune de Gaulle passe le concours d’entrée à Saint Cyr où il entre comme élève-officier en septembre 1909. Surnommé « Le Connétable » par ses camarades, il est classé 13e de sa promotion sur 211. Un de ses supérieurs, le futur maréchal Alphonse Juin, note : « A été continuellement en progressant depuis son entrée à l’école ; a beaucoup de moyens, de l’énergie, du zèle, de l’enthousiasme, du commandement et de la décision. Ne peut manquer de faire un excellent officier. » Nommé sous-lieutenant le 1er octobre 1912, il est affecté au 33e régiment d’infanterie d’Arras que commande le lieutenant-colonel Pétain. Après un an de service dans cette unité, il est promu lieutenant.
Au début de la guerre, le 33e RI est engagé en Belgique. Le lieutenant de Gaulle est blessé le 15 août au péroné, sur le pont de Dinant, à proximité de Charleroi. Soigné à Paris, il rejoint son unité stationnée dans l’Aisne en octobre, puis en décembre près de Châlons-sur-Marne. Croix de guerre le 18 janvier 1915, il est nommé capitaine à titre temporaire le 10 février et à titre définitif le 3 septembre. Blessé à la main gauche le 10 mars, la plaie s’infecte ce qui nécessite une évacuation. Il retrouve son régiment en juin, devient un des officiers adjoints du colonel Émile Boud’hors et prend le commandement de la 10e compagnie. Le capitaine de Gaulle est envoyé avec son régiment à Verdun le 28 février 1916, alors que les Allemands ont entamé leur grande offensive une semaine plus tôt. Le 2 mars, il est blessé d’un coup de baïonnette à Douaumont. Fait prisonnier, il est soigné à Mayence avant d’être interné au camp d’Osnabrück en Westphalie, puis à Neisse en Silésie et à Sczuczyn en Lituanie. En octobre, il est transféré au fort d’Ingolstadt en Bavière, puis au camp de Rosenberg en Franconie en juillet 1917 et à nouveau à Ingolstadt en novembre. Il est à nouveau transféré en mai 1918 à Wülzburg en Bavière avant de terminer la guerre aux prisons de Tassau et de Magdebourg. Il est vrai que le capitaine de Gaulle n’est pas un prisonnier facile. Il tente cinq fois de s’évader mais sa très grande taille ne facilite pas le passage inaperçu. Au total, Charles de Gaulle est puni de 120 jours d’arrêt de rigueur pour ses diverses tentatives d’évasion. Libéré à la fin du conflit, il rejoint les siens début décembre 1918.
Charles de Gaulle a un intérêt pour l’historien de la Grande Guerre, non pas tant par sa carrière durant les combats qui est comparable à bien des officiers français, que pour les témoignages et réflexions qu’il a laissés. Grâce aux écrits du jeune officier, nous pouvons suivre son état d’esprit, ses sentiments, ses occupations en particulier lors de sa captivité. Du début des hostilités au 16 août, il tient un carnet de bord. Entré en Belgique le 13 août, de Gaulle note : « Accueil enthousiaste des Belges. On nous reçoit comme des libérateurs. » Le surlendemain, c’est l’épreuve du feu : « À six heures du matin, boum ! Boum ! La danse commence, l’ennemi bombarde Dinant avec fureur. Ce sont les premiers coups que nous recevons de la campagne. Quelle impression sur moi ? Pourquoi ne pas le dire ? Deux secondes d’émotion physique : gorge serrée. Et puis c’est tout. Je dois même dire qu’une grosse satisfaction s’empare de moi. Enfin ! On va les voir ? » Un peu plus loin, il témoigne de sa première blessure. « J’ai à peine franchi la vingtaine de mètres qui nous séparent de l’entrée du pont que je reçois au genou comme un coup de fouet qui me fait manquer le pied. Les quatre premiers qui sont avec moi sont également fauchés en un clin d’œil. Je tombe, et le sergent Debout tombe sur moi, raide mort. Alors c’est pendant une demi-minute une grêle épouvantable de balles autour de moi. » Il reprend les notes d’un carnet personnel le 15 octobre 1914. Le 20 novembre, Charles de Gaulle écrit : « Un shrapnell éclate juste sur notre tête. Il nous est évidemment destiné. Mais nous voici partis au trot vers le bois, non sans en recevoir encore un autre. Nous entrons dans un abri. Il était temps, une dégelée de 105 s’abat sur la lisière. Ce qui m’ennuie c’est qu’ils ont blessé mon adjudant Dubois. »
Dans le courrier adressé à ses parents, il arrive à Charles de Gaulle d’analyser la situation générale avec une certaine lucidité, en particulier sur les effets d’une propagande quelque peu exagérée. Ainsi dans une lettre du 14 décembre 1914 adressée à sa mère : « L’arrêt des Russes ne doit ni nous étonner, ni nous inquiéter. Si l’on voulait d’après leur Histoire définir leur caractère militaire, on dirait qu’ils sont très lents et très tenaces. Encore une fois leurs ressources sont illimitées et celles de leurs adversaires s’épuisent peu à peu. Je vous accorde qu’on s’est trop hâté de célébrer leur triomphe : cela a causé à l’opinion publique une désillusion inutile. De même que l’on a le plus grand tort de parler de l’héroïsme des Belges, des millions d’hommes que l’Angleterre met soi-disant sous les armes et de la famine imminente en Allemagne. » Il lui arrive également de décrire les conditions de la vie quotidienne dans les tranchées. Ainsi dans une nouvelle lettre à sa mère le 11 janvier 1915 : « Nous sommes ici dans une mer de boue, aussi y a-t-il pas mal de malades. » Le 24 février 1916, alors que les Allemands ont attaqué le front français dans le secteur de Verdun trois jours auparavant, de Gaulle écrit à sa mère son sentiment sur la bataille qui débute. « Ma conviction, au début de la furieuse bataille qui s’engage, est que l’ennemi va y éprouver une ruineuse et retentissante défaite. Sans doute, il nous prendra des tranchées et des positions un peu partout, quitte à les perdre plus tard (…) mais notre succès n’est pas douteux, pour ces bonnes raisons que nous sommes bien résolus à vaincre, quoi qu’il doive nous en coûter, et que nous en avons les moyens. » La rancœur contre le pouvoir politique est également présente. Elle éclate même dans un courrier du 23 décembre 1915. « Le Parlement devient de plus en plus odieux et bête. Les ministres ont littéralement toutes leurs journées prises par les séances de la Chambre, du Sénat, ou de leurs commissions, la préparation des réponses qu’ils vont avoir à faire, la lecture des requêtes ou des injonctions les plus saugrenues du premier marchand de vins venu que la politique a changé en député. Ils ne pourraient absolument pas, même s’ils le voulaient, trouver le temps d’administrer leur département, ou l’autorité voulue pour galvaniser leurs subordonnés. Nous serons vainqueurs, dès que nous aurons balayé cette racaille, et il n’y a pas un Français qui n’en hurlerait de joie, les combattants en particulier. Du reste l’idée est en marche, et je serais fort surpris que ce régime survive à la guerre. »
Les circonstances de la capture ont été racontées par de Gaulle dans une relation écrite. « Notre feu me paraissait avoir dégagé de boches un vieux boyau écroulé qui passait au sud de l’église. N’y voyant plus personne, je le suivis en rampant avec mon fourrier et deux ou trois soldats. Mais, à peine avais-je fais dix mètres que, dans un fond de boyau perpendiculaire, je vis des boches accroupis pour éviter les balles qui passaient. Ils m’aperçurent aussitôt. L’un d’eux m’envoya un coup de baïonnette qui traversa de part en part mon porte-cartes et me blessa à la cuisse. Un autre tua mon fourrier à bout portant. » Sa captivité, entre deux tentatives d’évasion, est surtout faite d’exercices physiques, de lectures, voire de conférences données devant ses compagnons d’infortune. Le 15 juillet 1916, de Gaulle précise non sans humour à son père : « L’interdiction de sortir me détermine à travailler mon allemand et à relire la plume à la main l’Histoire grecque et l’Histoire romaine. »
Dans le premier volume de ses Mémoires de guerre, intitulé L’Appel, Charles de Gaulle ne s’attarde pas beaucoup sur la période de la guerre et sa propre expérience. « Puis, tandis que l’ouragan m’emportait comme un fétu à travers les drames de la guerre : baptême du feu, calvaire des tranchées, assauts, bombardements, blessures, captivité, je pouvais voir la France, qu’une natalité déficiente, de creuses idéologies et la négligence des pouvoirs avaient privée d’une partie des moyens nécessaires à sa défense, tirer d’elle-même un incroyable effort, suppléer par des sacrifices sans mesure à tout ce qui lui manquait et terminer l’épreuve dans la victoire. Je pouvais la voir, aux jours les plus critiques, se rassembler moralement, au début sous l’égide de Joffre, à la fin sous l’impulsion du Tigre. Je pouvais la voir, ensuite, épuisée de pertes et de ruines, bouleversée dans sa structure sociale et son équilibre moral, reprendre d’un pas vacillant sa marche vers son destin, alors que le régime reparaissant tel qu’il était naguère et reniant Clemenceau, rejetait la grandeur et retournait à la confusion. » Tableau de la France, critiques envers le personnel politique de la IIIe République mais pas de détails sur les opérations auxquelles il a participé. Il semble d’ailleurs qu’il ne se soit jamais répandu en public comme en privé sur son expérience de la Grande Guerre. Son fils Philippe témoigne : « Mon père n’a jamais été de ceux qui racontent leurs campagnes. Dans son milieu, comme dans beaucoup d’autres, les hommes qui revenaient du front gardaient le silence sur les souffrances et les horreurs qu’ils avaient vécues pour ne pas choquer les femmes et les enfants. (…) En ce qui concerne les combats, lorsqu’il les évoquait avec ses trois frères Xavier, Jacques et Pierre, avec son beau-frère Jacques Vendroux ou quelques parent ou ami, ce n’était souvent qu’en passant sur quelques péripéties opérationnelle à laquelle ils avaient incidemment participé. »
Par contre, nous disposons d’ouvrages de réflexion historique sur la guerre de 1914-1918 écrits durant l’entre-deux-guerres. Outre une conférence donnée à l’école de Saint Cyr en 1921 sur l’année 1915 qui donne l’occasion à de Gaulle de fournir une analyse militaire, géopolitique, diplomatique et économique de la situation à ce moment-là, il y a d’abord La discorde chez l’ennemi, livre rédigé pendant l’été 1923 et publié chez Plon l’année suivante. Il s’agit d’une étude, sans doute la première du genre, de l’Allemagne en guerre et des raisons de sa défaite. De Gaulle n’y fait pas preuve d’une animosité aveugle envers les Allemands. La première phrase de l’ouvrage est éclairante à cet égard : « La défaite allemande ne saurait empêcher l’opinion française de rendre à nos ennemis l’hommage qu’ils ont mérité par l’énergie des chefs et les efforts des exécutants. » Selon de Gaulle, la défaite allemande s’explique à la fois par la progressive domination du Grand État-Major sur le pouvoir civil, du chancelier voire du Kaiser lui-même. Ainsi, la décision de la guerre sous-marine à outrance du 1er février 1917 est avant tout un choix des militaires qui finissent par l’imposer à un chancelier Bethmann-Hollweg peu favorable. À la suite de la démission de ce dernier, la domination du duo Hindenburg-Ludendorff est totale sur le pouvoir exécutif et mène l’Allemagne à la défaite. Autre leçon de cette étude gaullienne sur la Grande Guerre : l’art militaire n’est pas une doctrine préétablie. « À la guerre, à part quelques principes essentiels, il n’y a pas de système universel, mais seulement des circonstances et des personnalités. »
Ensuite, Vers l’armée de métier, ouvrage publié chez Plon en 1934 au moment où l’Allemagne nazie commence à inquiéter les plus lucides. De Gaulle y défend le développement d’un corps mécanisé susceptible d’agir rapidement au service d’une politique réactive vis-à-vis des éventuelles initiatives allemandes et dans le cadre d’un système d’alliances. Cette stratégie se détache du modèle de celle qui avait permis la victoire en 1918, basée sur une défensive efficace en attendant une supériorité numérique et matérielle permettant d’enfoncer le front ennemi en soutenant l’effort de l’infanterie par les chars d’assaut. Charles de Gaulle prêcha dans un désert et seul Paul Raynaud, dans le monde politique, y prêta une oreille attentive.
Enfin, La France et son armée, livre repris d’un projet jamais abouti demandé par le maréchal Pétain à Charles de Gaulle en 1925 mais que le vieux soldat abandonna. Le travail, amplement remanié, est publié en 1938 malgré l’opposition du prestigieux maréchal à qui celui qui commandait alors le 507e régiment de chars à Metz adresse un courrier respectueux mais ferme. « Du point de vue des idées et du style, j’étais ignoré, j’ai commencé à ne plus l’être. Bref, il me manque, désormais, à la fois la plasticité et l’incognito qui seraient nécessaires pour que je laisse inscrire au crédit d’autrui ce que, en matière de lettres et d’histoire, je puis avoir de talent. » Qu’en termes choisis ceci est dit ! Véritable panorama de l’histoire militaire française, l’ouvrage débute à l’époque médiévale pour aboutir à un hommage appuyé à la France de 1914-1918. « Tandis qu’elle endurait plus cruellement qu’aucun autre peuple les souffrances de la guerre et de l’invasion, hécatombes de ses meilleurs fils, terre blessée jusqu’aux entrailles, foyers détruits, amours sombrées, plainte des enfants mutilés, elle se forgeait un instrument de combat qui, pour finir, l’emporta sur celui de tous les belligérants. Au total, de trois Allemands tués, deux l’ont été de nos mains. Quels canons, quels avions, quels chars, ont valu mieux que les nôtres ? Quelle stratégie triompha, sinon celle de nos généraux ? Quelle flamme anima les vainqueurs autant que l’énergie de la France ? » Sans doute, le de Gaulle de la France Libre se forgea-t-il des certitudes en réfléchissant à la Grande Guerre.
Philippe Foro
Sources et bibliographie.
-Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets (1905-1941), collection Bouquins, Robert Laffont, 2010 ; Le fil de l’épée et autres écrits, Plon, 1990 (cet ouvrage rassemble les écrits de l’entre-deux-guerres : La discorde chez l’ennemi, Le fil de l’épée, Vers l’armée de métier, la France et son armée) ; Mémoires de guerre, La Pléiade, Gallimard, 2000.
-Philippe de Gaulle, De Gaulle, mon père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, 2003.
-Jean Lacouture, De Gaulle. Le rebelle (1890-1944), Seuil, 1984.
-Éric Roussel, Charles de Gaulle, Gallimard, 2002.
–Charles de Gaulle soldat (1914-1918), album de l’exposition de l’Historial de Péronne, 1999.
–Charles de Gaulle : du militaire au politique (1920-1940), colloque des 28 et 29 novembre 2002 à l’École de guerre, Institut Charles de Gaulle, 2004.
Jean, Renaud (1887-1961)
1.Le témoin.
Renaud Jean, premier député communiste élu en 1920 et membre du Comité Central du Parti communiste français entre 1932 et 1940, est né à Samazan dans le Lot-et-Garonne le 16 août 1887. Issu du monde rural (son père et métayer engagé dans des mandats locaux), possédant une solide formation scolaire, adhérent au parti socialiste en 1907 et porté par des idées révolutionnaires, Renaud Jean part en guerre à l’âge de 27 ans. Il a effectué son service militaire entre 1908 et 1910 dans un régiment régional, le 88e RI d’Auch et entre en guerre affecté au 24e RI colonial de Perpignan comme caporal (volonté d’éloignement?).
Il connaît la première épreuve du feu dans les Ardennes Belges le 22 août 1914. Après la retraite, redressement de la Marne où il est blessé le septembre. Soigné à l’hôpital auxiliaire du lycée Palissy (où il rencontrera sa future épouse, professeure agrégée de sciences naturelles). Il est définitivement réformé en janvier 1915. Il sera par la suite le fer de lance du communisme rural dans le département du Lot-et-Garonne mais également par ces engagements nationaux dans entre-deux-guerres.
Document : Archives départementales de Lot-et-Garonne, série R, registres matricules – carton 1 R 643
2. Le témoignage
Le carnet de Renaud Jean, authentifié, a été publié en totalité dans le numéro 44 des Cahiers du Bazadais en 1979 par Jacques Clémens. L’original contient 80 pages, dont 43 ont été le support de l’écriture du récit au crayon. Le carnet a été tenu au jour le jour, voire heure par heure pour certaines journées, comme celle de la blessure, que l’on peut située entre 11h et 14h le mardi 8 septembre 1914. Le récit de guerre s’arrête avec elle, après le retour à Agen le 13 du même mois.
3. Analyse
Assurément, les quelques notes laissées par Renaud Jean montrent un homme d’abord profondément antimilitariste. Il impute au « capitalisme », « patriotisme », « colonialisme » et « nationalisme », la responsabilité de l’entrée en guerre, soutenue par des « chefs » militaires injustes et pétris de « discipline ». Citant Kropotkine, « le prolétariat n’a pas su faire le socialisme », c’est un homme de culture révolutionnaire qui prend l’uniforme, c’est un homme aussi déçu par le cours des événements. L’attente du combat pèse sur ces propos de plus en plus défaitistes, d’autant qu’il se retrouve dans un régiment colonial où la cohabitation avec les cadres sous-officiers et officiers de carrière semble difficile. Et le 22 août dans les Ardennes belges, c’est l’épreuve du feu : le soldat Jean devient combattant, ce qui transparaît dans l’évolution de l’écriture. Le récit des combats, des rumeurs constamment évoquées, de la peur qui laisse peu de place à la réflexion de fond : « Quand on est au combat, on s’abrutit, on ne pense à rien » (31 août). L’adaptation se fait par la force des circonstances, qui sont d’abord celles de la retraite qu’il compare à la Débâcle de 1870 racontée par Emile Zola. Il perçoit rapidement que la guerre se gagnera avec l’artillerie et l’aviation que les militaristes « prussiens » utilisent avec intelligence. « Nous sommes victimes de l’incurie des administrations et de l’incapacité des chefs », écrit-il le 3 septembre. L’escouade, la section, le camarade que l’on voudrait retrouver dans le désordre du combat deviennent autant de repères qui montrent l’intégration littérale du soldat Jean dans la guerre, avant que la blessure ne l’éloigne définitivement du champ de bataille. Celui de la Grande Guerre tout du moins puisqu’il écrivait dès le 18 août : « (…) Je suis persuadé que dans 20 ou 40 années nous en aurons une nouvelle, et ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Attendre la paix des gouvernants, c’est folie. » Son parcours de l’entre-deux-guerres est bien déjà en germe à l’automne 1914.
Alexandre Lafon
Hannart, Théodore (1885-1952)
1. Le témoin
Né à Roubaix (Nord) en 1885, mariage en 1909. Père de deux filles en 1914. Fils de Georges Hannart, qui avait fondé une grande teinturerie industrielle à Wasquehal en 1895. L’apprêt Hannart était une référence mondiale en matière de teinturerie avant 1914. Théodore Hannart est un membre de la bourgeoisie catholique flamande du nord de la France ; très croyant et pratiquant ; en 1914 il dirige à 29 ans la teinturerie de Wasquehal qui a compté jusqu’à 2000 ouvriers. Il rejoint comme réserviste le 243e RI (Lille – caserne Souham) et son unité est rattachée à la 51e DR tout le temps de son engagement au front. Il a le grade de sergent, dans le rang ou assurant un temps la liaison avec le bataillon. Il est grièvement blessé par un éclat et évacué en juin 1915 (clôture de son récit).
2. Le témoignage
Le récit de Théodore Hannart a été rédigé en 1916 dans le sud de la France, après que, blessé lors des combats d’Artois le 10 juin 1915, il ait été hospitalisé tout l’été 1915 et réformé le 8 novembre de cette même année. Un exemplaire dactylographié existait à la Société Historique de Villeneuve d’Ascq et, avec l’approbation de Madame Requillart née Hannart, fille du témoin, la Société a édité les « vieux souvenirs de guerre 1914–1915 » en 1998. La publication est introduite par un texte documenté de S. Calonne, président de la Société. Le récit de 125 pages, minutieux, semble avoir été rédigé d’après des carnets de route (précision des lieux et des dates). Il s’agit d’un texte de 1916, relativement proche chronologiquement des événements narrés et qui ne connaît pas l’évolution et l’issue du conflit ; en cela, même s’il pose les problèmes classiques de la distance mémorielle, il apporte un témoignage entre le carnet immédiat et le souvenir à plusieurs décennies de distance ; reste que son titre («vieux souvenirs ») évoque une reprise tardive.
3. Analyse
Le témoignage présente plusieurs angles intéressants:
– description de la mobilisation, du sentiment des hommes et des familles, du départ
– engagement dans la bataille des frontières en Belgique, guerre de mouvement, combat d’Onhaye (23 août 1914), de Saint-Pierre (30 août 1914)
– stabilisation progressive après la Marne (poursuite/stabilisation oct. et nov. 1914, secteur de Reims, La Neuvillette, Cormontreuil, Prunay)
– l’offensive (Artois, secteur d’Hébuterne mai 1915): préparation, ambiance, tension, l’assaut, le combat, les prisonniers, l’échec…
– le vécu d’un sous-officier (ce qui n’est pas le témoignage le plus courant), et en même temps les considérations d’un grand bourgeois, mais proche du rang, sur les opérations, la hiérarchie et ses camarades
– la sensibilité aux événements d’un patron catholique, très croyant, conservateur et patriote.
Manque d’équipement, mi-septembre 1914, dans une « campagne contre l’Allemagne » prévue pour être courte
p. 66 « Ces premières nuits dans les tranchées, sans abri, sans couverture, sans toile de tente, presque tous les hommes dépourvus de veste et de lainage, ont été très dures. C’était la fin de septembre, et le début d’octobre ; nuits de brouillard glacé. Les hommes grelottaient sur place, engourdis, transpercés par l’humidité, abattus par le sommeil (…) Nos vêtements, capotes, pantalons surtout, étaient en lambeaux. Parfois, au cantonnement de repos, arrivaient une dizaine de pantalons à distribuer ; le Capitaine faisait alors rassembler les hommes dont le pantalon était le plus endommagé. Il en passait la revue, et c’était une scène plutôt comique de voir la collection ; chacun faisant valoir l’état plus minable des genoux ou des fonds, montrant sans vergogne les pans de chemise, par des ouvertures peu réglementaires. »
Fusillés – guerre de mouvement
6 septembre1914, bataille de la Marne en soutien d’artillerie : « A 7/800 mètres derrière nous se passe un drame pénible ; nous voyons défiler des compagnies baïonnette au canon. C’est la parade d’exécution de huit soldats du 327e, qui, pris hier dans une panique de troupes se repliant de la première ligne, poursuivis par des obus, sont tombés sur le Général Boutgourde, qui, sans pitié, les a fait juger immédiatement et condamner à mort. Ils sont fusillés derrière nous, au début du combat. Impression mauvaise sur les hommes, qui, de ce jour, détesteront rageusement leur Général de Division. »
Un exemple intéressant qui illustre l’interrogation centrale sur « l’interdiction » du no man’s land par le feu des deux protagonistes, avec le problème de l’impossibilité du relèvement des blessés ou de l’enlèvement des morts ; il ne s’agit pas d’un recul de civilisation mais de considérations tactiques liées à la guerre de tranchée, on ne peut simplement pas se permettre de ne pas interdire le glacis. devant Reims septembre 1914
« C’est d’un calme absolu pour l’instant. Le Capitaine juge utile d’envoyer une patrouille : caporal Bubar, 3 hommes. A 5/600 mètres, ils rencontrent une tranchée avec des morts français et des blessés, qui traînent là, sans secours, depuis 48 heures. Nous les signalons au Major de notre bataillon, qui va bravement les chercher avec ses brancardiers. Toujours aucun signe de l’ennemi. Le Capitaine s’enhardit, commande une corvée pour chercher dans la tranchée les sacs, équipements des morts, pour les distribuer à des hommes de la compagnie qui en sont dépourvus. Mais alors, cela se gâte. Les boches, qui avaient laissé enlever les blessés, changent d’attitude lorsqu’ils voient nos hommes venir placidement ramasser les équipements. Sur cette malheureuse corvée de 5/6 hommes , ils ouvrent le feu avec leurs 77, et chacun des nôtres est gratifié de son gros noir. »
Sergent assurant un temps la liaison entre sa compagnie et le bataillon, Hannart est un observateur privilégié du commandement à l’échelon tactique. Il a l’habitude dans le civil de diriger une usine et il porte un regard désabusé sur les qualités humaines de beaucoup de ses supérieurs, ainsi que sur les relations entre les officiers et l’exercice du commandement à l’échelon du régiment.
p. 11 Général Boutgourde commandant la 51e DR
« Attitude quelque peu défiante vis-à-vis de nous, la réputation d’antimilitarisme (peut-être) de notre région du Nord. En tout cas, les manifestations de sympathie pour ses hommes étaient rarissimes, quant aux reproches et aux marques de défiance ils étaient continuels. Le Français n’admet ce genre de chefs que lorsqu’il le reconnaît d’une intelligence supérieure. Etait-ce le cas ? Je suis loin d’en être persuadé. Et pourtant nos hommes sont d’une bonne volonté évidente, et d’un esprit de sacrifice réel, qui leur fait tout endurer avec gaîté. C’est, la plupart du temps, les sous-officiers qui encaissent, philosophiquement. Pour un rien, ils sont menacés d’être cassés. La terreur, c’est de prendre « le jour », car c’est alors qu’il faut faire le gros dos pour laisser passer la mauvaise humeur constante du Capitaine Baquet, contre-coup, certainement, de paroles désagréables échangées en haut lieu. »
Brutalité avec les hommes
p. 104 «La vie d’agent de liaison auprès d’un chef plein de courage et de fermeté, d’esprit clair et décidé, est un perpétuel réconfort, mais si ce chef est pusillanime, décontenancé par ses chefs, ou les occasions périlleuses, et qu’il passe son humeur et ses déconvenues sur son entourage immédiat, c’est une pitoyable existence. »
Fatigue des hommes au moment des suites de la Marne 14 septembre 1914
p. 54 « Vive altercation derrière nous : le Capitaine fait encore des siennes. Perron, du 5e Bataillon, a découvert des hommes restés endormis dans leurs abris, il les signale à Baquet, qui ne parle rien moins que de passer à la baïonnette les dormeurs : il réussit à blesser Lorthoir, qui était du nombre avec un malade. Les deux Capitaines ont tenu à s’injurier copieusement pendant tout ce temps-là. »
Petite affaire, le 26 septembre 1914
p. 64 « Le Commandant Rodier ne se tenait plus dans ces moments-là. Une fois, l’agent de liaison de la 24e étant venu lui rendre compte de la situation, il s’emporta au point de le menacer de son revolver. Le pauvre n’y pouvait rien cependant, et fut plutôt impressionné.
Mauvaises relations entre les officiers
octobre 1914 « Dans ces conditions, l’humeur maussade du Capitaine Baquet, et son génie de la contrariété passaient encore par une crise aiguë. Je me rappelle avoir fait la navette entre Rodier et lui à propos d’ordres reçus, auxquels il trouvait toujours à redire : il s’agissait de queues de poires. J’arrivais au Capitaine, lui lisait l’ordre, interrompu fréquemment par des épithètes peu courtoises à l’égard de son chef ; il annotait ensuite rageusement mon carnet, et me renvoyait au Commandant Rodier. Celui-ci précisait, excipait d’ordres supérieurs. Nouvelle mission, avec aussi peu de succès que la première fois. Nouvelles allées et venues encore. Je mis tout le monde d’accord en mettant l’ordre dans ma poche, après l’avoir communiqué au sergent-major, pour faire le nécessaire. Ce pauvre sergent-major était le bouc émissaire du Capitaine ; il essuya plus d’une injure et appréciation malveillante, voire même un coup de bâton sur l’oreille, c’était beaucoup ! Le Colonel dût y mettre ordre, sur réclamation de l’intéressé. »
p.75 début novembre 1914 « Entre le Capitaine Baquet et le Commandant Tupinier, les incidents se multiplient ; je transmets de nombreux rappels à l’ordre ; cela finit par un éclat à la première relève, à Cormontreuil, faut-il le dire, à la grande satisfaction de tous les officiers du Bataillon.»
et plus tard p. 76 « Comme de coutume, discussion aigre entre Baquet et le Commandant Tupinier ; elle eut, cette fois, son épilogue devant le Général. Nous vîmes un jour partir le Capitaine Baquet en grande tenue, gants blancs, pour Reims ; ce fut pour tous une joyeuse après-midi ! Depuis lors, Baquet s’assagit réellement, et devint plus abordable, mais quelles rancunes il avait amassées contre lui ! »
Le 243e RI doit être repris en main (« bonne tenue au feu mais indiscipliné au cantonnement »), un nouveau Colonel arrive et l’ambiance « de caserne » à l’arrière est mise ici en relation avec la composition essentiellement faite de gens du Nord de l’unité (janvier 1915)
p. 102 « Dès lors, pour nous tous, ce fut le régime de la terreur : des 15 jours de prison, conseils de guerre pour les hommes, cassations pour les sous-officiers, véritables brimades pour les officiers ; défense de se déséquiper au cantonnement, les corvées en armes et au pas, même les isolés ; une persécution mesquine de tous les instants, des revues perpétuelles. (…) Il ne tarda pas à être exécré, et il fallut tout l’esprit patriotique pour réfréner, parmi les hommes, l’indignation croissant de jour en jour ; nos gens ne méritaient certes pas ces traitements, ils avaient fait leur devoir, toujours. (…) Un Chef intelligent et paternel, aimant ses hommes, eût obtenu d’eux, pauvres gens du Nord, abandonnés de tout au monde, sachant leur famille et leur pauvre foyer dans la désolation, aux mains de l’ennemi, sans nouvelles, sans secours quelconques envoyés de l’arrière, minés surtout par l’angoisse au sujet des leurs. Il fallut, pour comble, qu’on les persécutât indignement ! Au cantonnement, les chants même, doux souvenirs du pays, étaient interdits. Ce fut la terreur. Que le nom de ce malheureux Gueilhers soit voué à tout jamais au mépris de nos populations du Nord ! »
Perception des socialistes, des instituteurs
début août 1914 « Le maire (Wasquehal), vieux socialiste, révolutionnaire notoire, est atterré ; Il n’y a guère d’espoir. Peut-être sent-il aussi la responsabilité de tout le passé antimilitariste de son parti, qui nous a valu de n’être qu’à moitié prêts. N’est-ce pas notre impréparation qui a tenté nos lâches agresseurs ? Que de sang et de larmes ces Français indignes auront toujours sur la conscience ! »
p. 10 « Quelles barrières pourtant entre nous auparavant : Séveno est professeur libre, ultra- catholique ; Luissiez, instituteur de tendance nettement socialiste (l’homme de ces jours néfastes). Autant Séveno se montrait charitable et réservé, croyant et apôtre, tout empreint de l’idéal chrétien, autant l’autre dissimulait mal ses sentiments de haine pour la religion, « les bourgeois », et tout ordre établi, et déparait surtout par sa morale plutôt libre (pauvres écoliers !). Pourtant les deux vivaient côte à côte, s’entendaient, se voulaient certes du bien – et tous les deux sont morts, l’un à côté de l’autre, sur la même ligne de combat ; l’un disant son chapelet, comme toujours dans les heures critiques, vrai modèle de bravoure et de piété ; l’autre, racheté, j’en suis sûr, par les prières et les souffrances sanctifiées de son camarade ; lui-même n’avait-il pas, du reste, accepté de moi un chapelet, l’avant-veille du jour où il fut tué ! L’un et l’autre sont toujours pour moi unis dans ma prière. »
Evocation de camarade
p.105 « Mes collègues sous-officiers de la section : Ghevart, instituteur, jeune sergent d’active, élevé dans le mépris « professionnel » de toute autorité et de toute religion, bon camarade au reste, et d’esprit ouvert qui se rapprochait des idées saines… »
Religion
octobre 1914 « Hostile à la religion, Baquet voulait aussi nous empêcher d’aller à la messe le Dimanche, sous prétexte que le cantonnement était consigné. Le Général Petit, consulté directement, prescrivit formellement de nous faciliter, quant c’était possible, cette consolation. »
janvier 1915 « J’y ai maintes fois pu faire la sainte communion, même sans être à jeun, étant donné la permission spéciale donnée par le Souverain Pontife. »
Perception de civils proches du front
début novembre 1914 « Taissy. Il ne reste que quelques habitants, qui n’inspirent d’ailleurs qu’une confiance très limitée. »
p. 76 « Saint-Léonard. Chose curieuse, une grande maison à l’entrée du village, en bordure du pont, était absolument intacte, faisant contraste avec le reste ; tout y semblait paisible : rideaux aux fenêtres, aspect propret. On prétendait que les habitants s’y tenaient toujours ; cela semblait louche ! »
Considération sur des Juifs parisiens de la Légion étrangère, côtoyés dans une unité voisine de première ligne; la perception critique évoque l’arrière-fond antidreyfusard de la droite catholique
p. 82 « Le poste de commandement du Commandant Drouin est établi dans un grenier ; quel milieu étrange, noms à consonances bizarres : la plupart ont cependant l’accent parisien, soldats guère entraînés du reste, se plaignant de fatigue, pieds écorchés, soignés avec des linges sordides. Ce n’est pas là la vraie Légion que je m’attendais à trouver : soldats endurcis, et de belle mine, oh non ! j’ai bientôt le mot de l’énigme par l’Adjudant Jacoutet, vieux sous-officier de carrière qui les commande. « Que dites-vous de mes compagnons ? Quelle salade ! quelle harka ! ». Il m’explique que presque tous sont fils de commerçants de nationalité ennemie, établis à Paris : fourreurs, bijoutiers, etc. qui, pour éviter à leurs parents le séquestre et le camp de concentration, ont pris un engagement pour la durée de la guerre. Il les a en médiocre estime, du reste. Ils ne sont au front, eux, les vieux légionnaires, que depuis peu. » (…) « Jacoutet ne les ménage pas : ordres vivement donnés ; aussitôt fini de dicter, il commande « exécution », et il faut voir toute la bande se précipiter et disparaître. Cependant, ce sont des intellectuels, des gens cultivés, à l’écriture soignée et rapide, à la conversation cauteleuse et entreprenante. »
Avant l’assaut, Artois 9 juin 1915
p. 111 « Ordre est donné à chacun de brûler ses lettres, et de ne porter sur soi aucune indication qui puisse être utile à l’ennemi. Mort, ou capturé vivant, chacun se doit de ne laisser entre les mains des boches qui le dépouilleraient aucun écrit. Quelle funèbre et triste besogne, ces bonnes chères lettres, notre seul lien avec les nôtres, il faut les détruire. Avidement, on les relit, on essaie de retrancher les passages suspects, surtout celles qui ont réussi à franchir les lignes ennemies, venant des nôtres en pays envahis. On doit se décider à sacrifier l’une après l’autre, jusqu’aux plus chères. Ah ! triste, triste besogne, il semble que ces lettres, réduites en cendres, consument l’abandon total de nos êtres les plus chers, et à quel moment ! »
« Ah ! Ces préparatifs d’assaut ne sont pas gais ; les plus braves dissimulent mal la gêne et l’angoisse qui les étreignent. A leur tour, de façon plus ou moins théâtrale, les Commandants de compagnie font leurs recommandations à leur monde. Baquet n’a rien à dire, ce n’est pas son genre. Conscient de la gravité de l’heure, je peux me confesser, communier et passer la journée dans le recueillement. L’Abbé Lestienne se multiplie au milieu de nous, distribuant amples provisions de petits étendards et drapeaux du Sacré-Cœur. J’en distribue à toute ma section. Bien peu en refusent, et beaucoup en réclament. »
L’assaut, Artois 10 juin 1915 Hébuterne, évocation intéressante du sort de certains prisonniers allemands lors du paroxysme de l’action
p.114 « Cependant les vagues se succèdent, et le succès se dessine. Déjà, de tous côtés, refluent les prisonniers, misérables, implorant « Kamerad », les blessés montrant leurs blessures. Quelques-uns arrivent en troupe, on ne sait si ce sont des assaillants. On en descend quelques-uns ; c’est involontaire, on fait grâce aux autres. Ils défilent à nos côtés, se rangeant contre les parois, se faisant petits.
L’hôpital, juillet 1915
p. 123 « J’ai conservé un horrible souvenir de cette salle d’hôpital empesté d’éther et d’odeurs malsaines. Quel cauchemar. Toute la nuit, c’était des gémissements, des cris de souffrance et d’agonie, car beaucoup mouraient à nos côtés. Cette détresse des hôpitaux, après celle des champs de bataille, c’est toute l’horreur de la guerre. »
Vincent Suard 4/11/2011