Mineur, Jean (1902-1985)

Balzac 00.01

1. Le témoin

Jean Mineur est né à Valenciennes en 1902, son père étant menuisier et négociant en bois. Il a de 12 à 16 ans pendant le conflit, qu’il vit sous le régime de l’occupation allemande. Dans les années vingt, il invente localement la publicité au cinéma, en vendant des espaces peints à des commerçants locaux : ces réclames sont déroulées sur un grand rideau qui s’abaisse dans la salle pendant les entractes. Il fait ensuite carrière dans le film publicitaire au cinéma à travers la société Jean Mineur Publicité, dont le logo au petit mineur est resté célèbre.

2. Le témoignage

Jean Mineur a publié ses souvenirs dans « Balzac 00.01 » en 1981 (Plon, 275 pages). La partie de l’ouvrage qui concerne la Grande Guerre va des pages 30 à 58. L’évocation de son vécu de l’occupation est rédigée avec plus de soixante ans de distance.

3. Analyse

La vie dans Valenciennes occupée est assez sommairement décrite par Jean Mineur, mais on peut tirer du récit quelques éléments intéressants. Lors de l’arrivée des Allemands, ses parents n’ont pas fui car sa mère est gravement malade, et ils sont terrorisés « les réfugiés racontaient des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ». C’est dissimulés dans une sombre remise qu’ils entendent le pas bruyant sur le pavé de ce qu’il imagine être des « uhlans géants et moustachus ». Après plusieurs jours de dissimulation, ils finissent par sortir, mais le père reste caché à cause des rafles de civils. L’activité paternelle est arrêtée, et la famille vit pendant plusieurs mois de la vente ambulante de copeaux et de sciure que l’auteur (13 ans) met en place avec succès jusqu’à l’épuisement du stock.

L’auteur se décrit à la fois comme un adolescent affamé, qui a déjà la responsabilité de sa mère malade, ainsi que celle de son père, assez dépassé semble-t-il, et en même temps comme un enfant dont le terrain d’aventure est la ville déserte la nuit : malgré le couvre-feu sévère, c’est un espace dangereux mais tentant. Les remises et ateliers de la maison finissent par abriter des troupes allemandes, et il en devient familier, disant (il a étudié un an l’allemand scolaire…) au bout d’un temps finir par les comprendre. À la fin de 1915, il est adopté par ces hommes au repos, et constate que ce sont de « braves types ». Cette fréquentation lui attire des ennuis car ses rapides progrès en allemand lui font raconter à l’école ou dans son quartier les derniers bruits obtenus des soldats. Dénoncé et menacé par l’autorité d’occupation (accusation de diffusion de fausses nouvelles), il doit éviter un temps ces soldats et c’est suite à cet incident qu’il dit devoir comme suspect porter le brassart rouge à 14 ans (1916).

Son drame personnel réside dans le décès de sa mère en décembre 1917, son père le délaissant rapidement (p. 46) : « Je suis resté seul, trop souvent. Les Allemands dans la cour s’émurent de me voir si désespéré. Petit à petit, ils me prirent sous leur aile. L’un me racontait des histoires, l’autre m’apportait une assiette de nourriture aux heures des repas. Mais je n’avais le cœur à rien. » Son père se remarie à l’été 1918 et sans surprise les relations de Jean Mineur avec sa belle-mère sont mauvaises.

En septembre 1918, l’auteur est évacué avec les habitants de Valenciennes, ils échouent à Mons, où lui manque de trépasser de la Grippe espagnole. Évacué dans un train sanitaire à Bruxelles, il s’y trouve le 11 novembre, mais se brouille avec son père, qui est installé à Ixelles. Il fuit alors la Belgique et rentre à Valenciennes sans autorisation de circulation, retrouvant la maison et les ateliers relativement épargnés mais occupés par des soldats anglais et canadiens : des cris, des rires (p. 54)  et « un grand diable tape sur le piano de ma mère en chantant à tue-tête. » Les soldats finissent par comprendre sa détresse, le nourrissent et l’adoptent, et lui est heureux de retrouver « un peu de tendresse dans cet univers chaotique. » En 1919, il passe son permis automobile dès ses 17 ans, est d’abord chauffeur livreur, avant d’entrer au journal Le Progrès du Nord où il se formera le domaine des annonces particulières et publicitaires.

Même si Jean Mineur, professionnel de la publicité, est assez beau-parleur, et enjolive peut-être un peu son lointain passé, nous avons ici un petit témoignage qui mêle souffrance de guerre et souffrance intime, avec l’expérience rare d’un adolescent adopté à son propre domicile, d’abord par la troupe allemande, puis par la troupe anglaise.

Vincent Suard, septembre 2024

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Bled, Edouard (1899-1996)

J’avais un an en 1900, Paris, France Loisirs, 1987, 384 p.

Résumé de l’ouvrage :
Entre le 16 avril 1983 et le 16 avril 1986, entre La Baule, Neuilly et Nice, Edouard Bled écoule dans un long récit la précision de sa vie, de son enfance à Saint-Maur, à sa retraite de l’éducation nationale. Rue par rue, parfois maison par maison, il se souvient de son environnement, de ce que l’on n’appelait pas encore la banlieue, de sa vie, qui ressemble avant la Grande Guerre à celle des gamins de Louis Pergaud. Alors que ses frères sont déjà au front, la Grande Guerre finit par le rattraper. Il passe en conseil de révision en janvier 1918. Après avoir ses classes au Mans, le 15 juillet, il entre dans un camp d’instruction qui le rapproche du champ de bataille de La Marne, entre Château-Thierry et Dormans, dont il voit l’embrasement, « dantesque et grandiose », dans la nuit. Si ses frères ont tous servi au front, (Marius, blessé à Morhange en août 1914, Sylvain, blessé à la grande offensive de Champagne en septembre 1915, Jacques, blessé et gazé à Verdun en 1916, Paul, blessé et prisonnier à Vauquois en 1915, et Georges, caporal fourrier au 4e RI, mort le 14 janvier 1917 de suite de gazage et qu’il enterre en compagnie de sa mère, morte de suite d’une longue maladie), le front n’aura finalement pas besoin de lui et il connaît l’armistice sans avoir vu le feu. Il avait dit, après être arrivé en secteur, en juillet 1918 : « Et notre instruction marchait bon train, nous devions boucher les trous ! Mais aurait-on besoin de nous ? » (p. 228). Après une courte occupation de la Ruhr, peu de temps semble-t-il mais il n’en parle pas, il rentre à Saint-Maur et poursuit sa carrière comme instituteur puis directeur d’école, en Seine-et-Marne ou à Paris. Il est mobilisé dans la Seconde guerre et, avec son épouse Odette, publie dès la guerre terminée le fameux manuel d’exercices orthographiques et grammaticaux. Il dit « Je vais vers mes quatre-vingts ans et je commence à rassembler mes souvenirs pour laisser un message à mes enfants et à mes petits-enfants afin qu’ils connaissent leurs origines lointaines et nos manières de vivre autrefois » (p. 379).

Eléments biographiques :
Edouard Bled naît 18 janvier 1899 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) dans une famille nombreuse (le foyer a 5 enfants) d’un père fonctionnaire et d’une mère brodeuse qui dirige un petit atelier de 5 employées et une apprentie. Il est issu d’une famille de ciseleurs d’origine alsacienne et franc-comtoise. Son grand-père est ciseleur à la manufacture de Sèvre et tous ses frères reprendront le métier soit comme bijoutiers joaillers, orfèvres ou ciseleurs. Il perd sa mère jeune e pleine guerre, en 1917, qu’il enterre en même temps que son frère, gazé à Verdun. Après une formation au collège Arago à Paris, puis à l’Ecole des Chartes, il obtient le diplôme d’instituteur le 15 mars 1918, juste avant de porter l’uniforme. En 1930, il rencontre Jeanne Berny, bretonne qui lui donnera deux enfants (Annie, le 18 juillet 1935, et Jean-Paul, né en 1942 et qui deviendra historien) puis devient directeur d’école, tant en banlieue (en Brie notamment) que dans différents établissements parisiens. Il meurt le 29 décembre 1996 à Nice, à l’âge de 97 ans et est enterré aux côtés de son épouse au cimetière de Saint-Maur-des-Fossés.

Commentaires sur l’ouvrage :
Né en 1899, le témoignage d’Edouard Bled sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (des pages 207 à 233) d’un adolescent qui de plus, bien que mobilisé, ne connaîtra pas le feu. Toutefois, la précision et la netteté de ses souvenirs, précisément décrits sur le plan psychologique et social, permettent de découvrir une foultitude de détails dans son long récit. Si l’avant-guerre nous ramène à Pergaud, 1914 et 1915 sont teints de Radiguet, tant le jeune garçon, à 15 ans, connaît la voluptuosité trop brève de Virginie. Dès lors, le centre de l’ouvrage et les évocations de ses quatre frères mobilisés, dont un périra de ses blessures, nous plonge dans l’ambiance de la génération du feu. La guerre passée, Bled témoigne de l’après-guerre et de ses modifications sociétales radicales ; il dit dès 1919 : « Nous étions rentrés dans un nouveau monde » (p. 233), avant de nous replonger dans une autre guerre, terrible par ses privations et ses conditions de vie, avant de s’effacer quelque peu devant la chronologie d’un monde qui s’accélère en changeant radicalement d’aspect, de psychologie sous les coups radicaux d’un modernisme qui bouscule passé et présent. Aussi, le livre fourmille d’anecdotes, de tableaux et de tout ce qui accompagne, par la plume exercée du maître de la langue, la marche du siècle. L’ouvrage vaut d’ailleurs également pour son expression populaire. Il est toutefois dommage que cette édition ne publie pas les photographies dont parle parfois l’auteur au fil de son passionnant récit autobiographique.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Prix du tramway et du métro en 1907
43 : Prix et noms des bicyclettes
50 : Jeu du Quinet
51 : Argot et parler populaire de l’époque
53 : « A cette époque, ne pas faire son service militaire était souvent une cause de rupture de fiançailles »
81 : Phosphatine Fallières
: Moutarde sur les tétons pour dissuader les nourrissons de téter
100 : Composition de la petite pharmacie familiale
103 : « La vertu, la virginité des jeunes filles étaient un capital inestimable »
112 : Allumeur de réverbère, comment ça marche
116 : Prix du sucre et de la chicorée
145 : Prix du vin Aramon
163 : Vue et tenue de facteur
: Fiacres, évolution, location à l’heure comme chambres à coucher ambulantes et premiers taxis (1909)
172 : Expressions populaires
176 : Trousseau de l’homme et dot de la femme en 1910
179 : Surnom des allemands dès 1911 : Allémoches, billes e bois, billes de boches ou boches
190 : Sexualité (vap 159, dépucelé peu avant ses 16 ans par une femme du double de son âge et ayant deux enfants)
208 : « Le XIXème siècle s’était prolongé sans qu’on s’en fut aperçu. En ce soir du 1er août, il prenait fin »
209 : Déclaration de guerre, frères blessés ou prisonniers (vap 380)
220 : Voit en 1917 la guerre par les yeux de son frère qui se marie en 1918 avec sa marraine de guerre
225 : « … où déjeunent les cochers de fiacre et les chauffeurs de taxi, on mange généralement bien, du bœuf, la viande la meilleure et pourtant moins chère, à toutes les sauces ou grillée avec des montagnes de frites » (janvier 1918)
227 : Assiste à une dégradation militaire, scène qu’il décrit et trouve poignante
228 : Fait une demande de marraine de guerre (la sienne s’appelle Marinette)
229 : Sa vision du 11 novembre 1918
231 : Comment les femmes changent
236 : Ambiance d’après-guerre (1921) : « On essayait de sortir de soi-même, de se dépasser dans le plaisir. De nouveaux riches étalaient un luxe effréné, organisaient des parties fines qui dégénéraient parfois en orgies. On se dépravait pour un oubli total des dangers courus, des angoisses, des épreuves, alors que la France sérieuse, la France profonde relevait ses ruines ».
: Fait la classe en complet Abrami, ce qu’il gagne et ce qu’il porte
239 : Nom de voitures
250 : 1930 : « Les souvenirs de guerre s’éloignaient et la vie renouait avec l’espérance »
252 : « J’ai refermé tous les volets de la maison comme on abaisse les paupières sur des yeux éteints »
278 : Officiers tchèques jetant à la poubelle leur décoration française après l’annexion des Sudètes

Yann Prouillet, août 2024

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