Né le 22 octobre à Buironfosse (Aisne), il devient maréchal-ferrant, ce qui lui vaut d’effectuer le service militaire à Amiens dans le train des équipages. Marié en 1907, il a trois enfants lorsque la guerre éclate. Sa famille étant restée « en pays envahi », il correspond avec sa sœur réfugiée en Normandie. Il n’a des nouvelles de son atelier qu’en mars 1917, par une rapatriée qui lui écrit : « Arthur, tous vos outils sont pris par les Allemands, tous vos fers, très souvent votre forge est pleine de chevaux boches. »
Pendant toute la guerre, il est conducteur de voitures hippomobiles pour l’ambulance 11/5 ; il ferre les chevaux, il fabrique des bagues pendant son temps libre. Le 9 avril 1917, au pied du plateau du Chemin des Dames, il écrit à sa sœur : « Je crois que sous peu on va leur envoyer quelques choses à ces boches, qui les forcera bien à partir, les journaux te renseignent bien là-dessus. Si je ne change pas de direction et que l’on puisse réussir, je passerai certainement pas loin de chez nous. » Quand on sait que Buironfosse et son hameau Le Boujon se trouvent entre Guise et Hirson, en Thiérache, loin au-delà de Laon, on mesure les illusions du simple soldat, mais il n’était pas le seul si l’on songe à celles du général en chef. L’entassement des blessés à la suite de l’échec de l’offensive donne un énorme travail aux hommes du service de santé, quelle que soit leur fonction (voir Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », dans Le Chemin des Dames, sous la direction de Nicolas Offenstadt, Paris, Perrin, 2012, p. 207-229).
Arthur Mauclerc est grièvement blessé en mars ou avril 1918, une blessure qui aurait entraîné sa mort, le 6 juillet 1919, mais il ne figure pas parmi les morts pour la France du site Mémoire des Hommes. Ses lettres et quelques photos ont été achetées sur une brocante par Louis Larzillière et présentées par Franck Viltart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 25, 2012.
Rémy Cazals
Laval Edouard (1871-1965)
1. Le témoin
Né en 1871, Edouard Laval est à la déclaration de guerre un médecin connu, auteur de plusieurs livres sur des sujets aussi divers que l’étude des projectiles (1899), le traitement des blessures de guerre (1901), le diabète (1903), un guide du médecin de réserve (1906) ou les champignons (1912). Son préfacier, le médecin-général inspecteur Toubert dit de lui qu’il « fut un brillant médecin de l’armée d’active, avant de devenir un distingué praticien civil » (page 10).
2. Le témoignage
Laval, Edouard, Souvenirs d’un médecin-major. 1914-1917, Paris, Payot, Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre mondiale, 1932, 238 pages.
Médecin parisien, il reçoit aux Invalides, le 5 août 1914, son Journal de mobilisation qui l’affecte à la tête de l’ambulance n°6 du 21e corps d’armée à Epinal dans les Vosges. « C’est la première fois que je vois une ambulance autrement que sur le papier » constate-t-il le 6 août quand il découvre toute une organisation de 66 personnels, 8 voitures et 22 chevaux auxquels il ne connaît rien. Il arrive à Darnieulles, dans les Vosges, le 10 août et, après avoir avoué n’avoir aucune idée de la façon dont on se bat, se met en quête d’ordres précis et de travail. Il rencontre l’effervescence des troupes qui avancent en territoire ennemi, dans la vallée de la Bruche puis celle de la Sarre Blanche où il prend enfin en compte quelques blessés. Mais bientôt sonne la retraite jusqu’aux portes de Bruyères. Là, en pleine bataille des frontières et à l’amorce du grand affrontement sur la Marne, l’ambulance n°6 se distingue, le 31 août 1914, par sa « totale inaction » (page 26).
Le 6 septembre, elle est enlevée du front des Vosges pour se rendre derrière le front de Champagne. Là, même absence d’ordres et d’activité et le médecin de se contenter de suivre la guerre par ses traces, ses bruits et ses impressions lointaines, trop loin du front combattant, en réserve. Le 15, elle entre en action avec le traitement de 300 blessés. Début octobre, l’ambulance monte dans le Nord et s’installe à Aubigny où l’activité s’exacerbe. Elle gère les évacuations de milliers de blessés tout en déplorant encore le manque d’organisation et de moyens dans un afflux de circulaires surréalistes au pays du dénuement. 1914 s’achève sur une nouvelle affectation, au 33e corps.
Le 25 janvier 1915, Laval en a « assez de cette vie de « farniente » (page 129) car il est toujours en réserve. Cette vie va le pousser à chercher une affectation plus active qu’il parvient à obtenir en étant, le 11 mars, détaché à la 1re armée. Il est intégré comme chef de service à l’hospice mixte de Neufchâteau, à nouveau dans les Vosges, et en septembre à une commission de réforme, corollaire de la loi Dalbiez, qui va débusquer les « planqués ». En décembre 1915, nouveau tournant dans ses états de services car le docteur rencontre son patient d’avant-guerre, le général Gallieni, qui souhaite le reprendre à son service. Il entre donc au cabinet du ministre de la Guerre et partage dès lors l’intimité et la vie du général, d’esprit vif mais de santé très chancelante. Il mourra d’un cancer de la prostate le 26 mai 1916 à minuit.
Le docteur Laval retourne alors au front et débarque à Amiens le 17 juin pour prendre la direction d’un hôpital que l’on monte de toute pièce. Il multiplie les visites commentées aux formations médicales dont il dépeint les aspects, les techniques et les matériels avant l’ouverture de sa propre formation, le 21 août, pouvant recevoir 1 000 hommes. Dès lors, il n’a plus le temps de prendre des notes, opérant et soignant les blessés du front avec un personnel restreint.
Fin novembre, le poste de médecin-chef du Commandement d’Etapes de la gare régulatrice de Creil s’offre à lui. Là encore, son esprit d’observation nous dépeint son entourage et ses fonctions ainsi que les personnages qu’il côtoie. Mais c’est une situation passagère ; il quitte rapidement ce nouvel emploi et intègre, le 4 mars 1917, le poste d’adjoint au chef supérieur du Service de Santé de la 6e armée à Fismes et surveille à la création de trois hôpitaux d’évacuation (HOE), préalables à la grande offensive d’avril.
Le 31 mai 1917, Edouard Laval apprend sa nomination au Bureau technique du Service de Santé du GQG, poste qui va lui faire quitter le front et donc l’intérêt qu’il a d’apporter son témoignage. Ces récits s’arrêtent à cette date.
3. Résumé et analyse
Edouard Laval nous livre un témoignage opportun dont le contenu dispute le varié à l’intérêt. Vivant et presque naïf, l’ouvrage, sans s’ériger en pamphlet polémiste, démontre par un lancinant ressassement critique, l’inorganisation criante et répétée des services de santé français pendant la quasi-totalité de la durée de la guerre. En août 1914, alors que la bataille des frontières va coûter la vie à des centaines de milliers de combattants sur le front occidental, l’ambulance numéro 6 s’illustre, aidée par une organisation rapidement obsolète, par une inaction inexcusable à l’immédiat arrière front. Le 3 septembre, il rapporte : « Un des médecins de l’Ambulance m’a confessé que la veille, le médecin-chef avait exprimé au Directeur du Service de Santé son ennui de ne pas avoir de travail. La réponse n’a pas tardé » (page 28). Il lutte toutefois contre les ragots, notamment quand on constate, le 10 septembre 1914 dans les Vosges, que « bien des régiments on subi des [troubles digestifs]. C’est au point que l’on a accusé les Allemands d’avoir, pendant leur passage, empoisonné les sources. Rien, de leur part, ne paraît impossible a priori. Néanmoins nous savons qu’il n’est pas besoin d’invoquer ce geste criminel pour expliquer les embarras gastriques qui se produisent dans une armée en campagne. Hier, par exemple, n’avons-nous pas été obligés d’enfouir tout notre lot de viande fraîche et de recourir aux boîtes de « singe » ? » (page 32). Il constate et s’interroge aussi : « Parmi les blessés, relevé une vingtaine de plaies de l’index ou du creux de la main gauche (mutilation volontaire ?) pour lesquelles une enquête est ouverte » (page 38). Il revient sur ces cas d’auto-mutilés « excessivement rares » (page 62).
La situation est identique sur les arrières de la Marne et la cristallisation du front n’apportera pas le changement radical d’une impéritie coupable du GQG qui semble ignorer que la guerre occasionne autre chose que des morts. Le 1er décembre 1914, il déclare déjà : « En face de la réalité, les meilleures instructions ne valent même pas le papier qui les porte » (page 107). Il les critique mais propose aussi des solutions pour que s’améliorent les évacuations (page 126).
La zone des armées va certes s’enrichir petit à petit de formations sanitaires diverses (ambulances de front, HOE et hôpitaux), mais ce sont alors les moyens médicaux qui font défaut de manière inversement proportionnelle aux circulaires qui affluent sur la méthode de traitement des blessés. Il relève ces dysfonctionnements, notamment à Suippes dans la Marne (page 40).
Il éclaire sa pratique d’écriture en décembre 1914 : « Tout en écrivain, j’analyse mon geste. Curieuse, cette manie à peu près générale de recueillir ses impressions. A l’ambulance officiers et infirmiers ont presque tous un carnet qu’ils couvrent d’inscriptions chaque jour. L’observation ou le récit d’un fait nouveau sortant de la banalité provoque aux mêmes moments – moment de trêve – une levée de stylos » (pages 110-111).
Les tableaux dépeints par le médecin forment une succession d’anecdotes, médicales ou non, de rencontres avec le milieu et les gens qu’il côtoie. Il fait parfois œuvre de bons mots en donnant sa définition de la différence entre repli et recul : « Notre formation est en réserve, prête à l’avance aussi bien qu’au repli (ne pas confondre avec le mot « recul« , seul l’adversaire étant capable de reculer) » (page 38). Quelques belles lignes descriptives également du poilu notamment : « Devant la maison défilent hâves, lents et dos ronds, les soldats qui ont occupé les tranchées ces deux derniers jours. Ils reviennent trempés de pluie et épuisé, jettent un regard vague sur notre habitation de tout repos, sur nos infirmiers pour la plupart gras et roses, puis, impassibles, poursuivent leur chemin vers le cantonnement où ils chercheront l’oubli de tout. Je les vois, d’avance, s’écrouler sur la paille, engloutis d’emblée, par un sommeil sans fond, tandis qu’ils mâchonneront la dernière bouchée d’un repas pris machinalement » (page 40). Il survole trois ans de guerre, entre zone des armées et arrière, entre inaction, dont il se plaint à plusieurs reprises (voir pages 127 ou 132) et activité, entre camaraderie du front et sollicitations de cabinets. En effet, son passage au cabinet de Gallieni dépeint les relations ambiguës, mêlées de coterie et d’intégrité qui ont cours à Paris (notamment des pages 150 à 170).
Le tout forme un regard lucide et instructif, un éclairage indispensable sur les formations médicales, leur état d’esprit et leur fonctionnement et un témoignage intéressant sur les opérations de 1914. Même si le témoin est parfois éloigné de ceux qu’il appelle « combattants mes frères« , d’une manière exagérée. Il est d’ailleurs peu à l’aise dans les termes purement guerriers ; n’appelle-t-il pas les balles Bon des « balles Gond » ? (page 43).
Tout l’ouvrage est ponctué de descriptions sommaires, d’anecdotes, d’allégories et de tableaux qui ponctuent d’intérêt l’ensemble de l’ouvrage. Dans cette masse, on peut citer une méthode d’identification des tombes (page 47), une vision des chiens sanitaires (page 49), le prélèvement de souvenirs sur un uhlan blessé (page 53), des infirmières, « Chipies de la Croix-Rouge » sadiques ! (page 56), le cassage du grade d’un officier déserteur (page 58), son allégorie de la fusillade « on pense à une poêle gigantesque remplie d’huile bouillante où tomberait de l’eau » (page 60), le stoïcisme des blessés dans la salle des « graves » (page 64), dont la vision, à plusieurs reprises, rejoint les descriptions faites par Duhamel. Il évoque le tremblement des mains des soldats, du à l’ébranlement nerveux (page 87), la supériorité du matériel anglais « supply-water » (page 94) ou celle de l’organisation de la tranchée allemande (page 229). Il note aussi la réapparition de la religion (page 106). Sur les femmes, il a cette réflexion opportune : « Je suis décidé à fermer les yeux, car du moment qu’on autorise la venue des femmes dites de mœurs légères, je ne vois pas pourquoi on verrouille la porte aux légitimes » (page 133) Sur cette question, il sous-entend (page 210) que l’hôpital est un lieu où des femmes cherchent (et trouvent) un mari et autres choses tues ! Sur les gaz, il donne le coût d’une nappe de chlore de 7 km, soit 1 million de francs (page 182) et les recherches qui sont faites sur les gaz allemands (page 183). Il décrit aussi une gare régulatrice, « sphincter de l’armée » ! (pages 202 à 206). Sur le pinard, on note sa réflexion désabusée : « Ce qui frappe le plus, ce sont les acheteurs de pinard, avec leurs huit, dix bidons autour des reins, comme autant de bouées de sauvetage – comparaison nullement déplacée si l’on songe à ce que le pinard a pu sauver d’existences défaillantes » (page 231). Il évoque l’état des troupes noires dues au froid (page 227). Il a aussi une réflexion sur le parfum : « On ne saurait croire ce qui se dépense d’argent en parfums. Etrange ce besoin de se griser l’odorat » (page 233). Il fustige aussi l’ennui des conversations (page 235). Enfin, il ne donne pas cher de la peau des livres de guerre après-guerre pour les anciens combattants : « Il est une chose que l’on est incapable de faire : lire des livres, comme celui que vient de m’offrir un officier de mes amis, mutilé de guerre, sur la bataille de Morhange. [Certainement, au 19 mai 1917, celui du capitaine René Christian-Frogé, Morhange et les marsouins en Lorraine paru chez Berger-Levrault en 1916, ndr]. J’en parcours quelques lignes, parfois quelques pages et puis j’ai une telle nausée de ces spectacles trop connus – pourtant si bien décrits – que je referme le volume. Ah ! je suis bien certain qu’après la guerre ceux qui l’auront faite ne demanderont qu’à en chasser le souvenir » (page 236). Il fournit aussi quelques visions d’intérêt sur les hôpitaux-baraques (page 174), les baraques Favaron (page 175) ou l’atelier de camouflage avec Guérand de Scevola, Forain et Landowski (pages 175 à 178).
Il évoque à plusieurs reprises l’affaire (pages 21 et 68) de l’ambulance capturée de Lettenbach en août 1914. Cette affaire a été depuis exposée « de l’intérieur » dans le témoignage du docteur François Perrin [in Un toubib sous l’uniforme. 1908-1918 publié aux éditions Anovi, en 2009. Lire également les articles de l’infirmier avocat Leleu sur l’ambulance de Laval parus dans « Lecture pour tous » d’avant mars 1915 que le médecin évoque page 138].
A noter une introduction sur la littérature de guerre (page 7), la place des souvenirs de Laval dans celle-ci et les visions d’arrière front (les Vosges, la Marne, la somme en 1916-1917). Les souvenirs de Laval font incontestablement référence sur le sujet dans un livre bien écrit, qui n’est pas iconographié ni cartographié.
Yann Prouillet, CRID 14-18, décembre 2011
Perrin, François (1875-1954)
1. Le témoin
La vocation militaire, dans la famille Perrin, remonte à un aïeul prestigieux, Victor, maréchal de Napoléon. François Perrin est né à Besançon le 6 avril 1875. Il a étudié la médecine à l’école du Service de santé de Lyon et au Val de Grâce. Il est nommé à Colomb-Béchar, dans le Sud-Oranais, où il participe en 1908 aux opérations aux confins du Maroc ; puis à Tours au 66e RI en 1909 ; à Saint-Dié au 3e BCP en 1913. Marié en 1910, il a une fille en 1911 et un fils en 1914. Dès août 14, lors des batailles de Lorraine, il est capturé avec son équipe médicale, puis rendu à la France via la Suisse. Après une période d’activités mal définies, dont il se plaint, il a la charge d’une ambulance chirurgicale, d’août 1915 à avril 1917. Malade, il doit abandonner. Il prend sa retraite en Touraine en 1920. La défaite française de 1940 le choque profondément. Il meurt à Tours en 1954.
François Perrin admire Lyautey. Il déteste les députés et les magouilles, les francs-maçons, les radicaux (parmi lesquels Chautemps et Besnard, « deux immondes politiciens ») et les socialistes, et « les métèques qui vivent à nos crochets ». Jaurès est attaqué nommément une fois, et indirectement une autre (p. 162) : « S’apitoyer sur le sort du troupier, faire étalage d’un humanisme outrancier sous le panache de l’avenir du pays, de la défense nationale, de la sécurité des familles et de la patrie, constituent une plate-forme électorale de tout repos. […] Revendications militaires, ouvrières, sociales : éléments rabâchés qui préparent le désordre et l’anarchie mais assurent la fortune des politiciens sans scrupules et sans conscience qui s’appliquent à les faire naître. »
2. Le témoignage
François Perrin a écrit ses mémoires dans les années 1943-44. Son petit-fils, Eric Perrin, en présente le texte sous le titre : Un toubib sous l’uniforme, 1908-1918, Carnets de François Perrin, éditions Anovi, 2009, 347 p., illustrations. Des notes apportent des rectifications quand les souvenirs de l’auteur sont fautifs. La Grande Guerre n’occupe qu’un tiers du livre, mais la vie d’un médecin militaire au cours des années qui la précèdent apporte une information utile.
3. Analyse
– Les quatre premiers chapitres décrivent le combat de Menabba (16 avril 1908) et d’autres opérations aux confins du Sud-Oranais et du Maroc.
– La vie en garnison à Colomb-Béchar est ensuite évoquée, avec la nécessaire surveillance sanitaire du personnel des maisons closes, « lourde responsabilité morale » vis-à-vis des jeunes officiers. Un passage spectaculaire décrit une invasion de criquets.
– La transition entre Colomb-Béchar et Tours (p. 119) : « Enfin, l’homme normal est créé pour fonder une famille et non pour garnir sa solitude, sans combler le vide de son âme, avec les épanchements de petites alliées plus ou moins voluptueuses, compréhensives et colorées. »
– La vie d’un officier dans une garnison de la province française est décrite avec bien des détails : visites protocolaires, conspiration pour le marier, rencontre de la jeune fille idéale, les approches, l’accord, le trousseau…
– Au cours de la première phase de la guerre de 1914, l’auteur évoque les illusions de victoire lors de l’avance en Lorraine, les avertissements des habitants annonçant le piège (p. 224) qui, en effet, se referme sur les Français. Perrin décrit l’horreur du champ de bataille et la « boucherie désespérante » (p. 241) que représentent les opérations de « centaines de blessés français et allemands mélangés, entassés, souvent sur le sol nu, dans des granges, des remises, des écuries » (p. 243). Capturés, Perrin et ses aides opèrent en compagnie des médecins allemands, jugés trop interventionnistes : « grâce à l’ascendant que nous prenons immédiatement, nous sauvons heureusement pas mal de bras et de jambes » (p. 246). Tout en détestant les Allemands, Perrin note (p. 232) : « On en apporte de tous côtés [des blessés]. On ne sait plus ou les mettre. Français et Allemands sont pour ainsi dire couchés les uns sur les autres. Et aussitôt nous remarquons une évolution psychologique étonnante. Nos hommes se desserrent, aident les Boches à s’installer. « Attends, mon pauvre vieux que je t’arrange » et réciproquement ceux-ci sont pleins de pitié pour leurs voisins. La haine a totalement disparu. Ils sont tous des victimes de la guerre et fraternisent sans réserve dans la douleur. » L’expérience lui inspire une critique détaillée du Service de santé français et même allemand.
– Dans la période où ses activités sont mal définies, il montre le travail d’un officier d’administration chargé d’envoyer aux familles les objets personnels des tués (p. 266, voir aussi la notice Blayac). Il décrit une ambulance russe et les orgies qui s’y déroulent (p. 269), et les salons d’Epernay pleins d’embusqués, de « jeunes et robustes fils de famille soigneusement casés au volant d’un camion ou d’une auto du train des équipages » (p. 273). Quant au secteur de Craonnelle et Maizy, en juin 1915, il est « pépère » ; on se fiche la paix des deux côtés. « C’est dans ce secteur que le soir de Noël 1915 un réveillon réunit dans un trou d’obus mitoyen quelques-uns de nos poilus avec des compagnons d’en face. Le commandement ordonna aussitôt, sous peine de conseil de guerre, de mettre un terme à cette fraternisation excessive » (p. 289, mais le docteur Perrin ne se trouvait plus dans le secteur à cette date, et il a dû entendre parler de l’épisode, sans l’avoir vu).
– Chargé de l’ambulance 1/155, il montre un remarquable sens de l’organisation (voir aussi la notice Viguier). Perrin serait le créateur des ambulances chirurgicales mobiles : « j’en revendique la paternité, écrit-il, en mon nom et en celui de mes collègues » (p. 294). Son équipe invente aussi un appareil pour fournir de l’oxygène afin de soigner les gazés (p. 307). Quant aux mutilations volontaires, le docteur Perrin les constate, mais ne les dénonce pas. Le mutilé acquitté et guéri remonte aux tranchées. « Qu’on fusille un déserteur qui passe à l’ennemi, oui. Mais mettre au poteau un gosse qui a déjà combattu et que le désespoir d’une vie impossible abat momentanément, c’est une erreur. Le cafardeux est un malade et, s’il a comparé sa vie avec celle des innombrables embusqués de Paris, sa maladie se conçoit et s’excuse » (p. 300).
– En guise de conclusion, une phrase du docteur Perrin (p. 321) remet en question la vision saugrenue de certains historiens présentant les médecins comme dévalorisés parce qu’ils ne participent pas au combat : « Il n’en est pas de plus belle [carrière], car il n’en est pas où l’on puisse, en faisant consciencieusement son devoir, éprouver autant de satisfactions morales. Certes il est de durs moments. Lorsqu’au combat l’ennemi est tout près, que les projectiles pleuvent, que l’on ne sait pas lequel vous est destiné, il faut un certain don de sang-froid, de courage même, pour continuer à donner ses soins, à opérer, sans manifester devant ses inférieurs l’émotion naturelle qui vous étreint. L’incertitude des vicissitudes de la lutte, la responsabilité du personnel que vous commandez, le devoir de venir en aide de votre mieux à ceux qui sont tombés créent une tension d’esprit qu’il faut avoir éprouvée pour la connaître. »
Rémy Cazals, juin 2011
Duhamel, Georges (1884-1966)
1. Le témoin
Georges Duhamel est né à Paris le 30 juin 1884. Troisième enfant d’une famille normande et malgré une enfance difficile, il devient médecin et entre en guerre en tant que chirurgien dans des ambulances d’immédiat arrière front. Véritables laboratoires d’écriture et de réflexion sur la condition humaine, Vie des Martyrs et Civilisations sont érigés au rang d’autopsies des souffrances de l’Homme en guerre. Elu à l’Académie française en 1935, il s’oppose dans l’autre guerre à l’occupant qui interdit ses écrits. Ambassadeur de la littérature française dans le monde, il décède à Valmondois le 13 avril 1966.
2. Le témoignage
Duhamel, Georges, Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages, non illustré.
Basant ses réflexions sur son vécu de médecin de guerre (Ambulance 9/3 du 1er Corps d’Armée), l’ouvrage est un témoignage sur la souffrance et de nombreux passages reflètent très exactement les sentiments rencontrés dans les ambulances de l’immédiat arrière front. La période couverte comprend les années 1914 à 1916 sans datation précise. Nous parcourons toutefois successivement les arrières du front vers Verdun (dont le corps d’armée est « un long serpent dont la tête combat alors que la queue serpente sur la route », page 111), Reims ou l’Artois.
3. Résumé et analyse
Georges Duhamel est médecin dans une ambulance de l’immédiat arrière front. Il va côtoyer pendant les deux années considérées la mort, la souffrance et l’héroïsme de centaines de blessés qu’il va magnifier au rang de martyrs. Dès lors vont se succéder les tableaux successifs de personnages, d’histoires simples, touchantes alliant humour, tendresse et naïveté malgré le tragique de la souffrance, parfois dépassée. Et dans cette vision infinie des blessés et de morts, l’auteur érige un martyrologe plus que touchant dans lequel il dépeint la douleur avec une diversité et un réalisme saisissants (cf. la vue des morts de l’ambulance et de leur traitement administratif page 140), lui qui en a si souvent côtoyé les visages. Mais cette souffrance renouvelée, qui pourrait refléter la plus profonde détresse humaine et le désespoir, est pourtant portée au pinacle de l’héroïsme et du courage. Duhamel réussit alors à transfigurer la désolation et l’horreur en sacrifice quotidien et en espoir formidable, rendant ainsi l’ouvrage d’une gaîté, d’une vivacité et d’un optimisme singuliers. Des pages terribles qui relatent l’horreur mais où le lecteur, plus qu’attendri se surprend maintes fois à sourire.
Un ouvrage profond qui, relatant l’immense tragédie physique et humaine de la guerre, la dépeint dans un héroïsme naïf et touchant de simplicité. Duhamel nous donne à lire des pages émouvantes et vraies et il réussit à nous faire aimer au-delà du respect ces simples hommes écrasés par la guerre (les deux camarades s’endorment donc de cet affreux sommeil où chaque homme ressemble à son cadavre, page 12). Pas de soucis majeur de chronologie ou de positionnement géographique pour ne conserver que l’hommage à la souffrance. Cette « Vie des Martyrs » est sans conteste l’un des hommages les plus intenses et les mieux transmis qui aient jamais été écrits sur les blessés et les morts de la Première guerre mondiale.
4. Autres informations
Bibliographie de et sur l’auteur
Collège d’auteurs Georges Duhamel. Médecin, écrivain de guerre. Abbaye de Créteil, 1995.
Duhamel Georges Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages (rééditions Guilhot, 1946, 136 pages et Club du Livre du Mois, 1953, 235 pages).
Duhamel Georges Mémorial de Cauchois. Ed. de la Belle Page, 1927, 62 pages
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome I : Vie des martyrs. Mercure de France, 1922, 250 pages.
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome II : Civilisation. Mercure de France, 1923, 281 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome I : Vie des martyrs. II : Civilisation. III : Lieu d’asile. Mercure de France, 1949, 380 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome II : IV : Entretiens dans le tumulte – V : Les sept dernières plaies – VI : Quatre ballades. Mercure de France, 1949, 333 pages.
Duhamel Georges La pesée des âmes. 1914-1919. Mercure de France, 1949.
Duhamel Georges Elévation et mort d’Armande Branche. Grasset, 1919, 45 pages.
Thevenin Denis (Duhamel Georges) Civilisation. 1914-1917. Mercure de France, 1918, 280 pages (réédition Hachette, 1944, 232 pages).
Duhamel Georges Guerre et littérature. Les cahiers des amis du livre, 1920, 52 pages.
Duhamel Georges Entretiens dans le tumulte. Chronique contemporaine. 1918-1919. Mercure de France, 1919, 271 pages.
Duhamel Georges La possession du monde. Mercure de France, 1930, 299 pages.
Duhamel Georges Elégies. Mercure de France, 1920.
Duhamel Georges Les sept dernières plaies. Mercure de France, 1928, 265 pages.
Duhamel Georges La chronique des Pasquier. Mercure de France, 1999, 1373 pages.
Duhamel Georges Récits de guerre. Vie des martyrs. Les sept dernières plaies. Correspondance inédite. Omnibus, 2005, 900 pages.
Duhamel Georges et Blanche, Correspondance de guerre. 1914-1919. Tome I (Août 1914 – Décembre 1916), Paris, Honoré Champion, 2008, 1632 pages.
Lafay Arlette Témoins d’un temps oublié. Roger Martin du Gard – Georges Duhamel, correspondance, 1919-1958. Minard (Paris), 1987.
Vildrac Charles Correspondance de guerre avec Georges Duhamel. Abbaye de Créteil, 1995.
Yann Prouillet
Berthelé, Raoul (1886-1918)
1. Le témoin
D’une famille ayant des racines dans l’Aisne, Raoul Berthelé est né à Niort, le 6 juin 1886, où son père occupait le poste d’archiviste départemental des Deux-Sèvres. L’archiviste Joseph Berthelé fut nommé à Montpellier en 1891. C’est là que Raoul fit ses études, pour devenir ingénieur chimiste. Au service militaire, il suivit la formation des élèves officiers d’administration, et obtint sa promotion en avril 1910. Mobilisé à Lunel le 2 août 1914, il partit en qualité d’officier d’approvisionnement de l’ambulance 15 du 16e Corps d’armée (la 15/16) où il resta jusqu’au 30 septembre 1916. Le JMO de cette ambulance n’a pas été conservé aux archives du Val de Grâce. Elle se trouvait dans la région d’Amiens d’avril à août 1915, puis à Cuperly (Marne, près de Suippes) d’octobre 1915 à mai 1916, et à Fleury-sur-Aire, au nord de Bar-le-Duc jusqu’au départ de Berthelé. Celui-ci fut alors nommé à l’ambulance 3/15 en octobre 1916, secteur de Dieue-sur-Meuse. Le JMO de cette ambulance existe mais il est fort laconique. Il signale cependant l’arrivée et le départ de l’officier gestionnaire Berthelé. Affecté au service météo en mars 1917, il fit un stage à Dugny, région parisienne, à partir d’avril 1917, avec un séjour à l’hôpital du Val de Grâce dans la deuxième quinzaine d’avril. A partir du 12 juin 1917, il dirige la station météo de la 6e Armée à Berzy (Aisne), se replie lors de l’avance allemande, puis suit les armées alliées dans l’offensive finale, jusqu’en Belgique. Le JMO de l’ambulance 1/64 signale que cette unité médicale s’est fixée à Roulers en Belgique le 28 octobre, dans les bâtiments du Petit Séminaire, et qu’elle s’est spécialisée dans les soins aux grippés. Atteint de la maladie, Raoul Berthelé y a été admis. Il y est mort de la grippe espagnole, le 22 décembre 1918.
2. Le témoignage
Il ne s’agit pas ici d’un témoignage écrit, mais photographique. Il existait un lien entre chimie et photo. Raoul Berthelé a fait de la photo avant la guerre (sujets familiaux, Montpellier, Palavas…). Ses premiers clichés du temps de guerre datent d’avril 1915 ; sans doute était-il parti sans son matériel. Le fonds Berthelé contient 1 500 plaques de verre négatives ou positives dans leurs boîtes, et les tirages contacts correspondants collés sur des albums, plus 500 autres tirages sur papier à chlorure d’argent. Les formats variés laissent entendre que Raoul Berthelé a utilisé au moins deux appareils dont un de type jumelle permettant de tirer des vues stéréo ou des panoramiques. Le fonds a été déposé aux Archives Municipales de Toulouse par la sœur de Raoul qui a vécu dans cette ville. Il a été inventorié récemment dans le cadre des travaux sur 1914-1918 des étudiants en histoire de l’université de Toulouse Le Mirail (master de Julie Maisonhaute). Une exposition a lieu aux Archives municipales de Toulouse du 8 novembre 2008 au 31 janvier 2009, accompagnée de la publication d’un livre aux éditions Privat :
– 1914-1918 Images de l’arrière-front. Raoul Berthelé, lieutenant et photographe, ouvrage préparé par Rémy Cazals, préface de Geneviève Dreyfus-Armand, Toulouse, Privat, 2008, 128 p., 140 illustrations, index des noms de lieux.
3. Analyse
Tous les mobilisés de 14-18 ne se sont pas trouvés dans la zone des Armées. Certains n’ont jamais quitté les dépôts de l’arrière. Parmi ceux de l’avant, certains ne stationnaient pas sur le front proprement dit (lignes de tranchées, artillerie de campagne), mais à quelques kilomètres des premières lignes. On peut appeler cette zone l’arrière-front. Elle fait cependant partie de la zone des Armées. A l’arrière-front, se trouvent les ambulances. Le personnel d’une ambulance comprend les médecins, les infirmiers et les officiers d’administration (fonction de Berthelé qui a pris de nombreux clichés de la vie à l’ambulance). Les ambulances doivent suivre les troupes dans leurs mouvements, mais au cours de la guerre des tranchées elles fonctionnent dans les mêmes bâtiments pendant plusieurs mois. L’unité change de secteur en même temps que le Corps d’Armée auquel elle appartient. L’officier gestionnaire s’occupe des approvisionnements de l’ambulance. Il a aussi pour tâche de faire creuser les tombes pour enterrer les blessés décédés à l’ambulance, en arrivant du champ de bataille, ou des suites des opérations (pratiquées quelquefois dans l’urgence, et qui étaient souvent sans espoir ; nombreuses photos de tombes, d’enterrements). L’arrière-front est une zone de passage. Les fantassins la traversent, montant au front ou en descendant. Passent aussi des convois de prisonniers allemands. Berthelé les a photographiés assez souvent. Il a été sensible à l’exotisme et a photographié goumiers, tirailleurs sénégalais, Indochinois… Il a photographié aussi les pièces d’artillerie de tous calibres. L’arrière-front subit des bombardements qui détruisent des bâtiments (le fonds contient de nombreuses photos de ruines). Mais le risque n’est pas permanent. La vie civile se poursuit. Civils et militaires vivent côte à côte. Certains militaires sont parfois logés chez des civils. Raoul Berthelé est jeune, célibataire, officier. Il bénéficie du prestige de l’uniforme, et celui-ci n’est pas couvert de la boue des tranchées. Ses « conquêtes féminines », photographiées, sont nombreuses. Les officiers d’administration, toujours propres, vivant loin des lignes et près des femmes, étaient détestés des hommes des tranchées.
Un officier gestionnaire d’ambulance dispose de temps libre. Les terrains d’aviation sont évidemment situés dans l’arrière-front. Photographe et passionné d’aviation, Raoul Berthelé a fréquenté les pilotes et pris de nombreux clichés des machines volantes, la plupart du temps au sol. Il s’est photographié debout devant le train d’atterrissage, ou dans le poste de pilotage. Il a effectué des « promenades en aéroplane » au cours desquelles il a pris des clichés. A Berzy-le-Sec, ses fonctions l’ont conduit à quelques « acrobaties aériennes », suspendu à un ballon captif, peut-être pour prendre les clichés de divers types de nuages qui se trouvent dans le fonds photographique qu’il a constitué. En octobre 1917, l’attaque française sur le secteur de la Malmaison, partie occidentale du Chemin des Dames, a permis d’avancer les premières lignes françaises. Les anciennes premières lignes deviennent ainsi partie de l’arrière-front. Les officiers de l’arrière-front viennent, comme en touristes, photographier le paysage ravagé et les anciennes lignes allemandes (en particulier du côté du moulin de Laffaux). La série se termine par les photos prises en suivant l’offensive finale des Alliés : ruines ; cadavres ; tanks détruits et deux photos assez rares représentant un tank allemand capturé par les Australiens, par la suite envoyé en Australie comme trophée de guerre.
4. Autres informations
– Etat des services de Raoul Berthelé, au SHD à Vincennes.
– JMO des ambulances 3/15 (boîte 889) et 1/64 (boîte 906), Archives du Val de Grâce, Paris.
– Voir dans ce dictionnaire les notices BLAYAC, MARTIN, VIGUIER.
Rémy Cazals, septembre 2008
Une photo prise par Berthelé dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 68.
Martin, Albert (1866-1948)
1. Le témoin
Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.
2. Le témoignage
Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.
3. Analyse
– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.
– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).
– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).
– Diverses remarques :
. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).
. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.
. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).
. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).
. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).
. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).
. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».
Rémy Cazals, juillet 2008
Faleur, Georges (1876-1935)
1. Le témoin
Né le 1er juin 1876 à Hirson (Aisne). Famille bourgeoise. Etudes de médecine à la Faculté de Paris, diplômé le 26 novembre 1903. Epouse le 15 novembre 1904 Léonie Vieillard, fille d’un médecin généraliste à Ribemont. Le couple s’y installe.
Mobilisé le 5e jour de la guerre en tant que médecin aide-major de 2e classe à l’ambulance n°1 de la 52e division d’infanterie de réserve après un court séjour au dépôt d’Amiens (Reims ; Ville-Dommange du 18 mars au 14 mai 1915 ; Sacy du 14 mai au 3 octobre 1915 ; Ludes).
Muté en janvier 1916 à l’ambulance 1/155 ; relevé en mai 1916 pour travailler dans un centre de rééducation de Berck.
Noël 1914, médecin aide-major de 1ère classe. Citation à l’ordre du jour du Service de Santé ; Croix de guerre ; Légion d’honneur.
Retour à la vie civile en tant que médecin en association avec son fils devenu également médecin. Membre du Conseil général de l’Aisne pendant huit ans. Actif militant de la Mutualité combattante dans la section de Ribemont. Membre de l’UNC. Reçoit sa médaille du mérite pour son dévouement. Décède le 15 décembre 1935 à Ribemont (59 ans).
2. Le témoignage
Le docteur François Faleur, petit-fils de Georges a confié les 9 carnets de son grand-père à l’historien François Cochet (2 août-3 sept. 1914 ; 4 sept.-4 oct. 1914 ; 5 oct.-30 nov. 1914 ; 1er déc.-20 fév. 1915 ; 21 fév.-30 avril 1915 ; 1er mai-5 août 1915 ; 6 août-27 oct. 1915 ; 29 oct.-29 fév. 1916 ; 1er mars 1916-2 mars 1917); l’édition critique a été réalisée par Laëtitia Leick, Journal de guerre de Georges Faleur, préface de François Cochet, Centre Régional Universitaire lorrain d’histoire, site de Metz, 2007, 358 p.
N.B. Les précisions biographiques sont empruntées au travail de Laëtitia Leick.
3. Analyse
Pour situer le témoin et son témoignage, il convient de ne pas perdre de vue qu’il est originaire des régions envahies où est restée une partie de sa famille, sa mère notamment (elle décède en 1915, ce qui affecte Faleur). Le rédacteur est en outre officier et médecin d’une ambulance située en permanence à l’arrière-front. Enfin, c’est un homme à principes et un croyant.
6 août 1914 : départ ; tristesse de la séparation ; expression de son sens du devoir « […] il faut savoir faire des sacrifices pour l’honneur du nom français. Et puis, les mauvais jours que nous allons passer assureront la tranquillité de nos enfants… » ; le 21 août 1914, alors que la guerre fait rage, son ambulance est en réserve à Etion (Ardennes, près de Charleville-Mézières), loin des combats. Durant la bataille de la Marne, Faleur subit la retraite jusqu’aux environs d’Arcy-sur-Aube (Aube) ; à partir du 23 août, les indices d’une dégradation croissante de la situation militaire se multiplient : recul de troupes harassées, exode des civils, désordre. Puis c’est la reprise de la marche en avant à partir du 10 septembre. Secteur de Fère-Champenoise. Relevons que malgré l’extrême violence des combats, l’ambulance soigne les blessés ennemis : « (10 sept.) Un des blessés allemands que j’ai pansé et évacué m’a demandé mon adresse pour me remercier plus tard ».
L’ambulance s’installe à Reims ; les bombardements allemands sont incessants. Le 19 sept., Faleur assiste à l’embrasement de la cathédrale de Reims qui scandalise tous les témoins : « le génie de la dévastation est inné chez les barbares » ; « Les esprits en tout cas sont très montés contre les barbares qui renouvellent les exploits des Huns brûlant tout sur leur passage ». Malgré tout, l’ambulance continue à recevoir des blessés allemands (21 septembre 1914). Lorsque le 13 oct., Faleur apprend par la presse le bombardement aérien de Notre Dame de Paris, il retrouve des accents vengeurs : « Quel peuple de Vandales que ce peuple allemand qui ne respecte rien ». On note le premier usage du terme « ennemi » : « il n’est pas impossible qu’avec le temps on n’arrive pas à flanquer la pile aux ennemis ». Mais ces accès sont rares.
Ces carnets documentent les bombardements de Reims : 3-5 nov. 1914, Bombardement et affolement des civils ; 22 nov. 1914, 5 militaires tués ; 21 fév. 1915, très violent bombardement nocturne… (Voir François Cochet, 1914-1918. Rémois en guerre. L’héroïsation au quotidien, Nancy, P.U.N., 1993.)
Toutefois, et en dépit des risques (réels) inhérents aux bombardements, la guerre de Georges Faleur équivaut généralement à une vie de garnison. 20 oct. : « Vie toujours calme, deux ou trois blessés simplement dans la journée. Par contre, le nombre des malades augmente et on voit chaque jour q.ques cas de typhoïde ». 21 oct. : « Journée comme les précédentes passée en jouant au billard, aux cartes, aux quilles, en faisant un peu de photographie ». 23 déc. 1914 : « Rien de particulier dans la matinée, l’après-midi, nous avons préparé les lots de l’arbre de Noël… »
Faleur souffre particulièrement de la séparation d’avec sa famille. 1er janv. 1915 : « […] Quelle tristesse qu’une guerre néfaste dont on n’entrevoit d’ailleurs pas la fin sépare ainsi les familles ! Ceux qui ont tous les leurs en sécurité ne peuvent pas se douter de ce qui se passe en un pareil jour dans le cœur de ceux qui ont quelqu’un des leurs en pays envahis. Enfin j’offre ce gros sacrifice de la séparation pour la victoire finale et prochaine… »
Toutefois, notons que lorsqu’un confrère lui propose de permuter avec lui vers un poste de l’intérieur, s’il refuse, ce n’est pas uniquement par sens du devoir : « (26 janv. 1915) J’ai beaucoup réfléchi jusque ce soir et je considère maintenant que mon devoir est de rester […]. Et puis, je connais et je partage l’opinion de mes camarades sur ceux d’entre nous, aux ambulances qui demandent à aller à l’arrière. Ils sont considérés comme des lâches, surtout ceux des pays envahis. Ils donnent en effet un déplorable exemple aux combattants qui risquent beaucoup plus que nous et pourraient également demander à assurer un service dans un dépôt (il en faut là aussi des officiers). Et surtout ce qui me détermina, c’est qu’on pourrait croire que je pars pour ne pas risquer d’être fait prisonnier. Mon grade a voulu que je sois désigné pour ne pas abandonner les blessés. Je ne reculerai pas devant ce devoir, mais combien j’aurais préféré que rien ne me soit proposé ». Nouvel exemple de ce qu’une décision peut répondre à plusieurs motivations.
Quelques mois après, le patriotisme du docteur Faleur semble intact ; il se dit choqué des opinions bien peu patriotiques de son cousin (19 mai 1915). Et malgré la longueur inattendue de la guerre, l’espoir en la victoire demeure : « (6 août 1915) C’est aujourd’hui l’anniversaire de mon départ de Ribemont […]. Mon moral était bon il y a un an, il est encore bon maintenant. L’espoir de la victoire que j’avais à ce moment-là s’est changé en certitude, mais quand arriverons-nous au but ? On ne peut pas encore le dire alors que nous pensions partir pour quelques semaines, quelques mois au plus… Et que d’événements depuis cette date du 6 août 1914 qu’on n’avait pu prévoir ! La fuite loin de nos pays, l’abandon de nos foyers, et les Nôtres restés là-bas sans que jamais on puisse avoir de leur nouvelles ! quelle terrible chose que la guerre ! »
Le 18 mars 1915, Reims s’avérant trop exposée sous le bombardement allemand, l’ambulance de Faleur est transférée à Ville-Dommange. Le 3 mai 1915, Faleur reçoit à Epernay, la visite de… sa femme Léonie et de leur fils Paul, et de son père. Privilège d’officier stationné à l’arrière-front. Faleur mentionne de nombreux autres cas de ce genre de faveurs.
Le 14 mai 1915, l’ambulance est transférée à Sacy. Le 5 juin 1915, Faleur effectue un premier tour dans les tranchées, à Reims (secteur de Neuvillette) : « J’ai pris pas mal de clichés que je viens de développer et qui sont très bien. A 4 h ½ nous avons pris congé des officiers et sommes revenus enchantés des 5 heures passées là bas. […] Je suis fatigué mais rudement content de ma journée… ». Bien peu de notes prennent en considération la situation spécifique des poilus : « (3 décembre 1915). […] il a fait toute la journée un temps de chien, pluie diluvienne qui doit bien incommoder les malheureux qui sont dans les tranchées ».
Parmi les autres distractions du médecin, relevons l’importance de la photographie qui alterne avec les jeux de cartes et les repas entre officiers.
Le 11 septembre 1915 survient la première permission. Au retour d’une seconde permission (17-23 décembre 1915) il est muté à Louvois à la 1/155, toujours à l’arrière-front.
Les notes des carnets deviennent peu à peu plus laconiques ; à partir de mi-janvier 1916, de nombreuses dates apparaissent sans autre note que « rien de particulier ; rien de nouveau… » Cette évolution peut sans doute est mise au compte du manque d’intérêt, de la monotonie de la vie d’une ambulance de l’arrière-front. Mais, peut-être aussi peut-on y voir un signe de lassitude, et de dépression liée à une séparation de plus en plus mal vécue. Aussi, lorsque le 11 mai 1916 intervient l’ordre de relève (réglementaire), Faleur ne le rejette pas ; au contraire, il saisit l’occasion qui lui est offerte et demande un poste à Dieppe, où se trouve sa famille ; il n’a sans doute rien abandonné de son patriotisme ; mais il estime tout simplement avoir suffisamment donné ; et il obtient, à Berck, l’hôpital 102. Il fait immédiatement venir sa femme et son fils auprès de lui. Le 14 juillet 1916, il est affecté à « maritime » (hôpital bénévole 21 bis). Comme si le docteur Faleur avait conscience d’avoir terminé sa guerre, le 9e carnet se referme sur quelques dates éparses : 8 octobre 1916, départ en permission ; 17-18 janvier, permission ; enfin, 2 mars 1917 : « je m’occupe depuis une douzaine de jours de la fabrication d’un centre de rééducation agricole, et je suis chargé des jardins potagers de la place ! »…
Ces carnets d’un homme profondément croyant fournissent également quelques éléments sur le sentiment religieux, les pratiques religieuses, les relations entre l’Armée et l’Eglise : 6 nov. Visite du gén. Rouquerol : « Il commandait je crois le Régiment d’Artillerie de Laon au moment de l’affaire des officiers de Laon poursuivis si je me rappelle bien pour avoir assisté à une conférence à la Cathédrale ».
8 nov. Obsèques du col. des Salins. « Après l’absoute, la nombreuse assistance a accompagné le défunt jusqu’au cimetière de Tinqueux. […] Chacun a aspergé le cercueil d’eau bénite, en se signant sans ombre de respect humain. Mouchards, vous aviez là une belle occasion de faire des rapports » ; « (21 nov. 1914) […] J’ai assisté tantôt à 4 h au chapelet et au salut à l’Eglise Ste Geneviève. Il y avait foule et j’ai dû attendre longtemps mon tour au confessionnal ». Dimanche 22 nov.: « Je suis allé ce matin à 7 h à la messe de communion, il y avait beaucoup de militaires. A 9 h je suis allé à une seconde messe à laquelle devait prêcher Mansart, notre sergent infirmier vicaire à Amiens. Il a prêché avec beaucoup de coeur disant pourquoi et pour qui il fallait prier… » ; 22 janv. 1915, visite de Mgr Luçon à l’ambulance. Dimanche 4 juillet 1915 : « J’ai assisté à 11h à la messe de V. Dommange. Au front le curé a fait gaffes sur gaffes à propos de l’interview du Pape et il a heurté les sentiments patriotiques de toute l’assistance. Beaucoup d’officiers ont failli sortir immédiatement en manière de protestation ».
S’il ne faut pas s’étonner du peu d’informations relatives aux combattants, certaines notes méritent toutefois d’être relevées, comme celle-ci : « (17 nov. 1914) Les Allemands noircissent la craie de leurs tranchées avec du terreau ». Pour l’essentiel, les autres notations permettent surtout d’entrevoir comment le combat et la marche à la mort des troupes combattantes ont pu être perçues depuis l’arrière-front : « (8 janv. 1915) Hier soir à 22 h ½ on a fait sauter une mine au Linguet. Nous avons gagné 200 m de tranchées que nous avons conservé jusque ce matin à 6 h. C’est seulement à leur 4e contre attaque que les Boches ont repris leur position (nos officiers étaient blessés). Il y a eu une cinquantaine de tués, une quarantaine de blessés et environ 60 à 70 prisonniers. Ce sont les 23e et 24e Cies du 347 qui ont été éprouvées. […] Il paraît qu’hier soir le spectacle était féerique. […] Je regrette de n’avoir pas vu ce spectacle merveilleux, paraît-il. Nous avons soigné aujourd’hui une trentaine de blessés de l’affaire du Linguet, entre autres le jeune s/lieutenant Bellot qui a eu le poignet gauche traversé par une balle au moment où il allait brûler la cervelle d’un soldat qui criait « sauve qui peut ». Bellot a été décoré de la légion d’honneur, note encore le docteur…
17 avril 1915 : « Une compagnie du 411e est partie ce soir aux tranchées. Ils paraissent avoir une rude appréhension les pauvres bleus, et leurs officiers n’ont pas l’air des plus crânes, il y en a beaucoup parmi eux qui étaient jusqu’alors embusqués ! »… (Voir Charles Ridel, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007). Ce que sait ou croit savoir le docteur provient de la lecture des journaux et des bavardages tenus à sa table d’hôtes : « (29 septembre 1915) Nos succès continuent disent les journaux [bataille de Champagne] […]. Pendant le dîner, Bienfait [col.] est venu nous apporter la nouvelle officielle de ce qu’il nous avait dit l’après-midi. Il venait en même temps nous faire ses adieux car l’ordre venait de leur arriver de se tenir prêts à partir au combat dans la nuit. La joie des hommes était délirante, ils dansaient, chantaient la Marseillaise, le chant du départ, etc… Comment avoir la moindre appréhension avec de telles troupes ! La figure de Bienfait rayonnait, il était heureux et c’est sans la moindre émotion apparente qu’il a recommandé sa famille à de la Grandière au cas où il ne reviendrait pas. Nous avons passé là un moment bien émotionnant, et malgré nous, nous pensions au « Morituri te salutant ». Nous avons vidé une flûte de Champagne […]. Où va partir le 245e ? »
Faleur décrit également les préparatifs de son ambulance avant l’offensive annoncée : « (17 septembre 1915) […] nos infirmiers ont construit 107 lits et on installé l’ambulance » ; 18 septembre 1915 : « […] nous avons environ 150 lits montés dans les salles, dans les chambres, dans la chapelle, sous la tente Tortoise, dans des hangars ! ». Malgré les préparatifs, l’ambulance de Faleur n’est pas sollicitée. Survient alors la nouvelle de l’arrêt de l’offensive qui est durement ressenti : « (6 octobre 1915) J’ai eu aujourd’hui un cafard monstre. C’est que la désillusion est grande pour moi, j’espérais bien que nos pays allaient être débarrassés par une offensive générale qui ne s’est pas produite. A quoi faut-il attribuer cette non-exécution du programme ? Est-ce l’état de tension aux Balkans qui nous engage à ménager nos munitions d’artillerie ? Il y a en tout cas quelque chose d’absolument [in]compréhensible, car c’est un succès que nous avons remporté en Champagne, bien qu’il nous ait coûté excessivement cher. »
Sont encore mentionnées l’exécution d’un soldat, assassin et détrousseur de blessés français (2 décembre 1914) ; la censure de la correspondance (4 et 11 août 1915) ; une virulente attaque allemande aux gaz (19-20-21 octobre 1915). Faleur décrit alors avec force détails le fonctionnement de l’ambulance, l’accueil, le traitement, et l’évacuation des soldats intoxiqués. Et fournit une précieuse description des symptômes rencontrés. Les relations parfois tendues avec les médecins de l’active sont également documentées (11 novembre, 11 décembre 1915).
Frédéric Rousseau, 25/03/2008
Blayac, François (1874-1963)
1. Le témoin
Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.
2. Le témoignage
François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.
La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).
3. Analyse
Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).
En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).
En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).
1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.
Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.
a) François Blayac à la Grande Guerre
Conditions de vie
Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.
Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).
Son travail
Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.
Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.
Ce qu’il a vu directement
– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau
– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre
– 29, blessés allemands enchantés d’être PG
– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille
– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles
– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort
– 66, un blessé allemand sympa
– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre
– 160, une tentative de suicide
– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades
– 250, ordre de verser l’or contre des billets
– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français
– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités
– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences
– 396, l’odeur des Boches
– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.
En quête de trophées et souvenirs
Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).
Embusqués
Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :
– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;
– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;
– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;
– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.
b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre
Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.
Victoires et renforcement des Alliés
– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)
– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes
– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major
– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel
– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…
– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère
– 191, la retraite des Russes est une manœuvre
– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée
– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.
Signes de doute, critiques
Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).
c) Récits d’exploits sur le terrain
La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.
Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands
– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)
– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)
– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137
– dopés à l’éther : 181
– stupides : 201.
Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)
Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.
– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.
– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).
Informations diverses non vérifiées
Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)
Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi
– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;
– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat
– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid
– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas
– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches
– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche
– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).
d) Le Midi et ses régiments
– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)
– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats
– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement
– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.
Rémy Cazals, 02/2008
Viguier, Prosper (1872-1942)
1. Le témoin
Né le 19 février 1872 à Verfeil-sur-Seye (Tarn-et-Garonne) dans une famille de cultivateurs aisés. Etudes secondaires à Montauban, école du Service de santé militaire à Lyon. Docteur en médecine en 1894. Médecin major de 2e classe en 1900, de première classe en 1911. Médecin militaire en Algérie de 1909 à 1914. Médecin major au 18e RI de Pau au début de la guerre, il est nommé médecin chef de l’ambulance 8/18 en mai 1915. Il reste à ce poste jusqu’à la fin de la guerre. Il devient ensuite médecin-chef de l’hôpital Larrey à Toulouse. Il prend sa retraite en 1931. Il meurt à Verfeil le 8 mai 1942.
2. Le témoignage
Prosper Viguier, Un chirurgien de la Grande Guerre, présentation de Rémy Cazals, Toulouse, Privat, collection « Témoignages pour l’histoire », 2007, 158 pages, illustrations.
Entre 1914 et 1918, il a pris des notes sur plusieurs cahiers : statistiques et bilans en vue d’établir les rapports officiels ; comptes rendus d’opérations chirurgicales, de lectures, d’échanges d’expériences ; remarques personnelles parfois critiques.
3. Analyse
L’ensemble du témoignage fournit un éclairage précieux sur la vie d’une ambulance de l’avant pendant toute la durée de la guerre, avec ses semaines d’activité chirurgicale intensive (l’Aisne, Verdun, la Somme, le Chemin des Dames…). Pendant les moments d’accalmie relative, le médecin-chef s’informe, réfléchit sur les complications à redouter après les opérations et les moyens d’en préserver les blessés, sur les améliorations à apporter au service de santé. Une vision réaliste et précise (par exemple les types de blessures et leurs origines, principalement les tirs d’artillerie), loin de toute fiction littéraire comme de toute surinterprétation hâtive. Non, le major Viguier n’a pas considéré comme un déshonneur de soigner des blessés et de sauver des vies au lieu de tuer des Allemands.
4. Autres informations
– Archives familiales.
– JMO de l’ambulance 8/18, archives du Service de santé militaire au Val de Grâce, cote 893.
Rémy Cazals, 12/2007