Pasquié (ou Pasquier), Louis (1886-1932)

Né à Rignac, près de Gramat (Lot), le 11 mars 1886, d’un père forgeron, dans une région marquée par une grande hostilité entre groupes politiques et religieux. Ses années à l’école catholique le font devenir anticlérical, et il sera connu comme « Pasquié le mécréant ». Ses deux années de service militaire au 10e Dragons de Montauban le font devenir antimilitariste. L’intervention de l’armée dans les grèves le rapproche du socialisme. Marié à Paris en 1912, il s’y installe comme serrurier et électricien. Après la guerre, il revient dans le Lot, à Alvignac comme artisan en travaux hydrauliques. Très dynamique, il monte une auberge sur la route touristique de Rocamadour et de Padirac. Il meurt à 46 ans en 1932.

Ses deux carnets de guerre sont dédiés à sa femme et veulent être les substituts d’une conversation. Ils ont été retrouvés par son petit-fils Michel Georges dans le cadre d’une recherche généalogique, retranscrits, et un exemplaire du texte a été déposé en 2021 aux Archives départementales du Lot. La présentation par M. Georges occupe 37 pages sur les 76 de l’ensemble.

Le récit se divise en deux parties distinctes. Louis Pasquié est d’abord mobilisé au 220e RI où ses talents de cuisinier et sa débrouillardise sont très appréciés des officiers. Il décrit leurs exigences, les pillages, le gaspillage généralisé. Un moment attaché au service téléphonique, il est frappé par la stupidité des demandes que les chefs font passer par cette voie. Il s’en prend aussi aux aumôniers. Il signale les ravages causés sur l’infanterie par des « tirs amis » (par le canon de 75), le bourrage de crâne des journaux, l’artisanat des tranchées, les permissionnaires remontant en pleurant. Autant de situations déjà bien connues. Mais, plus original, il est un des rares témoins à évoquer clairement l’homosexualité.

Le 16 août 1915, son savoir-faire professionnel reconnu, il est envoyé comme affecté spécial aux établissements Dulac à Lyon, usine métallurgique. Il y retrouve un même niveau de gaspillage, l’arrogance des petits chefs, sous la menace permanente du retour au front en cas de contestation. Il décrit le travail des enfants, les mauvaises conditions de la vie ouvrière (logement, cherté, restrictions alimentaires), le syndicalisme et les grèves. Lui-même reconnait que ses notes ne peuvent être que superficielles. Un passage concerne les fêtes de la victoire à Lyon ; un autre les ravages de la grippe espagnole.

Rémy Cazals, février 2021

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Bascoul, Paul (1893-1915)

Témoignage disponible aux archives départementales de l’Hérault. Original : ADH 1 J 1719 (archives personnelles et familiales) et 1 J 1720 (correspondance) consultables en ligne.

Etudiant en mathématiques, soldat puis caporal dans le 122e RI.

1. Le témoin

Paul Benjamin Charles Bascoul est né le 16 janvier 1893 à Béziers de Benjamin Bascoul, négociant en bois et charbon, décédé d’un cancer de la bouche, et de Marcelle Cros, institutrice. Il est le second d’une fratrie de quatre enfants. Interne au collège d’Agde, bachelier de l’enseignement secondaire en 1910, il poursuit des études en classe préparatoire scientifique au Lycée Joffre de Montpellier, et réussit le concours d’entrée à Polytechnique. En juillet 1914, il est reçu aux certificats de licence de mathématiques à l’université de sciences de Montpellier. Il est également maître-répétiteur au collège de Clermont-l’Hérault. Classe matricule 1404 au centre de recrutement de Béziers, Paul est d’abord « sursitaire 21 », puis incorporé le 11 août 1914 dans le 122e régiment d’infanterie de Rodez qui fait partie de la 31e DI et du 16e corps d’armée. Soldat, il passe caporal fin novembre 1914. Il est tué à Beauséjour en Champagne le 17 mars 1915.

2. Le témoignage

Il fait partie des centaines de documents et témoignages mis en ligne par les archives départementales de l’Hérault – entrée 14-18, mot clef « Paul Bascoul » – à l’occasion du Centenaire.

Le lot est constitué d’une centaine de souvent longues lettres et de cartes quasi quotidiennes, adressées entre le 12 août 1914 et le 15 mars 1915 par Paul à sa mère surtout, mais aussi à sa sœur ainée Juliette, surnommée « Youyou »,née en 1890, institutrice à Murviel-les-Béziers à ses deux frères, Etienne et Henri, à des parents et amis dont particulièrement Emile Rouvière, médecin, et Marguerite Triolle. Les deux premières lettres sont datées des mercredi 12 et jeudi 13 juillet mais ces chiffres correspondent en réalité aux jours du mois d’août. Le lot comprend encore un cahier des transcriptions de la correspondance de son fils effectuées par Marcelle Bascoul, de quatre lettres revenues du Front avec la mention « le destinataire n’a pu être atteint » (16 mars – 3 avril 1915). S’y trouvent également des lettres de condoléances reçues de parents, de proches et de relations ainsi qu’un portrait photographique de Paul, son diplôme de baccalauréat et enfin des coupures de presse annonçant son décès (16 avril – 9 juillet 1915)

Sous leur formé numérisée, les lettres sont présentées dans leur intégralité et le parcours militaire de Paul a été retracé en annexe par les agents des archives. Le témoignage a traversé le siècle par le biais de sa sœur puis du fils adoptif de celle-ci. Les lettres croisées ouvrent de larges fenêtres sur l’importance des envois entre les fronts, la pression sociale et affective exercée en toute bonne fois de l’arrière, la violence des premières batailles, le rythme spécifique de la guerre sur le front mais aussi sur les premiers émois amoureux d’un jeune homme, fils et frère aimant, bon élève obéissant, enserré progressivement dans une somme d’injonctions contradictoires sous la violence des tirs d’artillerie dans les Flandres et la Marne. Il appartient par bien des éléments à cette catégorie d’intellectuels qui sont au cœur du corpus des « 42 » de Nicolas Mariot. La confrontation entre les imaginaires de la guerre et sa réalité s’avère sans surprise douloureux.

3. L’itinéraire militaire

L’arrivée à la caserne de Rodez le 12 août douche rapidement son enthousiasme ; il met 17 heures de train pour relier Béziers à Rodez et à son arrivée on lui refuse « neuf fois » l’entrée faute de place, attendant « (…) le départ du 322e RI dans 9 jours. Chaque jour, il arrive des hommes, la caserne en contient deux fois comme elle ne peut en contenir (…)» et conclut par cette sentence le 15 août « (…) en vérité en vérité je vous le dis, l’état de siège c’est l’anarchie (…) » Hébergé en ville, il reste optimiste ; « « J’ai rencontré des étudiants dans mon cas avec lesquels je passerai du bon temps je crois » mais rapidement à cours d’argent, il insiste pour coucher à la caserne y compris sur la paille. Finalement, une fois encaserné et habillé, la rencontre avec les autres soldats, des territoriaux, est difficile ; « (…) J’ai essayé de lire un peu ce soir. Impossible. Les odeurs de pieds de mon voisin m’incommodaient à tel point que j’ai du fuir à travers les salles et y vadrouiller sans but comme le juif errant (…) ». L’altérité a ses exigences ; il a du mal avec « ces vieux grognards fraichement descendus de la montagne et qui sentent l’écurie à plein nez ». Le 24 août il envoie à Juliette une réponse lyrique qui révèle son exaltation ;

« Tu me dis bien heureux de ne pas être comme les camarades du même âge à la frontière ? Tu me connais mal. Je préfèrerais le sacrifice utile du sommeil et de ma subsistance aux privations que je subissais ici inutilement à cause du désordre qui régnait. Je préfèrerais les fatigues de la marche forcée à la rencontre de l’ennemi, les affres des nuits passées à la belle étoile sous la menace des boches l’allemand que l’inaction où je suis réduit ici et la vie oisive et inutile que je mène à la caserne. Il m’est pour moi très pénible de songer justement que tandis que tous les jeunes de ma génération se battent, moi je reste en arrière inutile. Je brule du désir de faire la campagne à leurs cotés. Et maintenant qu’à l’habit militaire je me suis fait, maintenant qu’auprès de vous aucun sentimentalisme ne me retient plus, maintenant que je sais maman guérie et que j’ai l’esprit plus tranquille, j’ai demandé à partir avec les premiers partants. Mais rassurez-vous ce ne sera pas encore ».

Les premiers portraits de gradés ne sont pas flatteurs ;

« (…) La vie de caserne va commencer pour nous dans toute son horreur sous l’autorité paternelle de notre commandant Souligne dit « Soubise » une brute alcoolique et bougonne, jurant et tempêtant comme un officier prussien. Un effet de sa tendre sollicitude a été de nous supprimer la liberté de 11 heures à 3 heures. Ca va barder comme nous disons »

Marc Souligne, commandant major au 122e RI est tué à Beauséjour lui aussi le 2 avril 1915. Il est présent dans le témoignage de Pierre Bellet (CRID, 96e RI). Mais finalement, Paul fait état de sa surprise face à l’absence d’encadrement et de formation militaire ; « (…) à peine un lieutenant durant 10 minutes (…) ». A ce moment-là, il pense qu’il va rester trois ans à la caserne pour y être formé. Il continue de toucher son traitement de 30 francs par mois comme maître-répétiteur mais demande assez régulièrement de l’argent.

Le 20 septembre, c’est le départ, soit un mois à peine après son arrivée à la caserne, et le 22 septembre, il envoie sa première carte du front de Lorraine (Toul). Le choc est rapide, le ton tente pourtant d’être rassurant ;

« (…) Immédiatement après la descente du train nous nous sommes mis en marche vers la ligne de feu. Nous y arrivons ce soir après 20 kms de marche. Notre régiment se bat à 200 mètres en avant. Tout ce soir nous avons entendu rouler la canonnade. Elle vient à peine de cesser à la tombée de la nuit. Demain nous irons peut-être au feu. Je ne peux vous donner beaucoup de détails ma carte serait retenue. Sachez seulement que tout va bien. Je me porte à merveille. Je ne suis nullement fatigué du voyage ni de la marche que nous avons faites. »

Le 24 ; « (…) La canonnade est furieuse J’ai fait mes débuts dans une tranchée. Nous n’avons pas tiré un seul coup de fusil (…) ». Le 26, il écrit sa première carte à son ami Emile Rouvière mobilisé comme médecin dans le 5e DEF ; « « (…) les obus pleuvent mais ils n’ont fait aucun mal dans nos rangs. Le seul casque à pointe que j’ai encore vu est celui qu’une de nos patrouilles a trouvé hier dans une tranchée (…) ». Mais dès le 28, il écrit à sa mère ; « Il me tarde que la guerre soit finie. La canonnade est furieuse ; nous n’avons pas encore tiré un coup de fusil ; nous assistons à un duel d’artillerie ou nous sommes vraisemblablement supérieurs car nous avançons. Je supporte très bien les fatigues de la campagne (…) ».

A partir du 3 octobre, il est au repos à Nancy. Dans ses longues lettres, il se plaint de l’absence de courrier, explique le roulement des compagnies en ligne. Il demande un colis « de chocolat, de saucisson, des cartes géographiques, des cigarettes, des gants fourrés et des caleçons ». Les premières lettres lui parviennent au bout de 3 semaines, tandis que lui manque régulièrement de papier. Le 12 octobre, il précise déjà qu’ « « à peine quelques obus tombant sur les vitrages où nous sommes cantonnés ont-ils tué quelques hommes. A l’abattement des premiers jours a succédé une résignation sereine qui raffermit l’espoir de vous revoir ». Ses demandes soulignent qu’il n’envisage pas une guerre longue ; « Tu pourrais m’envoyer une centaine de francs j’en aurais assez jusqu’à la fin de la campagne » (20 octobre). Les exercices militaires se succèdent à l’abri « (…) Jeudi 22 octobre : il y a longtemps que nous nous sommes battus nous effectuons de bonnes marches le long du front je suis content de voir que je tombe les kilomètres sans plus de fatigue que les plus endurcis des troupiers. La marche de 35 kilomètres n’a pas entamé ma belle humeur. (…) ».

Dans les Flandres belges : Fin octobre, c’est l’arrivée dans les Flandres belges dans la terrible bataille d’Ypres ; « (…) 27 octobre nous approchons du front maintenant. Ici la guerre déploie tout son art meurtrier et toute sa formidable industrie. Engins de toute sorte, Anglais, Boers et Belges des Hindous, des prisonniers allemands démoralisés (…) ». La correspondance devient une puissante élégie, les pieds dans la boue et la tête sous les obus. Il envisage sa propre disparition et s’en ouvre à plusieurs reprises, d’abord à sa sœur ;

« (…) Ah ma chérie ! on sent mieux le prix l’affection lorsqu’on risque de la perdre. Le plus grand sacrifice que je ferai à la Patrie, si je dois tomber, sera celui de votre amour. Mais il ne faut pas penser à cela. Il y a près de 20 jours que je ne suis pas allé au feu. Et si par hasard je ne devais pas revenir, il ne faudrait ni me plaindre ni me pleurer (…) »

Rapidement il fait état de son état d’esprit désabusé  :

« (…) J’ai trouvé cette nuit dans une tranchée abandonnée une carte où un boche disait à un combattant de sa nationalité «  C’est dommage que tu ne sois pas encore à Paris. Vise bien pour qu’il en soit bientôt fini de tous ces pantalons rouges » Je n’ai pu m’empêcher de me rappeler le mot d’Henri «  Zigouille le plus de boches que tu pourras et gare-toi ». Tout ça c’est pas facile à faire (…) ».

Après sa sœur, il prépare sa mère à sa disparition (Marcelle a souligné les dernières volontés sur son cahier) ;

« (…) Tu dois te résigner à mon absence maman chérie et si je ne revenais par hasard, ne me pleure pas, que mon souvenir te soit léger, aimable, et souriant. Ne me plains pas ; j’accepte le sacrifice et je serai content de faire mon devoir. Je t’embrasse maman chérie aussi tendrement que je t’aime. Ton Paul chéri ».

Dans les tranchées, Paul exprime un sentiment de déshumanisation de façon récurrente à partir du 4 novembre ; « Le temps dans les tranchées se passe à se terrer comme les lapins dans des trous que nous creusons pour se mettre à l’abri des obus ». Souffrant de solitude, il se rapproche d’un camarade biterrois avec lequel les relations sont parfois difficiles dont le portrait n’est pas toujours flatteur ; «(…) L’ami Clément a été ce blessé ce matin à l’épaule droite très légèrement. La gravité est celle d’un rhume de cerveau (…) ».

Fin novembre il écrit à sa sœur :

« Je ne voudrais pas que vous ayez trop de foi en mon retour, Certes nous devons le souhaiter et pour ma part je le désire ardemment, mais ma chérie vous devez vous préparer à la pire fatalité. Si je ne reviens pas ma volonté est que vous ne fassiez pas rechercher mon corps comme j’ai vu certaines familles le faire, je voudrais que mon souvenir vous soit léger agréable et non pas obsédant et triste. Aussi je voudrais que ma mémoire ne vous soit pas une obsession douloureuse mais un souvenir souriant où se mêlera votre fierté de mère et de sœur de me savoir tombé au champ d’honneur en faisant mon devoir. Hélas le champ d’honneur ! n’est souvent qu’un champ de betteraves, morne et froid où la mort est lente et dure. Peu importe vous ne devez penser qu’à l’auréole dont s’entoure la mémoire des héros et qui doit rejaillir sur vous. Malgré tout ce que je peux dire j’espère bien vous revoir. Vous pouvez être assurées que je serai prudent je prends de plus en plus l’expérience de la guerre, je ne serai ni téméraire, ni fanfaron (…) » 

A partir du 7 décembre, nouveau répit ; il bénéficie d’une formation en arrière du front dans le seul quartier d’Ypres qui ne soit pas encore bombardé, pour apprendre à construire des tranchées modèles, il est finalement à l’abri durant presque un mois. A son retour, le nombre élevé de camarades morts pendant son absence le laisse très déprimé et il fait le récit à sa mère de l’extrême violence aux tranchées ;

« Dans tous les cas il est possible qu’un grand nombre de nous restera sur le champ. La guerre prend un caractère de sauvagerie outrée. En divers points les boches ont achevé dans les tranchées les blessés tombés entre leurs lignes. Quand ils montent à l’assaut, ils ont coutume de pousser devant eux les prisonniers en criant de ne pas tirer. Aussi la consigne est de ne pas faire de prisonniers et de tirer sur tout homme qui se rend ».

Ces écrits rejoignent les récits de Benjamin Simonet ou Pierre Bellet qui appartiennent à la même D.I. Nostalgie de la famille, du pays se lisent le 6 janvier 1915 lorsqu’il reçoit un paquet de sa sœur qui le rend lyrique ;

« Quelle touchante idée ma chère petite sœur de m’envoyer des raisins, des fruits par excellence de mon pays, ma terre de prédilection. Chaque grain tenait enfermé un peu du soleil de là-bas qui brille si joyeux et dont je suis ici si privé. Que le ciel est triste sur ce coin déshérité de la terre. Il semble que le ciel se soit voilé devant les horreurs commises par les hommes et que derrière son voile humide, il pleuvra une pesante larme avec chaque goutte de pluie. Au dessus des hommes qui ont l’air d’être des jouets, Je fais mon devoir sans haine aveuglément le cœur ulcéré des souffrances que je fais naître mais sans laisser faiblir mon bras. Je ne vis que pour vous qui pansez les plaies. »

Le 7 janvier, dès son retour en 1ere ligne il a du enterrer son meilleur ami sous les balles, se retrouve tâché de sang et c’est une ballade allemande qui lui vient sur les lèvres ;«  Oh comme les morts vont vite ! Oh comme les morts sont lourds ! ». L’épisode est relaté plusieurs fois dans les lettres de diverses façons selon la ou le destinataire.

Sur l’arrière front, avant la Champagne, il retrouve un peu d’énergie pour féliciter son frère Étienne de sa blessure à la bouche « tu peux être fier de ta glorieuse cicatrice qui t’a laissé la lumière ». Même s’il se plaint ; « Depuis que nous avons quitté la tranchée on nous ennuie de toutes les façons. Ou bien nous faisons des marches, des exercices » Il peut dormir dans un lit, faire deux repas, se laver, se reposer, écrire, lire, autant de compensations essentielles à sa ténacité. Il entame encore le 26 janvier avec Marguerite Triolle, un début d’un flirt épistolaire et échange sur la musique classique et la poésie en usant largement de son capital symbolique pour user de rhétorique convenue :

«  Nous autres, les petits soldats de la belle France si nous sommes contents de nous battre pour nos foyers, pour nos maman, pour nos sœurs, nous sommes fiers aussi de savoir que les yeux des belles filles nous regardent. Mais combien contraire à notre tempérament, combien répugnante à notre esprit cette guerre de tranchées que no6us impose le Teuton ! et que ne donnerait-on pas pour rencontrer une fois pour toute le boche en rase campagne »

Mais, au même moment, à son frère Étienne mobilisé comme lui, il envoie son testament; « L’un de nous ne peut espérer revenir » et lui demande de consoler sa mère, de payer ses dettes (100 francs à 4 camarades) de devenir le chef de famille et lui lègue sa montre en or. La philosophie devient un ressource mentale qu’il exprime à sa mère ;

«  Nous sommes partis des enfants nous vous reviendrons des hommes. Pendant les longues heures d’angoisse dans la tranchée, heures pendant lesquelles s’ajoute la pensée torturée, on revoit le passé, le cœur gonflé de toutes les larmes qu’on ne pleure pas. Pour avoir étanché le sang, pansé les plaies, on se sent plus compatissant ; pour avoir vu la haine aveugle meurtrir injustement, on devient plus tolérant et plus conciliant. On se sent grandi par toutes les souffrances. Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur. Ceux qui reviendront seront de doux philosophes, ils auront appris à aimer la vie en côtoyant la mort »

Sur le front de Beauséjour, les lettres quotidiennes sont très brèves : 15 mars 1915, « 4e jour sur le front ». Son régiment combat en première ligne dans la commune de Minaucourt (Marne), au fortin de Beauséjour, théâtre de violents affrontements (février – mars 1915). Le 17 mars 1915, il est tué. Commence pour la famille un long travail de deuil sans corps, jamais identifié, ni retrouvé. Aucun de ces frères et sœur n’aura d’enfant. Seule Juliette adopte tardivement un petit garçon.

Christine Delpous – février 2021

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Arnaud, René (1893-1981)

1. Le témoin
René Jacques André Arnaud est né le 2 juillet 1893 à La Rochelle (Charente-Maritime). Il dit être entré au lycée de Rochefort en sixième à l’âge de dix ans. C’est son père qui choisit pour lui la langue anglaise : « Ce jour-là, sans s’en douter, mon père avait orienté toute ma destinée », ce qui précipitera la fin heureuse de sa guerre. Il aura certainement une scolarité brillante puisqu’il est normalien et entre en guerre en septembre 1914 à Vannes, obtenant le grade de sous-lieutenant en trois mois. Dans son témoignage, peu avant le Chemin des Dames, il se classe comme « homme de gauche ». Il meurt à Paris le 15 janvier 1981.

2. Le témoignage et analyse
René Arnaud annonce dès le titre l’angle sous lequel il va délivrer son témoignage. Son récit, écrit au début des années 60, est alors un mélange de souvenirs et de réflexions, souvent opportunes, avec pour fil conducteur la démonstration de l’absurdité de la guerre et de ceux qui la font, des militaires de carrière ou des civils sous l’uniforme, y compris réservistes. Ce biais rend son témoignage réfléchi, en forme de récit chronologique mais surtout concentré sur des grandes phases vécues dans trois régiments ; le 337e, 6e bataillon (Fontenay-le-Comte), (janvier 1915 – juin 1916), le 293e (La Roche-sur-Yon) (juin 1917 – novembre 1917) et quelques mois au 208e RI (Saint-Omer) (décembre 1917 à son changement d’affectation, en juillet 1918).
Avec son ami Guiganton, ils entrent en guerre « pleins d’ardeur et d’enthousiasme. Notre seule crainte avait été que la guerre se finît trop vite, avant même notre arrivée au front : quelle humiliation eût été la nôtre, de rester en dehors de la grande aventure de notre génération ! Et puis la flamme de la guerre attirera toujours les gars qui ont 20 ans » (p. 8). Il reviendra d’ailleurs mi-1916 avec plus de lucidité sur ces premiers sentiments : « Bien qu’une grosse marmite allemande vînt toutes les deux minutes s’écraser à droite dans les bois, j’eus quelque envie pour ces « embusqués » – qu’en même temps je méprisais -, et qui faisaient la guerre avec un minimum de risques, alors que l’enchaînement des causes et des effets avait fait de moi, petit intellectuel chétif d’avant-guerre, un lieutenant d’infanterie, c’est-à-dire pratiquement un homme condamné à mort, sauf grâce exceptionnelle. Et je ricanai en me rappelant qu’en 1914 je n’avais qu’une peur : que la guerre ne finît trop vite et que je n’eusse pas le temps d’y prendre part » (p. 88). Il reviendra page 204 sur cette expression en disant : « Un condamné à mort en sursis célèbre-t-il son anniversaire ? » Sa rencontre avec celui qu’il qualifie de « mon premier colonel » est lucide : « Si le colonel prenait son absinthe biquotidienne, si, coiffé d’un képi à manchon bleu, il évoquait les grandes manœuvres, c’est que la guerre n’était au fond pour lui qu’une continuation de la vie de garnison, à peine modifiée. Qu’il y eût cette fois de vraies balles dans les fusils et de vrais obus dans les canons, il n’en avait cure : car il ne mettait jamais les pieds en première ligne et ne dépassait guère vers l’avant son poste de commandement » (p. 13). Poursuivant ses tableaux, s’affranchissant parfois de la chronologie, en janvier 1916, assez familier avec son capitaine, qui le surnomme « Noisette », il relate comment il obtient sa première décoration : « Vous chercherez avec mon secrétaire dans le Bulletin des Armées un motif de citation à l’ordre du régiment ! C’est ainsi que je reçus la Croix de guerre et ma première étoile. Après avoir rêvé d’être décoré sur le front des troupes, quelle dérision ! J’eus du moins la pudeur, en rédigeant moi-même mon motif inspiré du Bulletin, d’éviter la grandiloquence ordinaire, les « N’a pas hésité… » ou les « N’a pas craint… » et de me référer simplement à mon baptême du feu où j’avais le sentiment d’avoir fait honnêtement mon métier » (p. 19). Baptême du feu qu’il avoue d’ailleurs avoir reçu tardivement, précisant : « Ce n’est qu’un mois et demi après mon arrivée au front, le 28 février, que je reçus en première ligne le baptême du feu ». Il n’est pas très ému de son premier mort (P. 34) mais dit plus loin (p. 36) sur son inhumation, cérémonialisée « Mais on n’enfouit pas ce corps comme celui d’un chien » : « Bien que la religion me fût devenue assez étrangère, je fus profondément remué par ce modeste effort de spiritualité au milieu des brutales réalités de la guerre ». En effet, cette mort le renvoie à la sienne : « Et j’étais si plein de vie qu’il m’était impossible de m’imaginer comme lui, couché sur un brancard, avec cet air distant qu’ont les morts. D’ailleurs n’était-il pas inscrit que j’en reviendrais ? ». (Il revient plus tard sur ce sentiment d’en sortir, alors qu’il subit un pilonnage à Verdun « Alors que la mort me frôlait à chaque minute, je sentais en moi la volonté, la certitude de vivre » (p. 117) (…) « Je vis donc emporter ce cadavre sans y voir pour moi aucun présage » mais il est bien plus ambigu quand il poursuit : « Ces images éveillaient alors en moi obscurément je ne savais quel plaisir : c’est beaucoup plus tard que je devais découvrir que ce plaisir était d’ordre sensuel et qu’il y a un lien mystérieux entre la mort et la volupté » (pp. 34-35). Il revient la page suivante à cette notion dans un tout autre domaine : « Nous couchions dans les caves, dont les murs étaient abondamment illustrés de pages découpées dans la Vie Parisienne, sarabande de petites femmes montrant leurs cuisses demi gainées de soie : nous n’avions pas attendu les Américains pour orner nos chambres de « pin-up »» (p. 36).
Sur la notion de héros, il en a une définition réaliste : « Le héros véritable à la guerre, ce n’est pas l’officier à qui il est facile d’oublier le danger qu’il a la volonté de faire son métier, ce n’est pas le technicien – mitrailleur, artilleur, signaleur – qui lui aussi peut ignorer les périls s’il se concentre sur le fonctionnement de sa technique ; le héros, c’est le simple soldat sans spécialité qui n’a qu’un fusil en main pour se distraire de l’idée de la mort ». (pp. 39 et 40).
Afin d’attester du surréalisme et du tragique de la guerre, René Arnaud multiplie les anecdotes telle celle de ces guetteurs tirant sur des oiseaux migrateurs pour s’amuser, entrainant un effet domino de fusillade, puis d’artillerie et causant finalement 7 morts dus à cette fausse alerte, ou ce lieutenant d’artillerie chauffé par l’alcool qui fait tirer au canon sans motif, entraînant lui aussi une riposte mortelle (p. 44).
Il n’est pas toutefois hermétique au bourrage de crâne, notamment sur le ramassage des blessés, n’y voyant qu’espionnage et traîtrise, tel en juin 16, ce : « Souvent, à ce que l’on nous avait dit, des combattants ennemis s’approchaient sous le couvert de la Croix-Rouge, dissimulant dans leur brancard une mitrailleuse » (p. 135). Mais il fait côtoyer ce sentiment avec l’horreur des corps en décomposition, qu’« il nous fallait pourtant regarder en face » et de conclure ; « Et nous n’avions qu’une pensée fugitive pour les proches de ces « disparus », qui fussent devenus fous à voir ce que la guerre avait fait de leur fils, de leur mari ou de leur amant » (p. 49). Il poursuit encore : « Et puis, en rentrant de la ronde, on secouait ces funèbres pensées, on se jetait sur la mangeaille avec un appétit de jeune loup comme dans ces repas de famille qui suivent les enterrements à la campagne. La vie reprenait le dessus, on bâfrait, on buvait, on savourait un verre de fine, on fumait un cigare et on ne pensait plus à nos cadavres jusqu’à ce que la prochaine ronde remît sous nos yeux ce « je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue » (pp. 49, 50).
Le 6e chapitre est un tableau de sa vision de l’armée anglaise, bien équipée, et à l’ « odeur de merisier et de tabac sucré ».
Près de cent pages sont consacrées au front de Verdun. Elles montrent, par l’ambiance et l’anecdote, l’homérique de cette phase. Sur l’abnégation du soldat qui « y tient », il dit : « On nous disait de tenir : y avait-il tant de mérite à ne pas bouger de sa tranchée où on était bloqué, et à y attendre passivement la fin du pilonnage, dans l’incapacité physique d’agir ? » (p. 117) Devant cette débauche d’obus, dont il dit : « tous les obus ne tuent pas – il y en a même fort peu qui tuent. Mais il en tombait tellement cette fois-ci que quelques-uns frappaient juste », il se révolte pourtant : « A la fin, c’en était trop. Le spectacle de ces paquets de chair fragile qui attendaient la mort sous un déluge de fer et de feu me révolta. En cette minute je ne pensai à la Providence que pour la nier ou la maudire. Morand, mon ordonnance, l’avait dit dans son simple langage : « Est-ce que le Bon Dieu devrait tolérer des choses pareilles ? I doit pu guère s’occuper de nous à c’t’heure ! ». Oui, le ciel était vide. Il n’y avait point de dogme du péché qui pût donner un sens à un pareil massacre ». Devant tant de mort et de souffrance ; « Cette longue série d’émotions excessives avait fini par tuer en moi l’émotion elle-même » (pp. 118-119). Car la mort tombe du ciel, impersonnelle, anonyme : « Je remarque tout à coup un grand corps qui marche là, vers la droite, je vise, j’ai l’intuition du tireur qui tient là son but, j’appuie sur la détente et, tandis que le recul me secoue l’épaule, le grand corps disparaît. Je me demanderai plus tard si c’est ma balle ou la balle d’un autre qui l’a atteint ou s’il s’est simplement jeté à terre devant la fusillade trop intense. C’est en tout cas le seul Allemand que je crus avoir « descendu » en trois ans et demi de campagne, et sans en être sûr » (pp. 122-123). La relève arrive : « tous les survivants eurent un sursaut de joie ; ils allaient en sortir ». Mais le capitaine envisage de laisser les morts à leur sort. Suit un tableau saisissant d’assainissement du champ de bataille (p. 140). A Verdun, revenu dans la sécurité relative de la ville, succédant à 10 jours d’enfer dans le secteur de Thiaumont, il constate qu’une trentaine d’hommes sur 130 sont redescendus ; il les décrit : « La plupart n’ont ni sac, ni ceinturon, certains n’ont même plus leur fusil. Ils s’en vont furtifs, en désordre, comme s’ils avaient fui la bataille. Leurs yeux sont encore fiévreux dans leur visage noirci par la barbe, le hâle et la crasse. Ces héros ne font guère figure de héros » (p. 143). Il en tire un bilan décalé devant le communiqué : « Y n’parlent pas d’nos pertes », grommelle un homme. Mais il est le seul à grogner. Les autres ont aux yeux une petite flemme d’orgueil : « Ça, c’est nous ! » L’être humain tire sa fierté de ses pires souffrances » (p. 144). Les pertes au 237e RI ont été si importantes qu’il est fondu avec le 293e « que nous n’aimions point » dit-il, bouleversant totalement l’unité, et de fait sa cohésion (p. 147). Après quelques jours de repos, le régiment reconstitué est renvoyé dans l’enfer avec la mission de reprendre Thiaumont. Il dit : « Chacun pensait : « On en revient une fois, pas deux ! » » (p. 148). Et Arnaud de constater la recrudescence des consultants du médecin aide-major, soldats comme officiers qui en font autant ! (p. 150). Dans ceux qui y retournent, il décrit les blessés légers filant vers l’arrière après s’être lestement déséquipés et dit : « On eût dit qu’ils avaient étudié le manuel du parfait évacué » ! (p. 156). Plus loin, il fait le calcul lucide et surréaliste « que pour faire un prisonnier on dépensait 300 000 francs (…) [79 829 927,88 € ndlr] pour un prisonnier, « cela mettait cher le gramme de Boche » ! (p. 170).
Il participe ensuite au 16 avril 1917, et est témoin des mutineries ; « nous n’en croyions pas nos oreilles » (p. 175) en avançant qu’elles n’ont pas concerné son régiment, expliquant que « par tempérament et par tradition le Vendéen est docile et respectueux de ses chefs » (p. 176). Il en impute la cause aux officiers cultivant l’inégalité et, arguant qu’il connait ses hommes, caviarde auprès de ses troupes la « littérature » ampoulée émanant du GQG, mais pas celle venant de Pétain. Il rapporte ensuite l’épisode de La Marseillaise chantée par Marie Delna le 19 juillet suivant qui tempéra un peu pour le général Des Vallières la loyauté de sa division (151e).
Au début de décembre 1917, René Arnaud, qui a été promu capitaine à 24 ans au mois d’aout précédent, se trouve affecté à un nouveau régiment suite à la dissolution, en novembre, du 293, mais sans citer celui, « de réserve du Nord » qui l’accueille. Il intègre une unité qui porte la fourragère aux couleurs verte et rouge de la Croix de guerre. Au passage, il dit ce qu’il pense de ces fourragères, notamment en les rapportant à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale ! Mais il avance : « Un régiment dissous, c’était un régiment suspect : si on nous avait supprimés, c’est sans doute que nous ne valions pas grand-chose, peut-être même que nous avions mis la crosse en l’air » (p. 182). S’il ne cite pas son nouveau et ultime régiment, c’est qu’il n’a pas digéré cette affectation. Mal reçu par ce qui apparaît être le 208e RI de Saint-Omer, il dit : « En outre, je tombais dans un régiment où l’atmosphère était assez déplaisante » et « était ce qu’on appelle vulgairement un panier de crabes » tel qu’il acquiert un manifold pour se garantir contre les mauvais coups ! (pp. 184-185). En mars ou avril suivant, ayant répondu à une demande d’officiers connaissant l’anglais, il est affecté au début de juillet 1918 à l’armée américaine comme « officier informateur ». Il en déduit : « Je fus comme ébloui par cette nouvelle. En une seconde, j’eus le sentiment que la guerre était finie pour moi, que je survivrais, et je fus d’un coup délivré de cette sourde angoisse qui pesait sur moi depuis trois ans et demi, de cette hantise de la mort qui m’avait obsédé comme elle obsède les vieillards en bouchant leur avenir ». Plus loin, il ajoute : « J’avais le sentiment d’être invulnérable » mais sans que cela gomme son impression d’abandonner ses hommes (pp. 204 à 206). Son témoignage s’arrête sur sa « profonde reconnaissance à ceux qui sont ainsi venus in extremis faire pencher en notre faveur le plateau de la balance ». (p. 208). S’ensuit un appendice final de 73 pages, inutile et comportant quelques erreurs, intitulé « petite histoire de la Grande Guerre »

Est-il un bon témoin ? Fin mai 1916, alors qu’il monte à Verdun, il se souvient avoir vu au bord de la route, entre Vaubécourt et Rembercourt-aux-Pots, « des tombes de deux soldats tués ici même le 8 septembre 1914 : Rémy Bourleux, soldat au 37e de ligne ; Constant Thomas, soldat au 79e de ligne » (p. 83). Recherches effectuées, ces deux soldats n’ont pas été identifiés et les deux régiments cités ne combattaient pas à cet endroit à la date précisée mais en Meurthe-et-Moselle. Mais il est plus précis quand il évoque la mort de l’Etreusien René Breucq BREUCQ René, 05-10-1884 – Visionneuse – Mémoire des Hommes (defense.gouv.fr), effectivement tué le 20 juillet 1918 au combat de Neuilly-Saint-Front (p. 207).

Renseignements complémentaires relevés dans l’ouvrage :
(Vap signifie « voir aussi page »)

Page 93 : L’absinthe et comment on la consomme
Vue de volontaires américains conduisant des ambulances Ford de la Croix Rouge « qui s’étaient jetés dans la guerre dès 1915 comme dans une gigantesque partie de base-ball »
19 : Comment il reçoit sa Croix de guerre en se l’attribuant lui-même.
25 : Colonel reprenant théâtralement son poste juché sur un lorry
28 : Vue d’un déserteur allemand polonais
29 : Général enfreignant la consigne de l’interdiction de porter le passe-montagne
33 : Bruit de l’obus (vap 63, 97, 104, 105 et 116)
34 : Poêles « empruntés » au village voisin
35 : Vue du château de Bécourt, près de La Boisselle
34 : Pas ému de son premier mort, mais ému plus loin (p. 36) de la spiritualité
37 : Reçois tardivement son baptême du feu, le 28 février
: Hallucination du guetteur
38 : Odeur poivrée de la poudre
44 : Coup de foudre d’amitié entre deux hommes « sans qu’aucun élément trouble vienne s’y mêler »
48 : Cigarette, seul recours contre l’odeur des cadavres
51 : Bruit du train
53 : « Le vin est pour eux chose plus sacrée que le pain »
55 : « Heureux le bœuf qui ne sait pas qu’on le même à l’abattoir »
59 : « Sentiers « canadiens » faits de petit rondins joints où couraient deux rails de bois qui fixaient le tout »
Rats et odeurs de rat crevé
Vue « pittoresque » d’un capitaine de marsouins « à l’allure d’alcoolique »
61 : Touche l’Adrian, « que nous essayâmes en nous esclaffant, comme si c’eut été une coiffure de carnaval »
66 : Propos défaitistes de Vendéens parlant de la défense de la Champagne pouilleuse : « Si tieu fi d’garce de Boches veulent garder ce fi d’putain d’pays, y a qu’à l’leur laisser : ça sera pas une perte ! Ollé pas la peine de s’faire tuer pour ça ! ». (vap 80 sur le 15ème Corps)
67 : Poêle improvisé fait d’un vieux bidon de lait et de tuyaux de gouttière
68 : Jambe momifiée par le gel
: Différence entre active et réserve : « je suis un réserviste, un soldat d’occasion ! » (vap 94)
71 : Interrogatoire comique de prisonnier allemand qui pense retourner dans sa tranchée après
73 : Sur le 17e RI, le régiment du midi crosse en l’air et la chanson révolutionnaire de Montéhus
76 : Ce qu’on trouve dans un bazar militaire
82 : 10 minutes de pause toutes les 50 mn de marche
: Mai 1916, vue de deux tombes du 8 septembre 14 mais non confirmées par les recherches
84 : Vue de la Voie Sacrée interdite aux colonnes d’infanterie, ordre contourné par coterie
85 : Rumeur des gendarmes pendus à Verdun
86 : Haine, mépris et envie contre les officiers d’état-major
: Camions ornés de la Semeuse
: Sur les Vendéens et les Midis
87 : « « Embusqué » s’écrivait désormais avec un A, l’A cousu au col des automobilistes »
90 : « Le vrai front commence au dernier gendarme »
: Vue de la citadelle de Verdun, son ambiance, son aspect d’« entrepont d’un paquebot plein d’émigrants » (vap 95 comment on en sort)
94 : Sur le drapeau et son utilisation : « le drapeau était un embusqué et la guerre était sans panache »
: Odeur de sueur et de vinasse flottant dans les casemates
96 : Sur la veulerie d’un homme qui a peur, son sentiment devant cet homme
105 : Sur la mort survenue aux feuillées, accident qu’une citation aurait heureusement transformé en mort glorieuse
111 : Allègue que « le « système D » n’est pas traduisible en allemand »
112 : Couleur des fusées françaises et allemandes
116 : Bruit des obus
122 : Stahlhelm « en forme de cloche à melon »
: Odeur alliacée (de l’ail) de la poudre
123 : Reçoit une balle dans son casque, lui ayant fait sauter le cimier
124 : Accident de grenade F1 à douille en carton (vap 129 et 136)
133 : Regarde passer les « bouteilles noires », des obus
134 : Capitaine déprimé, « l’alcool ne le soutenait plus »
135 : Grenade grésillante
136 : Sentiment d’être sourd et pense à la « fine blessure »
137 : Blessés dont il remarque « leur soumission passive au destin »
140 : Odeur fétide d’une corvée montante
145 : Officier de l’arrière, escadron divisionnaire, semblant sortir d’une première page de La Vie Parisienne
146 : Pense avoir perdu sa jeunesse à Verdun
155 : Vider sa vessie en cas de balle au ventre
173 : Pillage d’une cave de Champagne
174 : Notion du bien et du mal floutée par la guerre
: Sur le vin : « Chacun sait que le soldat français croit avoir des droits sur toute bouteille de vin qui est à sa portée »
182 : Fourragère rouge et verte (Croix de guerre), citée à l’ordre de l’Armée deux fois, Jaune (Médaille militaire) citée 4 fois, Rouge (Légion d’Honneur) citée 6 fois
189 : Vue d’une fête sportive
212 : Affiche de la mobilisation générale toujours présente sur un mur parisien en 1964.

Yann Prouillet – février 2021

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Ricadat, Paul (1893-1987)

1. Le témoin

Paul Ambroise Edmond Ricadat est né le 14 octobre 1893 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) dans une famille originaire des Ardennes, à Sedan. Après des études supérieures dans la capitale, il fait une carrière à la Bourse de Paris où il termine chef du service des opérations à terme. Il fait son service militaire à Sedan en 1913 et termine la guerre comme aspirant, achevant finalement sa longue période militaire de 6 ans lieutenant de réserve. Blessé deux fois et plusieurs fois médaillé, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 27 février 1987 à Villeneuve-Saint-Georges dans le Val-de-Marne.

2. Le témoignage

Ricadat, Paul, Petits récits d’un grand drame. (1914-1918). Histoire de mes vingt ans. Paris, La Bruyère, 1986, 233 pages.

Sur sa démarche d’écriture, réalisée en différentes étapes, Paul Ricadat indique lui-même : « J’avais eu l’occasion de lire dans la presse, au début de 1966, une appréciation qui estimait que, pour les Anciens qui l’avaient vécue, la guerre de 1914-18 c’était le bon temps… Je décidai, sur-le-champ, de relever le gant et j’écrivis un récit intitulé : « Le bon temps », qui fut publié par le journal la Voix du Sancerrois. Ce récit fut retenu par un jury, présidé par Jules Romains de l’Académie française dans un livre, les Camarades, de Roger Boutefeu. Il y eut dix lauréats de ce prix Verdun : six lauréats français, dont je fis partie, et quatre lauréats allemands. Voilà l’origine de ce titre, qui ne devait pas être ignorée du lecteur » (p. 207). Ces récits forment la base de ce livre, Paul Ricadat dédiant ses pages à ses enfants, petits-enfants et à son arrière-petit-fils « en sa 93e année ». Il précise encore sur la rédaction de ses « vieux souvenirs », débuté à sa retraite, en 1956 : « Pour 1916 et 1917, je pus confronter ma mémoire avec les deux petits agendas de poche que j’avais tenus alors au jour le jour. (…) Quant à 1914, époque à laquelle toute note écrite était interdite, je n’avais besoin d’aucune aide. Je me souviens de chaque jour, sinon de chaque heure, comme s’ils dataient d’hier » (pp. 230 à 232). Sur les conditions de son écriture, il nous renseigne un peu plus loin : « Il me faut dire ici que j’eus une chance inouïe. C’est grâce à ma blessure et à mes pieds gelés que je dois la vie sauve. Les longs mois d’hôpitaux, suivis de séjours prolongés au dépôt de mon régiment, me maintinrent à l’abri au cours des années 1915 et 1918. Mais aussi et surtout, cette survie, je la dois à la protection efficace du Ciel, à cette intervention continue, que je qualifie de miraculeuse, de la Divine Providence, écartant sans cesse le danger au moment où il semblait devoir me frapper. J’aurais dû mourir cent fois plutôt qu’une, mais, en, chaque circonstance, le « coup de pouce » était donné qui faisait dévier la balle ou l’éclat d’obus. Ma vie, depuis un demi-siècle, est une action de grâce continue pour tant de bienfaits ». Poursuivant dans un ultime chapitre en forme de « conclusion (au soir de ma vie) », il pense prophétiser : « Les années ont passé. La génération de « Ceux de 14 » ainsi que l’a défini Maurice Genevoix, achève de disparaître. Bientôt le linceul de l’oubli ensevelira les événements, les acteurs du drame et leurs souvenirs. Et les livres d’Histoire ne mentionneront plus qu’il y eut en 14-18 un conflit pas comme les autres » ! » (p. 232).
Paul Ricadat débute ses souvenirs en juin 1914 à la caserne Macdonald du 147ème RI à Sedan (il avait été incorporé le 27 novembre 1913) alors que « les classes des contingents 1912 et 1913 étaient enfin terminées. Elles venaient d’être couronnées par les marches d’épreuve dont la dernière était l’itinéraire Sedan-Charleville, aller et retour, avec le chargement de guerre. Au total 55 km, sous un soleil torride. L’Etat-major local était parait-il satisfait, l’entraînement intensif que nous avions subi avait porté ses fruits » (p. 20). Suit la narration de sa guerre sous la forme de 20 tableaux commentés de sa guerre, tour à tour réaliste et terrible, à laquelle il finit par échapper pour cause de pieds gelés, à la fin de 1917, alors qu’il est passé au 33ème RI d’Arras.

3. Analyse
Son récit est alors un mélange de souvenirs et de réflexions, souvent opportunes, le poilu réfléchissant sur son environnement comme sur son rôle au fur et à mesure de ses fonctions. Il dit de l’Armée : « j’ai eu la possibilité de bien la connaître parce que j’ai souffert de toutes ses contradictions » (p. 94) ce qui rend son témoignage réflexif selon les tableaux qui résument les grands chapitres de sa guerre, en forme de récit chronologique.
Le premier tableau, Leçon d’histoire, fait un rapide tour d’horizon du ressenti de sa vie militaire. En guise de préliminaire, il pose la question : « Comment avez-vous pu tenir ? », ce à quoi il répond : « Nous n’avons pas eu à nous interroger sur ces questions du moins pendant les trois premières années de guerre. La raison est que notre génération avait été élevée sous le signe du devoir ». Il attribue au pangermanisme une autre réponse à cette question. Il fustige ensuite ce qu’il qualifie comme étant les mensonges de son époque, « journalistes partisans [écrivant] l’Histoire à leur façon » et de dire « qu’ils attendent au moins que les acteurs du drame de 14-18 soient tous disparu » ! (p. 14). Il y rappelle l’état d’esprit de la jeunesse d’alors : « Non, les jeunes de 14 ne voulaient pas la guerre, tout au contraire, ils la redoutaient, sachant qu’ils en seraient les premières victimes. Personnellement, j’avais visité, dès que j’eus l’âge de raison et plusieurs fois par la suite, l’ossuaire de Bazeilles et ces pauvres restes de combattants de 1870 me laissaient une impression de terreur que rien que le mot « guerre » me faisait trembler ». Poursuivant ses questionnements, il dit : « On nous reproche aujourd’hui d’être partis en chantant (…) et, qui plus est, avec la fleur au fusil, ce qui prouve soi-disant notre volonté de guerre. Pauvres ignorants qui méconnaissent jusqu’à l’A B C de la psychologie des foules. Puisque le sort en était jeté et que nous ne pouvions rien contre lui, nous considérions qu’il valait mieux partir en chantant plutôt que les larmes aux yeux » (p. 16).
Dans Avant la bataille, il décrit son départ pour le front et la montée dans les wagons à bestiaux « aménagés de bancs à dossier et même de râteliers pour les fusils » (p. 24), les heures de marche qui agonisent les pieds. Sur ce point, il décrit : « Ordre est donné de se déchausser, de se laver les pieds avec un linge humide et de les exposer toute la journée. Ce fut un excellent cicatrisant, au point que le lundi 3 août, nous pûmes remettre nos chaussures, les plaies étaient presque refermées et la souffrance devenue supportable » (p. 26). A Marville, dans la Meuse, Ricadat dit : « Ce que nous ne savions pas, c’est que notre départ de Marville signifierait pour nous un point de rupture dans notre vie. C’en était fini de notre jeunesse, de notre insouciance, de notre sérénité. Une période commençait qui durerait plus de quatre ans et pendant laquelle nous serions confrontés perpétuellement avec la Mort. Les trois mille hommes qui pendant huit mois avaient vécu une vie commune, allaient tomber les uns après les autres, ne laissant subsister qu’une poignée de rescapés. Pauvres gars ! » (pp. 28-29). Son régiment, qui a quitté Sedan le 1er août, reste stationné dans cette commun jusqu’au 18 avant de se diriger vers le nord où il franchit la frontière belge : « Traversant les villages, nous trouvons devant les maisons, sur le bord de la route, de vastes récipients ou des baquets remplis de vin et d’eau. Nous plongeons notre quart sans nous arrêter et buvons en marchant. Les quarts suivants que nous pouvons remplir sont destinés au bidon. Des enfants nous donnent leur tablette de chocolat, d’autres nous mettent en main des paquets de cigarettes. Quelle fraternité ! » (p. 37). A « Robelmont, village belge évacué par tous ses habitants. Pour éviter des dégâts, ils ont laissé les portes ouvertes. Nous sommes autorisés à entrer à condition de tout respecter » (p. 38). C’est dans ses environs qu’il reçoit le baptême du feu, sous les ordres d’un adjudant (Simon) qui tient sa troupe, apeurée, en distribuant des cigares ! (p. 40) alors qu’heureusement « il fut admis que dans les premiers jours des hostilités, les Allemands tiraient trop haut » (p. 41) ! Très descriptif et pédagogue, l’auteur continue de décrire ses premières heures de combat : « Enveloppez les baïonnettes dans le pan de la capte pour en amortir le cliquetis et marchez sur la pointe des pieds » (p. 42). Il décrit aussi les affres de la bataille des frontières, telle cette femme accouchant sur un chariot d’exode (p. 44) ou ce soldat en sentinelle devenu fou en tuant son frère par erreur (p. 46). Il dit devant cette phase des combats d’août 14 : « Nous ne comprenons rien à la situation. Au fond, n’est-il pas préférable pour nous de ne rien comprendre » (p. 48). Ses descriptions virent parfois au cocasse près de Stenay, quand il fait un plat-ventre dans une de ces « servitudes de notre frère le corps » en rappelant que « chacun sait ce que l’on trouve souvent le long des haies ! » (p. 49), ou quand, faute de ravitaillement, chacun se rue sur des pommes, mêmes vertes, et qu’ensuite, « il faut avoir vu ces milliers d’hommes s’égailler dans les champs et poser culotte à perte de vue pour imaginer cette souffrance » de la dysenterie (p. 54). Cette retraite précédant le sursaut de La Marne occasionne également de la fraternité, certains portant le sac de ceux qui s’apprêtent à flancher (p. 56). Le 21 septembre, devant le bois de la Gruerie, il s’horrifie de la guerre en forêt : « Je considère ces hautes futaies, ces arbres de vingt-cinq mètres de haut, ils m’écrasent et leur masse, qui se referme sur nous sans nous laisser voir le ciel, m’étouffe. Petit à petit, j’en prends conscience, c’est la peur qui m’étreint. Je lutte contre elle, je voudrai pouvoir fuir, je n’en ai pas le droit » (p. 65). Après un accrochage ayant causé une vingtaine de morts dans le camp d’en face, il fait cet étonnant bilan : « Mais, faut-il l’avouer, c’est moins le nombre qui nous intéressait que les provisions que nous pouvions trouver dans leurs sacs. Ils avaient en effet, ce que nous n’avions plus depuis longtemps, des vivres de réserve, biscuits et conserves, et nous avions faim. Ces récupérations furent les bienvenues » (p. 69). Le 24 septembre, il rapporte l’exécution d’un soldat du 147 et, fait rare, il fait partie du peloton d’exécution. Toutefois, la base Guerre 1914-1918 ~ Les fusillés de la Première Guerre mondiale — Geneawiki ne relève pas d’exécution ce jour là mais le même jour un mois plus tard. A-t-il exécuté Maurice David Séverin ce jour-là ? (pp. 70 et 71). Le lendemain Paul Ricadat est blessé à la tempe : « Je prends conscience que je vais mourir » (p. 74) ; il quitte la tranchée pour un poste de secours. Là, il tombe alors sur un major fou (Guelton) qui menace d’abord de le faire fusiller pour désertion, avant de le faire effectivement évacuer devant la gravité de sa blessure dont il finit pas prendre conscience ! Sa vision de la cave d’ambulance où il passe la nuit en attendant son évacuation est « apocalyptique », même si elle est atténuée par les « gestes maternels » que se prodiguent les blesses entre eux. Toutefois, devant la désorganisation du service de santé, et devant la, finalement, faible gravité de sa blessure, il finit par s’évacuer lui-même et prendre un train sanitaire qui mettra 19 heures pour faire Sainte-Menehould/Dijon (pp. 78-79). Il passe 4 mois à l’hôpital de cette ville puis rejoint le dépôt du 147ème RI à Saint-Nazaire. Il y apprend alors avec stupéfaction qu’il a été cité à l’ordre de la Division « qui me donnait le droit au port de l’étoile d’argent sur ma croix de guerre » (p. 84). Dans le chapitre Le baiser, il indique que « ce n’est pas le récit d’un combat, mais celui d’une émotion, associée à la souffrance et provoqué par la bonté ». Il décrit l’état des soldats après la retraite de La Marne ; « nous n’étions plus des hommes, mais des loques » (p. 89). Retapé, son changement de régiment lui donne le cafard et lui rappelle ses copains déjà morts, dont Eugène Pasquet qui avait le pressentiment funeste qu’il « ne sortirai pas vivant de ce métier », l’invitant, lui, très pieux, à se pencher sur ce sentiment. Le 18 mars 1916, il quitte la cité portuaire pour revenir dans la Meuse, à Longeville. Il est donc versé à la 8ème escouade de la 2ème section de la 4ème compagnie du 33ème RI. Sur la route pour rejoindre le Chemin des Dames, au cours d’une étape, sa compagnie est rassemblée par son capitaine qui déclare : « Je vous ai rassemblé afin de prendre contact avec les nouveaux venus. Je tiens à ce qu’ils sachent à qui ils ont affaire et ce qui les attend. Nous sommes ici pour faire la guerre, c’est dire qu’il ne faut pas que vous conserviez le moindre espoir de rentrer un jour dans vos foyers ! Rompez les rangs et rentrez dans vos cantonnements » (p. 110). Le lendemain, il est au Village nègre de Bourg-et-Comin et, prenant la ligne de feu sur le plateau, il relève : « Les gradés se passent les consignes, les hommes chuchotent à voix basse. Nous apprenons qu’il y a une entente tacite existe depuis des mois avec l’ennemi. Aucune dépense de munitions, pas de pertes d’un côté comme de l’autre, c’est le secteur idéal. Oui, mais ce n’est pas la guerre, et, à ce train, elle pourrait durer cent ans. L’état-major du corps d’Armée est, parai-il, scandalisé par un tel abandon de responsabilités et projette d’y mettre fin » (p. 11). Le 2 mai, ayant appris que son père est mourant, il obtient in extremis une permission pour assister à ses derniers instants, à Fismes. Il quitte le Chemin le 17 juillet 1916 pour la Somme où, jusqu’au 7 août, « nous connûmes cette vie de camp pour laquelle nous n’avions plus beaucoup d’affinités » (p. 126). Celle-ci lui donne toutefois le temps de voir griller des Saucisses et leur observateur par un orage ou tirer un 380 de marine sur voie ferrée. « Le 1er septembre marque notre entrée dans la bataille de La Somme », sur un autre plateau, celui de Maricourt (p. 128). Il y subit de terribles épreuves : « Nous restons ainsi quatre jours sans nourriture, souffrant encore plus de la soif que de la faim. Avec notre couteau nous arrachons des fibres de bois aux matériaux que nous trouvons et nous les mâchons pendant des heures pour tromper la faim » (pp. 135 et 136). Très pieux, il est aux anges quand, sorti un temps de l’enfer, « l’abbé Vitel décide une journée complète de spiritualité. Nous en avions besoin après ces trois semaines de vie purement bestiale » (p. 137). Après la Somme, on le retrouve en Champagne, sur la butte du Mesnil ; il y connaît l’angoisse d’entendre sous ses pieds des bruits de creusement, qu’il nous fait vivre heure par heure. La mine explose en même temps qu’il est attaqué et il s’en sort miraculeusement. Il conclut ce chapitre, Agonie, en revenant sur sa blessure à la tempe en septembre 1914, « la mort subite », et sur son expérience de la guerre souterraine, « la mort lente » : « Ah ! qu’il est donc facile de mourir à vingt ans ». Le 12ème chapitre, Espions vrais et faux, revient ce qu’il qualifie de « véritable épidémie » : « l’espionnite ». Il en fait une analyse correcte en alléguant : « Ce fut le début d’une suite d’aventures et d’erreurs qui, parfois, tournèrent au comique, mais, trop souvent aussi, hélas, eurent une conclusion tragique » (p. 152). Toutefois, il rapporte cette anecdote d’un vacher dénonçant aux allemands l’arrivée du 33ème RI en faisant bouger ses bêtes dans le secteur de Vendresse-et-Troyon en avril 1916. Il dit également avoir rencontré un artilleur-espion dans la tranchée le 22 mars suivant non loin de la ferme du Temple puis un autre encore plus tard, faux cette fois-ci. Et de conclure : « … je dois avouer que j’ai joué de malchance dans mes démêlés avec des espions. J’ai laissé filer le vrai et j’ai arrêté le faux » ! (p. 159). Son 14ème chapitre est consacré aux mutineries. Sur ce point, il dit : « J’eus la chance d’appartenir à un corps d’armée, le 1er Corps, qui ne se laissa pas gagner par la contagion » (p. 171). Il est désigné pour tenter, à plusieurs reprises, de contenir les mouvements des hommes, isolés manquant de pinard ou de permissionnaires excités, tâches dont il s’acquitte brillamment évidement. Il gardera de cette époque une haute estime à Pétain qu’il qualifie de magicien.
Est-il un témoin fiable ? L’épisode qu’il rapporte, le 27 juillet 1917 semble le confirmer. Ce jour-là, il assiste effectivement à la mort « accidentelle non imputable au service » dans le canal des Glaises à Wahrem (Nord) du soldat Camille Xavier Derrouch (cf. DERROUCH Camille Xavier, 02-02-1896 – Visionneuse – Mémoire des Hommes (defense.gouv.fr)). Il en décrit ensuite l’inhumation (pp. 188-189). On pense donc pouvoir le croire quand quelques jours tard, il atteste qu’un soldat a abattu un avion à coup de fusil (p. 195). La guerre avançant renforce sa religiosité… ou sa superstition. Pris dans un bombardement en octobre 1917, il dit : « La main dans la poche de ma capote, je récite mon chapelet, arme suprême quand les autres sont impuissantes » ou sur ce qu’il qualifie de miracle du fait de la prière d’un de ses soldats, pourtant athée (pp. 201 et 202). Mais rien n’atténue l’horreur croissante de ses conditions en première ligne sur l’Yser. Il dit, « Depuis notre arrivée ici, nous urinons sur place, sans bouger, augmentant ainsi la puanteur de ce cloaque » (p. 210). En novembre, après quatre jours d’enfer au fond d’une tranchée, il est relevé mais, comme les deux tiers du bataillon en ligne, il a les pieds gelés. Hospitalisé à l’hôpital d’Abbeville, sa guerre est terminée.
20 octobre 1918, on retrouve Paul Ricadat à Champigny-sur-Yonne (Yonne), à la veille d’être inscrit à suivre à Issoudun un cours d’élève-aspirant. C’est dans cette ville qu’il vit le 11 novembre en une longue minute de silence avant qu’« alors, c’est une clameur, une ruée, un déchaînement comme je n’en ai jamais connu ». Réflexion faite, il dit : « J’ai toujours regretté de n’avoir pas assisté au « Cessez-le-feu », au front, en première ligne, minute inoubliable pour ceux qui l’ont vécue ». Et de conclure : « Qu’étions-nous, en fait, à cette heure ? Des condamnés à mort qui, depuis quatre ans, attendaient chaque jours leur exécution et à qui on venait dire : « Vous êtes graciés, partez, vous êtes libres » (p. 224). « L’armistice n’est pas la paix ». En mars 1919, son stage se termine, complété par quinze jours à l’école d’artillerie de Poitiers à l’issue desquels il devient instructeur à Tours. Il est enfin démobilisé le 1er septembre 1919, achevant sa vie militaire commencée le 27 novembre 1913.

Bibliographie complémentaire à consulter : Boutefeu, Roger, Les camarades. Soldats français et allemands au combat. 1914-1918. Paris, Fayard, 1966, 457 pages.

Yann Prouillet, février 2021

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Jacques, Pierre (1879-1948)

1. Le témoin
Pierre Jacques est né le 9 avril 1879 à Halstroff, village de Moselle situé dans le Pays des Trois frontières (France-Allemagne-Luxembourg). Il est issu d’une famille modeste ; sa mère a travaillé comme femme de chambre au Grand Hôtel de Metz et son père est cocher. Après leur mariage en 1872, ils retournent s’installer à Halstroff et ouvrent une auberge-épicerie. Ils ont plusieurs enfants dont Pierre qui fait des études et cultive de hautes valeurs morales. Formé à la Lehrerausbildunganstalt, centre de formation des maîtres de Phalsbourg, il est nommé instituteur à Coin-sur-Seille puis Moyeuvre-Petite, deux villages mosellans francophones. En 1913, il passe professeur à la Handelsschule, l’Ecole de Commerce, de Metz. En février 1915, il est envoyé à Neuss en Rhénanie pour sa formation militaire mais il est jugé inapte en août et rejoint alors son poste d’enseignant. De fait, il ne fera pas l’expérience des combats et de la tranchée. Il décide toutefois d’écrire un « récit symbolique et didactique », une « fiction allégorique » dans laquelle il mêle ses sentiments et son « expérience ». Il l’attribue à Paul Lorrain, avatar combattant d’un professeur pédagogue qui ne combat pas mais souhaite dénoncer la guerre, seul « ennemi haïssable » à ses yeux, et soucieux de faire comprendre l’arbitraire des frontières et la tragédie des guerres. Il fréquente les milieux catholiques messins et est ami de Robert Schuman. S’il est un « produit du système d’éducation [allemand] de l’époque », il est sensible aux valeurs humaines et chrétiennes et ne se départira jamais de son esprit pédagogue. Pierre ne se mariera jamais et Chantal Kontzler et Véronique Stoffel, parentes de l’auteur, présentatrices de cette édition, indiquent que « sa jeune sœur, Lisa, l’accompagnera dans chacun de ses postes ». Resté à Metz pendant l’autre guerre, il revient un temps dans son village au printemps 1945 et meurt dans la métropole lorraine le 2 octobre 1948. Il est enterré dans son village natal.

2. Analyse
Jacques, Pierre, Prussien malgré lui. Récit de guerre d’un lorrain. 1914-1918, coédition Metz, Les Paraiges – Nancy, Le Polémarque, 2013, 127 pages.
Jean-Noël Grandhomme, préfacier de ce singulier ouvrage nous éclaire très opportunément sur celui-ci. En effet, d’abord, il indique que l’auteur « a maintenu intégralement le texte déjà paru du 21 janvier au 8 février 1922 sous le titre Paul Lorrain. Novelle aus dem Kriegsleben eines Lothringers d’un certain Pierre du Conroy (…) dans la Lothringer Volkszeitung, journal des catholiques germanophones de Metz et de l’Est mosellan, dont le groupe « la Libre Lorraine » publie Muss-Preusse en 1931. » Dès lors, il s’agit bien ici d’une fiction à très fort message politique, revendicateur de la notion de Muss-Preusse, « Malgré-nous », dans la lignée de l’association éponyme créée à Metz le 20 mai 1920 par le Sarthois André Bellard. Prussien malgré lui se veut un plaidoyer pacifiste du paradigme. Pour ce faire, l’auteur donne à son épopée l’apparence d’un récit de guerre, mixant réflexion identitaire et histoire d’amour corrompue par le tiraillement des nations, ce sur fond du drame des populations du Reichsland : « tantôt assujetties et délivrées par l’un puis par l’autre, les provinces sœurs Alsatia et Lotharingia subissent le sort des enfants du divorce qui ne peuvent trouver la tranquillité et la paix que si les parents se réconcilient » (p. 23) ! De fait, à l’étude, l’ouvrage vaut certes pour ses informations opportunes sur l’ambiance mosellane et une analyse plus ou moins directe de la question des Alsaciens-lorrains, de leur âme et des grandes questions qui en font la spécificité plutôt que sur la réalité d’une éventuelle part testimoniale à tenter de retrouver dans le récit. On peut toutefois retenir des éléments sur le Gott Strafe England d’Ernest Lissauer (1882-1937) (p. 74), la germanisation des territoires conquis, cf. la défrancisation des noms et des enseignes (p. 79), des exemples nombreux de bourrage de crâne ou le mot Alboche (p. 105).

Yann Prouillet, février 2021

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Bier, Charles (1898-1977)

1. Le témoin
Charles Bier, 19 ans, domicilié à Saint-Epvre, au sud-ouest de Metz en Moselle est boulanger quand sa classe (1918), est appelée à rejoindre le front. Il doit revêtir l’uniforme feldgrau et désormais se prénommer Karl. Au foyer, sa mère et son beau-père (il est orphelin de père) semblent l’avoir élevé dans un milieu francophile. Il parle français couramment, a une culture littéraire (il cite Barrès ou Déroulède), politique et évoque à plusieurs reprises les stratégies des lorrains de cœur pour maintenir la culture française, y compris en célébrant les anciennes fêtes à Nancy, restée française. Il a une sœur et deux frères, Gaston, qui mourra dans ses bras le 1er décembre 1918 de maladie contractée en forteresse suite à une tentative de désertion, et Antoine, qui reviendra également du front après avoir été « porté disparu en service commandé sur le front anglais ». Il fait ses classes au 137e IR d’Haguenau et au 166e IR de Bitche mais c’est au sein du 462e qu’il est enrégimenté avec la fonction de mitrailleur. Après-guerre, il reprend son métier de boulanger-pâtissier à Metz, se marie en 1931 et de cette union naitront trois enfants.

2. Le témoignage
Amoros, Nadine, Entre les lignes. & En quête d’Isabelle. Charles, alsacien-lorrain, 1914-1918, chez l’auteure, 2019, 189 pages.
Au seuil d’octobre 1917, Karl rejoint le front dans le secteur de Cheppy en Argonne. Il est mis en réserve un peu plus au nord, dans le secteur Saint-Juvin, Champigneulles, Grandpré, mais, n’ayant pu empêcher un vol de cochon alors qu’il est de garde, se retrouve dans une section disciplinaire qui le renvoie au front dans le secteur de Verdun. « Et là, commença la vraie guerre avec toutes ses cruautés. En mettant cette fois, fin à mes rêves de jeunesse par la vision du spectacle qui s’offrait à mes yeux. Ce grouillement de soldats, entrant et sortant de ces casemates souterraines, attendant avec impatience la relève dans un désordre inextricable, avec leur visage ravagé et leur uniforme saccagé. Une vision douloureuse de cadavres non identifiés, ou d’autres, debout comme des mannequins en vitrine ; barricadés pour l’éternité dans ces barbelés infranchissables. Ces sentinelles accroupies, grelottant de froid avec tout leur fourbi sur l’épaule, les pieds dans la boue, momifiés de stupeur » (p. 26). Devant Verdun, à Noël 1917, sous le feu, il subit la violence et le surréalisme du front, son stahlhelm traversé par un éclat, le commotionnant légèrement. Puis dans la même page, il rapporte la pancarte française écrite en allemand demandant une trêve de Noël : « La surprise fut bien accueillie par les Allemands » dit-il, avant de décrire rapidement son application : « Les ordres durent donnés afin de se replier sur les arrières-tranchées pour mieux participer à ces évènements. Des petits feux furent allumés pour bien spécifier l’accord. Il y eut dans certains endroits des échanges amicaux, des ramassages de blessés de part et d’autre et pas un seul coup de fusil ne fut tiré » (p. 29). Il fait preuve de bravoure, sauvant un temps son lieutenant sous le feu, parvenant également à livrer un message au commandement. Mi-février 18, il est blessé légèrement et intoxiqué par des gaz. Renvoyé du front pour une infirmerie à Laon, il est nommé ordonnance de l’oberleutnant puis capitaine Langberger, un Lorrain. Il est alors embusqué dans les troupes d’occupation (terme cité à deux reprises pages 79 et 94). Il va s’évertuer alors à atténuer le sort de la population, dont il cherche le contact en mettant en avant sa qualité de soldat lorrain arguant volontiers de son pacifisme. Il dit de la perception des envahis à son égard : « Disons que cette population me réservait un bon accueil quand je me permettais de lui dévoiler mon tempérament avec l’accent de chez nous. (…) C’est parmi ces villageois que se développèrent mes capacités de soldat pacifique… » (p. 22). Il va d’ailleurs jusqu’à détourner de la nourriture à leur profit. A Laon, rencontre houleusement (elle le soufflette !) Isabelle, jeune veuve de guerre avec laquelle il va nouer une amitié croissante. La majeure partie de son récit se situant à Laon, il en décrit quelque peu la vie quotidienne. Fin février 18, il est pris dans le bombardement par avions de la gare qui coûte à l’armée allemande « au moins 25 tués, des disparus, un grand nombre de blessés et deux trains avec leur contenu, c’est un désastre » (p. 88). Au cours d’une permission d’ailleurs, il subit à quelques kilomètres de Sedan un mitraillage dans un autre train qui le ramène à Metz, opération occasionnant des morts et des blessés ; « … une fois de plus, je parvins à passer entre les mailles de la mort » (p. 97). Le 28 mars 1918, les Allemands ayant déclenché l’opération Michael, et raclant les fonds de tiroir comme il le lit dans un communiqué « affiché aux pancartes de la Kommandantur », Karl pense retourner au feu mais Landberger parvient à nouveau à l’embusquer en lui confiant une mission d’accompagnement sanitaire « au fin fond de la Prusse », dans un camp de prisonnier de Gros-Strehlitz en Silésie. Au retour, il retrouve toutefois un temps le front d’Argonne (avril-mai) puis participe à la bataille du Bois de Belleau (juin) dans laquelle il est fait prisonnier par les soldats français, puis immédiatement libéré par une contre-attaque. A l’issue d’une seconde permission, il revient à Laon dans un train « entre toutes sortes de soldats allemands qui, eux aussi, ne chantaient plus de belles chansons patriotiques » (p. 160 et 161). Il y retrouve Isabelle qui le travestit en civil, change son identité et lui fait même rouvrir une boulangerie laonnaise en déshérence. Craignant toutefois d’être démasqué, il reprend toutefois l’uniforme vert-de-gris et quitte Laon le 8 octobre 1918, 5 jours avant sa libération par les troupes françaises. Retourné au front, il assiste à la confusion d’une fin de guerre délitante et décrit « à quelques lieues de Chauny » : « Ce fut catastrophique par là. Des soldats allemands disparurent, d’autres firent sauter leurs mitrailleuses à coups de pioches et de grenades à main. Un jour, des soldats de ma section se décidèrent à se rendre, mais n’y parviendront pas, car nous fumes bombardés. Sous ces bombardements nous ferons même plusieurs prisonniers français, sans le vouloir pendant que les murs s’écroulaient sur nous, à nous faire perdre la raison. Français et Allemands finirent par s’enfuir après un véritable adieu amical, où chacun retrouvera sa tranchée. » (pp. 153 et 154).

Insérant quelques chapitres dans les souvenirs de Charles, Nadine Amoros, sa petite-fille, fait état de ses recherches en 2019 pour identifier Isabelle, avec laquelle le musketier semble « avoir continué à échanger par correspondance tout au long de leur vie ». Elle est morte deux années après lui.

3. Analyse
L’auteur, Mosellan « Malgré-nous » de la Grande Guerre nous donne à lire un livre de souvenirs simplement écrit et relativement singulier. Enrôlé tardivement dans ce qu’il qualifie « d’armée d’invasion » (p. 139), il décrit une année d’un conflit qu’il tente d’éviter sans parvenir, comme son compatriote Eugène Lambert, à s’éloigner du front qui le rattrapera épisodiquement. Il parvient tant bien que mal à faire son devoir entre le marteau de la suspicion du commandement, qui enquête sur ses sentiments patriotiques du fait des évasions tentées ou réussies de ses frères (voir son interrogatoire pages 36 à 40), et l’enclume d’une guerre contre les français dont il dit à plusieurs reprises s’être retenu de tuer. Plus encore, au cours de sa bataille du bois de Belleau, il décrit dans le chaos : « … il nous fallut à nouveau partir pour rejoindre une vaste grotte à proximité du lieu. Durant trois jours, un sorte de vision de terreur nous accabla sans distinction, où il ne put être question de boire ou de manger quoi que ce soit ». Suit une vision dantesque des conditions de vie souterraine d’une « garnison » surchargée, narration à l’issue de laquelle il conclut : « La positon n’étant plus tenable il fallait sortir. Alors, durant une courte interruption des combats, je laissai nos prisonniers français prendre le large vers l’arrière » pp. 143 et 144). Dans ce parcours contraint, il parvient à s’embusquer à Laon et noue avec la population civile des relations occupants/occupés qu’il tempère en permanence par sa qualité d’alsacien-lorrain. Et, cas relativement rare dans la littérature testimoniale de ces Reichlander sous l’uniforme allemand, il met en avant l’amitié profonde qu’il noue avec Isabelle, jeune veuve de 2 ans son aînée. C’est cette histoire intime qui nourrit la quête de sa petite-fille pour parvenir à identifier la jeune femme, qu’elle maintiendra toutefois anonyme. C’est également le cas pour Charles dont le patronyme n’est pas révélé et nous remercions l’auteure pour nous avoir permis d’attribuer ce témoignage écrit par Charles quelques décennies plus tard. Il délivre sa démarche d’écriture, située entre 1965 et 1970, en incipit : « J’ai voulu transmettre ma version de cette période telle que je l’ai vécue. Tout particulièrement en pensant à tous ces militaires incorporés par le destin dans les rangs germaniques, disons « malgré eux » (…) Je raconte à la fois, les étapes de cette guerre, notre quotidien de soldat, et aussi des secrets plus personnels ». Il revient d’ailleurs sur cette initiative à la fin de son récit en disant : « Il faudra que mes nombreux amis me pardonnent d’aborder de telles révélations qui touchent tant de secrets personnels. J’ai pris mes responsabilités dans ce que j’ai cité en détail et dont j’atteste la valeur d’authentique réalité ». Il est évident que les souvenirs de Charles ont un double but politique ; démontrer son pacifisme et s’inscrire dans le paradigme des enrôlés de force alsaciens-lorrains qui ont gardé leurs sentiments francophiles malgré 44 ans d’annexion. Charles s’en explique ouvertement ou de manière plus subliminale. Lors de sa visite à la femme de son capitaine protecteur, le messin Landberger, celle-ci lui demande : « Mon mari est-il bien vu par la population ? ». Plus loin, il décrit Metz où les habitants « parlaient en sourdine le français ou le patois régional ». Il fera toutefois une concession au militarisme à l’issue de la cérémonie funèbre des victimes du bombardement de la gare de Laon : « Le garde à vous et la présentation des armes furent si impeccables que cela me réconcilia avec la discipline » (p. 88).

L’ouvrage est bien publié et seules quelques imprécisions dans la transcription du récit ou la toponymie ont été relevées.

Yann Prouillet, février 2021


Bouteille, Jean (1882-1915) et son épouse Imbert Jeanne

1. Les témoins
Jean Bouteille est cultivateur à Yseron (Rhône) au moment de la mobilisation, mais il est aussi le coiffeur du village et occasionnellement tueur de cochon. Il est marié à Jeanne Imbert depuis 1910, et leur fille Yvonne est née en 1912. Il combat en Alsace et dans les Vosges avec le 372e RI de Belfort, puis passe au 407e RI, constitué en mars 1915. Il est tué le 28 septembre 1915 en Artois lors de l’offensive d’automne, à la cote 140 de Givenchy. Au début de la guerre, Jeanne cultive le jardin maraîcher, et a repris les fonctions de coiffeur du village. Après la guerre « Elle a vécu le reste de sa vie dans le souvenir d’un époux tendrement aimé (préface, p. 10) » et ne s’est pas remariée.


2. Le témoignage
Nicole Lhuillier-Perilhon a publié aux éditions « Les passionnés de bouquins » en 2012 Il fait trop beau pour faire la guerre, correspondance entre un soldat au front et son épouse à l’arrière pendant la Première Guerre mondiale, 261 pages. Les lettres ont été trouvées par hasard sous une volée d’escalier, certaines ayant été abîmées par les souris. N. Lhuillier-Perilhon, petite-fille de Jean Bouteille, précise à l’occasion d’un entretien téléphonique (juin 2020) qu’un certain nombre de formules répétitives en fin de lettres ont été supprimées, mais que le souci de fidélité aux courriers a présidé à son travail de retranscription. Elle signale aussi avoir rétabli l’orthographe et une grammaire correcte, surtout pour Jean dont le niveau scolaire était limité. Par contre l’absence fréquente de ponctuation a été respectée quand elle n’altérait pas le sens.


3. Analyse
Ces échanges de lettres racontent la guerre telle qu’elle est ressentie par le mari mobilisé, et l’ambiance au village et dans le petit foyer familial, telle qu’elle est vécue par l’épouse. Le ton de la correspondance est tendre, peut-être plus que la moyenne de ce type de courriers, et est souvent centré sur la petite Yvonne, et sur les relations chaleureuses d’un couple épris.
I. Jean
Jean fait son devoir au front sans ferveur particulière mais avec résolution, et de nature sociable, semble ne pas souffrir de la vie collective ; il entre dans Mulhouse libérée en août 1914, décrit dans ses lettres les souffrances des villages alsaciens du front, et dit sa détestation des Allemands. Il est dans le secteur de Dannemarie à l’automne, et explique « être bien aimé de tous ses camarades et de ses chefs » ; au repos il redevient coiffeur. Sa perception de la culture alsacienne est assez sommaire (4 octobre 1914, p.42) : « Je ne comprends rien ils me font un baragouin épouvantable on dirait qu’ils mangent de la merde, on ne peut s’habituer à ce parler boche. » En mars 1915, il est versé dans un nouveau régiment formé surtout de jeunes de la classe 15, et c’est à partir de ce moment que semblent se conjuguer la lassitude de la guerre, le regret des êtres chers, et un malaise lié à la fréquentation de ces jeunes soldats; lui, qui a 32 ans, en a une très mauvaise opinion (p. 201) : « des pires voyous des bleus de la classe 15 qui n’ont aucun respect pour les anciens qui n’ont jamais que des saletés à la bouche des paroles déplacées car ils n’ont aucune espérance et qu’ils n’ont que le vice dans la tête c’est impossible de les regarder d’un bon œil. » Cette fatigue se traduit aussi par l’évocation du souhait de la paix, et à la même période, il est assez critique envers ses officiers, soulignant (p. 162) « qu’ils gagnent des bons mois ils sont bien mieux à l’abri du danger que nous. Ah je suis sûr que s’ils n’étaient pas payés plus cher que nous et nourris comme nous et bien il y a longtemps que la guerre serait terminée. » Il évoque aussi le souhait de la bonne blessure (« mais pas estropié bien entendu »). Par ailleurs, cette situation de guerre cruelle n’entraîne pas pour lui de « brutalisation » particulière, il l’évoque en plaisantant à propos de la lingère à qui il a donné son linge au repos (p. 147) : « Eh bien j’aimerais bien mieux me battre avec elle qu’avec les boches j’en aurais moins peur. Au lieu de devenir brutal ici on prend toujours plus la guerre en horreur. »
II. Jeanne
Jeanne écrit régulièrement à son mari, lui envoie des colis, et lui raconte les petits soucis de l’arrière, notamment pour les travaux qu’elle ne peut faire elle-même; elle souligne que les journaliers et artisans du village non-mobilisés font payer très cher la tâche, mais heureusement, il y a les blessés en convalescence « qui ne sont pas si exigeants ». Elle tient aussi à rassurer son homme sur le fait qu’elle s’en sort bien globalement (p. 51) : « mon Jean tu me prends pour une bugne (…) Ah, je me débrouille va sois sans inquiétude. Si je te dis toutes ces bagatelles qui m’arrivent c’est afin que tu sois bien au courant de tout ce qui se passe dans ton ménage mais non pour que tu te tourmentes pour si peu de chose. » Jeanne donne régulièrement des nouvelles d’Yvonne, décrit ses progrès et ses mots d’enfant (« elle dit toujours que tu es après tuer les cochons ») ; elle lui décrit, en enjolivant probablement, la petite fille agenouillée apprenant à faire sa prière (p. 84) « Mon Dieu vous m’entendez bien il faut me garder mon Papa je le veux et je vous aimerai bien. ». Souvent Jeanne termine par des formules tendres comme par exemple « De gros mimis bien affectueux de la Jeanne. J’en ai mis un plein mouchoir de baisers», et les réponses de Jean ne sont pas en reste (p. 67) « A mon retour il me semble que je vais vous manger toutes les deux ma pauvre Jeanne je vous ai toujours aimé mais plus ça va au plus je vous aime.» Le couple dialogue aussi sur un ton grivois, parlant du désir par des formules à peines déguisées (en permission, « faire jusqu’à ce que ça ne veuille plus faire »), ou qui viennent directement des métaphores de l’argot de la tranchée ; ainsi lorsque Jean rentrera, il y aura un « corps à corps » terrible, ou le « 75 sera ajusté bien des fois (p. 214) » Jeanne est amusée par ces gauloiseries, et ces passages ont leur intérêt car en général, c’est la pudeur du poilu qui domine dans les sources. Dans la même veine intime (histoire de la sexualité ou pourquoi pas histoire du genre), on dévoilera encore une mention de Jeanne (p. 225, après une permission) : « Je voulais aussi te reparler que j’étais satisfaite de mon poulet…car je te l’avoue franchement à présent j’avais peur et cela gâtait beaucoup la joie de te revoir mais comme je vois que tu te tires assez bien de ça et bien je ne réclame qu’une autre permission. »
III. La religion
Dieu joue un rôle important dans la vie du ménage Bouteille, et ici la religion n’est pas incompatible avec un couple volontiers gaillard comme on l’a vu : ce n’est pas une dévotion puritaine, les domaines métaphysique et domestique sont bien séparés, et Jean qui aime faire la « bombe » dit aussi que lorsqu’il a le bonheur d’aller à la messe, cela le rend heureux. Il évoque au combat la protection du Saint Suaire, tandis que Jeanne s’adresse davantage à la Vierge. Jean mentionne être choqué par l’irréligion des jeunes soldats de la classe 15, et il est furieux lorsqu’en Artois le colonel leur interdit de porter l’insigne du Sacré Cœur sur l’uniforme (p. 178) : « Notre colonel c’est un gros cochon (…) j’espère que le bon dieu en prendra pitié et que pour quelques justes il nous sauvera quand-même. »
IV. La mort
Jean essaie, quand il le peut, de cacher la réalité à Jeanne lorsqu’il stationne dans des secteurs dangereux. Lors de l’offensive de la fin septembre 1915 où le 407e va donner, il a écrit ce qui l’attend à ses beaux-parents (25 septembre, p. 239) : « les cœurs sont gros car l’heure grave est arrivée nous allons entreprendre une besogne bien dure surtout sanglante. Enfin il n’y a rien à faire il faut y aller de bon cœur. (…) ne parlez pas à Jeanne de rien. » Jean est tué le 28 septembre et Jeanne continue de lui écrire jusqu’à ce qu’elle apprenne la funeste nouvelle, probablement le 10 octobre. Elle lui écrit le 5 (p. 242) « Tu ne m’en parlais rien le 25 que vous deviez repartir [en situation exposée] et depuis je n’ai pas de nouvelles (…) j’ai l’âme lacérée par de bien tristes pressentiments (…) Yvonne a aussi le cœur bien gros lorsqu’elle me voit pleurer. Pour elle je suis obligée de me retenir et cela me gonfle davantage car la pauvre petite me fait de la peine. » On dispose ensuite de lettres de camarades, qui décrivent tous, soit une mort immédiate et sans souffrance (une balle dans la tête), soit le fait qu’il était en règle avec la religion ; on lui détaille la cérémonie d’avant l’assaut (p. 249). « Nous avons eu la visite de notre aumônier divisionnaire. (…) L’absolution générale et collective in articulo mortis. La communion, le viatique à 7 heures et demi du soir. Votre Jean était du nombre. » Lorsque, sous le feu, on n’a pu ramener les corps des tués, on trouve en général dans ce type de courrier une formule pour éluder, car il s’agit de consoler les proches ; ce n’est pas le cas ici (p. 250) : « mais après six jours de luttes incessantes lorsque nous avons été relevés il n’avait pu être enterré ni aucun de ses camarades car la mort aurait fauché quiconque aurait voulu le transporter. Il était toujours couché sur le dos la figure sereine les mains ramenées sur la poitrine. » Le livre est clôt par un dernier document, une petite lettre qui a été tenue secrète jusqu’à la mort de Jean (p. 261) ; sur la petite enveloppe est écrite la mention « A remettre à ma femme dans le cas où je serai tué. J’espère que le Dieu me gardera Jean Bouteille.» ; A l’intérieur, une très petite feuille elle-même de 12 cm sur 5, pliée en 4. A la lecture de ce document, avec la familiarité que l’on a acquise progressivement avec cette petite famille attachante, difficile de ne pas éprouver, malgré l’habitude, une brutale mélancolie : en cela ce livre est aussi un excellent biais pour faire « revivre » plus de cent ans après ce qu’a été la douleur de certains deuils, et pour nous communiquer cette expérience de tristesse accablante :
« Septfroid-le-Haut, 30 septembre 1914 Ma chère Jeanne et Yvonne
Quoique n’ayant du tout l’espoir d’être tué j’ai toujours pensé en te quittant te retrouver bientôt seulement il faut tout prévoir personne ne connaît sa destinée. Si par malheur un jour je trouve la mort sur le champ de bataille comme l’ont trouvée plusieurs de mes frères le 24 septembre la nouvelle te serait terrible ma chère Jeanne car je connais d’avance le désespoir que tu éprouverais en recevant la dépêche. J’espère que Dieu te préservera de ce malheur seulement si toutefois malheur arrive raisonne-toi et ne te mets pas malade. Songe à notre petite fille qui resterait orpheline et vis pour elle. Et puis d’ailleurs songe à l’autre monde. Nous nous retrouverons là-haut. Là il n’y aura plus de séparation et ce sera le bonheur éternel. Prie pour moi je prierai pour toi. Au revoir ma chère Jeanne. Console-toi vite et élève ta fille chrétiennement c’est tout ce que je te demande. Dieu nous retrouvera. Ton cher époux J. Bouteille. »

Vincent Suard décembre 2020

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Dyson, William, Henry (1880-1938)

Le témoin :
William Henry Dyson, plus connu sous le nom de Will Dyson, est un dessinateur et caricaturiste australien né le 3 septembre 1880 à Ballarat dans l’Etat du Victoria en Australie et mort le 21 janvier 1938 à Chelsea, en Angleterre. Il est considéré comme l’un des caricaturistes du paysage politique australien les plus célèbres. Avant la guerre, il se fait connaître en publiant ses dessins dans The Bulletin, une revue hebdomadaire australienne très en vogue. Comme la plupart des artistes australiens reconnus de l’époque, un séjour dans la capitale impériale, Londres, est un passage obligé pour faire avancer sa carrière, perfectionner ses techniques et s’exposer à l’art européen, érigé en modèle dans les anciennes colonies britanniques australiennes, qui se fédèrent en 1901. Will Dyson part pour le Royaume-Uni en 1910 après s’être marié à Ruby Lindsay (sœur de l’artiste australien Norman Lindsay). Dyson obtient un poste de caricaturiste en chef au journal britannique le Daily Herald où il se forge une excellente réputation. Doté d’un humour sarcastique, il ne cache guère ses convictions travaillistes, dénonçant les bidonvilles qui regroupent alors de nombreux travailleurs exploités selon lui par le capitalisme et les propriétaires. Son art se veut politique, grand public et humaniste. Dyson est prolifique et ses caricatures se comptent par milliers. Une grande partie des originaux est conservée au British Cartoon Archive de l’Université de Kent à Canterbury (Royaume-Uni) ainsi qu’au centre de recherche du mémorial de guerre australien de Canberra (Australie).
Le témoignage
Au cours de sa carrière, sept livres rassemblant certains de ses dessins sont publiés, dont Kultur cartoons en 1915 qui reçoit les éloges de la presse. Dyson soutient l’effort impérial et, comme beaucoup, conçoit la guerre contre l’agresseur allemand comme juste et nécessaire. L’année suivante, l’Australie lui propose de devenir l’un de ses artistes de guerre officiels. Il reçoit une commission et un traitement pour dessiner les Australiens en guerre. Dyson part au front, où il demeure entre 1916 et 1918. Il y dessine les soldats australiens et est blessé à deux reprises. C’est cette vie, au front, qu’il s’attache de représenter, à montrer en détails à une population australienne si loin du canon. Ses œuvres de temps de guerre sont publiées en 1918 dans l’anthologie Australia at War, ouvrage de dessins très largement diffusé en Australie. Il croque également en couleur des scènes de la vie quotidienne au front encore aujourd’hui exposées à l’Australian War Memorial de Canberra. Sa femme est emportée en 1919 par la grippe espagnole à l’âge de 32 ans, ce qui le jette dans une profonde tristesse. En 1925, il rentre en Australie pour 5 ans afin de travailler au Herald de Melbourne, puis finit par retourner au Royaume-Uni. Son témoignage est donc celui d’une œuvre éclectique, avec une production intense lors des années de guerre qui fait date dans l’histoire de l’art australien.
Analyse
A bien des égards, les dessins de temps de guerre de Dyson se démarquent de ceux des autres artistes officiels de l’Australie. Contrairement au Canada, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, pays qui sélectionnèrent l’avant-garde de leurs artistes pour représenter la guerre, l’Australie choisit des artistes de guerre dont elle exige la maîtrise d’un style classique et non pas avant-gardiste ou moderniste. Il s’agit pour l’Australie de se construire une tradition militaire, alors que la Première Guerre mondiale est pensée et vécue comme l’entrée du pays dans le concert des nations. Dès lors, les peintures et sculptures commandées sont peu originales, accumulant les motifs les plus communs et sont souvent d’une facture d’une autre époque, inspirées par l’art européen du 19e siècle (on pense aux artistes officiels employés par l’Australie tels que George J. Coates, Web Gilbert, Leslie Bowles et George W. Lambert par exemple). Le but des commissions d’Etat est non seulement de constituer une collection d’œuvres nationales mais également de contribuer à la propagande de guerre et à poursuivre l’œuvre de justification de cette dernière en représentant des soldats australiens offensifs et presque invincibles. Il s’agit de constituer la légende des Anzacs (Anzac Legend), l’Anzac étant un acronyme pour les soldats australiens et néo-zélandais du corps expéditionnaire britannique des Dardanelles en 1915 ; le terme est resté pour désigner le soldat australien.
Dyson, lui, est unique dans ce moment de création de la tradition et, à bien des égards, s’oppose au classicisme de rigueur. Les soldats de Dyson sont humains : ils ont peur, froid, faim, sont épuisés, résignés, perdus, endeuillés mais également stoïques, résilients, riant parfois, ou partageant de bons moments avec des civils français ou belges. Contrairement à la légende des Anzacs, les soldats australiens représentés par Dyson sont, tout simplement, des hommes avec leur grandeur et leurs travers, leurs vices et leurs vertus. En cela, ses œuvres se démarquent des clichés de l’Anzac surhomme, clichés dénoncés par les anciens combattants eux-mêmes une fois la guerre terminée. Enfin, les œuvres commandées aux artistes de guerre australiens insistent sur le combat ou la vaillance comme si la guerre n’était que combat. Les dessins de Dyson, eux, montrent un temps plus long : celui des marches, des repas, de la convalescence, des femmes, de l’attente, de la cantine ou du coiffeur, en somme de la vie quotidienne des hommes, de leur ennui et de leurs brefs moments de joie lors de parties de cartes par exemple. Le témoignage de Dyson est à la fois riche (par ses thèmes) et simple (par ses lignes et couleurs), il est distinctif dans un cadre australien et la vie menée au Royaume-Uni par le dessinateur l’a largement influencé. Le sarcasme et l’absence de glorification apportent parfois une vision décharnée et pessimiste du conflit. On pourra consulter quelques œuvres de guerre de Dyson conservées par l’Australian War Memorial de Canberra, Australie, en suivant ce lien :
https://www.awm.gov.au/advanced-search?query=will%20dyson&collection=true&facet_type=Art&page=2
ou à l’Art Gallery of New South Wales en suivant cet autre lien : https://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/works/?artist_id=dyson-will
Références :
« Dyson, Henry William » in Australian Dictionary of Biography, Bede Nairn and Geoffrey Serle (eds.), (Melbourne : Melbourne University Press, 1981), volume 8 1891-1939.
Romain Fathi, Représentations muséales du corps combattant de 14-18 : L’Australian War Memorial de Canberra au prisme de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, (Paris: L’Harmattan, 2013). 

Romain Fathi, décembre 2020.1.

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Rozet et Relachon

1. Les témoins
Les trois témoins de ce recueil sont Mathilde Rozet (1896 -1972), son frère Auguste (1897-1918), maraîchers à Irigny (Rhône) et Jean-Marie Relachon (1897-1993), jardinier à Pierre-Bénite (Rhône). A. Rozet et J.–M. Relachon, classe 1917, sont deux camarades incorporés en 1916 au 4ème régiment du Génie (Eybens-Grenoble), avec des camarades de leur région (« la fine équipe »). Ils sont affectés à divers travaux (région de Toul) en 1917 et Auguste passe au 3ème Génie (Cie 2/57); Jean-Marie s’éprend de Mathilde lors d’une permission, puis Auguste est tué en juillet 1918, lors d’une attaque où sa compagnie de sapeurs prêtait main-forte à l’infanterie. Jean-Marie Relachon épouse Mathilde Rozet, enceinte de 4 mois, en juillet 1919, et est démobilisé en septembre 1919.
2. Le témoignage
Marie-Noëlle Gougeon a écrit et publié Et nous, nous ne l’embrasserons plus, Trois jeunes Lyonnais dans la tourmente de la Grande Guerre en 2014 (à compte d’auteur, ISBN 978-10-976001-0-5, 196 pages). L’auteure, petite -fille de deux des protagonistes du livre, a retrouvé dans la maison familiale une grande quantité de lettres, essentiellement celles des trois acteurs du récit, mais aussi d’autres provenant des parents et de cousins. Avec des extraits, elle a construit une présentation de la guerre vécue par ces jeunes gens, ainsi qu’une chronique de la vie d’Irigny, un bourg maraîcher proche de l’agglomération lyonnaise pendant la Grande Guerre.
3. Analyse
En quantité éditoriale, Marie-Noëlle Gougeon produit un contenu dans lequel la proportion de citations de lettres et celle de commentaires et d’explications est équivalente. Le récit est construit suivant une logique chronologique, et en même temps une organisation thématique: le village, l’activité maraîchère, la description du front ou de l’arrière front, l’annonce des premiers tués, la relation amoureuse, le deuil d’Auguste, les nouvelles arrivant depuis l’Allemagne occupée… Avec la position centrale qui est la sienne, c’est Mathilde Rozet (sœur/fiancée) qui est la véritable « héroïne » de cette évocation, et si les cartes et les lettres sont souvent concises et ponctuelles, c’est la mise en récit de l’ensemble qui donne son intérêt à la démarche et nous rend proche les protagonistes. C’est peut-être la jeunesse dans la guerre qui est le thème qui émerge le plus de l’ensemble, avec des protagonistes qui ont entre dix-huit et vingt-deux ans, et des écrits qui parlent des préoccupations de leur âge. Il y a finalement peu de descriptions des combats, à l’exception de l’été 1918 où Auguste est tué, alors que l’année 1916 est occupée par l’apprentissage, et parce qu’en 1917, ces soldats du génie sont souvent occupés en arrière de la première ligne. Ce qui domine pour ces jeunes gens, c’est l’échange de nouvelles sur les camarades au bourg, sur la bonne ambiance au sein du « groupe primaire »: on parle souvent des nombreuses « bombes » faites ensemble. Mathilde évoque les travaux maraîchers, les récoltes, les prix de vente au marché. Le corpus dégage par contre peu de préoccupations politiques, de remarques sur la conduite de la guerre ou d’opinions sur l’ennemi.
Le thème de la relation amoureuse et du mariage est central dans le livre, dans une situation de guerre marquée par la séparation et l’inquiétude. Les liens se nouent ici entre Mathilde Rozet et Jean-Marie Relachon, le camarade de son frère, dont les parents habitent le bourg voisin. Les deux jeunes gens ont d’abord un ton très réservé (les parents de Mathilde lisent son courrier), puis ils s’enhardissent, et les liens se tissent. Mathilde insère dans ses lettres des extraits de poésies ou des citations littéraires, (Lamartine, mais aussi La Rochefoucauld, Henri Bordeaux ou Théodore Botrel), elle conseille à Jean-Marie des livres (romans populaires), sur lesquels ils échangent ensuite leurs impressions (p. 96). On voit au passage que c’est une jeune maraîchère qui a su profiter de l’école et qui a une fort bonne maîtrise de l’écrit. Au printemps 1917, Jean-Marie est reçu chez Mathilde et écrit à son ami Auguste, (mai 1917, p. 84): « Bien cher beau-frère, excuse-moi si je prends ce titre pour te causer, c’est manière de rigoler et puis tu n’es pas ignorant des relations que j’ai avec ta sœur et les affaires marchent à merveille.» Mais la guerre qui dure influe aussi directement sur la relation des jeunes gens : Jean-Marie est hospitalisé en psychiatrie (« Mélancolie ») une grande partie de 1918, et il n’écrit presque plus, ce qui inquiète fort Mathilde. De plus le deuil pèse lourdement à Irigny, car Auguste est tué en juillet 1918.
Une anecdote de 1919, montre bien ce que peut produire la guerre et ses contraintes sur les relations entre les promis. Jean-Marie, remis de ses troubles psychiques, et occupant une ville allemande au début de 1919, taquine Mathilde en évoquant les bonnes fortunes possibles avec les Allemandes (p. 156) : « J’ai un café attitré. Mes yeux emportent des succès fous, parfois j’en suis embarrassé. Français : jolis yeux. « Français : ger got, très bon. » Il y a une serveuse qui a le béguin pour moi. Et maintenant je bois à l’œil et je fais laver mon linge et si je voulais je pourrais coucher toutes les nuits mais tu me connais je ne veux pas endommager ma santé pour le restant de ma vie bien souvent. » Malgré les précautions prises avec la factrice de la poste, les parents de Mathilde ont lu cette lettre et l’ambiance est catastrophique à Irigny, « tu ne saurais croire ce que j’ai souffert. J’ai vu nos liens d’affection se briser en un instant (…) je te demande plus de tact (…) Et pour mes parents, envoie leur une lettre où tu leur donneras quelque raison. » Le registre « caserne » est peu compatible avec Lamartine, et Jean-Marie est effondré lorsqu’il se rend compte des conséquences de ses hâbleries, qu’il pensait amusantes. M.-N. Gougeon note justement que l’incident, « vécu douloureusement par les deux jeunes gens, montre à quel point ils vivent leur amour dans deux univers très différents. La guerre perturbe les relations amoureuses, troublant les capacités de discernement. » Mathilde est enceinte au printemps 1919 après une permission de Jean-Marie et regrette amèrement cette situation (p. 170) : « Nous avons cru nous aimer de tout cœur et nous nous sommes aimés mal. Que serais-je aux yeux du monde dorénavant ? Que suis-je aux yeux de Dieu, c’est bien pire. » On est au centre de cette problématique de guerre, avec des permissions rares et des jeunes gens impatients : « Oh si j’avais su, si je t’avais dit non, ton bon cœur n’aurait pas jugé mon acte trop sévère mais il eut pu davantage estimer mon caractère et non pas ma faiblesse ! » Jean-Marie assume ses devoirs et le mariage a lieu lors d’une permission en juillet 1919 : l’ambiance, malgré la compréhension bienvenue des parents, reste lourde, avec pour Mathilde la culpabilité (elle est croyante et pratiquante) et le deuil de son frère qui continue de la ronger ; elle écrit à Jean-Marie quelques jours avant leur mariage (p. 178) : « J’ai le regret d’avoir aussi mal agi pour ma famille. Ma jeunesse fuit à grands pas. J’ai déjà foulé le sentier des douleurs. » L’apaisement vient avec la démobilisation et la réunion des époux en septembre 1919.
On voit donc ce que ce groupe de lettres peut apporter d’utile à l’histoire de l’intime, dans les conditions particulières liées au conflit, mais il faut signaler aussi deux dangers présents dans ce type d’ouvrage, lorsqu’on s’interroge sur la portée historique du témoignage; le premier écueil réside dans la forme (mélange citations/présentation et commentaires), qui consiste à dialoguer avec des extraits de lettre, à risquer la surinterprétation de courriers souvent brefs, avec un risque de paraphrase, de déterminisme, voire d’intervention de la fiction, par une mise en scène « romanesque » des citations ; la subjectivité bien compréhensible liée à la démarche mémorielle, peut venir encore ajouter à la confusion. Ici le risque est frôlé mais maîtrisé, et la qualité de l’ensemble fait qu’on a un réel témoignage d’histoire.
Le deuxième danger réside dans l’analyse finale (portée du témoignage) et ici, elle ne convainc pas toujours. Dans le dernier chapitre, l’auteure ramasse les impressions majeures que lui donne son travail en quatre formules : « ils appartenaient à une communauté, ils étaient modernes, ils ne se sont pas dérobés, ils se sont tus »; les deux premières remarques sont pertinentes, on a parlé plus haut du bon niveau d’écriture, qui permet ces échanges, et la modernité est aussi due à la proximité d’Irigny et de Pierre-Bénite avec la grande ville de Lyon: on n’est pas ici dans une « campagne profonde ». La formule « ils ne se sont pas dérobés » paraît par contre un peu vaine : était-ce une possibilité et un enjeu pour des jeunes de la classe 17 ? Si on regarde plus finement les itinéraires, on constate que Jean-Marie Rozet a été hospitalisé huit mois en hôpital psychiatrique en 1918 pour « mélancolie » : il a été déclaré guéri (il aura son certificat de bonne conduite à la démobilisation), mais cette affection, qui lui permet, nolens volens, de rester à l’arrière alors que son futur beau-frère est tué lors des combats de l’été 1918, rend insatisfaisante cette formule « ils ne se sont pas dérobés ». La quatrième remarque « Ils se sont tus » est immédiatement suivie de : « Ces jeunes gens ont dû faire face à une violence inouïe, tant dans l’atrocité des combats que dans les conditions dans lesquelles on les a fait vivre » ; on sent bien ici l’influence d’une bibliographie « hyperbolique », mais ce n’est tout simplement pas le sentiment que donnent les extraits des sources qui nous sont présentées. Ces réserves émises, ce livre est une réussite en ce qu’il nous rend très présents ces jeunes témoins, et on adhérera volontiers aux deux dernières lignes (p. 191) « Alors par ce livre, en racontant l’histoire de quelques-uns, j’ai souhaité non pas les figer comme des morts mais les regarder et essayer d’en parler comme des vivants ».

Vincent Suard octobre 2020

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Menditte (de), Charles (1869-1931)

1. Le témoin
Charles de Menditte, originaire du Pays Basque, est sorti diplômé de Saint-Cyr en 1894. Après avoir servi en Algérie et au Tonkin, puis dans diverses unités en métropole, il commande comme capitaine en août 1914, à quarante-cinq ans, une compagnie du 144e RI de Bordeaux. Blessé en septembre et convalescent pendant une longue période, le commandant de Menditte fait ensuite partie, en 1916, de la Mission Berthelot, destinée à réarmer et entraîner l’armée roumaine. À la toute fin de la guerre, il commande le 415e RI lors du franchissement de la Meuse le 9 novembre 1918. Servant ensuite au Liban, puis en métropole, il termine sa carrière en 1926 avec le grade de colonel.
2. Le témoignage
Alain Fauveau, lui-même général retraité de l’Armée de Terre, et petit-fils de l’auteur, a publié chez Geste éditions en 2008 Le vagabond de la Grande Guerre, qui présente les «Souvenirs de guerre de Charles de Berterèche de Menditte, officier d’infanterie» (301 pages). Il s’agit de la mise en regard d’archives personnelles, d’extraits de carnets de campagne, de correspondance ou de conférences de Ch. de Menditte, avec des éléments de présentation historique, contextuelle et cartographique réalisés par A. Fauveau, bon connaisseur de la chose militaire ; l’ensemble est complété par des photographies évoquant les différentes affectations de l’officier durant le conflit.
3. Analyse
Pour l’historien certains passages proposés ici sont souvent originaux et utiles, car n’étant pas, à l’origine, destinés à la publication, ils représentent un témoignage intime et sincère des conceptions et représentations d’un officier d’active engagé dans le combat. Dans d’autres propos, tenus à l’occasion de conférences, c’est plutôt la préoccupation de la pédagogie et du style qui domine. Ch. de Menditte, s’il a une expérience riche de l’outre-mer, n’a pas une carrière fulgurante, et, bien noté, il est rarement promu. Très croyant, assez conservateur, il manque de souplesse et incarne assez bien le sobriquet «culotte de peau », utilisé par les officiers de réserve (M. Genevoix, R. Cadot), c’est-à-dire un officier d’active exigeant, rigide et distant. C’est surtout pour la période de la fin 1914 que la source est riche et originale : si les parties sur la Roumanie (1916) et sur l’opération sur la Meuse (novembre 1918) ont leur intérêt, elles composent une histoire militaire plus classique, aussi la notice insistera surtout sur août et septembre 1914.
Au moment du départ du 144e RI de la caserne de Bordeaux, au début août 1914, sous les vivats de la foule enthousiaste, les pensées de l’auteur des carnets sont moroses, il aurait préféré un départ plus discret : il a l’impression d’être seul à comprendre les enjeux funestes du moment, les deuils et les ruines futures, et constate : « le peuple semble l’avoir oublié » (p. 8). Plus tard (mi-août), le manque de résistance des hommes lors des marches harassantes l’inquiète encore plus (11 août, p. 20) : « mon sentiment est que mes hommes n’ont aucun ressort, ce sont des braillards et des vantards. Que feront-ils au feu, si la chaleur du soleil a raison de leur énergie ? » Son doute se double ensuite de mépris pour des individus qui ne s’intéressent au repos qu’à la recherche de bidons (p. 21) : « le vingue ! le vingue ! on n’entend que cela ! ». Ces formulations, difficilement imaginables dans des récits de guerre publiés dans les années vingt, traduisent une des attitudes possibles des officiers de carrière envers la réserve (20 août, p. 31) : « Je fais le soir [20 août, arrivés vers la frontière belge] une course assez mouvementée après quelques hommes de ma compagnie qui rôdent dans les cabarets. (…) Les Bordelais sont une vilaine race ; vantards et menteurs, ils n’ont même pas comme le Parisien, le courage de leurs défauts, ils ont le verbe haut et le geste plat. » Il fait « marquer» la traversée de la frontière belge en forçant les hommes de sa seule compagnie à adopter le pas cadencé ; il explique ensuite ce geste incompris à ses hommes – jetant par là-même un froid volontaire – en soulignant que cette attitude martiale est destinée à honorer d’avance « beaucoup d’entre nous qui seront tués en Belgique et qui ne reverrons jamais la Patrie. » Lui-même, décidé à affronter la situation, se fait aider par Dieu et la prière, qui lui apporte « l’apaisement, le calme et la force. (p. 36)»
Le récit des affrontements est passionnant, car très bien mis en perspective par A. Fauveau, et servi par la clarté de l’analyse sur le terrain de de Menditte ; devant les premiers échecs sanglants de son unité, celui-ci en arrive rapidement à la conclusion : « nous ne sommes pas commandés (p. 44).» Après un premier engagement piteux, mais dont il réussit à se dégager grâce à une charge à la baïonnette improvisée, c’est surtout la bataille de Guise qui le marque. Il a auparavant l’occasion de narrer un incident où il « compte » (boxe) un pillard qui refuse d’obéir (29 août, sud de Guise, p. 56) : « Je trouve dans une salle à manger une dizaine de soldats des 24e, 28e et 119e régiments, attablés autour de provisions volées. Je les somme de filer. Un grand diable, plus audacieux que ses voisins, me répond avec insolence « toujours pas avant d’avoir fini de croûter ! » Je marche vers lui, tire mon revolver et lui mettant sous le nez, je lui dis « je compte jusqu’à 10; si à 10 vous n’êtes pas parti, je vous tue comme un chien enragé », et froidement je me mets à compter. À mesure que les nombres sortaient lentement de ma bouche, je voyais les autres soldats gagner la porte. À 8 mon insolent, pâle comme la mort, recula et disparu dans la nuit. Jamais homme n’a été plus près de sa dernière heure que ce misérable. Il avait certainement lu mon irrévocable décision dans mes yeux. »
L’échec que son unité subit lors de la journée du 30 août le marque profondément ; sa compagnie, isolée et sans liaisons, bien visible sur un coteau de l’Oise, subit le bombardement allemand de deux batteries croisées dont il voit parfaitement la gueule des canons à la lunette; le mouvement de panique déclenché par le bombardement sanglant fait fuir ses hommes qu’il ne peut retenir (p. 58) « À la vue de ce sauve-qui-peut, j’éprouvai une douleur poignante. Quoi de plus cruel pour un chef que d’être abandonné par ses hommes sur le champ de bataille ! Je m’écriai « Vous allez donc me laisser seul ! » Seuls sept hommes se rallient à lui à ce moment. Ch. de Menditte réussit à faire retraite mais reste profondément éprouvé. Il laisse sur le plateau de Pleine-Selve 62 hommes, et « j’y laissais surtout l’illusion que j’avais eue jusqu’alors de pouvoir conserver ma troupe autour de moi sous n’importe quel feu, tant que je ne faiblirais pas moi-même. J’eus un chagrin profond. (p. 59)» Paradoxalement, cette situation humanise sa perception des hommes, car sans les absoudre de leur fuite sur le plan militaire, « mon cœur d’homme excuse ces pauvres enfants de n’avoir pu recevoir sans broncher l’avalanche de fer et de feu qui s’abattit sur nous. » Il conclut en disant sa certitude que c’est Dieu qui les a protégés, lui et le peu d’hommes qui ont accepté de le suivre.
Après la Marne, son unité est bloquée par les Allemands au nord de l’Aisne devant Pontavert, et il combat dans ce secteur jusqu’à sa blessure du 24 septembre ; la position à mi-pente du village de Craonne est âprement disputée, et celui-ci disparaît rapidement sous les obus de l’artillerie allemande. Les Français sont obligés d’évacuer le village mais le bombardent à leur tour et contrôlent l’avancée ennemie : « Je passe mon après-midi à tirer sur les Allemands qui garnissent peu à peu le village ; avec Guasqueton, je m’amuse (il n’y a pas d’autres expressions) à empêcher les mitrailleurs allemands de faire un abri pour leur engin de mort. Mon tir doit être bien ajusté car chaque fois que je presse sur la détente, il y a des cabrioles dans les hommes d’en face et interruption du travail pendant quelques minutes.» Le lendemain la compagnie de de Menditte est déplacée vers l’Est, à 800 mètres de la ferme du Choléra. L’auteur peut y observer l’échec sanglant de l’attaque des régiments du Nord le 17 septembre (p. 89) : « Il fait un temps atroce, un vent violent plaque sur mes vêtements une pluie glaciale. Le canon fait rage et une attaque montée par les 8e et 110e régiments se déclenche sous nos yeux. Ce que j’en vois n’est pas beau : un bataillon à peine débouché, pris sous le feu des mitrailleuses allemandes, qui se disloque, et je vois passer à travers mes hommes une compagnie débandée. Je ne puis la retenir puisque, hélas ! le capitaine était un des premiers fuyards et semblait affolé. ». Le 24 septembre, revenu dans un secteur plus à l’ouest, au sud du plateau, l’auteur des carnets est blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque du moulin de Vauclair. Avec une mauvaise fracture et de multiples éclats dans tout le corps, il est sérieusement touché, et sa période de convalescence sera longue.
Le récit de sa participation à la Mission Berthelot en Roumanie est lui-aussi un témoignage utile, peut-être surtout par la description qu’il fait de la désintégration de certaines unités russes à partir de novembre 1917 ; son récit est ici très construit car il est rédigé pour une conférence donnée à Coblence en 1923. Sa vision des Bolcheviks est, sans surprise, très hostile et pleine de mépris, son antibolchevisme est total et il insiste sur la vénalité des révoltés, leur ivresse quasi-permanente ainsi que l’odeur forte qu’ils dégagent; la solution trouvée avec l’armée roumaine et quelques Russes « encore loyaux » est de laisser partir les soldats révoltés « vers la lointaine isba, le bâton à la main (p. 168) », mais à condition qu’ils laissent leurs armes sur place, ce qui n’est pas obtenu sans peine.
La fin du recueil évoque le passage de la Meuse (à Vrigne-Meuse, entre Charleville-Mézières et Sedan) à l’extrême fin du conflit, puis l’affectation de l’auteur au Liban et en Syrie en 1919 et 1920. Cette traversée du fleuve, par le 415e RI commandé par l’auteur, est narrée dans le détail, avec un dossier étoffé d’explications d’A. Fauveau, et cette opération apparaît comme une attaque dangereuse, assez incompréhensible puisque les pourparlers d’armistice sont alors bien engagés : il s’agit probablement de prendre des gages, comme le dit le général Marjoulet, commandant le 14e CA (p. 198) : « Il faut franchir la Meuse cette nuit : il le faut à tout prix… l’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse…Il faut frapper son moral par un acte d’audace… ». L’opération est réussie, mais avec des pertes non-négligeables. Il reste que le succès de ce franchissement est une des rares satisfactions militaires de l’auteur, pour un conflit qui n’a pas été déterminant pour sa carrière, à cause de sa blessure précoce.
En définitive, même si la période la plus fertile pour ce témoignage d’un officier de carrière est relativement courte, on a ici un document intéressant par sa clarté et sa franchise; on aurait aimé savoir dans quelle catégorie, – fiable ou non digne de confiance -, J. N. Cru l’aurait situé. Cette réflexion est évidemment un peu gratuite, dans la mesure où l’existence d’une telle publication, peu après la guerre, sans corrections ni amendements au texte, sans ce que l’on pourrait appeler le « politiquement correct d’après-guerre» apparaît comme fort peu imaginable, et c’est ce qui fait la valeur de ces textes parus en 2008.

Vincent Suard octobre 2020

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