Rudrauf, Charles (1895-1916)

– le témoin :
Charles Rudrauf naît le 23 décembre 1895 dans une famille alsacienne traditionnellement francophile. Son père est chef d’atelier à la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM) de Graffenstaden et la famille, qui compte six enfants (Emile, Louise, Lucien, Charles, Lina et Albert, mort en bas âge) vit dans un logement de fonction proche de l’usine. Après une scolarité à l’école communale d’Illkirch, il suit comme Lucien avant lui un enseignement scientifique à l’Oberrealschule beim Kaiserpalast (« école supérieure près du Palais impérial »), selon le vœu de son père qui les destine à une carrière d’ingénieur à la SACM. Toutefois, les deux finissent par s’écarter de cette voie et Charles, qui manifeste assez tôt un goût pour la peinture, décide de poursuivre ses études à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg. En juin 1912, il effectue son premier séjour à Paris et y retrouve Lucien, déjà installé, qui l’introduit dans le milieu artistique et dans les cercles patriotiques de la capitale, notamment les associations d’Alsaciens-Lorrains. Au terme de sa deuxième année en école d’arts, en automne 1913, il y retourne pour un long séjour, logeant quelque temps avec Lucien chez Paul Ledoux, un artiste peintre lui aussi originaire d’Illkirch-Graffenstaden. Recommandé par son professeur de français strasbourgeois, il intègre l’atelier de l’artiste Cormon et bénéficie en outre d’une bourse délivrée par le même mécène que Lucien. En dehors de l’atelier d’apprentissage, il fréquente assidument les musées et les expositions de Paris, et perfectionne ainsi son art. Il rentre en Alsace en juillet 1914 et s’y trouve donc au moment de la déclaration de guerre, contrairement à Lucien. Dans un premier temps, il est incorporé dans l’Ungedienter Landsturm (territoriale pour ceux qui n’ont pas encore effectué leur service militaire), au sein d’un bataillon de travailleurs occupé à creuser des tranchées à l’ouest de Strasbourg. En novembre, il passe devant le conseil de révision qui le déclare apte à servir dans la prestigieuse Garde impériale, mais attend encore quelques mois avant de recevoir son ordre de mobilisation, prévue finalement le 1er juillet 1915. Comme beaucoup d’étudiants, il s’est engagé comme volontaire, sans doute pour pouvoir bénéficier d’une formation supplémentaire d’élève-officier. Il l’entame dans une caserne de Berlin, revêtu de la tenue de grenadier de la Garde. Sa première période d’instruction s’achève en septembre 1915 ; il est alors envoyé parfaire son apprentissage au sein d’une compagnie de mitrailleurs alpins dans le Riesengebirge (les Monts des Géants, dans le massif des Sudètes). Il se réjouit d’être préservé des dangers du front et y apprécie les bonnes conditions de vie, ayant désormais « le loisir de penser quelquefois à autre chose qu’à graisser des bottes et à nettoyer des armes » (p. 45), c’est-à-dire la possibilité d’exploiter la source d’inspiration que constituent les montagnes pour s’exercer à son art. A la fin du mois de mars 1916, un ordre interrompt cette quiétude et l’envoie en renfort sur le front ouest avec tous les hommes non encore partis combattre. Il part ainsi le 9 avril à destination des Ardennes, où il reste quelques jours avant de rejoindre le secteur de Verdun, en retrait de la ligne de front. En juillet, il est chargé du ravitaillement de l’état-major du régiment au fort de Douaumont. Le 15 juillet, alors qu’il se trouve dans la zone des combats, il est blessé au menton et à la main. Deux semaines plus tard, il décède de ses blessures dans une ambulance allemande à Romagne-sous-les-Côtes. Inhumé dans un cimetière militaire allemand, sa tombe est par la suite transférée par les autorités françaises avec celles d’autres Alsaciens au cimetière national de Mangiennes, où une croix indique : « Ici repose Rudrauf Charles, Alsacien, mort pour la France ».

– le témoignage :
Charles Rudrauf, Le drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Le parcours de ce témoin mort au front en 1916 serait resté inconnu sans le travail de mémoire mené inlassablement par son frère, Lucien Rudrauf. A l’aide de ses propres compléments dans l’ouvrage, ainsi que de ses publications postérieures, il nous est possible – et cela est nécessaire pour bien comprendre le témoignage – de reconstituer son parcours et de comprendre ses motivations. Aîné de Charles avec six ans de plus, il semble avoir exercé sur lui une certaine influence artistique et politique (patriotisme pro-français). Proches depuis leur enfance, leurs liens sont encore renforcés par ces centres d’intérêts communs. Après des études de philosophie à l’Université de Strasbourg, Lucien quitte l’Alsace pour Paris en octobre 1911 afin d’y parfaire sa connaissance du français, et d’y continuer ses études de littérature française et d’histoire de l’art. Recommandé par son professeur de français Hubert Gillot, lecteur à l’Université de Strasbourg, il est introduit dès son arrivée dans le cercle des patriotes alsaciens de la capitale par l’intermédiaire d’Esther Chevé, collaboratrice de Zislin pour la revue satirique Dur’s Elsass. Il rencontre ainsi les grands noms de la cause française en Alsace-Lorraine tels que Zislin, Hansi, Preiss, Laugel, Wetterlé, Bucher, mais aussi les membres de la Ligue des jeunes amis d’Alsace, ainsi que ceux de la Ligue des patriotes, notamment Paul Déroulède. Six mois après son arrivée, après avoir écoulé toutes ses économies, il bénéficie du mécénat généreux de Paul Mellon, lié par alliance (par un de ses fils) à la famille d’industriels alsaciens De Dietrich, ce qui lui permet de rester à Paris. Il entreprend ainsi une thèse sur la lithographie romantique. A l’entrée en guerre, il s’engage volontairement et combat sur le front français avec le 113e RI, notamment en Argonne, sous le nom d’emprunt de Lucien Rivière. Blessé puis promu sergent, il finit la guerre en entrant à Strasbourg avec le 55e RI, dont il porte le drapeau.
En 1924, Lucien est à l’origine de la publication posthume des lettres de son frère, après les avoir rassemblées (elles proviennent de la famille et de quelques amis de Charles), triées (un choix a été opéré : il ne s’agit pas d’un corpus complet de correspondance), et traduites de l‘allemand en français. Dans les lettres sélectionnées, certains passages ont été supprimés, considérés sans importance, résumés parfois en une phrase comme : « (Ici quelques plaintes au sujet de la nourriture insuffisante) » (p. 18). En outre, les passages laissant entrevoir le patriotisme pro-français de Charles sont mis en valeur avec des caractères en italique.
Les lettres ne sont jamais très longues, et comportent très peu de détails sur les aspects militaires de la vie quotidienne. Elles sont principalement adressées à ses parents, à son frère Emile, à sa sœur Louise, institutrice à Mutzig, et à un ami (Schenkbecher). Une ou l’autre sont adressées à son frère Lucien. En effet, la famille peut compter sur une dame originaire d’Illkirch-Graffenstaden, Mme Cruchon, pour passer le courrier en France, via la Suisse où elle réside (elle est pourvue pendant quelques temps d’un laisser-passer pour se rendre en Alsace auprès de sa mère malade).
En définitive, il s’agit d’un témoignage partiel et partial, à classer parmi les œuvres de propagande francophile. Son contenu, mis en forme par Lucien, reflète certes l’état d’esprit d’une partie minoritaire de la population de ces provinces, mais tend à être généralisé à tous les Alsaciens-Lorrains sous le titre Le drame de la mauvaise frontière. C’est d’ailleurs confirmé en 1966 par Lucien, qui note : « Le recueil de ses lettres est un prodigieux document pour la connaissance psychologique du « drame de la mauvaise frontière » ». L’ouvrage est dédicacé à Paul Déroulède et Paul Mellon (le mécène parisien), et préfacé par Georges Delahache, archiviste à Strasbourg issu d’une famille d’ « optants ». Ce dernier y développe le thème de l’Alsace restée fidèle à la France. L’épilogue est quant à lui signé par Esther Chevé qui conclut en dénonçant la « vraie tragédie », celle de « l’Annexion forcée » (p. 114), avant d’implorer les Français d’apaiser « ces Ombres douloureuses (…) par une juste réparation ». Ce n’est pas un hasard si ce livre, qui est le premier témoignage d’un Alsacien de l’armée allemande à être publié en France, s’attire les bonnes faveurs de la presse française qui en fait la critique, en particulier le Journal des Débats Politiques et littéraires (10.06.1924), et Le Mercure de France (01.01.1925).
– Analyse :
Ces avertissements donnés, le témoignage est au moins intéressant à deux titres : d’une part sur l’identité francophile d’un soldat de l’armée allemande, de l’autre sur la place d’un artiste dans la guerre. Forcément conscient des risques liés au contrôle postal, Charles n’exprime pas explicitement ses idées politiques, mais les manifeste ponctuellement à l’aide de sous-entendus qui laissent peu de doutes. Ses lettres ne contiennent cependant aucune critique ouverte du militarisme allemand, ni d’évocation de discriminations à l’égard des Alsaciens-Lorrains. Si celles-ci ont existé et ont parfois été amèrement ressenties, il faut se garder de les généraliser. Au sujet d’un de ses sous-officiers, il note même en août 1915 qu’il est un « homme très convenable » (p. 25). Un mois plus tôt, à peine arrivé à la caserne, il écrit, étonné : « Le traitement n’a rien eu d’humiliant jusqu’à présent » (p. 8). Certes, il est conscient des avantages liés à son statut : « les volontaires d’un an sont traités d’une manière un peu à part ». Au final, il se plaint surtout de la pénibilité des exercices, même s’il se félicite d’y résister fort bien. Ce qui le fait « cruellement souffrir » (p. 3), c’est la séparation d’avec sa vie d’avant, ses connaissances à Paris, sa famille, et surtout son frère (il regrette de ne pas pouvoir combattre à ses côtés, p. 26. Il se montre toujours impatient d’avoir de ses nouvelles. En outre, il craint que son engagement dans l’armée allemande constitue un fossé qui, en se creusant, le sépare toujours davantage de ses proches : « Je me demande souvent avec effroi combien nous serons devenus étrangers l’un à l’autre, lorsque nous nous reverrons, mon frère, moi, et nos autres amis. Combien faudra-t-il de temps pour lancer un pont par-dessus l’immense gouffre que les évènements ont creusé entre nous ? » (p. 43). Et de continuer, plus loin, sur une considération plus générale englobant les Alsaciens-Lorrains : « Faut-il que ceux qui sont les plus innocents de l’affaire en aient à souffrir le plus terriblement ! » Pris en tenaille dans ce conflit, il s’impatiente de voir aboutir la paix, à condition qu’il s’agisse de la « bonne », c’est-à-dire, à demi-mot, celle qui accompagne la victoire de la France. Car il éprouve le sentiment trouble de se trouver dans le mauvais camp. Berlin n’a pour lui aucun charme (p. 6, 10, 12, 24, 25), en comparaison avec Paris, « notre belle capitale » (p. 41). Toutefois, il est ravi d’y trouver la presse française comme le Temps ou le Figaro, où il peut lire le récit de « nos grandes victoires » (p. 20). Il en fait même parvenir des exemplaires à sa famille en Alsace. Par ailleurs, il porte un regard très distant, voire franchement hostile, à l’égard de ses « Kameraden » (p. 47) : « Le fait d’être parqué avec tant d’individus étrangers, vulgaires et abrutis, a éveillé en moi des instincts aristocratiques. » Quand les Allemands font la fête pour la nouvelle année 1916, il se tient à l’écart. Il préfère se replier sur les quelques Alsaciens « avec qui on peut s’entendre » (p. 9). La ressemblance est ici frappante avec ces lignes de Barrès : « Ma répugnance de principe à servir l’Allemagne se doublait d’une sorte d’incapacité physique à causer avec mes “camarades” », extraites du roman Au service de l’Allemagne, dont on sait qu’il figurait en bonne place dans la bibliothèque de Charles Rudrauf (p. 26). Il est bien tentant de penser que ses lectures passées constituaient pour lui une source d’inspiration.
Dans les dernières pages, la mort de Charles apparaît mystérieuse. En effet, sa dernière lettre, datée du 31 juillet, exprime un message optimiste : « Je suis en voie de guérison. » Or, il décède trois jours plus tard. La dernière lettre reproduite est celle signée de la main du médecin chef de l’ambulance, qui explique la dégradation rapide de l’état de Charles, suite à la suppuration de ses plaies. Mais cette version officielle est mise en doute par Lucien et le soupçon plane à la fin de l’ouvrage. Il l’exprime clairement en 1966, dans un ouvrage biographique consacré à Charles : « Ne semble-t-il pas que tout se soit passé comme si le Docteur Diehl avait trouvé un moyen rapide pour éliminer ce blessé peu intéressant pour l’armée allemande, frère d’un sergent de l’armée française ? » Lucien fonde cette conviction sur des passages dans les lettres de Charles évoquant son désir de mettre bientôt en œuvre son « dessein », ainsi que sur les circonstances mystérieuses qui entourent sa mort : à son avis, les autorités militaires auraient profité de cette hospitalisation pour se débarrasser de Charles après une tentative avortée de désertion.
En tant qu’artiste francophile isolé dans l’armée allemande, le lien épistolaire avec sa famille et ses proches est absolument vital : ses parents lui donnent les nouvelles qu’il attend avec impatience, en particulier de son frère, tandis qu’il entretient sa passion de l’art avec certains de ses amis, notamment Schenkbecher. Tous, famille comme amis, lui procurent des livres (par exemple la Divine comédie de Dante, ou du Dostoïewski), des revues et des catalogues d’art, ainsi que des cahiers de dessin, c’est-à-dire autant de moyens pour lui d’échapper à son quotidien morne, de « s’arracher à l’inertie intellectuelle qui est le grand danger de la vie militaire », comme le note Lucien à l’appui des lettres de son frère. Dès qu’il le peut, il s’adonne à son art, faisant à l’occasion prendre la pose ses compatriotes (p. 50), mais regrette souvent de manquer de temps. S’intéressant surtout aux portraits et aux paysages, il porte également un regard émerveillé sur certaines contrées qu’il est amené à traverser.
Sources :
Maurice Barrès, Au service de l’Allemagne : les bastions de l’Est, F. Juven, Paris, 1906 (5e éd.).
Charles Rudrauf, Le Drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, France, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Lucien Rudrauf, « Charles Rudrauf, peintre et martyr », in L’Alsace française, juillet 1936, n° 770, p. 173-177
Lucien Rudrauf, Un maître alsacien de vingt ans: Charles Rudrauf, mort pour la France, Strasbourg, 1966, 179 p.

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Schlund, Pierre (1890–1984)

1. Le témoin

Pierre Schlund est né le 8 février 1890 à Buhl dans le Haut-Rhin, de parents, industriels alsaciens d’origine bretonne, ayant une usine à Guebwiller et farouchement francophiles. D’un milieu bourgeois – il fréquente Bartholdi, des militaires français et de grands industriels – il fait ses études primaires au collège de la ville, ainsi qu’à Metz afin de préparer un avenir destiné à « l’industrie textile et plus particulièrement à la construction de machines pour cette industrie » (page 17). Etudiant, il poursuit ses études en Angleterre mais doit avant cela accomplir son service militaire. Il choisit de se porter volontaire dans l’armée du Kayser afin de n’accomplir qu’un an, au lieu de trois, et, bachelier dispose du choix de son unité ; il intègre le 113e régiment d’infanterie badois de Fribourg et est inscrit d’office au peloton des officiers de réserve. Bon soldat, il est même gratifié du titre de tireur d’élite de sa compagnie mais, Alsacien, fiché, il ne peut dépasser le grade de sergent. Son temps effectué, il est renvoyé à la vie civile à l’automne 1912. Ayant achevé des stages dans l’industrie alsacienne, il poursuit son cursus à Bradford en Angleterre et obtient son diplôme d’ingénieur. En juillet 1914, après un voyage d’études auprès des industries linières d’Ulster, dans une Irlande du Nord elle-même en pleine tourmente, il revient en Alsace alors que les bruits de guerre se font plus précis.

Après-guerre, Pierre Schlund épouse à Aubenas Marie-Louise Gendre, le 8 septembre 1921, avec laquelle il aura cinq enfants. Il décède en mars 1984 à Morschwiller-le-Bas où il s’était retiré après une vie militaire et industrielle particulièrement bien remplie.

2. Le témoignage

Schlund, Pierre, Souvenirs d’un Alsacien, 1914-18 – 1939-45, Montréal, Mille-et-une-vies, 2011, 257 pages.

Mandé par son père de ne pas rentrer en Alsace et de se constituer « prisonnier des Français » avant même la déclaration de guerre, il décide à la mobilisation de rejoindre sa caserne allemande pour y faire ce qu’il qualifie être « son devoir ». Le 28 juillet 1914, il est incorporé au 170e IR d’Offenburg et entre en guerre en Alsace, à Mulhouse. Là, le 10 août, au premier engagement avec les troupes françaises, près d’Illzach, il met son plan à exécution et déserte à la première occasion. Il se rend alors aux premiers soldats français rencontrés qui ne sont autres que ceux du 35ème R.I., le régiment commandé par son cousin, le chef d’escadrons Leyrault. Débute alors l’incroyable parcours de guerre d’un Alsacien, déserteur assumé qui va successivement au cours de la campagne occuper les fonction d’infirmier à Roanne, participer à la mise sur pied du camp d’Alsaciens-Lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, être interprète, intégrer le dépôt du 6e RAC puis enfin pouvoir se porter volontaire dans l’armée française, au 1er zouaves d’Alger. Il y apprend à être un soldat français mais, grâce à un piston au 2e bureau, il parvient à être affecté, au printemps 1918, à une unité spéciale appelée le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre (C.I.S.). Par l’infiltration des groupes de prisonniers, dans les hôpitaux ou les camps au plus près du front, en uniformes allemands, que ce centre improvise, il parvient à collecter de multiples renseignements auprès des prisonniers de guerre allemands, gagnant leur confiance en se faisant passer pour un des leurs. Obtenant ainsi des renseignements de première importance, il y gagne ses galons de sous-lieutenant et une citation, et collabore ainsi de manière singulière à la victoire. L’Armistice survenu, après une courte mission d’interrogatoire des prisonniers français de retour d’Allemagne, il se voit confier une mission au Service Industriel d’Alsace, avec la mission notamment de faire rapatrier le matériel industriel volé par l’ancien occupant en France. A la fin de 1919, il quitte enfin l’uniforme et se voit confier la direction de la cuivrerie Vogt &.Cie, à Niederbruck, dans la vallée de Masevaux.

La suite de ses souvenirs rapporte cet entre-deux-guerres industriel, les affres de l’autre guerre, sous le joug nazi, dans laquelle Pierre Schlund parvient à conserver une activité manufacturière continue en pays annexé puis, après la victoire, son action prépondérante dans la reprise industrielle et l’occupation économique d’une Allemagne vaincue, divisée par les quatre grands vainqueurs.

3. Résumé et analyse

Les souvenirs de Pierre Schlund sont ceux, plus rares, d’un alsacien issu d’une famille industrielle francophile, voire française : « mon père, désireux d’annihiler chez moi l’influence allemande, ne cessa de m’inculquer la nostalgie de la patrie perdue » (pages 15-16). Il fait toutefois son service militaire allemand avec le souhait assumé de s’ « instruire au mieux dans l’art militaire avec la secrète arrière-pensée que cet acquis pourrait bien, qui sait ?, (…) servir plus tard du bon côté » (page 23). C’est le 6 août 1914, lors d’une revue par le général Deimling, qui ordonne « Chargez vos fusils ! Nous entrons en pays ennemi » qu’il confirme son dessein d’avant-guerre : « Je compris ce qu’il me restait à faire ! » (page 31). Il prend donc la décision, mûrement réfléchie malgré des risques multiples, de déserter, ce qu’il fait au premier engagement.

Le témoignage de Pierre Schlund est ainsi en cela le contre témoignage de Dominique Richert (in Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. Strasbourg, La Nuée Bleue, 1994) qui ne parvint à ce même dessein qu’en juillet 1918, après avoir passé la quasi-totalité de sa campagne sur le front russe et ayant subi cet exil du fait d’un trop grand nombre de désertion des soldats alsaciens, dont Schlund, au début de la campagne. Hélas le témoignage de Pierre Schlund, bien que d’un parcours de guerre considérablement plus riche et diversifié que Richert, ne s’érige pas au niveau du plébéien dans l’intérêt narratif et descriptif. En effet, à plusieurs reprises, Schlund, qui regroupe ses souvenirs sur une période allant de 1896 à 1947, occulte les phases d’intérêt de son parcours de guerre par de trop nombreux et inappropriés « il serait trop long de s’étendre ici sur… » (page 70) ou telles situations « mériteraient d’être relaté[e]s » (page 90). Dès lors, son rôle en captivité à Saint-Ramber, son apprentissage d’ancien sous-officier allemand comme soldat français, ses informations sur le Service industriel de récupération économique et surtout son emploi singulier au sein d’une C.I.S. sur laquelle peu de choses ont été écrites par ailleurs ne sont pas malheureusement pas décrits au-delà de l’anecdote. Ses souvenirs sont également peu datés, nuisant ainsi à la précision du suivi du parcours du témoin.

Plusieurs éléments d’intérêt sont toutefois présents dans l’ouvrage tels : les conditions de réalisation du service militaire allemand pour un Alsacien (page 21), l’implantation et l’usage de la TSF avant-guerre (page 25), la séparation obligatoire des prisonniers allemands et alsaciens en camp (page 40) et le fait qu’ils aient été vêtus d’uniformes bleus de la police anglaise (page 48), l’affaire des graves altercations avec les prisonniers chinois à Fraisses (près de Saint-Ramber) faisant de nombreux morts dont 17 Chinois (page 49), la répartition des 12 000 prisonniers alsaciens à Saint-Ramber : la moitié « était répartie dans divers détachements dans toute la métropole et l’autre moitié servait au front et dans les colonies d’Extrême-Orient – sans oublier tous les mobilisés dans les usines de guerre » (page 51), le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre » (C.I.S.), son étendue et ses méthodes (pages 70, 74 et 75) et le fait que les prisonniers allemands ne discutent pas près des clôtures barbelées, réputées être munies de micros (page 79).

Ecrits en 1974, ces souvenirs sont rédigés pour le lecteur (page 73) et agrémentés pour la partie deuxième guerre mondiale, du carnet de la sœur du témoin, Marie-Odile Schlund. Quelques très rares erreurs de retranscription (Saint-Blaise-la-Roche (Bas-Rhin) est confondu avec Saint-Blaise, hameau de Moyenmoutier, (Vosges), page 44) sont compensées de notes opportunes rendant la présentation de qualité. L’ouvrage est illustré de nombreuses photographies de famille d’une qualité de reproduction hélas très médiocre.

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

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Bouillon, Eugène (1886-1966)

1. Le témoin
Eugène Bouillon naît en 1886 à Wintzenheim (en Alsace-Lorraine annexée) dans une famille qui cultive le souvenir de la France. Son père, un ancien combattant français de 1870, l’emmène par exemple assister au défilé du 14 juillet dans la ville de Belfort, restée française. De plus, Eugène passe une partie de sa scolarité en France comme interne au Collège des frères de Marie à Saint-Dié (Vosges). Il baigne donc depuis son enfance dans un milieu familial francophile et francophone.
Sa guerre commence en octobre 1915 quand il est enrôlé dans la garde impériale de Berlin. Après un séjour au camp militaire de Döberitz, il rejoint son cantonnement à Weissensee, un quartier de Berlin. Tombé malade, il passe quelque temps à l’hôpital avant que son bataillon ne se fixe finalement à Cöpenick. Le 14 juillet 1916, il part pour le front russe. Après des haltes dans les villages de Novo Vileisk (Lituanie) et Novozvenziani, il finit par débarquer à proximité du front à la station de Soly (actuelle Biélorussie). Il ne reste que trois mois sur le front russe et, au début de novembre, il est dirigé sur le front occidental dans le Nord de la France. Le 7 décembre il arrive à Hellemmes-les-Lille, puis est affecté dans la réserve au camp de Sainghin. Là, il participe à la construction d’une position de réserve à 18 km du camp. En février 1917, à son retour de permission, il est envoyé sur le front face aux Anglais à Liévin, à proximité de Lens. A nouveau porté malade, il bénéficie de quelques jours à l’infirmerie, puis rejoint un quartier de repos à Noyelles-sous-Lens avec toute sa compagnie, où ils sont astreints à de nombreux exercices. De retour au front, il occupe un temps une position d’avant-poste, avant d’avoir la chance d’être recruté comme interprète dans le village de Drocourt. En plus de cette fonction, il doit aussi s’occuper du cimetière des soldats. En avril 1917, une offensive victorieuse de l’armée anglaise oblige les Allemands à céder du terrain, ce qui conduit sa compagnie jusqu’à Courtrai en Belgique. Là, il saisit deux opportunités qui se présentent à lui : il est d’abord admis à une formation de chauffeur de camion, puis devient cuisinier du parc automobile de Roubaix (sans doute vers l’été 1917). Peu de temps avant l’armistice, il est même nommé chef cuisinier d’un casino des officiers à Bruxelles. C’est là qu’il assiste au mouvement révolutionnaire qui touche l’armée allemande au début de novembre 1918, puis qu’il partage avec les Belges la liesse populaire consécutive à l’annonce de l’armistice. Le conseil de soldats (Soldatenrat) proclame sa démobilisation et organise la retraite générale vers l’Allemagne. Une longue colonne de camions se met alors en route, de laquelle il trouve l’occasion de s’échapper, jugeant le moment opportun pour prendre congé définitivement de l’armée allemande. Il rejoint alors la ville de Liège et trouve à loger chez des hôtes très généreux qui l’hébergent durant trois semaines au cours desquelles il assiste au long défilé des troupes allemandes en retraite. Il quitte enfin Liège pour Paris avec neuf autres déserteurs alsaciens-lorrains à bord d’un train rempli de prisonniers français libérés. Après avoir transité au centre de triage du Grand Palais, les dix sont conduits au camp pour Alsaciens-Lorrains de Villeneuve-Triage. Il y est employé pendant trois semaines à charger et décharger des marchandises à la gare de Charenton, avant d’être enfin libéré et de pouvoir rentrer en Alsace. Il s’établit comme exploitant viticole à Wintzenheim et exerce à deux reprises le mandat de maire. En 1940, l’Allemagne nazie victorieuse annexe de fait le territoire de l’ancien Reichsland perdu en 1918. Notre auteur, Eugène Bouillon, tout comme une partie de la population jugée indésirable, en est expulsé et doit se réfugier avec sa famille dans le Lot .
2. Le témoignage
Eugène Bouillon, Sous les drapeaux de l’envahisseur. Mémoires de guerre d’un Alsacien ancien-combattant 1914-1918, imprimerie Messager de Colmar, 1934, 120 p.
Il semble que le témoignage, écrit après les faits, repose davantage sur des souvenirs que sur des notes prises au cours des évènements. Toutefois, celles-ci ont peut-être existé, comme nous le laissent penser les quelques dates précises qui ponctuent le récit. Malheureusement, dans l’ensemble, la chronologie des évènements manque de précision.
3. Analyse
L’intention de faire de cet ouvrage une œuvre de propagande pour servir la cause française en Alsace n’est pas dissimulée. Au contraire, Eugène Bouillon donne le ton dès le titre : « sous les drapeaux de l’envahisseur », l’envahisseur désignant l’Empire allemand qui a eu la main sur l’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1918. Puis il débute sa préface en précisant : « ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l’Alsace à la France ». Par ailleurs, sur la carte jointe à l’exemplaire qu’il offre au sénateur du Haut-Rhin Sébastien Gegauff, on peut lire : « Cher Sénateur, veuillez accepter ce livre à titre de propagande pour la bonne cause. » Après ces avertissements, le lecteur ne s’étonnera pas de lire un récit teinté d’une francophilie très prononcée, voire d’une vision manichéenne des évènements. Le vocabulaire utilisé est évocateur : « l’envahisseur » (p.17), les « boches » (p.18, 60), les « enragés » (p.18), « nos bourreaux » (p.18), « la bête apocalyptique » (p.89) désignent tour à tour les Allemands ou l’armée allemande, même si, bien plus encore que l’ensemble des Allemands, ce sont les Prussiens et leur caractère belliqueux qui attisent la haine de l’auteur (p.23, 25, 26). En outre, le témoignage est ponctué de commentaires sur les méfaits commis par les soldats allemands dans les régions occupées, que ce soit en Lituanie (p.46, 47), dans le nord de la France (p.51, 61, 66, 67, 69) ou en Belgique (p.82). On y trouve aussi un enthousiasme à peine voilé quand il s’agit de décrire l’infériorité matérielle de l’armée allemande (p.58-59), ses défaites et ses replis (p.92, 99) qui deviennent autant d’occasions de vanter l’armée française et plus généralement la nation française (p.86-87). En tant qu’Alsacien francophile revêtu de l’uniforme feldgrau, Eugène Bouillon ne manque pas de sympathie pour les prisonniers de guerre français (p.27), ou les Polonais et les Russes subissant l’occupation allemande (p.35-36), c’est-à-dire pour toutes les personnes rencontrées qui comme lui sont hostiles aux Allemands. Il tente toujours d’entretenir de bonnes relations avec les civils, notamment dans le nord de la France (p.62) et en Belgique, où il célèbre le 14 juillet 1918 dans une maison bourgeoise de Roubaix et trinque avec ses hôtes en l’honneur d’une victoire française prochaine (p.91).
L’ouvrage est donc partial, mais non dénué d’intérêt. On y suit le parcours d’un soldat à l’expérience originale, qui porte un regard curieux sur les régions qu’il traverse. La religion tient une place importante dans sa vie et son récit est ponctué de références de nature biblique (p.62, 71, 85, 97). Dès qu’il en a l’occasion il va prier dans une église ou assister à un office (p.48, 50, 54), non seulement pour trouver un réconfort personnel mais aussi plus largement pour le Salut de la France (p.37, 41, 42, 43, 50, 78).
Surtout, ce témoignage permet de mieux comprendre l’extrême complexité du cas des soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande. D’un point de vue identitaire, la minorité nationale qu’ils forment est loin d’être homogène : l’éventail est large entre ceux qui considèrent défendre leur patrie dans l’armée allemande et d’autres comme Eugène Bouillon qui, à l’inverse, ont l’impression de trahir leur nation (la France) en combattant avec l’uniforme feldgrau. L’expérience combattante qui en découle est donc tout aussi variée. Dans ce témoignage à charge contre l’armée allemande, l’auteur ne manque pas de dénoncer la suspicion, voire le mépris des officiers à l’égard des soldats alsaciens-lorrains. Il semble y avoir été particulièrement sensible, autant en Allemagne (p.28) que sur les fronts russe (p.38, 44, 45) et français (p.63), allant jusqu’à prétendre l’existence d’une propagande diffusée dans l’armée allemande pour stigmatiser les Alsaciens-Lorrains (p.45). Le sentiment d’être des soldats de second rang est partagé par de nombreux compatriotes qui vivent plus ou moins bien les différences de traitement dont ils font l’objet : ces soldats se voient par exemple écartés de certaines missions ou bien retirés de la première ligne pour être affectés dans une compagnie de pionniers (p.74). Eugène Bouillon lui-même passe du front à l’arrière en tant que traducteur, chauffeur puis cuisinier d’un parc automobile. Ses conditions de vie s’en trouvent très améliorées, étant donné sa moindre exposition à la mort et le confort dont il peut jouir (notamment en matière d’alimentation et de repos). Pourtant, selon l’auteur, cette mise à l’écart pose la question du sens à donner à la mobilisation des Alsaciens-Lorrains dans cette armée : Guillaume II, le « dieu allemand » (p.61), aurait opéré un mauvais choix en décidant de les envoyer au front (p.82). Il explique, en parlant des soldats alsaciens-lorrains comme « les honnis, les parias du peuple allemand » (p.97) que ceux-ci n’avaient pas « l’élan » que pouvaient avoir la grande majorité des soldats allemands (p.120). Au contraire, en les employant, l’Empire allemand les a obligés à une « lutte fratricide » (p.120) contre leurs frères français : « le boche me met le poignard en main pour me faire tuer mes frères » et « trahir mon sang » (p.34). Ce constat le décide assez tôt à déserter. Il y songe dès son départ pour le front russe (p.34) et plus sérieusement encore à son retour sur le front français (p.55, 58). Il élabore même un plan pour s’enfuir en direction des lignes adverses tenues par les Canadiens ; il le met à exécution mais est contraint d’abandonner au dernier moment (p.59). Ce n’est qu’avec la déroute militaire et la situation révolutionnaire de novembre 1918 qu’il peut enfin concrétiser ce vœu.
Au final, la rédaction puis la publication d’un tel témoignage semble avoir pour but d’offrir à la France une preuve de patriotisme, ce qui peut ressembler à une tentative pour se justifier d’un passé militaire dans l’armée allemande vécu comme un complexe lourd à assumer depuis la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France.
Raphaël Georges

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