Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Martin, Albert (1866-1948)

1. Le témoin

Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.

2. Le témoignage

Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.

3. Analyse

– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.

– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).

– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).

– Diverses remarques :

. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).

. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.

. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).

. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).

. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).

. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).

. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».

Rémy Cazals, juillet 2008

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Lamothe, Louis (1887-1962) et Dalis

1. Le témoin

Né le 10 février 1887 à Mayrinhac-Lentour (Lot) dans une famille d’agriculteurs. Titulaire du certificat d’études. Catholique pratiquant par habitude, il épouse une femme pieuse, Dalis, le 21 novembre 1911. Le couple exploite avec les parents de Louis la ferme familiale de 25 ha au hameau de Sarrouil, commune de Loubressac, dans la partie Nord du département du Lot. Un enfant, né en 1912, mort en 1920. Deux autres enfants après la guerre.

Mobilisé le 2 août au 339e RI. A Gap, du 9 au 19 août ; en Lorraine, d’août 1914 à septembre 1915 ; en Champagne d’octobre 1915 à avril 1916 ; secteur de Verdun d’avril à août 1916 ; en Lorraine, de septembre 1916 à octobre 1917 ; en Italie, d’octobre 1917 à avril 1918 ; puis dans la Somme.

2. Le témoignage

Le corpus comprend 159 lettres de Louis à Dalis, 11 lettres de Dalis à Louis, et un petit carnet de 82 pages intitulé « Mes mémoires sur la guerre de 1914-1919 », écrit visiblement d’après des notes quotidiennes souvent reproduites telles quelles, mais qui s’arrête brusquement au 1er juillet 1915. Une arrière-petite-fille du couple, Edith Montil, a retrouvé les documents et les a utilisés pour un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en septembre 2003 : De la ferme du Causse aux tranchées de la Grande Guerre : itinéraires d’un couple de paysans quercynois, Dalis et Louis Lamothe, 233 p. + Annexes. Un deuxième tome de 110 pages contient la retranscription intégrale des lettres et du carnet. Le premier tome contient des index correspondant aux lettres et au carnet : index thématique (p. 225-230) ; index des noms de lieux (p. 231-233). Egalement les photos de Louis et de Dalis.

3. Analyse

Quelques thèmes relevés dans la correspondance :

– Dès le départ, c’est le paysan qui parle (19 septembre 1914) : « Enfin, vous devez être bien gênés de mon absence, mais faites ce que vous pourrez et le reste attendra. Vous n’êtes pas les seuls car il doit manquer beaucoup d’hommes au pays. »

– Très vite, il est marqué par les pertes énormes. 19 septembre 1914 : « la plus grande partie des classes rentrées après nous [sont] allées remplacer les morts et les blessés de l’active ». 30 juin 1915 : « Tu me dis que le fils de Vernay et le fils de la couturière se sont engagés à partir de suite dans l’artillerie. Ils ont peut-être eu raison, quelqu’un leur a bien conseillé, l’artillerie est bien moins au danger que l’infanterie. » 1er septembre 1915 : « C’est bien malheureux, je pense que si ça dure tout le monde y restera. […] J’ai vu beaucoup de morts à mon régiment et presque tous étaient mariés et pères de famille. C’est terrible de voir des choses pareilles et que rien ne puisse arrêter cette boucherie. » 22 septembre : « Tu me demandes ce que je pense de cette guerre, je te dirai que je n’y connais pas grand-chose. Les Russes reculent toujours, et nous, nous sommes toujours à la même place depuis un an. Ce n’est pas sans doute par les armes qu’elle se terminera. Il s’agirait de savoir quel est celui qui tiendra le plus longtemps question d’argent, de vivres et de munitions. On ne peut guère se reporter sur les journaux car ils ne disent guère que des mensonges. »

– Dès le 25 septembre 1915, on trouve dans une lettre de Louis ce thème présent dans quelques autres témoignages : « Je comprends bien que vous n’avez pas beaucoup de grains, mais pourvu que vous en ayez presque pour vous suffire c’est le principal. Je voudrais bien que personne n’en ait que pour eux, la guerre finirait peut-être plus tôt. » Il y revient le 6 février 1916 : « Je vois bien que vous n’avez pas de goût au travail et vous avez bien un peu raison. Je voudrais que personne ne travaille que pour vivre que pour eux, et comme ça la misère viendrait peut-être dans les villes, ce qui contribuerait à accentuer la fin de la guerre. » Et le 18 septembre 1916, comme une obsession : « Je vois que les oies se vendent un bon prix. Mais ce n’est pas encore assez : il faudrait que ce soit hors de prix, que personne ne puisse rien acheter. La guerre finirait peut-être plus tôt. »

– La guerre a ses rythmes. Bombardements et attaques font de nombreuses victimes. Mais, écrit Louis le 27 août 1915 alors qu’il est au repos, « nous avons des moments qu’on ne se dirait pas à la guerre ». En ligne aussi, parfois : « Les Boches nous laissent tranquilles, et nous aussi » (17 mars 1916).

– La nourriture envoyée du « pays » est toujours la bienvenue. « Ici, écrit Louis le 19 octobre 1916, on peut bien se procurer de quoi manger mais à des prix exorbitants. Je préfère que tu m’envoies des colis de temps en temps, surtout du jambon. Si tu trouvais du saucisson, je le recevrais avec plaisir, c’est les deux choses que j’aime le plus. Pour le vin, nous le payons ici vingt sous le litre, mais aujourd’hui il est venu une coopérative militaire qui nous donne le vin à seize sous. J’en ai profité pour en prendre cinq litres pour moi. » 8 novembre 1916 : « Je t’avais annoncé que hier nous passions une revue de Président de la République. La revue n’a pas eu lieu, le Président n’est pas passé chez nous et nous avons bien fait sans lui. Tu me dis que dans le pays on ne voit pas de figures fraîches, que tout le monde est dans la tristesse, je le crois bien. Pour le front, ici, ce n’est pas tout à fait pareil, les gens sont assez joyeux. Il y en a beaucoup qui gagnent de l’argent en faisant du commerce, les femmes lavent le linge pour les soldats, tout cela leur fait de l’argent. » 23 mars 1917 : « Les riches doivent la trouver mauvaise de manger le pain national car il paraît que dans les villes il n’est pas beau, enfin ça leur apprendrait à vivre puisqu’ils sont si patriotes. Tu me parlais aussi hier que tu avais appris que la révolution était en Russie, c’est bien vrai, le tsar a été obligé d’abandonner le trône mais le nouveau gouvernement est aussi pour la guerre à outrance, ce n’est pas ce qui va lui faire finir. »

Les mémoires en disent davantage sur le plan des descriptions et on peut mieux suivre la chronologie de la guerre, jusqu’en juillet 1915 :

– Serrement de cœur à l’annonce de la mobilisation, heure angoissante du départ, mais « je pars tout de même sans verser trop de larmes, car ce n’est pas le moment de pleurer ce qui n’aurait fait qu’augmenter la douleur de ceux avec qui vous devez vous séparer ».

– Creusement des premières tranchées pour se mettre à l’abri de la mitraille dès le 23 août 1914.

– Les horreurs du champ de bataille, un officier allemand décapité par les éclats d’obus, les plaintes des blessés que l’on ne peut aller ramasser, l’enterrement de toutes les victimes de l’imbécillité humaine (11 septembre 1914).

– Vie de rapine, pillage, pour se venger d’une région infestée de traîtres et d’espions.

– L’attaque du 13 décembre 1914. Les survivants de la compagnie arrivent à la tranchée ennemie, mais le champ reste couvert de morts et de blessés. « Scènes poignantes que je n’oserai décrire ici ». L’ennemi préparant une contre-attaque, il faut abandonner le terrain gagné. La pluie s’en mêle, « aussi c’était presque difficile de reconnaître si nous étions des hommes ou de la boue qui marchait ».

4. Autres informations

MONTIL Edith, « Lettres et mémoires d’un couple de paysans quercynois sur la Grande Guerre », dans Quercy Recherche, la revue du patrimoine du Lot, n° 116, avril-juin 2004, p. 49-56.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Piquemal, Marius (1894-1915)

1. Le témoin

Marius Clément Piquemal est né le 11 mars 1894 à Serres, canton de Foix (Ariège) dans une famille d’agriculteurs. Entré à l’Ecole normale d’instituteurs de Foix, il en sort pour faire ses classes au 14e RI, puis il passe au 106e bataillon de chasseurs à pied, section de mitrailleuses. Il est caporal, chef de pièce. Il arrive sur le front en mai 1915. Il est tué le 29 juillet dans les Vosges, à Linekopf. Il avait obtenu depuis peu le grade de sergent.

2. Le témoignage

Il s’agit d’abord de deux petits carnets de format 14×8,5 et 12×8,5 portant en sous-titre : « Ce que je voudrais redire et raconter ». Les dernières lignes sont du 28 juillet 1915, veille de sa mort. La famille a également récupéré et conservé quelques lettres de lui-même, ou à lui adressées par sa fiancée Marie et par quelques amis. Louis Claeys en a donné de larges extraits, placés dans l’ordre chronologique, dans le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, 1996, p. 21-65, avec un portrait de Marius Piquemal (quelques rares problèmes de transcription).

3. Analyse

– Le corpus s’ouvre sur une intéressante lettre du 5 janvier 1915 de son ami Jean Maury, déjà sur le front au 14e RI : « Il faut que j’abandonne papier et crayon pour former la carapace car les Boches nous arrosent d’une pluie de bombes et d’obus qui nous éclatent tout autour… La grande rafale passée, je me remets à l’écriture. Quelques obus tombent encore à droite et à gauche mais maintenant l’on est habitués et l’on ne se dérange pas pour si peu. […] Figure-toi ma position dans un coin de tranchée, au-dessus de ma tête les créneaux dans lesquels sont placés les fusils. Ma tenue, je ne puis te la décrire, pleine de boue jusque sur la tête, un passe-montagne me couvre la tête et le cou, ta lettre que je suis en train d’écrire tenue de la main gauche et appuyée sur le genou droit, le crayon à la main, et tout un tas de fourbi à droite et à gauche, c’est rigolo à voir. » A ce moment, Marius Piquemal est encore en train de faire ses classes dans la région toulousaine.

– En avril, il passe quelques jours au camp d’Avord (Cher) où « tout est boue ». Il semble avoir déjà compris que prendre du galon comporterait des risques, et que tout séjour loin du front est bon à prendre : « Mon amour-propre sait se taire devant une gâche indiscutable. »

– Il décrit les paysages traversés pour aller vers le front, les campagnes, les usines de la région du Creusot ; il signale les rivières qu’il ne connaissait jusque là que par ses croquis de géographie. Il envoie des cartes postales à ses professeurs afin qu’ils les utilisent dans leur enseignement. Il lit des ouvrages sérieux, la plume à la main pour prendre des notes. Mais parfois il s’abrutit de bière et de parties de manille. Une grande part du témoignage évoque des marches, souvent sous la pluie, la vie au cantonnement, les concerts militaires. Il voit des coins merveilleux et souhaite pouvoir y revenir après la guerre avec sa fiancée.

– En Lorraine, le 20 avril 1915 (p. 30), le curé de Sion dans son sermon « fait naître le courage dans les cœurs en criant la haine des Boches ». Le lendemain, même thème dans la causerie d’un lieutenant : « Il nous a aussi inculqué la haine du Boche et l’idée d’une lutte terrible et cruelle d’extermination des Barbares. » Et quelques jours plus tard : « Je lis de temps en temps les journaux et je réfléchis. La confiance en notre force me gagne de plus en plus. » Autre argument : « Puisque l’on nous retient ainsi durant des semaines loin du front, c’est que l’on n’a pas besoin de nous. » Ce qui lui convient parfaitement. Il remarque que, s’il s’était porté volontaire pour les Dardanelles comme il en avait eu l’intention, il serait à présent (30 avril) sous les canons turcs : « J’ai été infiniment bien servi par les circonstances en venant à ce bataillon de chasseurs, retardant ainsi l’heure de la lutte. »

– Pourtant les chasseurs ont un esprit particulier. Un lieutenant qui n’aime pas les fantassins lui cause quelques ennuis (p. 34). Il y a aussi une différence avec les Alpins. Ceux-ci, dit-on, ne font jamais de prisonniers, ils tuent tous les Boches. Résultat, ces derniers résistent jusqu’au bout. Tandis que l’infanterie fait quantité de prisonniers. Alors on envoie des régiments d’infanterie remplacer les Alpins (p. 50)…

– Première relève aux tranchées le 19 mai 1915. Nuit tumultueuse dont il essaie de rendre les bruits (p. 39).

– Le 25 mai, son sac a disparu, avec tout ce qu’il contenait des envois de ses parents, « ce sac minutieusement rempli, ce sac enfin qui m’apportait un peu de confortable en campagne ».

– Le 11 juin, un de ses amis, Léonard Mandrou, du 14e RI, lui écrit qu’il est heureux de voir que Marius n’a pas été trop émotionné par les premières visites au front, et il ajoute : « les gens de la Barguillère, ça tremblote pas aux premiers coups de canon. On est du granit ou on ne l’est pas ! » Mais le 5 juillet, Marius avoue sur son carnet : « Toute la matinée a été remplie de réflexions au sujet de ma frousse. Pour la première fois j’ai eu la frousse et j’ai été en colère contre moi et je le suis encore. J’ai eu la frousse pour une bombe d’aéro qui a éclaté à plus de 400 m. » Peur provoquée par la surprise ? « C’est plus effrayant que l’obus car au bruit d’ébranlement de l’air s’ajoute le frou-frou d’une sorte de flamme qui descendrait des nues. »

– Le 19 juillet, préparatifs d’attaque, secteur du Linge dans les Vosges. Elle a lieu le 22. Ce sont des visions épouvantables : « Des corps coupés en deux, des viandes sanguinolentes, un foie hors d’un corps, des cadavres. Horreur ! Horreur ! Le blessé avec la mâchoire emportée se fraie un passage et laisse l’empreinte de sa main teinte de sang sur tous les chasseurs qu’il dépasse… » Marius est complètement démoralisé. Une bonne nuit de sommeil et deux journées calmes rétablissent le moral, mais il faut y revenir. Le souhait de la fine blessure, qui était déjà apparu dans diverses lettres de sa fiancée et de ses copains, est cette fois clairement affiché : « Ah ! je voudrais que bientôt on nous relève, que bientôt on soit en route pour des pays plus hospitaliers. Je voudrais, oh ! je voudrais une blessure heureuse qui me ferait quitter ce sol… » Le jour précédant sa mort, il compare les combattants à des « mannequins vivants, moins heureux que les jouets enfantins qui eux n’ont pas le malheur de souffrir ». Il faut marcher cependant, sous la pluie, s’enfonçant dans la boue, marchant sur des cadavres. « Guerre bête, guerre stupide, guerre de fous, finiras-tu ? finiras-tu ? »

4. Autres informations

Site Mémoire des Hommes.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Roullet, Pierre (1887-1979)

1. Le témoin

Pierre Roullet est né le 17 mai 1887 à Mozé-sur-Louet, au sud d’Angers (Maine-et-Loire) dans une famille d’agriculteurs de tradition républicaine (Bleus de l’Anjou). Il obtient le certificat d’études primaires en 1898 et reçoit un enseignement de plus haut niveau de la part de son instituteur. Il devient meunier au moulin de la Bigotière, commune de Mozé, mais il doit abandonner le métier pour effectuer le service militaire au 25e Dragons d’Angers (il dit lui-même qu’il est un passionné des chevaux). Il devient brigadier en 1909. Au retour, il exploite le peu de vignes qu’il possède et en loue d’autres. Il se marie le 17 février 1914 (sa fille Lucette va naître en novembre). Lors de l’entrée en guerre, il est détaché comme éclaireur monté au 277e RI de Cholet ; il servira comme agent de liaison du colonel, ayant ainsi l’occasion d’entendre les propos d’officiers supérieurs et de généraux (voir ci-dessous). Démobilisé le 5 mars 1919, il reprend le travail de la vigne, puis une petite entreprise de battage. Il meurt le 11 mars 1979.

2. Le témoignage

Pierre Roullet avait écrit un premier cahier de souvenirs de 63 pages entre 1968 et 1973, date à laquelle il rencontra l’ethnologue toulousain Claude Rivals, spécialiste de l’étude des moulins. A la demande de celui-ci, il rédigea trois autres cahiers sur les moulins, la vie du meunier, des pages pour contribuer à une sociologie de la campagne angevine. Il répondit également par lettres à des questions posées par l’universitaire, lui confiant : « Je vous remercie, M. Rivals, par vos questions vous donnez un sens à ma vieillesse. » Le témoignage repose exclusivement sur la mémoire. Il est forcément incomplet, les épisodes marquants revenant dans le souvenir. Cela peut donner à réfléchir sur ce qui est resté très clair malgré le passage du temps et ce qui a été obscurci (par exemple le bilan exagéré de la répression des mutineries de 1917). Il a l’avantage de faire connaître la vie du témoin avant et après la période de guerre.

Claude Rivals a utilisé cette documentation pour composer le livre Pierre Roullet, la vie d’un meunier, paru aux Editions Jeanne Laffitte (Marseille) en 1983, 234 pages, illustrations. Les deux chapitres sur la Grande Guerre (p. 89-146) occupent la partie centrale de l’ouvrage qui en comporte six. Le témoignage de Pierre Roullet y tient la plus grande place ; des commentaires de Claude Rivals viennent en complément.

3. Analyse

– Nouveau témoignage sur la consternation au moment de l’annonce de la mobilisation, et sur la volonté de chacun de ne pas démoraliser l’autre (p. 104). A Angers, un jeune homme ayant crié « A bas l’armée » au passage du 25e Dragons est « presque écharpé » par la foule.

– L’épreuve du feu en septembre 1914 dans les parages de Nomény, en Lorraine, à la frontière de 1871. Les avant-postes français sont « aux villages de Arraye et Ajoncourt, le premier en France, le second en Lorraine annexée » (p. 108-109). « Les habitants d’Ajoncourt allemand et d’Arraye français étaient restés, nous faisions bon ménage ensemble, c’étaient de braves gens dont les enfants ou les maris étaient eux aussi mobilisés qui en Allemagne, qui en France… Une petite rivière, la Seille, les séparait mais un pont les reliait. » [Sur les combats de part et d’autre de la Seille, près du château de Clémery, dans le même secteur, voir le témoignage de Charlotte Moulis et la notice qui lui est consacrée ici-même.]

– La boue de Verdun (p. 121).

– Le travail de sa femme pendant son absence (p. 125).

– Un bref récit de la mutinerie d’un bataillon du 277e RI au pied de la montagne de Reims (p. 131) et d’incidents au 115e RI dans le même secteur en 1917, date non précisée.

– L’affaire Claire Ferchaud et le refus de marcher si l’emblème du Sacré-Cœur est cousu sur le drapeau (p. 128-129). L’épisode rejoint cette anecdote (p. 115) : « Au début de la guerre 1914, un capitaine bien pensant m’a posé la question suivante : « D’après vous qu’y a-t-il de plus grand que la grandeur de Dieu ? » Je lui réponds : « La bêtise humaine. Si les peuples n’étaient pas si bêtes, nous ne serions pas là à nous entretuer sans nous connaître. » Il haussa les épaules et s’en alla. » Roullet épingle aussi une série de citations de généraux, évêques, académiciens affirmant la beauté de la guerre (p. 133).

– Le propos d’un colonel en mai 1918 lorsque Roullet s’étonne que l’artillerie lourde ne tire pas sur des trains de minerais visibles en territoire allemand aux environs d’Hagondange : « Vous, vos camarades, votre colonel lui-même, nous nous battons pour des intérêts capitalistes internationaux : un de ces deux trains va nous revenir par le truchement de la Hollande ou du Danemark, pays neutres, pour fabriquer canons et munitions, et nous récupérerons l’autre en le recevant sur la gueule sous forme d’obus ou de grenades » (p. 139). « Et pourtant je n’ai pas cessé de croire à la patrie puisque à la deuxième guerre j’ai choisi la Résistance », conclut Pierre Roullet.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Jolly, Pierre

1. Le témoin

Pierre Jolly est historien, biographe et poète, auteur de plusieurs ouvrages d’histoire contemporaine (Turgot, Necker, Calonne, Du Pont de Nemours entre autres). « Bleu » en 1916, il arrive au front comme téléphoniste au 152e R.I. Sa biographie et son parcours militaire n’ont pu être pour l’heure reconstitués.

2. Le témoignage

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Jolly, Pierre, Le 13 octobre. Paris, Berger-Levrault, 1964, 193 pages. Préliminairement publié dans la même librairie sous le titre, Les survivants vont mourir. Bataille de la Somme. (1954, 172 pages).

Dans ce livre de souvenirs mâtinés de paraboles écrit entre 1960 et 1964, l’ancien soldat téléphoniste du 15-2 mêle 1916 à 196… dans de permanentes imbrications entre histoire et pèlerinage. Réalités et souvenirs, paraboles et réflexions se mêlent et se confondent lors de la relation de ces quelques jours d’octobre 1916, prétexte au souvenir des lieux mais surtout des hommes, truculents ou énigmatiques, survivants ou à jamais faisant corps avec la boue de la Somme. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Après de rapides préliminaires introspectifs sur le sens du sacrifice des soldats de 1916, Pierre Jolly quitte les granges d’Haussez le matin du 10 octobre 1916. Les tuyaux de cuisine parlant de Sailly-Saillisel, il sait qu’il part pour l’attaque dans ce secteur. Sa lente montée en ligne est pour lui le prétexte au souvenir de chacun des membres de son escouade. Alors qu’il parcourt à nouveau cette terre en 196… il revoit Fliette, Grandjean, Demange le Vosgien, Pétrole, Chauvert et tous les autres dont combien ne redescendront pas ? L’attaque du 13 se fera le 14, à 17 heures 10. Le château et les premières maisons de Sailly seront pris aux Allemands, dont Karl Renz, qui reçoit le choc et que Jolly retrouvera longtemps après la guerre, avant l’autre qui lui enlèvera la vie. Quelques kilomètres de lignes téléphoniques posés et un singulier prisonnier allemand plus tard, s’achèvent les souvenirs de Pierre Jolly, du 10 au 15 octobre 1916. Quelques longueurs et une écriture, certes talentueuse, mais par trop alambiquée, minorent cet essai de souvenirs, mâtinés de très – trop ? – nombreuses digressions qui allongent un récit duquel peu d’éléments sont à dégager. D’écriture irréprochable, ces souvenirs apportent peu à la littérature testimoniale et à l’historique du 152e régiment d’infanterie (premier régiment de France), sur lequel pourtant la littérature de guerre n’est pas pléthorique. Un ouvrage anecdotique valant donc pour sa singularité bibliographique. On note une parabole dans une montée au front : « Notre cordée, la cordée des bleus, progresse sur la voie d’une nouvelle accoutumance » (page 63). Il décrit sommairement « la corvée du ramassage des morts (…) en instance de sépulture » (page 98) et dépeint le cimetière de Maurepas au début des années 60, parabole sur l’oubli : « la plupart des noms sont fatigués de ne plus être lus » (page 90). Il évoque le vol entre soldats (page 87) – marquant par là même l’attachement au sac, lien avec le civil – et nous montre un fait semble-t-il réel de « deux soldats, du 15-2 et du 64e bavarois qui s’étant embrochés se regardèrent mourir l’un sur l’autre » (page 159). Son évocation d’un ancien combattant allemand duquel il s’est rapproché illustre la communauté des poilus de l’après-guerre.

Dans les quelques toponymes cités dans l’ouvrage, on retient Haussez (Seine-maritime) (p. 17), Amiens (p. 26), cote 131, Hardecourt-aux-Bois (p. 39), Péronne, Combles, ferme de Monacu, bois de Hem, bois des Ouvrages, Curlu, bois Vieux, bois Neuf, bois Sabot, ravin de Maurepas, bois du Quesne, bois Savernake, bois Louage (p. 49), Rancourt (p. 59) et Sailly-Saillisel (p. 154).

4. Autres informations

Les survivants vont mourir ont été traduits en allemand sous le titre « Und die überlebenden werden sterben. Erzählungen », Kiepenheuer & Witch, 1956, 187 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

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Bernardin, Joseph-Auguste (1882-1949)

1. Le témoin

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Joseph-Auguste Bernardin est né le 4 juin 1882 dans une famille de cultivateurs du hameau des Granges à Plombières-les-Bains (Vosges). Son père, Amé-Auguste, s’est remarié avec Marie-Joséphine Jeanvoine ; aussi, le couple a eu, en plusieurs lits, 11 enfants. Joseph épouse dans sa commune le 14 avril 1909 Marie-Joséphine Bernardin, avec laquelle il aura des enfants. A. Raffner, présentateur des carnets en avril 1978 ne nous éclaire pas sur la vie de ce combattant mais précise que sa famille, domiciliée a Herblay (Seine) à légué ses carnets au Mémorial du Linge. L’allégation par les présentateurs du fait qu’il soit devenu lieutenant après la guerre semble être inexacte et pourrait provenir d’une homonymie d’un soldat né un an auparavant à Onans dans le Doubs. Joseph-Auguste décède le 8 avril 1949 à Argenteuil (Val-d’Oise).

2. Le témoignage

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Bernardin, Joseph-Auguste (Sgt), Dans la fournaise du Linge avec le 5e B.C.P. (Juillet – août 1915). Colmar, Mémorial du Linge, 1978, 77 pages. Portrait en frontispice, 17 photographies, 2 cartes et 3 croquis.

Sergent à la 4e section de la compagnie Bernin du 5e BCP, parti en renfort de Bussang (Vosges) le 24 juin 1915, Bernardin témoigne de cette date jusqu’à son admission à l’hôpital le 6 août suivant. Après la guerre, il recopie ses notes en y apportant de rares ajouts (mention page 33) et reprend son texte en 1943 puis une nouvelle fois en 1944 (mentions page 25). Il conserve toutefois la datation de son récit jour par jour. Très sommairement présenté, le carnet du sergent Bernardin couvre avec densité une courte période, l’une des plus dures passées sur le « tombeau des chasseurs ». Ce ne sont que deux mois de guerre, mais quelle intensité narrative dans ce témoignage particulièrement édifiant et horrifiant, maître pour l’étude de cette partie des Vosges. Témoignage brut, transcrit sèchement, sans introduction ni rappel d’antériorité – le carnet commence-t-il à cette date ? -, à la biographie éthique et aux notes parfois incompréhensibles (cas de la note 3 page 9, peu clarifiée page 24), il n’en est pas moins l’un des plus haletants connus sur la guerre dans les Hautes-Vosges. Sa lecture, vertigineuse, fait toucher du doigt « la Fournaise du Linge » et c’est bien la récurrence de l’horreur qui transpire de ces pages et renseigne l’Historien. Bernardin est un témoin efficace et précieux, alliant à la qualité de la description une intensité dramatique narrative qui perce le lecteur.

Une courte relation (3 pages) de souvenirs de Marcel Lagneau, du 63e B.C.A, complète ce récit : il a été témoin des attaques du Linge depuis la Tête des Faux et a subi les terribles bombardements de ces sommets, principaux ennemis individuels du soldat.

3. Analyse

Joseph-Auguste Bernardin arrive sur le front des Vosges le 24 juin 1915. Les jours qui suivent sont un avant-goût de l’enfer sur le Hilsenfirst mais c’est au Linge, le 28 juillet, que va se révéler pour lui toute l’horreur et la terreur de la guerre de montagne. Il n’y tiendra lui-même que quelques jours, blessé dès le 4 août par un minen. Après une rapide préface qui rend hommage aux descendants du héros pour la communication de ses mémoires et introduit les lieux et les hommes, le carnet de guerre du sergent prend naissance le 24 juin 1915, à la gare de Bussang. Il monte à l’Hilsenfirst subir le bombardement incessant, qui écrase hommes et pierres. Il n’y reste que quelques jours, relevé le 4 juillet et envoyé au repos à Kruth pendant deux semaines, le temps d’une revue passée par Joffre lui-même. Le 17, « procession de corps chargés, suants, haletants » en direction cette fois-ci du Linge par Mittlach, le Nislissmatt et le Reichackerkopf, en empruntant « le fameux boyau n°6 ». La montée est déjà un enfer et la mort ou la blessure décime la cohorte, par l’obus ou la balle des tireurs d’élite. Le 29 juillet, c’est l’attaque manquée, que l’on doit reprendre le 1er août et les jours suivants. Il parvient à prendre pied – ou plutôt dégringole – dans la tranchée ennemie et multiplie les prisonniers avant de creuser de passables tranchées. Le 5 août, une contre-attaque allemande le plonge dans le néant. Il se réveille à la nuit, bercé par le brancard qui l’éloigne de l’enfer. Miraculé deux fois, il est gravement blessé à la tête mais sort vivant de l’enfer. De l’H.O.E. de Bruyères, il arrive à l’hôpital 104 de Dôle : « Je vais pouvoir dormir ! Je suis sauvé ! ».

Plusieurs citations sont frappées au coin de son expérience de guerre. N’ayant pas le droit de déplacer sa section sous le tir d’artillerie, il résume : « la guerre de position n’est pas la guerre de mouvement ; il faut se faire pilonner sur place » ! (page 16), ou « A la guerre, on ne fuit pas la mort ; c’est souvent en voulant l’éviter qu’on la rencontre » (page 20). En effet, échappant à la mort en exécutant « simplement les ordres reçus », il en nourrit une certaine superstition (page 25), qui se transforme en conviction d’être divinement protégé (p. 51). Il dépeint également la vie quotidienne des villages « unisexuels » (p. 30) ou l’alcool, pourtant contrôlé entraîne des « Chasseurs ivres enchaînés à une cagna d’officier » (page 29). Il s’étonne aussi quand « les Boches (…) n’ont pas la blessure silencieuse » (page 47).

Yann Prouillet, juillet 2008

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Alain (Emile-Auguste Chartier) (1868-1951)

1. Le témoin

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Emile-Auguste Chartier dit Alain est né à Mortagne-au-Perche le 3 mars 1868. Philosophe, journaliste et professeur de français, il publie dès 1903 plusieurs milliers de chroniques sous le nom d’Alain et est connu comme pacifiste avant guerre. A la déclaration des hostilités, bien que non mobilisable, il s’engage dans l’artillerie et est affecté au 3e régiment d’artillerie lourde. Gravement blessé au pied à Verdun le 23 mai 1916, il fait un court séjour aux services météorologiques de l’armée, sera démobilisé en 1917, restera estropié et reprendra sa carrière de professeur. Son nom reste attaché au pacifisme et à l’antifascisme. Il décède au Vésinet le 2 juin 1951 et est enterré au cimetière du Père Lachaise.

2. Le témoignage

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Emile-Auguste Chartier dit Alain, Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages, non illustré, portrait en frontispice.

Alain écrit ses souvenirs en 1931 et précise en faire « quelques ajustements, mais sans rien changer à cette couleur des opinions » (page 243) en mai 1933. Ces souvenirs présentés d’une manière vaguement chronologique comportent peu de dates et quelques lieux seulement pourront aider à suivre le narrateur dans ses trois années de périple. On trouve néanmoins dans l’ouvrage quelques tableaux assez bien descriptifs de ces lieux occupés par Alain et de nombreux détails techniques, restant superficiels toutefois. La période couverte s’étale d’octobre 1914 à octobre 1917.

3. Analyse

Alain a 46 ans lorsqu’il s’engage comme volontaire au 3e RAL en octobre 1914 et rejoint avec sa batterie le village de Beaumont, entre Toul et Saint-Mihiel. Dès lors, l’écrivain-philosophe-soldat relate les épisodes marquants qui lui reviennent à l’esprit et qui vont lui donner le prétexte à une réflexion profonde et débridée sur la guerre et les impressions qu’elle lui inspire. Employé dans plusieurs postes, rarement très loin des combats, Alain, simple brigadier malgré ses lettres et son cursus, va parcourir la guerre jusqu’en octobre 1917 et observer, parfois commander mais surtout réfléchir à sa condition et à celle des hommes qu’il côtoie. Il donne libre court à son esprit critique et juge tant le détail que la nature humaine avec un soupçon de révolutionnarisme. Il parle aussi objectivement de la technique, de ses métiers et des lieux qu’il parcourt, ceci sans soucis de continuité ou de lien, laissant courir sa plume au gré de ses souvenirs. On sent toutefois présente dans la fin du récit une certaine lassitude de la guerre et c’est sans regret que l’auteur quitte le front en octobre 1917.

L’attrait de ces souvenirs réside tant par la richesse des impressions qu’ils contiennent que par l’origine de leur auteur. Alain, philosophe-soldat nous fait plonger dans le minuscule univers de son champ de vision et fait surgir quelques réflexions sur le monde qu’il nous présente de manière débridée. Ainsi, par delà le simple récit d’un combattant de l’immédiat arrière front se trouvent illustrés un état d’esprit et une vision fort justes de personnages divers, décrits au gré des rencontres. Philosophe soldat, la guerre semble un laboratoire de l’âme humaine qu’Alain analyse en temps réel. Un ouvrage donc riche de sentiments (lire ses impressions en montant à Verdun, page 198 ou ses sentiments de permissionnaire après 17 mois de front, page 154), de réflexions logiques ou philosophiques d’une portée très abordable  – parfois même naïve (Alain se demande (à Souain) si la viande d’un cheval blanc est comestible, comme le dit la rumeur, page 115) – avec également de nombreux détails techniques utiles sur l’artillerie ou des tableaux simplement décrits (tels les jeunes conscrits qu’il dépeint comme : « Cette jeunesse avait quelque chose de vieux » page 168). Quelques thèmes récurrents sont abordés tels l’espionnite (pages 62 et 64). Il évoque également Norton Cru (page 21), parle de la gnôle, « l’eau des braves » (page 147) (voir aussi sur l’alcool, remède de troupe pour le vaccin contre la typhoïde : « boire à mort et dormir 24 heures » page 179), et l’on retient sa citation « Le front commence au dernier gendarme » (page 43).

4. Autres informations

Rapprochements bibliographiques – bibliographie de et sur l’auteur

Alain (Chartier Emile) Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages.

Alain (Chartier Emile) Mars ou la guerre jugée. Paris, Gallimard, 1921, 258 pages.

Alain (Chartier Emile) Correspondance avec Elie et Florence Halevy. Paris, Gallimard, 1958.

Alain (Chartier Emile) Suite à Mars. Convulsions de la force. Paris, Gallimard.

Alain (Chartier Emile) Propos d’un Normand. Tome V : 1906-1914. Paris, N.R.F., 1960, 312 pages.

Alain (Chartier Emile) Méditation pour les non-combattants. 21 propos d’Alain (1907-1914). Paris, 1914, 32 pages.

Alain (Chartier Emile) Le Citoyen contre les Pouvoirs. Paris, Simon Kra, 1926.

Alain (Chartier Emile) De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées. Paris, Foulatier et Bourgne, 1988.

Gontier Georges Alain à la guerre. Paris, Mercure de France, 1963, 179 pages

Vollerin Alain Alain et Tresch. 1914-1918. Un philosophe, un peintre dans les tranchées. Une rencontre improbable. Paris, Mémoire des Arts, 2005, 95 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Alain, Lettres aux deux amies, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 681 p. Les deux amies sont Marie-Monique Morre-Lambelin et Marie Salomon, largement citées par ailleurs dans Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, Ampelos, 2015.

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Roux, Franck (1893-1964)

1. Le témoin

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Franck Roux est né à Brignon (Gard) le 25 septembre 1893. Il y exerce la profession d’agriculteur (son livret militaire précise « propriétaire »). Mobilisé à la 11e compagnie du 52e R.I. de Montélimar (14e corps d’armée, 27e division, 54e brigade), il fait une courte campagne et est fait prisonnier dans les Vosges en septembre 1914. Il passera quatre années de captivité en Allemagne dans deux fermes de la région de Stuttgart. Il se marie en décembre 1919 et naîtront de cette union quatre enfants. Il décède le 10 avril 1964.

2. Le témoignage

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Franck Roux, Ma campagne d’Alsace-Lorraine. 1914. (Les sapins rouges). Nîmes, Lacour-Redividia, 1997, 47 pages, non illustré, portrait en frontispice.

Sous le nom d’auteur de l’ouvrage est ajouté « Agriculteur Gardois ». Le texte a été mis en forme et présenté en octobre 1993 par Robert Roux, son fils qui signe un épilogue en octobre 1996 sur la base d’un texte « recopié » en captivité. L’ensemble du texte, très sommaire (38 pages), s’étale du 1er août au 8 septembre 1914. Robert Roux indique le 11 octobre 1997 avoir souhaité rééditer le carnet de guerre de son père, un petit calepin noir de format 14×9 cm, par « devoir de mémoire« .

3. Analyse

Franck Roux est soldat au 52e R.I. de Montélimar quand la guerre le transporte vers Rambervillers où il arrive le 7 août 1914. Le 13, il franchit la frontière où il est placé en réserve des combats qui se déroulent en avant du col du Bonhomme, là où l’auteur va connaître son baptême du feu, le 15. C’est alors l’avance et les combats en Alsace, à Steige ou au col de Saales, avant l’ordre de repli sur le col de Prayé le 21 août à 23 heures. Le bataillon de Roux garde le col dans des retranchements les deux jours suivants avant de se replier une nouvelle fois par Senones et Moyenmoutier au cours de la nuit du 23 au 24. Ce dernier jour, le 52e combat pour reprendre Saint-Blaise « après une vive résistance » et avant l’attaque des bois de la forêt du Grand Fays pendant deux journées terribles où quatre assauts à la baïonnette rendent exsangues les compagnies qui y ont pris part, laissant à celle de Roux, la 11e, 80 survivants sur 250. Après un ultime assaut manqué pour la reprise de Saint-Blaise le 27, c’est à nouveau le reflux vers l’ouest, par Etival, Saint-Michel-sur-Meurthe, La Salle puis La Bourgonce. Entre le 29 août et le 3 septembre, les 52e, 75e, 140e R.I. et le 11e B.C.A. multiplient les attaques sur Saint-Remy qui restera finalement aux mains des Allemands pendant que les Français refluent vers La Salle. Le 4, les engagements reprennent dans ce village avec plus d’acharnement encore quand vers 18 heures, 120 défenseurs, dont le narrateur, sont faits prisonniers après une défense acharnée du village. Dès lors, c’est la lente évacuation vers l’Allemagne par Etival, Raon-l’Étape, avant Strasbourg et le camps de Stuttgart où il arrive le 7 septembre 1914. C’est là qu’ont été recopiées les pages du carnet du soldat Roux.

D’une typographie souvent médiocre, il manque à ce carnet édité à minima par les soins du fils de l’auteur, les précisions utiles à l’Historien. En effet, même si aucune date n’est omise entre le 1er août et le 8 septembre 1914, on regrette la brièveté des évènements retracés, trop souvent représentés par des descriptions imprécises d’avances et de reculs successifs et dont le flou est accru par l’absence regrettable d’une topographie détaillée, non corrigée par le présentateur, comme Albertvillers pour Rambervillers (page 10) ou par une imprécision géographique du style « un bois » et « une ferme à côté d’un bois » (page 22). Même si l’on peut suivre l’auteur dans les grandes lignes de son déplacement, la description des combats est superficielle. C’est lors des combats de Saint-Blaise que le flou tend à perdre le lecteur qui, pour peu qu’il connaisse la topographie, ne se retrouve pas dans les phrases : « On progresse en avant du village, traversant une grande prairie. (…) On arrive aux premières maisons du village !  » (pages 22-23). « Une pluie d’obus » s’abat dans le cimetière de Saint-Blaise (page 24). La prairie de Saint-Blaise est « labourée par les obus » (page 26). L’attaque du massif du Fays (supposée plus que révélée uniquement par « la crête du bois » (page 24) est réalisée avec le 252e de réserve (localisée le lendemain à Taintrux par ailleurs) (page 25) et dont on n’entend plus parler le 29 août où les unités réelles sont mentionnées (page 29), etc. On ne trouve pas toutefois les clichés habituels de la littérature de bourrage de crâne. En cela, même s’il reflète une certaine fidélité dans la réalité des évènements vécus, simplement décrits par leur auteur, le carnet de Roux est un témoignage étique. On notera une préface et un épilogue un peu simplistes, n’apprenant rien de plus au lecteur sur le parcours ou le vécu de l’auteur.

4. Autres informations

L’ouvrage est à rapprocher de Delabeye, B. (Lt) Avant la Ligne Maginot. Admirable résistance de la 1ère armée à la frontière des Vosges. Héroïque sacrifice de l’infanterie française. Causse, Graille & Castelnau (Montpellier), 1939, 278 pages, qui fournit les déplacements et des caractéristiques similaires dans la description du 140e R.I., régiment frère du 52e en août et septembre 1914.

Yann Prouillet, juillet 2008

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Gallieni, Joseph (1849-1916)

1. Le témoin

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Joseph Simon Gallieni est né le 24 avril 1849 à Saint-Béat, en Haute-Garonne. Militaire de carrière ayant laissé une profonde empreinte dans les opérations de colonisation menées par la France en Afrique avant la Grande Guerre, il est rappelé sous l’uniforme le 26 août 1914 comme gouverneur militaire de Paris, ville qu’il organise en camp retranché. Ayant eu une influence certaine dans le revirement des armes au cours de la bataille de la Marne, il est nommé ministre de la Guerre sous le ministère Briand. Il meurt le 27 mai 1916 à Versailles et est inhumé à Saint-Raphaël après des obsèques nationales. Joseph Gallieni est fait maréchal de France à titre posthume en 1921.

2. Le témoignage

Joseph Gallieni, Les carnets de Gallieni. Paris, Albin Michel, 1932, 317 p., non illustré. Portrait en frontispice.

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Texte présenté par Gaétan Gallieni, son fils et annotés par Pierre-Barthélemy Gheusi, son officier d’ordonnance, qui donne quelques éléments sur la démarche d’édition, autorisée par « la mort des uns » et justifiée par « les commentaires tardifs ou entachés d’erreurs (…) de quelques autres » (page 10). Gheusi indique que Gallieni « notait, chaque jour (…), sur un agenda in-octavo, le résumé succinct des heures qu’il venait de vivre. Il y a trois carnets. Les deux premiers – 1914 et 1915 – sont entièrement remplis. Celui de 1916 s’arrête, en avril, la veille de la première opération qu’il devait subir (…) à Versailles » (page 10). Le corpus d’écriture représente ainsi 850 pages.

3. Analyse

Le général Gallieni débute son journal de guerre le 1er janvier 1914 alors qu’il occupe les fonctions de commandant d’armée. Peu versé dans la politique, qu’il a en horreur, il se contente de noter jour par jour ses impressions et ses activités journalières. Le 17 mars 1914, il est, selon ses supérieurs, atteint par la limite d’âge et remercié par le Gouvernement. Toutefois, c’est l’Histoire qui va le rappeler vers la capitale où les bruits de guerre de l’été vont se concrétiser le 2 août 1914. Dès lors, Gallieni est rappelé par lettre de Commandement lui confiant les fonctions d’adjoint à titre de successeur éventuel du général Joffre, commandant en chef du groupe des Armées de l’Est. Toutefois, le mois d’août se passe pour lui sans emploi effectif et le G.Q.G. le tient même particulièrement à l’écart en le privant des nouvelles dont sa fonction aurait dû le rendre destinataire. Le 26 août, il est nommé commandant du Camp Retranché et des Armées de Paris et lui est dévolue la charge d’organiser de la défense de la capitale. Il remplace en cela le général Michel, dont l’incurie n’a rien permis d’effectuer pour cette organisation alors que la menace d’invasion se précise. Gallieni va devoir tout mettre en œuvre pour sauvegarder la ville et en défendre les murs, pierre par pierre. Ainsi, à force de travail et de demandes, il va réaliser les travaux nécessaires à cette mise en état de défense de Paris ainsi que la mise en place d’une armée de réserve susceptible de prêter main forte à celles déjà engagée dans la bataille de retraite qui se poursuit au nord. Le 1er septembre, le jour se fait sur la situation militaire de l’ensemble des armées alliées : c’est l’invasion par la marche forcée vers le sud et les Allemands aux portes de la capitale. Le même jour, le gouvernement quitte Paris pour se rendre à Bordeaux, laissant à Gallieni les clés de la ville à défendre coûte que coûte. Celui-ci proclame le 3 septembre qu’il remplira son mandat jusqu’au bout et donne à Maunoury ses dispositions afin de couvrir le nord du Camp Retranché. Cette disposition se révélera primordiale et sera complétée, le 4 par l’ordre n°11 qui va déterminer la « manœuvre hardie qui devait sauver la capitale« . Le 6, Maunoury s’avance vers l’Ourcq et le lendemain, 600 taxis réquisitionnés pour transporter les troupes vont lui prêter main-forte et menacer sérieusement le flanc droit de la 1ère armée allemande. Si gravement que le recul général des armées ennemies sera la seule façon de les sauver de l’encerclement. « Le miracle de la Marne » vient de s’amorcer et la gloire devra en revenir à Gallieni seul ou l’Histoire mentira ! (d’où sa question « Y a-t-il eu bataille de la Marne » ? page 201 et son analyse de la répartition des rôles). Nos armées ayant repris l’offensive, la situation générale s’améliore le 12 septembre 1914 et Gallieni peut être tout à sa tâche de réorganisation du Camp Retranché et traiter les affaires intérieures dans la capitale. Il réorganise d’ailleurs la Presse le 20 (page 99) et contribue à l’état moral général du « cœur » de la France. Le danger écarté, le Gouverneur va dès lors également s’apercevoir des manœuvres du G.Q.G. et de l’hostilité à peine voilée de Joffre qui ne lui sait pas gré du retournement salvateur. En fait, il a du mal à cacher à l’esprit clairvoyant de Gallieni sa propre confusion dans la tenue des opérations générales. Mais Gallieni continue sa tâche malgré ces dissensions et surtout la maladie qui le ronge. Il veut toutefois obtenir un poste plus actif, maintenant que le front s’est cristallisé et que le danger immédiat d’investissement semble définitivement écarté. Il n’obtiendra pas cette fonction, Joffre voulant l’écarter et disposant d’assez de pouvoir devant le gouvernement pour cela. Le 12 mars 1915, Maunoury est blessé et Joffre offre à Gallieni le commandement de sa 6ème armée, ce que refuse le Gouverneur de Paris. Cela va également contribuer à révéler à cet homme intègre les coteries et les jeux politiques cumulés aux incuries de commandement et d’organisation touchant à la défense nationale. Poussé par tout son entourage et malgré son désir farouche de ne point toucher à la politique, Gallieni accepte sous conditions le poste de ministre de la Guerre en remplacement de Viviani, « n’ayant pas réussi« . Ce poste ne satisfera jamais le militaire qui va dès lors se retrouver en première ligne des coups montés et de la bassesse politique. Mal à l’aise et parfois naïf dans l’arène, il va tenter toutefois de faire œuvre utile pour la cause commune et ce dévouement sera tantôt fébrilement reconnu par tous, tantôt traduit par une volonté de pouvoir qui n’aurait jamais aucun fondement dans la volonté même du personnage, profondément intègre. Palabres, débats, temps perdus et dégoût que l’on peut ressentir à chaque page vont accélérer chez Gallieni les soucis d’une maladie qui le tenaille depuis le début et qui ne lui laisse aucun repos. Le 10 mars 1916, à bout de force et vidé de son énergie, il obtient du Gouvernement l’agrément de sa démission et quitte ses fonctions pour intégrer l’hôpital de Versailles afin d’y subir des opérations qu’il n’aurait jamais dû remettre. Il ne quittera plus cet établissement et s’éteindra le 27 mai 1916.

Le journal de guerre de Gallieni est incontournable à plus d’un titre : d’abord par la personnalité et les fonctions de son rédacteur mais aussi par la richesse des détails et des impressions qu’il contient. Cet ouvrage est de surcroît doublé par de nombreuses et pertinentes annotations, véritable livre dans le livre de l’officier d’ordonnance Gheusi. Ainsi tout au long de ces pages se font jour des renseignements incontournables sur les opérations militaires de la bataille de la Marne et des indications précises sur la vision globale des décisions prises à ce moment, ainsi que sur le commandement, mais également une multitude de détails sur la vie politique et militaire au plus haut degré des responsabilités (G.Q.G. exclu). Ce journal, qui couvre donc la période du 1er janvier 1914 au 10 mars 1916 dépeint fidèlement les jeux des intrigues et des ragots tant politiques que militaires.

4. Autres informations

Eléments bibliographiques de et sur l’auteur

Bernhard Jacques Gallieni. Le destin inachevé. Gérard Louis, 1991, 364 pages.

Brulat Paul Histoire populaire du général Gallieni (1849-1916). Albin-Michel, 1936, 123 pages.

Cahisa Raymond Joffre, Foch, Gallieni, Fils des Pyrénées. Pyrénéa (Villeneuve-de-Rivière), 1943, 238 pages.

Charbonnel Henry (Col) De Madagascar à Verdun. Vingt ans à l’ombre de Gallieni. Karolus, 1962, 459 pages.

Charles-Roux F. – Grandidier G. Lettres du général Gallieni de 1896 à 1905. Société d’Editions Maritimes et Coloniales

Cladel Judith Le général Gallieni. Berger-Levrault, 1916, 129 pages.

D’Esme Jean Gallieni. Plon, 1965, 320 pages.

Gallieni Joseph (Cdt) Voyage au Soudan français. Haut Niger et pays de Ségou : 1879-1881. Hachette.

Gallieni Joseph (Cdt) Mission dans le Haut-Niger et à Segou. Société de Géographie, 1885.

Gallieni Joseph (Col) Deux campagnes au Soudan français (1886-1888). Hachette.

Gallieni Joseph (Col) Sénégal et dépendances. Pénétration au Soudan. Société de Géographie, Toulouse.

Gallieni Joseph (Gal) La pacification de Madagascar (1896-1899). Chapelot.

Gallieni Joseph (Gal) Trois colonnes au Tonkin (1894-1895). Chapelot, 1899.

Gallieni Joseph (Gal) Neuf ans à Madagascar (1896-1905). Hachette.

Gallieni Joseph (Gal) Mémoires du maréchal Gallieni. Défense de Paris (25 août – 11 septembre 1914). Payot 1920, 269 pages.

Gallieni Joseph (Lt-col) Une colonne dans le Soudan français (1886-1887). Baudouin.

Gheusi P.-B. La gloire de Gallieni. Comment Paris fut sauvé. Le testament d’un soldat. Albin Michel, 1928, 253 pages.

Gheusi P.-B. Guerre et théâtre. Mémoires d’un officier du général Gallieni pendant la guerre. Berger-Levrault 1919, 374 pages.

Gheusi P.-B. Gallieni. 1849-1916. Charpentier-Fasquelle, 1922, 249 pages.

Gheusi P.-B. Gallieni (1849-1916). Fasquelle, 1922.

Gheusi P.-B. Gallieni et Madagascar. Petit Parisien, 1931.

Gheusi P.-B. La vie prodigieuse du maréchal Gallieni. Plon, 1939, 127 pages.

Klein Charles-Armand Avec Gallieni, portraits varois. Equinoxe, 2001.

Laval Edouard La maladie et la mort du général Gallieni. Perrin, 1920.

Leblond Marius-Ary Gallieni parleEntretiens du « Sauveur de Paris », ministre de la Guerre avec ses secrétaires. Albin Michel, 1920, 316 pages.

Liddell Hart Basil-Henry (Cpt) Réputations. Joffre. Falkenhayn. Haig. Gallieni. Foch. Ludendorff. Pétain. Allenby. Liggette. Pershing. Payot, 1931, 269 pages.

Lyet P. (Cpt) Joffre et Gallieni à la Marne. Berger-Levrault, 1938, 160 pages.

Marcellin Marcellus Gallieni, Grand de France. Paris, Spes, 1932, 189 pages.

Mayer Emile (Lt-col) Trois maréchaux : Joffre, Gallieni, Foch. Paris, Nouvelle Revue Française, 1928, 235 pages.

Michel Marc Gallieni. Fayard, 1989, 363 pages.

Percin Alexandre (Gal) Deux hommes en guerre. Sarrail et Gallieni. Fournier, 1919.

Pilant Paul Le rôle du général Gallieni (août-septembre 1914). Paris, La Renaissance du Livre, 1922, 132 pages.

Vetty Louis Joffre. Foch. Gallieni. Toulouse, Chantal, 1942, 216 pages.

Weiss René L’hommage de Paris à Gallieni, son sauveur. Imprimerie Nationale, 1927, 102 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

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