Courouble, Lucienne (1885-1956)

Le témoin
Lucienne Courouble, née Mercier (1885-1956), a deux jeunes enfants (2 ans et 6 mois) au moment de l’occupation d’Etroeungt (Nord) en 1914. Elle est l’épouse du brasseur mobilisé Adolphe Courouble (voir ce nom), tué en 1915, et qui a lui-même laissé un journal de guerre et un recueil de correspondance. Elle fuit l’arrivée des Allemands avec son père et ses enfants du 26 août 1914 au 5 septembre, mais rattrapée par le front, elle revient à Etroeungt où elle restera en zone occupée toute la guerre. Veuve de guerre, elle tiendra ensuite une épicerie-mercerie au village dans l’entre-deux-guerres.
Le témoignage
Lucienne Courouble a tenu un journal de guerre et d’occupation pendant tout le conflit; il a été retranscrit par Michel Decaux et Etienne Courouble, ses petits-fils, et est disponible sur le site « Chtimiste » n°169. Mentionnant les mouvements de troupes, c’est un document dangereux pour sa rédactrice et les originaux ont été recouverts de papier-peint et perforés, ce qui laisse à penser qu’ils ont été dissimulés. La version retranscrite sur papier occupe 60 pages format A4. Les notations journalières sont importantes en août- septembre pour raconter la fuite devant les Allemands, puis à l’automne 1914 (combats – espoirs de libération). A partir de 1915 et jusqu’à la fin, les notations se font plus brèves, en général de 2 à 5 lignes par jour.
Analyse
Après la narration de sa fuite et de son retour, Lucienne Courouble tient avec minutie la chronique journalière de l’occupation d’Etroeungt, en consignant toute une série d’informations, qui concernent les Allemands et leurs exigences, la vie quotidienne, des anecdotes locales ou encore les espoirs et les craintes de la population occupée. L’auteure, habitant au bord d’une route nationale passante, consigne tous les mouvements de troupes, d’automobiles ou de prisonniers auxquels elle assiste; elle note l’intensité du son du canon, l’apparence des troupes qui reviennent du front. Elle décrit la mise à l’heure allemande du village (au propre comme au figuré) et tient aussi la chronique précise des réquisitions de l’occupant, en bétail, denrées agricoles, mais aussi en taxes et corvées de travail. Après l’évocation du démontage de la brasserie, chaque nouvelle exigence est décrite, les plus récurrentes concernant les métaux, mais pouvant aussi être des bouteilles en cave ou une lourde taxe sur les chiens : « C’est fait, Folette n’est plus. Mieux vaut la tuer plutôt que leur donner 60 francs. Jusqu’à nouvel ordre, les chiens à attelage sont exemptés de taxe (31 juillet 1915) ». La chronique recopie les exigences de l’occupant affichées au bourg, et insiste sur les préoccupations alimentaires (état de la farine, pénuries, livraisons sporadiques). Informée par les communiqués allemands et la Gazette des Ardennes, L. Courouble rapporte les nombreux bruits, en général porteurs d’espoir, qui circulent dans une population sevrée de nouvelles vérifiables. Certaines rumeurs sont récurrentes (la reprise de Lille), fantaisistes, « On prétend que 4000 Anglais débarquent tous les jours à Hambourg mais nous n’y croyons pas. (février 1915)», mais présentent aussi parfois une confusion intéressante, 13 décembre 1914, « les facteurs de Lille disent y avoir vu des collégiens allemands de 15 et 16 ans, vêtus de leurs uniformes, recouverts d’un manteau et munis d’un casque, venus, leur-a-t-on dit, étudier à Paris. 5000 de ces pauvres gosses auraient péri à Ypres. » L’auteure évoque aussi souvent les « évacués », et cette désignation concerne deux groupes bien distincts. Ce sont d’abord les civils, femmes, enfants et hommes âgés, incités assez tôt par l’occupant à repartir vers la France non-occupée par la Suisse. Les autres évacués sont des populations françaises de l’arrière-front allemand (Somme, Oise, Aisne) expulsées plus loin vers l’intérieur. La publication en 2013 du journal de guerre de Virginie Pottier (Guillaume A. et Hardier T., Edhisto) nous montre cette évacuée de l’Oise relogée à Etroeungt. La teneur de ses écrits (bruit du canon, mouvements de troupes, problème de ravitaillement) est très proche de celle de L. Courouble. Les deux journaux évoquent aussi ensemble, par exemple, la mention début mars 1917 de plusieurs apparitions de la Vierge à des enfants à Liessies (Nord), cette dernière annonçant une fin des hostilités imminente, prévue pour le 20 avril 1917.
Sur le plan personnel, le journal de L. Courouble est très sobre, les mentions concernent soit un progrès d’un des enfants (marche, dent…), soit l’inquiétude à propos de son mari. Si elle indique le 11 août 1915 : « un an aujourd’hui qu’Adolphe est parti et un an sans nouvelles. », à la fin du mois elle a enfin des nouvelles par des prisonniers, dont son beau-frère Jules. Son moral va mieux à l’automne et alors qu’Adolphe a été tué le 25 septembre 1915, porté disparu à son unité, elle écrit un mois plus tard : « bonnes nouvelles d’Adolphe, a passé 6 jours chez les Faure au 15 septembre, a reçu le portrait des enfants. ». Par la suite, des mentions témoignent de l’attente et de l’incertitude, comme le 21 octobre 1916 (deux ans de séparation, un an après sa disparition) : « Dépêche Fabre : ne dit rien. Encore besoins, santé, nouvelles. Que penser ? », ou en juillet 1917, « pas de nouvelles d’Adolphe, ils cachent la vérité sûrement ! » En effet si les frères d’Adolphe sont à peu près sûrs que le disparu a été tué, l’éloignement et la difficulté de communication avec la zone occupée leur permettent de rester évasifs avec leur belle-sœur. Le journal montre bien par ailleurs que si les communications par-delà le front sont sporadiques, il n’y a pas d’étanchéité absolue : 2 juillet 1917 « Arrive une soixantaine de dépêches certaines vieilles d’un an. Beaucoup disent à leur femme de partir. » (c’est-à-dire de se faire évacuer par la Suisse).
L. Courouble réside dans une zone de combat active à l’extrême fin des hostilités, mais ne veut surtout pas être chassée vers la Belgique, dans une ambiance de cohue aggravée par la grippe espagnole, avec le flot des réfugiés repoussés vers l’arrière par la retraite allemande: 20 octobre 1918, « Nous sommes maintenant 5000 personnes [au bourg]. Les évacués meurent sans cesse : 4 enterrements à la fois demain. » Elle réussira à rester à Etroeungt jusqu’à l’Armistice.

Vincent Suard, juin 2017

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