Vaurs, Benjamin (1880 – 1953) et Hortense (1888 – 1980)

Correspondance 1914 – 1919

1. Le témoin

Benjamin Vaurs, (1880-1953), cultivateur à Maleville (Aveyron), est marié à Hortense (1888 – 1980). Le couple a au moment de la mobilisation deux enfants de 3 et 2 ans, et Hortense est enceinte du troisième.  Ils auront un quatrième enfant pendant la guerre. B. Vaurs dépend du 54e RA pendant tout le conflit, mais sa fonction le fait voyager à l’arrière, dans toute la France : il est accompagnateur de train de munitions et de matériel.

2. Le témoignage

Clothilde Loubatière a publié en 2019 aux éditions de la Flandonnière Correspondance 1914 – 1919, Hortense et Benjamin Vaurs, (496 pages). L’auteure a mis en lumière le contenu de la correspondance de ses arrière-grands-parents, qui était contenue dans une boîte à chaussure «au fond d’une vieille armoire» ; C. Loubatière a réuni, retranscrit et présenté ces lettres, et elle précise avoir respecté la ponctuation, et corrigé au minimum l’orthographe (substantifs, noms de lieux), ceci pour respecter l’esprit de cette correspondance.

3. Analyse

Benjamin Vaurs occupe pendant toute la guerre un emploi de convoyeur militaire de trains de marchandises (munitions et matériels), et ses cantonnements correspondent à des nœuds ferroviaires (Is-sur-Tille, Le Bourget, Longueau…). Outre ce qu’on trouve classiquement dans les correspondances de ruraux au front (santé, famille, état du moral, besoins matériels, avis sur les travaux agricoles…) les lettres de B. Vaurs, homme au caractère égal, décrivent l’arrière, les villes ferroviaires, les pays traversés et plus généralement tout ce qu’on peut voir depuis un train. Il donne aussi des nouvelles du front, mais toujours de deuxième main, car il est renseigné par ses rencontres et ses conversations.

Une affectation appréciée

L’auteur mentionne souvent à sa femme que son poste n’est pas exposé au danger, et lui-même a conscience de sa situation privilégiée, ainsi fin août 1914 (p. 32) [avec autorisation de citation] : « Ne vous faites pas de bile sur mon sort. Je n’appartiens pas aux troupes de combat. Notre rôle est d’apporter des munitions d’une gare à l’autre. » ; en novembre (p. 67) : « Tu peux tenir la Providence d’avoir donné à ton mari une place comme celle qu’il occupe. » ou encore en juin 1915 (p. 231) : « Je ne connais pas les horreurs des tranchées où ils [les poilus] sont là sur le qui-vive, le fusil en mains tandis que j’espère remettre le mien tout neuf et où il était. » Plus tard, dans la lourde atmosphère de mai 1917, il tient encore à rassurer sa femme, mais en prenant des précautions, à propos d’une nouvelle affectation dans la région de Roye (p. 417) : « J’ai à te dire que je suis tombé sur un autre bon poste. Je désire que ça dure. Tu peux croire qu’on ne sue pas. Mais ne le dis pas. (…) » Sa famille nombreuse le protège aussi d’une mutation à un poste plus exposé, et il évoque souvent cette situation privilégiée comme argument contre le cafard et comme consolation pour endurer la longueur de la guerre (p. 450) : « Il y a un nouveau départ. Mais les pères de quatre enfants restent. Que j’en suis heureux. Suis très heureux d’être ici, me comparant à d’autres. »

Description des contrées et des habitants rencontrés

B. Vaurs décrit les paysages agricoles qu’il traverse, les compare avec ceux de Maleville, en profite pour s’informer sur les travaux au pays, donne des conseils de culture. Dans les gares, il décrit l’arrière front, les trains de blessés, ainsi que les ruines et plus tard les dégâts causés par les bombardements aériens. Il aime aussi décrire ses rencontres, ainsi des habitants du Bourget (septembre 1914, p. 43) : « Les habitants ont l’air bien favorables à nous. Ils préfèrent nous voir nous que les Allemands. Tandis que dans l’Est, parce qu’on était du Midi, on avait une espèce de dédain pour nous, sans doute en souvenir des troubles de Narbonne lors des grèves viticoles de 1907. Ils n’auraient pas besoin d’agir ainsi, car l’Est n’est pas parfait. » C’est aussi un moraliste, catholique pratiquant régulier, et en même temps un paysan qui découvre la grande ville industrielle et la population ouvrière (Plaine de Saint-Denis – Aubervilliers – le Bourget) (p. 76) : « La luxure semble être le seul idéal d’un grand nombre de personnes ici. On voit des femmes enceintes, d’autres qui nourrissent, d’autres qui mènent les gosses et on ne voit pas d’anneau à leur doigt. (…) Il y a des toilettes décolletées et excentriques. Quand dans notre trajet de la gare au logis, nous en rencontrons quelques-unes de ces modes à la mode, on en rit, on les fixe car encore dans le Midi, on ne voit pas cela, encore. ». En janvier 1915, il décrit la ville d’Houdain (jouxtant la région minière de Barlin) où il a convoyé six wagons d’obus de 155, dans un récit faussement naïf : « Dans ce pays, il m’a semblé deviner qu’il n’y a pas beaucoup de religion (…) Je crois que le mariage religieux est inconnu dans ce pays, ce qui peut-être est une des causes que la malédiction divine s’abat sur nous. On dirait que le bon Dieu s’est retiré de nous, qu’Il nous a abandonnés en voyant ses commandements si violés, pour voir si nous ferions mieux sans lui. Je suis en bonne santé et je désire que vous soyez tous de même. » Le 30 mai 1915 (p. 207), c’est avec ce même ton mi-moraliste mi-facétieux qu’il décrit la piété et le repos dominical à Longueau (Somme)  « Ce matin, j’ai pu assister ici à la messe de 8 heures. Ici, à Longueau, c’est un centre d’ouvriers du chemin de fer. Il peut y avoir de 1500 à 2000 habitants. Aussi, à la messe, il y avait grande foule. J’ai pu compter 43 femmes, 12 hommes dont 8 soldats qui n’étaient pas d’ici, et 4 ou 5 enfants et les rues en sont pleines. C’est une pitié. C’est à peine si on voit ici que c’est dimanche, si j’ai vu plus de gens travaillant ici qu’hier soir.(…) Ce matin, j’ai entendu une machine dépiquer encore de l’autre côté du village. Encore dans notre cher Rouergue, nous n’en sommes pas à ce degré d’abrutissement. Aussi, notre pays n’est pas le plus éprouvé. Il faut en être reconnaissant au bon Dieu, car là-bas, jamais de la vie, vous ne pourrez vous faire une idée de ce que c’est la guerre avec les horreurs qu’elle laisse derrière elle. »

Les permissions

Le thème des permissions est naturellement très présent dans la correspondance, et en juillet 1915 la nouveauté de ce congé inquiète un peu Benjamin : (p. 275) il évoque l’histoire d’une épouse non prévenue de l’arrivée de son mari qui « a été tellement surprise de joie ou d’émotion qu’elle est morte subitement entre les bras de son époux pendant qu’il l’embrassait », aussi il anticipe : « je vous prie d’avoir le courage de ne pas être trop émotionnés à mon arrivée. ». Les courriers témoignent d’un couple uni, les tensions sont rares et concernent comme souvent des conflits avec un des parents du couple, ici la mère du témoin, et Hortense essaie d’apaiser son mari. Avec l’établissement de permissions plus rapprochées et plus régulières, les courriers de 1917 et 1918 se font plus espacés, les lettres sont moins longues, mais cela ne témoigne pas de froideur, au contraire, ainsi d’Hortense en octobre 1917 (p. 433), alors qu’elle rentre de l’avoir raccompagné à la gare : « Les enfants ont demandé des nouvelles de papa, où est-ce qu’il était ? Madelou était couchée mais elle ne dormait. Elle m’a appelée mouma cauto un es poponou [maman, où est papa ?] et à nouveau j’ai laissé échapper quelques larmes bien amères.» De même en avril 1918, la séparation est toujours aussi difficile (p. 474) : « Que j’étais heureuse la semaine dernière, le soir dans cette petite chambre, je pouvais reposer auprès de celui que j’aime. Je ne puis t’exprimer combien je l’ai trouvée pénible cette nouvelle séparation. Je suis remontée seule et j’ai pu verser à mon aise les larmes de mes yeux et j’en verse encore en t’écrivant la présente car je m’ennuie à mourir. Je ne sais comment on est trop heureuse lorsqu’on est avec son mari. Depuis le temps qu’on vit l’un sans l’autre, ça finit par vous agacer. » Ces permissions ont également des conséquences très tangibles, et la formulation de l’annonce d’Hortense, qui suit la toute première permission, est à cet égard intéressante (septembre 1915, p. 315) : « C’est avec beaucoup de regrets que je te dirais que je me retrouve enceinte de nouveau. C’est avec beaucoup de peine que je te l’avoue mais c’est la réalité. J’ai cru bon de ne pas te le cacher. » Mais il apparaît ensuite que Geneviève, la petite quatrième, est à sa naissance accueillie avec sérénité  dans la famille.

Et quelques mentions sur des thèmes variés

– Réfugiés du Nord (mai 1915, p. 193) « J’ai entendu dire qu’on avait l’intention d’expédier des réfugiés du Nord dans l’Aveyron. Il faut les plaindre ces pauvres gens, obligés d’abandonner leur pays, leur maison et tout. Mettez-vous à leur place. Mais sûrement, ces pauvres réfugiés pourront vous donner de précieux coups de main pour rentrer les récoltes. Si vous pouvez recevoir quelques femmes et enfants, vous feriez une bonne œuvre de charité. Quant à accepter des hommes, il faut être prudent. Vous savez que vous n’êtes que des femmes. Je n’en dis pas plus long. »

– Un wagon de voyageur en mai 1915 (p.192) « Quand on rentre par trains de voyageurs, on ne voit que tristesse. On ne respire que deuils, doléances et chagrin. Dans ces trains, on ne voit que des dames en deuil. Et si on parle, les unes vont voir leurs maris blessés et les autres vous disent qu’ils n’ont aucune nouvelle des leurs depuis longtemps, d’autres disent parfois que leur mari ou fils est mort à la guerre. (…) C’est pour te dire qu’on ne voit pas beaucoup de joie, ni beaucoup de toilettes à la mode. 8 dames sur 10 sont en deuil.»

– Évocation du cafard (Juillet 1915) « Pour moi, je ne suis pas malade, mais l’ennui, la languine et le désir de vous revoir tous font que mes jours ne sont pas plus gais. » et plus loin dans la même lettre  « je suis dégouté de tout. Il me semble que j’ai les pyramides d’Égypte sur les épaules. »

– Verser son or (Juin 1915 p. 238) « Ces jours-ci, on nous a lu un ordre qui nous invitant tous, que si on avait de l’or, à le verser dans les caisses de l’État, que ce serait un devoir de patriotisme. Je le crois. Mais je ne sais pas si les millionnaires passeront les premiers. Si vous avez de l’or, gardez-le.»

Vincent Suard, février 2023

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