Pommard, André (1888-1916)

1. Le témoin
André Pommard est né à Vanves en 1888. Exerçant la profession de typographe, il est exempté à la mobilisation pour « faiblesse générale ». Rappelé en février 1915 et versé au groupe cycliste de la 1ère Division de cavalerie, il est engagé en Artois à l’automne. Muté au 10ème Bataillon de chasseurs à pied en décembre 1915, A. Pommard est tué le 31 mars 1916 à Verdun dans le secteur du Fort de Vaux.
2. Le témoignage
Le texte, non publié, représente 138 pages manuscrites de petit format, et nous est parvenu – merci à Patrice Foissac, président de la Société des études du Lot – sous la forme d’une reproduction photocopiée. La fin du manuscrit se termine par : «ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père (…) » d’après une copie de René Pommard, le 4 décembre 1970. Une mention supplémentaire postérieure ajoute : « d’après une copie de René Pommard, à sa fille Michèle, copie intégrale du carnet de route de son grand-père André Pommard », signé Myrtille Remond, le 8 octobre 1997.
3. Analyse
Le journal de front d’André Pommard contient de nombreuses mentions, journalières et concises, et ressemble en cela à un carnet de guerre assez classique. Toutefois, les annotations prennent souvent un tour plus intime et donnent des éléments du vécu de la campagne par ce cycliste, rapidement devenu chasseur. Un exemple en novembre 1915 (p. 22) : « Et si je ne revenais pas ? A cette pensée, je souffre à l’idée de la douleur de ma chère petite femme. Allons, je ne dois pas me laisser amollir, j’ai au contraire besoin de tout mon courage, c’est le plus sûr garant de ma conservation. » Il évoque les tranchées d’Artois gorgées d’eau de l’hiver 1915, et avec les peaux de mouton touchées en novembre, il compare sa section à un village de sauvages du jardin d’acclimatation. Dans le secteur d’Aix-Noulette, vers la période de Noël 1915, le travail d’entretien des tranchées est très pénible, et aussi très déprimant, de par le spectacle offert par les boyaux inondés (p. 55) : « (…) la boue profonde de quelques mètres qui forme mare en certains endroits du boyau et que nous contournons pour ne pas être enlisés, des morceaux de capotes auxquelles tient un os, une main verdâtre dépassent de cette fange. Plus loin, dans la paroi un pied et une main dépassent d’un demi-mètre dans le boyau. Un cadavre de noir repose sous une claie posée sur le sol, la boue lui sert de linceul et seule l’odeur qu’il dégage décèle sa présence. Quelle horreur ! » Le cafard frappe souvent, et A. Pommard évoque sa femme et ses enfants pour se remonter le moral ; la lassitude générale, déjà forte à cette période, fait penser à celle de 1917, ainsi en novembre 1915 (p. 38) : « Aujourd’hui ferme ma vingt-septième année, je n’en suis pas plus fier pour cela. Je donnerais bien 10 ans de mon existence pour la fin de la guerre dont je ne prévois pas la fin, malgré que dans mes lettres j’assure le bon espoir que j’ai de la paix. » ou en janvier 1916 (p. 78): « Quand donc cela va finir, j’en ai par-dessus la tête, mais alors par-dessus !».
L’auteur évoque une messe célébrée par l’aumônier du bataillon, signalant que « bien entendu » la présence y est facultative. Il décrit aussi longuement une installation de douches, et produit une vivante – et rare – description du passage des soldats sous le mince filet (janvier 1916, p. 76) : « A 13 heures, douches, ah ! ces douches militaires ! Un appareil pour chauffer l’eau, quatre baguettes au- dessus desquels est monté un tuyau horizontal, le tout installé dans une grange dont les murs percés sont dissimulés par des toiles de tente. Comme il fait très sombre, une bougie révèle de sa lueur incertaine les anatomies crasseuses et couvertes de boutons, œuvre de poux voraces et indestructibles. Quatre poilus s’installent dans les quatre baquets vacillants et quatre maigres jets essaient en quatre minutes (temps accordé) de décrasser quatre corps auxquels un bain prolongé serait absolument nécessaire pour mener à bien l’œuvre de propreté que nos hygiénistes militaires se proposent. Evidemment c’est mieux que rien, mais ce n’est pas ça ! ». En février 1916, son unité est transférée dans la Somme, et alterne repos (qui pour les hommes n’en est pas un, souligne-t-il), et exercices. Il évoque les plaintes de sa femme sur sa paresse à envoyer des nouvelles, alors qu’il dit écrire tous les deux jours, sans rien mettre dans ses lettres qui puisse justifier les rigueurs de la censure : il pense qu’il s’agit tout de même de saisies (février 1916, p. 98) : « Quelle triste institution que cette censure ! »
Le 10ème BCP est alerté et rapidement transporté à Verdun à la fin février 1916, mais n’est pas engagé immédiatement et l’auteur cantonne d’abord sur une péniche sur la Meuse (6 mars). Il vit un premier engagement violent, fortement marmité, dans le Bois des Corbeaux vers la « redoute» de Vaux, du 11 au 17 mars. Alors qu’il est en deuxième ligne, sa section est prise dans un violent bombardement (12 mars 1916, p. 125) : « Un obus abat 6 camarades affreusement mutilés, il n’en reste que quatre, les autres sont en bouillie, des morceaux de chair pendent à toutes les branches, une cuisse tombe près de ma tente. Aucun n’a souffert, heureusement. Je fais partie de la corvée pour enterrer mes infortunés camarades. » Lors de la redescente vers l’arrière après ce premier contact avec le front de Verdun, il souligne que la joie n’est « pas mince » de se retrouver indemne après tant de dangers. Il a aussi une pensée pour ceux qui ont pris leur relève (17 mars 1916, p. 132) : «Il fait un temps superbe et j’ai le cœur serré pour les malheureux qui nous ont remplacés et qui tombent alors que la vie apparaît si belle dans le soleil printanier. »
Après la description d’un repos réparateur, apparaît une dernière mention à la page 135 : «Jeudi 30 mars. Départ à 7h45 pour aller au parc à fourrage à Bévaux. Après la soupe nous devons monter en ligne. » puis en rajout : «Ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père. Tué le lendemain à 17 heures dans les tranchées ouest du fort de Vaux. »
Vincent Suard, mars 2019

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Cadot, Roger (1885-1953)

1. Le témoin
Roger Cadot est un journaliste spécialisé dans le domaine boursier. Il commence sa carrière à la Cote Vidal puis est, entre les deux guerres, rédacteur en chef du Journal de la Bourse; il collabore aussi sur le tard au journal Le Monde. Marié en 1908, il est mobilisé en août 1914 comme sergent au 360 RI, régiment dans lequel il fait toute la guerre, étant démobilisé en 1919 avec le grade de capitaine. Mobilisé en 1940, il est fait prisonnier, puis est libéré de l’Oflag XII en 1941. De sympathie dreyfusarde, et en cela en opposition avec son frère plutôt royaliste, sa fréquentation des milieux boursiers fait de lui un libéral sur le plan économique, et c’est à la fois un humaniste et un conservateur sur le plan social. Son fils Michel aimait à évoquer le fait que ses articles avaient participé au dévoilement de l’affaire Stavisky.
2. Le témoignage
Les Souvenirs d’un combattant de Roger Cadot (671 pages) ont paru en 2010 chez Publibook. L’auteur signale en avant-propos que l’essentiel du volume a été rédigé entre 1940 et 1945, grâce à ses carnets, à sa correspondance, à des documents militaires et à «son excellente mémoire». En 1915, on lui avait confié la rédaction du journal de marche du bataillon et en 1918, c’est son colonel qui lui avait imposé d’écrire une partie du l’historique du 360 RI (p. 547) : «J’eus toutes les peines du monde pour rassembler la documentation voulue, personne ne s’intéressant à ce travail. Aussi étais-je obligé de rédiger « de chic », et ce bousillage me faisait horreur. » Ces travaux, dit-il, lui furent bien utiles pour la rédaction de ces souvenirs. L’auteur a aussi réalisé un grand nombre de dessins de guerre, ici absents du volume, mais sa petite-fille Elisabeth Cadot en a organisé une exposition à Hambourg puis à Bonn en 2018/2019. Au début de cette édition, réalisée par son fils Michel Cadot à partir de 2005, l’auteur dit aussi que ces souvenirs n’ont pas pour but d’être rendus publics (p. 11), « je n’ai eu à garder dans mes jugements, aucun des ménagements qui gênent les auteurs de mémoires et de souvenirs, tenus ou désireux de les faire connaître rapidement. » Cette franchise, originale, alliée à la qualité de l’écriture – l’auteur est aussi poète – donne un caractère incisif au propos.
3. Analyse
Sergent resté au dépôt, R. Cadot arrive à Notre-Dame de Lorette le 2 novembre 1914 avec le 360 RI. Il dit écrire aussi objectivement qu’il le peut, et lorsqu’il reconstitue des conversations, il explique essayer de « restituer l’atmosphère aussi fidèlement que possible. » Ce parti pris donne une prose naturaliste dont l’impact est renforcé par les noms véritables des protagonistes, comme par exemple p. 98, la description des mauvais éléments d’une escouade: « Seul faisait tache un groupe de la 15e, auquel donnaient le ton deux basses fripouilles, Malvaux et le coiffeur Orville, dont certains propos m’avaient déjà édifié sur leur compte. Leurs habitudes d’ivrognerie avaient séduit leur camarade Legouin, clerc de notaire aboulique et crasseux, qui ne les quittait pas. Un quatrième acolyte, le petit Cailly, rabougri, fielleux, avec un regard en dessous complétait ce peu sympathique ensemble. » Ce sont aussi de belles évocations des délices de l’arrière dans la famille Demailly à Petit-Servins, ou de la nuit en première ligne et de l’introspection qu’elle permet, lorsque le front est calme: dans ses réflexions et ses interrogations muettes, il témoigne du «profond désir de beauté et de pureté » qu’il sent en lui. On pense à Vigny quand il dit que pour lui, le seul moyen dont il dispose pour satisfaire ce désir «me semblait être de me guinder dans la volonté d’accomplir une tâche militaire avec tout le dévouement dont j’étais capable, et qui pourrait aller jusqu’au sacrifice de la vie. Je peux dire sans vantardise qu’aucun soldat n’a été animé à un plus profond degré que moi de la volonté de « servir » dans toute l’acception du terme. Il y avait, dans la notion du devoir militaire, une simplicité qui séduisait mon esprit épris de clarté, en même temps qu’un appel au sens de la grandeur, ou plus simplement à l’amour-propre, auquel je n’étais pas insensible (p. 133).»
Il décrit la dureté des combats de la fin de l’automne 1914, avec des assauts sur des réseaux de barbelés intacts (p. 107) : « je me souviens d’une de ces attaques, exécutées par une compagnie de chasseurs dans des conditions atroces. (…) ». Il évoque, dans sa description de l’offensive du 9 mai 1915, son commandant de bataillon qui le jour de l’attaque leur recommande de ne pas faire de prisonniers (p. 173), mais à qui ils désobéissent (p. 177). La description des combats de l’Artois se termine par celle du chemin d’Angres (6 juillet 1915, p. 229) « Cinq cents tués ou blessés [au 360 RI] pour avancer notre ligne de 150 mètres sur un front d’un demi-kilomètre à peine ! Tel était le bilan de ces attaques partielles en quoi se résolvait la grande attaque du 9 mai. La prise du chemin creux d’Angres à Souchez fut la dernière de ces attaques absurdes. » . Il est en permission au début des trêves de décembre 1915, provoquées par la pluie envahissant les tranchées et les boyaux, et il décrit précisément ce qu’il voit en arrivant de l’arrière (p. 332): « j’eus la stupéfaction, à un ressaut du terrain, d’apercevoir devant moi, se détachant sur la grisaille du ciel, délavées et floues comme celles d’une photo voilée, des silhouette humaines debout à quelques mètres les unes des autres, formant une longue ligne qui se perdait dans le brouillard. C’était notre première ligne. Un peu plus loin, par devant, on devinait une ligne parallèle qui était celle des autres. » L’auteur évoque une lettre (p. 333) saisie par la censure et renvoyée au colonel, dans laquelle un soldat racontait ses conversations avec les Allemands, et disait qu’ensemble ils avaient maudit la guerre. R. Cadot a une analyse très différente de celle de L. Barthas, car, hostile aux socialistes (p. 157), il ajoute que ces témoignages «montraient la nécessité de lutter contre certains ferments de dissolution. »
L’auteur passe adjudant après l’attaque du 9 mai et souligne les avantages de cet avancement, qui le dispense de recourir aux subsides de sa famille. Nommé sous-lieutenant le 25 juin suivant, il se réjouit pour sa femme «dont les charges seront allégées.» (p.214). Il évoque aussi l’impression de malaise que provoque chez lui le passage au grade d’officier, car l’idée de ne plus partager la misère de ses compagnons lui est pénible. A partir de 1916, dirigeant une section de génie hors-rang, il est souvent à l’EM du régiment ou aux PC de bataillons et il décrit les officiers d’active, montrant les qualités de certains et l’insuffisance de beaucoup. Il évoque leur ignorance des réalités politiques et diplomatiques de la guerre, qui favorisait « une paresse d’esprit à laquelle la vie de caserne ne les avait que trop inclinés, et entretenait leur goût marqué pour les occupations futiles, cartes, apéritifs, femmes, bavardages stériles, etc. Généralement dévoués à leur métier, consciencieux dans l’exécution des ordres (…) ils retrouvaient dans cette guerre immobile les mauvaises habitudes des villes de garnison. (p. 272) » Il reconstitue les conversations, et livre par exemple le récit tout à fait prenant – il a pris des notes aussitôt après -, fait par un capitaine de la Coloniale, de la dramatique mission Voulet-Chanoine en Afrique en 1900 (p. 432 – 437).
L’auteur raconte des permissions, et par exemple expose en détail une visite qu’il fait au journal de bourse pour lequel il écrivait à la mobilisation. Plein de sympathie pour les patrons juifs qui l’emploient, il en fait une description affectueuse, bien que reproduisant des stéréotypes physiques de l’époque. Apprécié de son colonel, il bénéficie de fréquentes escapades à l’arrière, mais en ressent une gêne, car le tour des permissions régulières des hommes était constamment en retard. Il montre aussi que ses supérieurs n’ont pas saisi l’importance de ces repos pour la troupe (p. 487): «beaucoup de chefs de corps en étaient restés à la notion de permission faveur, alors que la permission avait été promise comme un droit. »
En 1917, R. Cadot considère que ses hommes, sauf les Alsaciens-Lorrains et quelques Parisiens, n’ont pas la haine des Allemands et se résignent mal « aux côtés cruels de la guerre ». Pour lui, les soldats de sa section sont de braves gens, mais travaillés par un intense travail de propagande pacifiste auquel se livre la « tourbe politicienne » (p. 487). Déniant à ses hommes une opinion autonome, il les décrit comme circonvenus dans les gares, autour du zinc «où on leur glissait des paroles empoisonnées, on leur remettait des tracts (p. 489)». Lors de l’offensive du 16 avril, il décrit la mutinerie de sa section équipée (p.490) qui refuse de partir : « qu’on nous donne nos permissions, nous marcherons après ! » R. Cadot reproduit le discours qu’il leur adresse, jouant sur l’affectivité, en indiquant que les « gradés et quelques hommes iront se faire tuer seuls, à leur place ». Cet incident se clôt par le départ de la section («un se lève, les autres suivent.») et l’auteur signale que ses supérieurs ne surent jamais rien de l’événement. L’auteur a une vision paternaliste de ses subordonnés, soulignant les rapports confiants, souvent même affectueux, qui unissent les officiers de compagnie avec les hommes. En même temps il les comprend mal, et refuse le doute pour lui-même (p. 420, « la mélancolie n’est pas une attitude militaire. »). Sa réception du Feu de Barbusse témoigne bien de cet état d’esprit (été 1917, p. 511), ce livre lui a été recommandé par le commandant Crimail, et on a noté plus haut que R. Cadot n’était pas antisémite : « Je lus ce livre amer et sombre, où des pages criantes de vérité alternaient avec des tirades déclamatoires (…) où un réalisme désolé n’a pour correctif qu’un âpre aspect de révolte contre l’injustice du monde et la hiérarchie sociale qui le perpétue. (…) Quel que fût son mérite littéraire, un tel livre, paraissant en pleine bataille, ne pouvait être considéré par les officiers du front que comme une drogue pernicieuse pour l’esprit des troupes. Mais les rêveries anarchistes font toujours résonner des cordes profondes dans les âmes judaïques et l’ingénieur Crimail était juif… Heureusement que les poilus ne lisaient guère. »
En 1918, il évoque sa rencontre avec le jeune Henri de Montherlant, et l’impression déplaisante laissée (paresse et morgue, p. 587). Montherlant est blessé sur un pré d’exercice de l’arrière, pour la seule fois du séjour où « trois ou quatre obus vinrent exploser ». En 1919, il fait signer à R. Cadot démobilisé un certificat de blessure en « service volontaire», et se sert de ce papier pour obtenir la croix de guerre. L’auteur est choqué du procédé car, devenu secrétaire du Comité de l’ossuaire de Douaumont, Montherlant parlera des héros de la grande guerre comme à des pairs. « Si je l’avais su, j’aurais refusé de signer, par respect pour la mémoire de tant de combattants authentiques qui sont morts sans jamais avoir obtenu la moindre récompense. » Il s’agit d’une indignation des années vingt, car plus tard il change d’avis pour des raisons littéraires (p. 589) : « Aujourd’hui, après bien des années, je me dis que, tout bien considéré, c’eût été dommage, car nous n’aurions probablement pas le « chant funèbre pour les morts de Verdun », qui contient peut-être les plus belles pages qu’on ait écrites sur la guerre. »
Ecrit à mi-chemin entre la sensibilité d’un Maurice Genevoix et le ton tranchant du journal des frères Goncourt, qui dira, de plus, la part de la réflexion de l’homme mûr dans ce récit rédigé 25 ans après les faits ? En tout cas un témoignage de prix, en même temps qu’une œuvre véritable.
Vincent Suard, mars 2019

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Deullin, Albert (1890-1923)

1. Le témoin
Maréchal des logis au 8e Régiment de Dragons à la mobilisation, il fait le début de la campagne (23 août) au 31e Dragons. Promu sous-lieutenant en décembre au 8e Dragons, il passe dans l’aviation en avril 1915, et vole sur Maurice Farman (MF 62, juillet 1915 – janvier 1916), puis sur Nieuport (N3, janvier 1916 – février 1917) ; nommé commandant de la Spa 73 à cette période, il rédige aussi des synthèses théoriques (emploi tactique de la chasse). Plusieurs fois blessé, il termine la guerre avec le grade de capitaine et vingt victoires homologuées. Resté pilote dans la vie civile, il se tue lors d’un essai de prototype en 1923.

2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83) les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143) celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne ; ces deux témoignages n’en ont pas moins, l’un pour l’aviation et l’autre pour les hôpitaux de l’arrière, un réel intérêt (voir notice Meunier Henri).

3. Analyse
L’auteur utilise dans ses lettres à sa sœur un style enjoué, énergique et très oral, comme par exemple en décembre 1914 (p. 42): « nous avions combiné un coup épatant pour chiper une patrouille de uhlans ». Le ton est gouailleur, p. 35, après la Marne « Eh bien, que dis-tu de cette pile ? Est-ce soigné et appliqué à temps ? » ou en octobre 1914 (p. 40) « les Boches semblent avoir pris une bonne frottée sur l’Yser ! ». A sa sœur qui s’inquiète de le voir passer dans l’aviation, il répond qu’on n’y risque guère plus qu’ailleurs, et (p. 43) « Alors ? Et au moins, on doit s’amuser. » Un bon exemple du ton général des lettres peut-être pris dans un passage où, avant sa mutation dans l’aviation, il est observateur d’artillerie (mars 1915, p. 44) : « Et dix secondes plus tard…Bjii…ou…ou. Une bonne dégelée de mélinite me passe au-dessus de la tête et culbute mes Boches dans leur trou. La nuit, tandis que je pionce tranquillement dans mon gourbi, j’ai la volupté de les entendre réparer ce que nous venons de leur démolir. C’est très amusant et on recommence. »
L’auteur note que son sort de cavalier est plus enviable que celui de fantassin, mais la crainte d’être muté dans la « biffe » ne semble pas à la base de sa demande de mutation dans l’aviation (mai 1915, p. 47) : « J’y ai coupé la dernière fois et j’aurais été bon comme la romaine la prochaine. Remarque que je serais passé dans l’infanterie sans récriminations, mais je préfère auparavant choisir une arme bien dans mes cordes. » Il évoque ses combats, mais ne rentre dans aucun détail tactique ; son opinion sur les Allemands qu’il rencontre reste tout au long de la guerre méprisante, il les accuse de maladresse et de couardise, « c’est vraiment curieux de voir la sale mentalité de tous ces types-là. » (p. 53) ou en septembre 1915 (p.54) « (…) le Boche qui n’insiste pas dès qu’on lui court dessus, et nous sommes malades de rire, Colcomb et moi, de voir le vaillant guerrier piquer à mort vers le poulailler dès qu’il a reçu quelques balles… Immondes volailles ! » Il n’a pas de respect pour l’ennemi dans ses écrits (on pense au « couic » méprisant de Guynemer), et il n’évoque pas l’esprit chevaleresque, thème qui accompagne parfois la médiatisation de l’as dans les feuilles de l’époque ; c’est toujours un ton supérieur, sportif et détaché, qui accompagne les évocations de combat : (p. 70) mai 1916 Somme « Je ne sais pas s’ils ont [les Allemands] actuellement beaucoup de jeunes pilotes, mais la moyenne est lamentable au point de vue manœuvre, et on s’amuse de la plus charmante façon. »
Les lettres s’espacent à partir de l’été 1916 et deviennent plus concises, au moment où l’auteur fait « la chasse » à la N3 avec Brocard et Guynemer (« le gosse»), puis en 1917 où il prend le commandement de la N 73. C’est un chef énergique (4 mars 1917, p. 72) « je liquide deux pilotes qui ne me plaisent pas et je fais venir à leur place Charles de Guibert et Pandevan. Quelques jours de prison et de salle de police ont « rétabli l’ordre à Varsovie » et, somme toute, ça ne s’annonce pas trop mal. » Il est blessé en juillet 1917 après sa 17ème victoire (« boum, me voilà à l’hôpital ») et témoigne de la dépression qui touche son groupe à la nouvelle de la disparition de Guynemer (septembre 1917, p. 74) « tout le groupe est démonté depuis avant-hier par la disparition du gosse, qui n’est pas rentré de patrouille. » En 1917 et 1918, le ton est moins enjoué, et l’auteur informe souvent sa sœur des deuils de pilotes appréciés, il s’agit la plupart du temps de tués dans des combats, mais aussi à l’occasion d’imprudences caractérisées : (26 janvier 1918, p. 77) «Un Caudron de la C47 vient nous faire une visite (…). Vers 4 h nous les remettons dans leur aéro. Ils veulent nous épater par un décollage en chandelle. Perte de vitesse, vrille. Les deux types sont tués raides au milieu du terrain. On a beau être un peu cuirassé, c’est toujours très désagréable de voir de chics types se tuer bêtement. »
Pour l’exploitation historique du témoignage, il est difficile de savoir si le ton enjoué et hâbleur d’A. Deullin vise à rassurer sa sœur ou s’il est habituel et appartient au caractère énergique de son auteur; au vu de son palmarès (20 victoires) et en croisant avec d’autres lettres hors corpus, par exemple avec le capitaine Brocart des Cigognes, on optera pour le 1er degré : le pilote, issu des Dragons, adopte le style très « crâne » des jeunes cavaliers passés dans l’aviation, c’est une attitude souvent cultivée avec coquetterie, et dont l’exemple le plus célèbre est Roland Nungesser (courage, énergie et excentricité). C’est un habitus courant dans l’aviation, mais ce n’est pas le seul (voir Trémeau ou Vanier).
Vincent Suard, décembre 2018

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Prudhon, Joseph (1888-1952)

1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018

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Camondo (de), Nissim (1892-1917)

Né à Boulogne-sur-Seine le 23 août 1892. Puissante famille juive de Constantinople établie en France sous le Second Empire. Son père Moïse, riche banquier, fait construire un splendide hôtel particulier au parc Monceau, légué à la République pour devenir musée à la mémoire de Nissim, ce qu’il est aujourd’hui.
Études au lycée Janson-de-Sailly jusqu’au bac. Service militaire dans la cavalerie (3e hussard) de 1911 à 1913. Maréchal des logis. Après le service, ses études de Droit sont interrompues par la mobilisation. Il passe ensuite au 21e dragon comme mitrailleur et combat comme l’infanterie (« C’est un sale truc au fond que d’être fantassin », écrit-il en octobre 1915). Enfin il est transféré à l’escadrille MF33 d’abord comme observateur, puis comme pilote. Son avion est abattu par un Fokker le 5 septembre 1917 au-dessus de la Lorraine.
Le musée conserve les lettres envoyées principalement à son père, son journal de campagne, des coupures de presse et 1200 photos. Le courrier reçu par Nissim est perdu.
Le livre (Nissim de Camondo, Correspondance et Journal de campagne 1914-1917, aux éditions Les Arts décoratifs, 2017, nombreuses illustrations), après des pages de présentation générale de Sophie d’Aigneaux-Le Tarnec et Philippe Landau, est divisé en quatre chapitres :
– 1914 Un hussard patriote
– 1915 Les désillusions d’un dragon
– 1916 La cinquième arme
– 1917 Vie et mort d’un pilote aviateur
Un précieux index des noms de personnes termine l’ouvrage.

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Blunden, Edmund (1896-1974)

La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais. Artois, Somme, Flandres (1916-1918), par Edmund Blunden
Traduit de l’anglais par Francis Grembert
Editions Maurice Nadeau
Prix public : 25€

Le livre
Undertones of war est un classique anglais de la Grande Guerre. Salué comme le meilleur récit de son genre, ce texte a été publié à Londres en 1928. Le voici enfin traduit pour la première fois en français. Le poète Edmund Blunden y relate son expérience dévastatrice de la guerre de tranchées en France et en Belgique. Il prend part aux batailles meurtrières de la Somme, Ypres et Passchendaele, où il décrit cette dernière comme “le massacre, non seulement des soldats mais aussi de leur foi et de leurs espoirs”. Dans une écriture poétique mais sans emphase, il raconte la ténacité, l’héroïsme et le désespoir des hommes de son bataillon. Ce texte est enrichi de 31 poèmes de l’auteur composés sur le front. Edmund Blunden a été sélectionné six fois pour le prix Nobel de littérature.

À propos de l’auteur
Edmund Blunden (1896-1974) est un poète, auteur et critique anglais. Il a été professeur de poésie à l’Université d’Oxford. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été sous-lieutenant au Royal Sussex Regiment jusqu’à la fin de la guerre. Enrôlé à dix-neuf ans, il a participé à de lourdes offensives à Ypres et sur la Somme. Il a été décoré de la Military Cross.
Contact presse : Laure de Lestrange : 01 46 34 30 42 / editions.mauricenadeau@orange.fr

Extraits de critiques parues :

Aux idéologies figées de la Grande Guerre, le livre d’Edmund Blunden oppose une attention sidérante aux paysages dévastés et une empathie exemplaire pour toute forme de vie atteinte par la destruction.
(…)
Edmund Blunden ne généralise pas, n’explique rien. Le peu de vérité atteignable par sa remémoration ne semble susceptible d’apparaître qu’à travers l’exposition de singularités. Si elle comporte un enjeu référentiel direct, l’accumulation des détails concrets procure une émotion intense, déclenche la narration chez son auteur en même temps que le recueillement chez son lecteur.
(Pierre Benetti dans En Attendant Nadeau)

Il ose écrire dans la chute d’un chapitre :« Mais malgré tout, ce monde était beau » ; et cette pensée d’un survivant des combats de Beaumont-Hamel, d’un rescapé du piège de la Redoute des Souabes, d’un revenant de l’enfer de Thiepval, seul un poète pouvait oser l’écrire.
(Pierre Assouline dans La République des livres)

Ces mémoires sont d’une précision absolument démente, au taillis près, à la minute près parfois.
(Manou Farine – France-Culture – La compagnie des poètes)

Extraits de la préface (Francis Grembert) :

Inédit en français, La Grande Guerre en demi-teintes compte au rang des classiques du témoignage britannique de 14-18. Tout comme les ouvrages de Siegfried Sassoon, Robert Graves, Wilfred Owen et Vera Brittain, il n’a cessé d’être réédité depuis sa parution en 1928. Ces mémoires sont à bien des égards atypiques. La Grande Guerre en demi-teintes se démarque par son rejet du sensationnalisme et une démarche qui refuse tout didactisme. Dans cette chronique douce-amère, l’auteur a délibérément choisi l’euphémisme pour retracer son parcours de combattant. Qualifié de « long poème en prose » à sa sortie, l’ouvrage surprend par ses partis-pris, sur la forme comme sur le fond. La Grande Guerre en demi-teintes procède par la juxtaposition d’éléments disparates, reflets fidèles de la réalité. L’ironie qui s’en dégage n’est jamais complaisante. La première phrase du livre – « Je n’étais pas impatient d’y aller. » – résume bien le ton choisi pour évoquer la guerre.
La dénonciation de la guerre n’est pas son propos, du moins n’est-elle pas explicite. L’auteur préfère nous faire entrer sans commentaires superflus dans la routine de la vie des tranchées, avec ses codes, ses bizarreries et son quota de morts dans les duels d’artillerie quotidiens. Observateur scrupuleux des paysages, il s’imprègne des vergers, des marais et des maisons de Festubert et de Richebourg, des vallées dévastées de la Somme et du bourbier de Passchendaele pour les restituer avec une surprenante profusion de détails. L’art subtil d’Edmund Blunden consiste à allier les descriptions précises de villages et d’aménagements militaires à un détachement ironique permanent. Un des grands mérites de l’ouvrage est de nous montrer que le théâtre des opérations militaires n’est pas un vaste ensemble uniforme. Le combattant vit dans un secteur et non un autre. Il évolue dans des configurations de tranchées, de boyaux et d’abris à chaque fois différentes. Ce paysage temporaire est la référence unique du combattant, dont la survie dépend de sa capacité à s’adapter à un environnement hostile.
La Grande Guerre en demi-teintes est aussi, et peut-être avant tout, un livre d’une écriture dont la richesse n’est que rarement attestée dans les mémoires de combattants. On y goûte une langue généreuse, inventive, à la syntaxe méandreuse et hardie, qui n’hésite pas à puiser sans vergogne dans le riche passé des lettres britanniques. Shakespeare, Byron, Tennyson, Keats sont convoqués parmi d’autres. La réponse à la guerre est la littérature, semble nous dire Edmund Blunden. En recourant à un style complexe, nourri d’échos anciens, il affirme la persistance d’un héritage littéraire que la barbarie des tranchées n’a pas réussi à balayer.
(…) Cette volonté quasi obsessionnelle du mot juste pour dire l’indicible est ce qui fait l’originalité de ces mémoires, mélange subtil de topographie militaire, d’instants de camaraderie, de combats sauvages, d’absurdités administratives et d’érudition. L’objectif est clairement de rendre compte de la complexité de la réalité combattante et de dire la résilience des troupes. On se perd parfois dans ses longues phrases, agrémentées de chausse-trappes, de bizarreries et de ruptures en tous genres, mais cet égarement est porteur de sens : la guerre est multiple et tentaculaire, elle glisse entre les mains, mais il faut tenter de la dire.
La Grande Guerre en demi-teintes regorge de noms de camarades, qui associés aux lieux, personnalisent le récit. Les Doogan, Penruddock, Kapp, Cassels et autres Clifford ponctuent le récit et donnent lieu, au détour d’une phrase, à de petites notations qui en disent autant qu’un long portrait. Quand l’un d’eux meurt, Blunden ne s’attarde pas, par pudeur, par volonté aussi de ne pas tomber dans un pathos facile. Les « excellents compagnons » et les « parfaits amis » suffisent amplement à dire la force du lien, et le cas échéant la douleur de la perte. (…)
Tout au long de sa vie, Edmund Blunden, reviendra régulièrement sur la guerre, dans ses poèmes comme dans ses essais. Il sera nommé au poste de conseiller littéraire auprès de la Commission des Sépultures de Guerre et publiera des « poètes de tranchées » tels que Wilfred Owen et Ivor Gurney. Siegfried Sassoon affirmait que de tous les écrivains-combattants, il était sans conteste celui que son expérience combattante avait le plus obsédé. Il n’a jamais caché que la guerre le hantait et que le passage du temps n’y faisait rien. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment compris pourquoi il avait survécu. Son jeune âge explique aussi la force de l’impact qu’a exercé la guerre sur lui. Il a tout juste 19 ans quand il arrive en France. Surnommé Le Lapin par ses camarades, en raison de sa vivacité, il possède une force intérieure que ne laisse pas supposer ce sobriquet. La Médaille Militaire obtenue pour bravoure dans la Somme sera d’ailleurs passée sous silence dans La guerre en demi-teintes. Blunden n’est jamais sorti de la guerre. Les fantômes du passé l’ont accompagné jusqu’à sa mort. La culpabilité de s’en être sorti tandis que bon nombre de ses camarades avaient laissé leur vie dans la boue continentale est une constante dans sa vie et son œuvre.
Auteur typiquement britannique, grand amateur de soirées au pub et de matchs de cricket, Edmund Blunden a bâti une œuvre de premier plan, essentiellement axée sur la poésie, la critique littéraire et les biographies. Professeur à l’université de Tokyo pendant les années 20 et à Hong Kong pendant les années 50, chroniqueur au Times Literary Supplement, ce Britannique si attaché à la culture de son pays a toujours fait preuve d’un grand souci d’universalité. Quand en 1958, il publie une anthologie de poètes de la Grande Guerre, ce n’est pas pour exploiter un filon mais bien pour dire que quarante ans après l’Armistice, avec une autre guerre mondiale venue s’intercaler au passage, ce qui s’est passé entre 1914 et 1918 reste la matrice, mystérieuse et incontournable, à partir de laquelle s’est construite sa vie d’homme et d’écrivain.

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Richards, Frank (1883-1961)

Réserviste de l’armée coloniale, Franck Richards a combattu sur le front occidental pendant toute la durée de la guerre. Il a connu de très nombreux secteurs : Ypres, Houplines, Bois-Grenier, Laventie, la Somme, Arras. Ses mémoires forment un récit alerte et riche en informations, notamment pour ce qui est des relations entre Français et Britanniques. On y trouve également beaucoup de colère contre les planqués.

Né Francis Philip Woodruff en 1883 et devenu orphelin à l’âge de neuf ans, le jeune garçon est adopté par son oncle. Après avoir travaillé dans les mines du Pays de Galles, Frank Richards s’engage dans les Royal Welsh Fusiliers en 1901. Pendant sept ans, il sert dans les forces impériales en Inde et en Birmanie, avant de devenir réserviste en 1909. Rappelé en août 1914, il se bat pendant quatre ans sur le front occidental sans subir de blessure notable.

Après la guerre, Richards doit vivre de petits boulots, des problèmes de santé lui interdisant de travailler dans les mines de charbon. Publié en 1933, Old soldiers never die a été écrit avec l’aide non créditée de Robert Graves, l’auteur de Au-revoir à tout cela. L’ouvrage donne le point de vue d’un combattant de l’armée régulière, resté simple soldat durant tout le conflit, ce qui en fait l’originalité Le succès sera au rendez-vous. En 1936, Frank Richards publiera Old Soldier Sahib, qui relate son expérience militaire en Inde.

Old soldiers never die est par certains aspects un livre de mémoires type, qui rassemble l’ensemble des thématiques de la vie quotidienne du combattant britannique de la Grande Guerre. Les cantonnements, le no man’s land, les cadavres, les aumôniers, les Françaises, l’alcool, les corvées, le chapardage, les médailles, les services sanitaires, la trêve de Noël, la nourriture, la combine, l’incompétence de l’État-major, les coups de main, les rumeurs, la prostitution, la désertion, les superstitions, la censure du courrier… rien ne manque au catalogue, ni les anecdotes cocasses ni les personnages hauts en couleur. Tout cela est inséré dans le parcours personnel d’un soldat de métier qui sait allier l’art du coup de gueule à un humour parfois cynique. Robert Graves est passé par là ! Du moins, le livre est-il très bien écrit et la crédibilité de l’auteur ne fait aucun doute. Les états de service de Frank Richards parlent pour lui. Il est l’un des seuls écrivains-combattants à s’être battu d’août 1914 à novembre 1918. Si le trait est parfois un peu forcé, les coups de colère et la dénonciation des injustices ayant cours au front nous apportent un éclairage d’autant plus précieux sur le quotidien des combattants qu’il n’est relayé par aucune idéologie, pacifiste ou patriotique.
Plus d’un critique a vu dans Old soldiers never die un des meilleurs témoignages britanniques de la Grande Guerre. Si le livre est effectivement d’une lecture très agréable, il souffre néanmoins de son regard rétrospectif et de son approche parfois didactique.

Francis Grembert, décembre 2018

L’extrait qui suit a pour thème l’alcool. L’auteur tient à rétablir la vérité par rapport à ce qu’il a pu entendre ou lire sur les fameuses rations de rhum qu’on donnait aux combattants avant un assaut.

J’ai lu dans un journal que les troupes étaient gavées d’alcool avant de monter à l’assaut. Dans mon bataillon, la quantité de rhum qu’on nous donnait n’aurait pas réussi à soûler un pou. Bien sûr, certains d’entre nous se débrouillaient parfois pour en avoir un peu plus mais la ration réglementaire était d’une cuiller et demie, et nous devions nous estimer heureux si nous en avions une entière. Le rhum arrivait en même temps que la nourriture et était remis au sergent-major de la compagnie. Si le cœur lui en disait, il se servait. Puis les sergents de section prenaient les bonbonnes pour chaque section en s’octroyant naturellement une petite rasade en passant. Parfois, les caporaux prenaient le relais et agissaient de même, si bien qu’à la fin il ne nous restait pas grand-chose. Il arrivait que des sergents de section servent le rhum eux-mêmes et la majorité de ceux que j’ai connus étaient honnêtes, mais nous en avions un dans la compagnie qui était un véritable requin. Les sous-offs et les hommes que j’ai vus ivres au combat ne l’étaient pas du fait de leur propre ration mais bien de celles des autres. Notre ration ordinaire nous était très bénéfique et nous aidait à nous réchauffer, mais celui qui en buvait davantage avant une patrouille, un coup de main ou une attaque prenait des risques. Quand il participait à une quelconque action militaire, le soldat avait besoin de tous ses esprits et la goutte supplémentaire pouvait le rendre imprudent.

Old Soldiers Never Die, Frank Richards, Faber and Faber, 1933, nombreuses rééditions, dont Parthian Books, 2016

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Duffy, Francis (1871-1932)

Pendant la Grande Guerre, ce prêtre catholique canadien a été l’aumônier du 69e régiment d’infanterie de la Garde Nationale de New York, composée majoritairement d’immigrants irlandais. Il est l’ecclésiastique le plus décoré dans l’histoire de l’armée américaine.

Né en 1871 au Canada, dans l’Ontario, Francis Duffy émigre à New York. Ordonné prêtre en 1896, il enseigne la « psychologie philosophique » au séminaire de Yonkers et édite la New York Review, que l’archevêque de New York réussit à faire interdire en raison de son contenu jugé trop « moderniste ». Nommé dans une paroisse récemment créée dans le Bronx, Francis Duffy devient également aumônier militaire, ce qui lui vaut d’accompagner les troupes américaines lors de la guerre hispano-américaine de 1898 à Cuba.

Quand le 69e régiment de New York est envoyé en France, en 1917, Francis Duffy accompagne les hommes dont il a la charge spirituelle. Après la période d’entraînement militaire, pendant laquelle il célèbre de nombreux mariages, il débarque à Brest avec son régiment le 12 novembre. Le régiment rejoint les Vosges puis les secteurs de Lunéville et de Baccarat, en Meurthe-et-Moselle. Viendront ensuite la bataille de l’Ourcq, l’offensive de Saint-Mihiel, la bataille de l’Argonne puis l’occupation en Allemagne. Francis Duffy ne se contente pas d’assurer les services religieux et de veiller au moral des troupes, il accompagne également les brancardiers au cœur même des combats. Le lieutenant-colonel Donovan considère que le rôle de Francis Duffy dépasse celui d’un simple aumônier. Il est même question de lui attribuer le poste de commandement du régiment.

Les mémoires de guerre de Francis Duffy regorgent d’informations précises sur les localités françaises où stationne le 69e régiment et de commentaires sur la population civile. On y suit la vie quotidienne du régiment, avec pour fil conducteur l’esprit irlandais qui unit ces fils et petit-fils d’émigrés de la verte Erin. L’ouvrage remplit à la fois les fonctions d’histoire régimentaire et de récit personnel. Cette double orientation s’explique par la genèse du livre. Francis Duffy a en fait repris le manuscrit de son ami, le poète Joyce Kilmer, converti au catholicisme, qui avait entamé la rédaction de l’histoire du régiment avant d’être tué en 1918 au cours de la bataille de l’Ourcq. Duffy avait au départ l’intention de continuer dans la veine du manuscrit de Kilmer, mais on l’avait incité à y relater également ses propres souvenirs. Comme de nombreux autres mémoires d’aumôniers, l’ouvrage de Patrick Duffy est un témoignage très documenté qui se distingue par la qualité de son écriture.

Après la guerre, il prend en charge la paroisse de Holy Cross, à New York, et y restera jusqu’à sa mort en 1932.

Extraits :

Dimanche 17 mars 1918

Nous n’avions pas de cathédrale pour notre messe de la Saint Patrick mais le lieutenant Austin Lawrence a demandé aux médecins Jim McCormack et George Daly de me trouver un coin dans les arbres où ma soutane blanche ne risquerait pas d’être repérée. Les hommes qui en avaient l’autorisation se glissèrent hors des tranchées pour assister à l’office.
Plus tard dans la matinée, j’ai également célébré une messe en arrière, au camp New York, pour le 2nd bataillon. Là aussi nous étions dissimulés par de jeunes bouleaux sur un terrain en pente. Les hommes n’ont pas bougé quand le clairon a retenti pour signaler un aéroplane ennemi. Je leur ai décrit les anciennes fêtes de la Saint Patrick en leur disant que nous étions mieux ici. Les dirigeants de notre pays nous avaient appelés pour que nous nous battions au nom de la liberté et du droit des petites nations. Nous combattons pour cette noble cause au nom de notre pays et de l’humanité toute entière, sans oublier le cher petit pays d’où venaient tant d’entre nous et que nous aimions tous.

(…)
Après la bataille / Forêt de Fère – Août 1918
En une seule bataille, presque la moitié de nos forces a disparu. Cinquante-neuf officiers et mille trois cents hommes ont été mis hors de combat. Parmi ceux-ci, treize officiers et deux cents hommes sont morts. Les blessés graves sont nombreux. Mais en dépit de ces pertes, de la douleur qu’elles occasionnent et des maladies, les hommes sont étonnement enthousiastes. Ils ont obtenu ce qui compte le plus pour un soldat : la victoire. Et ils savent maintenant que les adversaires qui ont dû se replier faisaient partie de la célèbre Garde Prussienne, la fine fleur de la machine de guerre allemande. Le 69e a de nouveau été à la hauteur de sa réputation.
Je suis allé interroger les survivants pour la chronique que j’écris sur le régiment. Je peux avouer, tandis que je réécris ces chapitres, que j’ai dû attendre des mois pour obtenir des informations détaillées auprès des blessés. Au lendemain de la bataille, ceux qui étaient le plus en mesure de me livrer le récit des événements étaient allongés sur des lits d’hôpitaux, souffrant atrocement, mais toujours animés du courage et de la dévotion de leur race, attendant avec impatience le jour où ils pourraient reprendre leur dangereux poste au sein de leur cher régiment. Ce sont les véritables héros de la guerre. Il est facile de s’engager sur le coup de l’émotion mais l’heure de vérité sonne quand, après avoir fait face à la perspective d’une mort brutale et avoir enduré des douleurs sans nom, le combattant insiste, malgré les offres de service allégé que lui proposent des officiers prévenants, pour reprendre sa place en ligne auprès de ses camarades. Et maintenant que la guerre est terminée, rien ne me remue autant le sang que l’arrogance mesquine de certains majors qui rejetaient les requêtes de ces hommes souhaitant endosser à nouveau l’uniforme (dont beaucoup avaient été blessés plusieurs fois).

Francis Grembert, décembre 2018

Father Duffy’s Story, Francis Duffy et Joyce Kilmer, George H. Doran Company, New York, 1919
Duffy’s War: Fr. Francis Duffy, Wild Bill Donovan, and the Irish Fighting 69th in World War I. Stephen L. Harris, Potomac Books, Washington, 2006

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Rama, Auguste (1883-1973)

Le livre d’Auguste Rama, Souvenirs 1914-1919, Une traversée de la Grande Guerre (2018) fait partie des ouvrages produits par la piété familiale. Il est disponible chez ses petits-enfants : cecilerama@laposte.net.
Auguste Rama est né à Quintenas (Ardèche), près d’Annonay, dans une famille paysanne. On comprend qu’il est catholique et qu’il a reçu une certaine instruction qui lui a permis de devenir imprimeur à Romans en 1911, associé avec ses frères. À 80 ans, il a écrit 700 pages de souvenirs ; les p. 433 à 565 concernent la période de la guerre ; ce sont celles qui sont reprises dans le livre. S’il se souvient bien de « la vie quotidienne au front » (titre d’un chapitre), il avoue un trou dans sa mémoire en septembre-octobre 1917 (p. 210) et il place l’offensive de la Somme en février 1917. Sur les mutineries, il écrit : « Le général Pétain eut le mérite de calmer les esprits, de remettre de l’ordre au moindre prix. Mais la période avait été plus que critique. Tous les régiments d’infanterie n’avaient pas été touchés par cette vague de rébellion. Le 99e entre autres avait été épargné. Jamais je n’avais perçu le moindre symptôme. » Or Denis Rolland (La grève des tranchées, Les mutineries de 1917) signale un trouble au 99e RI le 1er juin à Œuilly.
Son mariage, prévu le 8 août 1914, ne put être célébré qu’en février 1916. Il décrit l’angoisse lors de la mobilisation, la pagaille à la caserne du 261e RI à Privas, les départs « à Berlin ». Caporal, son état de santé lui vaut un emploi de bureau jusqu’en juillet 1916 ; il expose ses craintes d’être considéré comme un embusqué.
Il part en juillet 1916 vers le front de Verdun, au 99e RI, et il découvre « un autre monde », celui des tranchées, des bombardements, du gaz. Deux phrases significatives :
– p. 97, sous le bombardement : « cette attente de celui [l’obus] qui va peut-être vous mettre en bouillie » ;
– p. 137, avant de sortir pour une attaque : « ce dernier quart d’heure d’attente est quelque chose d’inhumain ».
Auguste Rama n’aime pas Mangin (« le nom seul de Mangin faisait frémir », p. 104). Il parle d’un « complot de politiciens » qui « manœuvrait pour faire monter Nivelle » au détriment de Pétain (p. 89). Thème repris p. 168 à propos de l’offensive du 16 avril 1917 : « Attaque voulue par le sinistre général Nivelle qui avait, grâce à des influences politiques, remplacé le général Pétain, et qui, par ambition, fit massacrer inutilement une partie de l’armée française, et de ce fait accentua le malaise et le découragement des troupes pour en arriver à la période noire des désertions, des rébellions collectives. »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

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