Hertz, Robert (1885-1915)

1. Le témoin

Robert Hertz (Saint-Cloud, 22 juin 1881 – Marchéville, 13 avril 1915). Sociologue, normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1904, il est proche de Durkheim. Dès 1905, il collabore à L’Année sociologique. Ses travaux portent sur les représentations collectives religieuses, avec des thèmes de recherche comme le culte des saints1, la mort et ses rites, le péché (sujet de sa thèse inachevée). Hertz est aussi un alpiniste et un sportif. Ces caractéristiques se retrouvent dans sa pratique scientifique : il a le goût de l’ethnographie au grand air, des enquêtes de terrain (ce dont il doit d’ailleurs se justifier à l’époque envers l’Université). Issu d’un milieu de commerçants aisés, il est rentier et n’a pas besoin d’une activité professionnelle pour subvenir à ses besoins, mais il connaît néanmoins des expériences d’enseignement avant-guerre.

Politiquement, c’est un intellectuel socialiste, proche de la sensibilité de la Fabian Society anglaise. Son socialisme est parlementaire, réformiste, intellectualiste, laïciste, scientiste et positiviste. À ses yeux, la science sociale doit nourrir la réflexion politique et le progrès. Il participe ainsi à la fondation du Groupe d’Études Socialistes en 1908. Pour compléter ce profil rapide, on n’omettra pas de mentionner les activités de sa femme Alice Bauer (1877-1927, mère d’Antoine Hertz, né en 1909), pédagogue d’avant-garde, parmi les pionnières de l’éducation des très jeunes enfants en France. Ceci explique l’importance accordée par Robert Hertz aux questions de transmission et de diffusion des savoirs, position d’ailleurs en cohérence avec sa conception d’une imbrication nécessaire de la pratique scientifique et de la vie citoyenne. Sur ce point, Robert Hertz est très représentatif des élites juives de l’époque, très attachées à la République. Un fort patriotisme (visant l’intégration dans la communauté nationale, toujours ambivalent quelques années seulement après l’Affaire Dreyfus) en découle assez naturellement la Grande Guerre venue.

2. Le témoignage

Un ethnologue dans les tranchées (août 1914-avril 1915). Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, Paris, CNRS éditions, 2002, 265 p., présentation par Alexander Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson.

Le recueil présente un extrait des lettres envoyées par Robert Hertz à sa femme Alice. La taille exacte du corpus n’est pas précisée. Ce volume ne reproduit pas les lettres dans leur intégralité, ce que signalent préalablement A. Riley et P. Besnard : « nous n’avons généralement pas reproduit les passages des lettres qui ne concernent que des affaires strictement privées, événements familiaux, questions financières, considérations pratiques sur l’envoi des colis au front » (p. 37). Ce choix a ceci de fâcheux qu’il contribue à rendre de Robert Hertz, déjà très porté sur les réflexions sociologiques et patriotiques, une image excessivement désincarnée et idéaliste. Le gommage des aspects prosaïques de sa vie obère en l’occurrence l’intérêt du document en tant que source historique, l’inadaptation de Hertz aux exigences pratiques et manuelles de la condition de combattant revêtant, comme on le verra, une importance cruciale. Il est dans le même ordre d’idées regrettable que les éditeurs n’aient pas publié les lettres de sa femme, qui permettent de comprendre en reflet bien des choses quant à l’exaltation de Robert Hertz, laquelle se manifeste aussi en réponse aux questions et affirmations d’Alice. (cf. MARIOT (N.), art. cit., n. 24)

Parcours militaire :

– 2 août 1914 – 14 août 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (Verdun, caserne Miribel)

– 14 août 1914 – 21 octobre 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (village de Bras, région de la Woëvre)

– 21 octobre 1914 – 13 avril 1915 : sergent au 330e Régiment d’Infanterie (17e Cie) Lieux : Verdun, Braquis(20 kms à l’est de Verdun, nord de la crête des Éparges). Le 330e R.I. participe à l’offensive de la cote 233 à partir de Fresnes-en-Woëvre les 12 et 13 avril 1915, date de la mort de Robert Hertz, qui avait été promu sous-lieutenant le 3 avril : « l’attaque avait coûté quarante morts, cent cinquante blessés et seize disparus » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 23).

3. Analyse

La guerre (presque) sans combats. Traits de la vie dans l’arrière-front :

Dans ses lettres, Robert Hertz s’étend régulièrement sur le quotidien de la vie dans les tranchées, en ayant le souci, commun dans ce type d’écrits combattants, de ne pas engendrer trop d’anxiété pour les proches. Il décrit par suite les activités diverses auxquelles lui est ses hommes sont affectés (terrassements et travaux divers notamment), ainsi que les repas, nuits en plein air, marches… qui constituent l’essentiel de cette vie de sentinelles d’un pays en guerre. Il délivre des appréciations concises et précises la condition du troupier :

« après deux jours et deux nuits de repos passés au village, j’ai regagné le bois où nous sommes aux avant-postes (…) je suis sous une hutte construite avec des fagots de bois (…) une mince couche de paille à moitié pourrie constitue notre literie. Mais ce qui fait le charme de notre demeure, c’est un petit feu que nous sommes autorisés à entretenir à l’intérieur parce que nous sommes bien en arrière de la lisière du bois. Il faut vivre au bivouac par ces jours-ci pour apprécier vraiment la vertu d’un feu. Il ne faut pas trop plaindre les soldats en campagne – s’ils ont des privations, des misères, ils ont de grandes joies : se sécher au coin d’un bon feu, une rafle de cochons dans un village abandonné, une vieille bouteille oubliée dans un recoin, etc. » (30 octobre 1914, p. 88).

Un intellectuel à la guerre. Écrire, lire et réfléchir…

Robert Hertz note à plusieurs reprises le moindre intérêt qu’il porte à la lecture du fait de la guerre. Il lit essentiellement les livres qu’Alice lui envoie, ou bien qui lui tombent sous la main (Antigone de Sophocle, 3 octobre 1914, p. 69). Il ne cesse par contre de se projeter dans ses travaux et publications d’après-guerre.

Il exerce ses compétences d’intellectuel en produisant de nombreuses réflexions sur le cours de la guerre, sa signification, les traits de mentalité de ceux qui y participent… Il nous faut ici détailler un peu le fond de ces pensées : à travers elles, en effet, ce sont plusieurs penchants typiques des intellectuels dans la Grande Guerre qui peuvent être saisis. Car si Robert Hertz pense, analyse et disserte comme sa formation lui a appris à le faire, il démissionne dans le même temps quant au devoir de critique. Cette posture, qu’il endosse explicitement au nom des circonstances, constitue une part pourtant essentielle de l’éthique de sa profession et ce à plus forte raison pour un sociologue comme lui, ayant à cœur de ne pas dissocier les apports de la science de leurs implications sociales.

Dans un tel cadre, on le trouve fréquemment en train de relativiser certaines notions issues du discours dominant sur la guerre, tout en assumant de ne pas trop pousser sa réflexion.

Ainsi l’idée de guerre d’agression menée par l’Allemagne, pourtant un élément-clef de l’acceptation de la guerre par sa famille politique, est-elle fort judicieusement mise en balance avec les sentiments éprouvés par la masse des Allemands, eux aussi convaincus de lutter contre les menaces pesant sur leur patrie. Mais ce constat lucide une fois posé, aucune conséquence n’en est tirée :

« comme cette distinction entre la guerre d’agression et de conquête et la guerre de défense paraît futile à l’épreuve des faits. Heureusement nul besoin de raisonner » (17 novembre 1914, p. 113).

De telles abdications de l’analyse critique objective se rencontrent ailleurs : il remet en cause le rationalisme d’un autre mobilisé, l’ingénieur Chiffert, qui voit dans la guerre un gâchis de vies, de forces et de richesses :

« L’idée que cette guerre pût être embrassée comme un événement salutaire et saluée par l’un de nous comme l’heure culminante de sa vie lui paraissait billevesée, mystique et le faisait sourire. Pour ce catholique très pratiquant, la religion était une affaire d’un tout autre ordre – il n’y avait pas communication… », (16 décembre 1914, p. 149).

Reprochant de la sorte à un catholique le cloisonnement de ses valeurs (attitude très laïque au fond), Robert Hertz n’est guère crédible quand il s’irrite ailleurs, avec une rhétorique très banalement anticléricale du retour aux autels. C’est là pour lui la marque des esprits faibles et superstitieux : il faut en effet« peu de choses pour faire vaciller leur raison » (28 novembre 1914, p.127). On notera la contradiction dans les termes avec la tirade émise onze jours plus tôt.

Cette mise en jachère des exigences du travail intellectuel se traduit de diverses façons : généralisations à partir de cas isolés (sur les qualités innées du Français, 10 août 1914, p. 42), désir d’une « absorption dans le service » (26 décembre 1914, p. 167), éloges à Maurice Barrès (28 novembre 1914, p. 128), le pacifisme et les idéaux d’avant-guerre comme « illusions perdues »(1er novembre 19114, p. 92) ouvrant sur l’inévitable dévouement sacrificiel à l’intérêt collectif (3 novembre 1914, p. 98, 8 novembre 1914, p.105 et surtout 20 février 1915, p. 215-216, où sont convoquées l’Union sacrée, la charité, la guerre juste…)

Son consentement/« contentement » (préface de Christophe Prochasson, p. 31) à la guerre est certes effectif, il n’est toutefois pas univoque. Le même qui clame les vertus de l’oubli de soi et le sacrifice intégral ne décourage pas les efforts de ses proches pour lui obtenir une affectation de faveur en usant notamment des réseaux normaliens autour d’Albert Thomas (cf. p.107, 109, 119, 124, 133, 135).

En outre, toute sa vision de la guerre doit être rapportée à la tranquillité des secteurs où il est mobilisé jusqu’à ses derniers jours2. Cette précaution analytique doit notamment s’appliquer à son approche – ambivalente – de l’ennemi. Il entre d’une part dans le cercle fermé de ceux qui vivent la guerre comme une croisade (5 décembre 1914, p. 139), en véritable moine-soldat (25 novembre 1914, p. 120). Cela doit bien être rattaché à son affectation relativement protégée et à sa mort prématurée, qui préservent de telles conceptions de l’épreuve des faits. Mais cette situation abritée agit sur un autre versant de ses réflexions. Hertz ne manifeste pas, en effet, de haine de l’ennemi : « pourquoi chercher à dénigrer, à rabaisser son ennemi, qui, comme dit Nietzsche quelque part, est notre partenaire, notre camarade de lutte ? » (28 novembre 1914, p. 127). Une telle conception, celle du « pur guerrier » et de la communauté de sort des combattants de part et d’autre du front, aurait pu évoluer dans la durée en pacifisme, mais ce n’est là qu’une conjecture. Telle quelle, elle interpelle par sa proximité avec d’autres considérations métaphysiques sur le soldat, telles celles d’Ernst Jünger. Par exemple :« lorsque nous nous tombons dessus dans un brouillard de feu et de fumée, alors nous ne faisons plus qu’un nous sommes deux parties d’une seule force, fondus en un seul même corps » (La guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 155). Sauf que si Jünger a bel et bien vécu le combat de première ligne, ce qui fait de telles assertions des témoignages d’un état d’esprit spécifique (et marginal), le propos de Robert Hertz, par suite, ne nous renseigne guère que sur les élucubrations personnelles de ce dernier.

Mettre en évidence un tel degré de décalage entre les écrits de Robert Hertz et le vécu de sa guerre, c’est rappeler que sa formation et son statut ne font pas automatiquement de lui le »super-témoin » qu’une appréciation un peu rapide peut mettre an avant : « voir et avoir la capacité d’en rendre compte sont deux choses totalement différentes. Rendre compte, cela signifie avoir d’abord le talent d’observation, ensuite celui d’écriture, en d’autres termes être ou devenir un écrivain ou, comme dans le cas présent, être ethnologue » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 24).

C’est aussi dire clairement qu’il serait erroné d’accorder au contenu analytique, largement extrapolé, des lettres de Robert Hertz une valeur représentative quant aux convictions de la masse des soldats. Ceux-ci sont en moyenne,  comme il va en faire maintes fois l’expérience, bien plus attirés par la perspective de survivre à la guerre que de la mettre au profit pour réaliser un destin patriote modèle.

Vivre dans la nature, avec le peuple

En même temps qu’elle lui offre le contexte de spéculations politiques et métaphysiques, la guerre est pour Robert Hertz le théâtre d’expériences personnelles nouvelles, soit la vie au grand air en compagnie d’hommes des classes populaires. On a dit que le sociologue était familier de l’activité physique (membre du Club Alpin français), mais la guerre de tranchées rend quotidien ce qu’il ne connaissait qu’en termes de loisirs, la vie en extérieur. Il s’en trouve très bien, et répète à l’envi les bienfaits d’une telle existence. Comme n’importe quel individu amené à passer beaucoup de temps en extérieur, il est attentif au temps qu’il fait, aux changements de saisons, à la multitude de signes que la nature donne à ceux qui savent y prêter attention. Cette proximité – inédite parce que permanente – avec l’environnement naturel se double d’une autre, celle vécue avec les autres combattants, issus de milieux populaires et ruraux pour la plupart. Le tout relié aux références culturelles du normalien forme un drôle d’attelage, où les classes sociales sont simultanément estompées et affirmées, sur fond de retour à la Nature :

« Doux et gai rayon de soleil qui nous dit que la boue ne submergera pas tout. Et puis, dans le bois effeuillé, que de promesses déjà : des feuilles mortes à demi décomposées ont levé, drue, une moisson de mousse très verte, très fraîche. Et comme je la remarquais, les gars de la campagne m’ont dit : c’est la saison – les saules au bord de la petite rivière débordée (qui marque en ce moment la frontière entre l’ennemi et nous) – argentées aujourd’hui – les saules sont tout roses – les bourgeons des charmes commencent à se déployer et à montrer leurs feuilles »

(13 décembre 1914, p. 145).

« Plus je vois des hommes ici et plus je me convaincs que la campagne est indispensable pour régler et calmer les hommes, et je crois que que la chasse pratiquée avec des hommes du terroir, un tantinet braconniers, doit être une école merveilleuse (d’observation aiguë, d’endurance, de poursuite tenace, etc.) Ce que je souhaite le plus à nos petits, c’est de ne pas être prisonniers de la tradition citadine, livresque et bourgeoise, c’est d’être des hommes frais en contact direct avec la nature, capables de créer. La lecture de La Campagne de France de Goethe m’a de nouveau fait vivre dans cette atmosphère légère, libre et sereine que fait naître toujours cet étonnant annonciateur de l’Europe nouvelle ».

(3 octobre 1914, p. 68)

Hertz amalgame assez automatiquement le milieu naturel avec les hommes d’origine sociale modeste : les deux font corps dans ses représentations. Il exerce sur eux son regard d’ethnologue, dans lequel se mêlent empathie, admiration et condescendance. Un relevé des expressions employées par Hertz au fil des jours pour qualifier ses compagnons est très significatif quant à ces équivoques : « bons camarades », « les gars » (39), « braves meusiens », « ouvriers parisiens dégourdis et habiles » (45) ; « bons gars débrouillards » (46), « grands enfants de trente à quarante-six ans » (48), « belle race » (54), « rudes lapins », « amis » (70), « inculte mais gentil » (71), « leurs propos sont toujours savoureux et instructifs » (71), « gais et insouciants » (85), « mes oiseaux de basse-cour ». Les « Mayennais » sont  tels des « enfants heureux » (cf. 117-119, 141, 200-216).

Robert Hertz est aussi très à l’écoute de ses camarades : il note leurs dictons et expressions, relève des éléments de folklores, de croyances. Il est également prompt à évoquer leurs mérites et leurs limites. Si Hertz lui-même est assez porté sur les abstractions patriotiques, il a toutefois la lucidité de reconnaître que ce trait est tout sauf répandu dans la zone des combats, où les formes diverses du rire populaire ont tôt fait de tourner en ridicule les péroraisons officielles :

« ils ont une sorte de répugnance instinctive à la phrase, au lyrisme. Je leur ai lu le manifeste socialiste, du Barrès, l’article de Lavisse aux soldats de France. Rien de tout cela ne m’a paru mordre. Leur puissance est dans la blague (…) ils ne se laissent pas « bourrer le crâne » (…) ils poussent la légèreté jusqu’au sublime. Stoïcisme spontané, simple, élégant » (1er janvier 1915, p. 175).

Il n’est au fond pas très étonnant de constater par le biais de ces observations la facilité avec laquelle les usages de la culture populaire demeurent actifs malgré la guerre. Hertz raconte ailleurs comment, tombés sur diverses têtes de bétail, les hommes « jouaient à se vendre les bêtes (…) tout comme au champ de foire de chez eux » (14 février 1915, p. 207).

Par moments, Robert Hertz s’approprie un peu du réalisme troupier, de ses satisfactions prosaïques et néanmoins essentielles. Un très bon exemple est ce petit moment de liberté individuelle retrouvée quand RH doit effectuer un trajet à pied seul, libre de ses mouvements pour quelques kilomètres : « pour la première fois [depuis deux mois] j’avais l’espace devant moi, la bride (relativement) sur le cou » (6 janvier 1915, p. 180).

Cette expérience de vie – et non de temps passé en enquête de terrain – avec des ouvriers et des paysans l’amène plus largement à redéfinir une échelle politique et morale des valeurs. Si le parcours scolaire et universitaire de Robert Hertz n’est en rien celui d’un paresseux, il vaut néanmoins d’apprécier le regard qu’il porte sur le travail manuel. Ainsi, quand des « bûcherons de l’Argonne » viennent « construire de nouvelles baraques », il se dit : « c’est beau de les voir travailler le bois d’une main sûre et vigoureuse (…) la plupart des hommes d’ici, ouvriers, cultivateurs, bûcherons, aiment leur travail, ils en ont la fierté et la nostalgie » (19 septembre 1914, p. 57). Ce thème ne le lâche pas, et quelques mois plus tard, il en fait le fondement d’une éthique patriotique et sociale renouvelée en le rapportant à l’inscription dans la durée de la guerre de position :

« ce long effort patient et obscur, ces progrès lents, assurés par tant de sacrifices, c’est le type même de l’action féconde, disciplinée, que nous avions à apprendre et qu’il faudra bien continuer dans tous les domaines après la guerre. Nous avons appris à avoir juste la confiance en nous qu’il faut pour bien vivre et qui est aussi éloignée de la sotte infatuation que du méchant dénigrement de soi auquel nous nous laissions trop aller » (13 décembre 1914, p. 145-146). Ajoutons simplement ici que cette découverte des vertus du labeur assidu, sans éclat ni valorisation individuelle est une réalité vécue de longue date par la France des ouvriers, employés et paysans : encore une fois, la vision de Robert Hertz est modelée par son habitus de savant et de bourgeois.

Cette dernière caractéristique est essentielle pour une compréhension embrassant l’intégralité de son expérience de guerre. L’intérêt du rapport de Robert Hertz au travail manuel réside aussi dans le constat que l’on peut faire de ses inaptitudes personnelles en la matière. Malgré ce que l’on pourrait appeler une « bonne volonté manuelle », il ne fait guère de progrès en la matière, et se trouve souvent ébahi par les compétences de ses congénères. Ce fossé de l’habileté entre lui et ces derniers dit bien l’étendue, malgré le « communisme chaud, intime » des tranchées (14 février 1915, p. 208), du décalage issu des origines sociales de chacun.

Sur ce point, dans sa préface, Christophe Prochasson avance l’idée que durant la guerre, si « pour un socialiste comme Hertz, le « peuple« , la « classe ouvrière«  s’incarnent soudainement (…) la tranchée n’est pas pour lui un lieu propice à la critique sociale. Le grand thème idéologique d’après-guerre, celui de la fusion sociale qu’on prétendait s’y être réalisée, trouve dans cette correspondance, si peu politique, un sévère démenti tant les barrières culturelles semblent infranchissables » (p. 28-29). Je souligne au passage l’expression culturelle, à mon sens inappropriée et euphémisante. C’est bien de barrières sociales qu’il faut en effet parler, ainsi que le montre en de multiples occurrences cette correspondance. Au fond de tous les sentiments mêlés que l’on décèle chez lui vis-à-vis du peuple, on retrouve toujours une certaine condescendance, celle du (bon) maître envers la domesticité – qu’il évoque le cuisinier Jamin, « bon type de troupier français » usant d’expressions approximatives mais débrouillard (15 octobre 1914, p. 76) ou la cuisinière familiale Laurence (« gentille fille de la campagne française, je suis content que ses yeux clairs et francs ne nous aient pas trompés, et ne cachent point comme tu dis, une âme vile », 21 novembre 1914, p. 116).

Mais les inégalités sociales se manifestent aussi à des signes concrets, des attitudes. Il décourage ainsi sa femme de lui faire parvenir des effets pour les soldats :

« Quant à m’envoyer des choses pour les hommes, en particulier de ces « salopettes » qui leur seraient certes utiles, je juge inopportun de m’ériger en Mécène, même anonyme, de la compagnie où je suis un « humble et obscur sergent ». Tout ce qui rappelle les anciennes inégalités de fortune, de classe, etc. est mauvais, et, avec tous mes précieux accessoires, couteau, montre, jumelle, musette somptueuse, couverture de Léon, etc. je tranche déjà trop sur le commun » (15 décembre 1914, p. 147). Rien de culturel ici, assurément, et pas davantage dans l’extrait suivant, où Robert Hertz est dérangé dans la rédaction de sa correspondance par une petite fille du village de cantonnement :

« Tandis que j’écris, elle veut à tout prix m’ôter mon alliance. « Tiens Maman, le monsieur, il a une dent en fer ! » (Je t’ai déjà dit, je crois, combien mes dents en or font d’impression par ici) » (8 novembre 1914, p. 105).

Si l’on tente, pour finir, une synthèse de la façon d’être en guerre de Robert Hertz, sociologue, rentier, juif patriote et socialiste, il faut mettre en avant la richesse des entrelacs entre classes sociales auxquels ses lettres nous permettent d’accéder, souvent malgré Hertz lui-même. Il demeure en effet captif de son intellectualisme malgré toutes les perceptions inédites (du peuple, de la nature, des hiérarchies sociales) que lui a apporté la guerre. Il reste indéfectiblement persuadé que son point de vue est issu (un peu comme par nature) de la raison critique distanciée, quand ses positions témoignent au contraire d’un suivisme patent quant au conformisme de ce temps. Il se voit en guerrier idéaliste mais demeure naïf, empoté, livresque, le tout avec une exaltation à laquelle on ne peut retirer aucune part d’honnêteté ou de sincérité. Sa mort, au-devant de laquelle Émile Durkheim n’est pas loin de penser qu’il s’est porté par exaltation patriotique (cf. présentation, p. 14), pourrait dans un tel ordre d’idées être comprise comme celle de l’échec d’un homme à devenir un soldat malgré toute sa bonne volonté. Ainsi, une dizaine de jours avant sa mort, il écrit à sa femme : « Aimée, je n’écris pas ce que je voudrais, je suis las d’écrire et un peu dérangé par le bruit et par les petits soins du métier. Près de moi, mes gentils poilus, appliqués et sérieux, vérifient l’état de leurs fusils et nettoient leurs cartouches comme pour une revue, pour qu’elles n’encrassent pas leur canon » (2 avril 1915, p. 248). Ce commentaire un peu agacé ne révèle-t-il pas l’étendue des lacunes du sergent Hertz ? Car, ce qu’il prend comme un zèle un peu mécanique de la part de ses subordonnés, c’est avant tout un geste essentiel de soldat. Les paysans qui l’entourent sont habitués à porter un soin méticuleux à leurs outils, et ont transféré cet usage dans leur métier de soldat. Davantage accoutumé à compter sur les autres pour les aspects pratiques de l’existence, Hertz tombe peut-être, par contre, pour des raisons fort peu métaphysiques mais, comme l’indique en raccourci l’exemple choisi, très liées à son statut social.

4. Autres informations :

Notes :

1 – Cf. Nicolas MARIOT, « Les archives de saint Besse. Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien », Genèses, 63, juin 2006, pp. 66-87.

2 – Cf. Rémy CAZALS, « Non, on ne peut pas dire : « À tout témoignage on peut en opposer un autre » », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 91, juillet-septembre 2008, pp. 23-27.

(François Bouloc, mars 2010)

Voir Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil, 2017, 442 pages.

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Hauteur, Gaston (1885-1924)

1. Le témoin

Les cahiers étant parvenus à Jean-Paul Verdier sans filiation directe, Gaston Hauteur est mal connu. Dans un premier temps, c’est la lecture des cahiers qui fournit de rares éléments de biographie que l’on pourrait affiner par des recherches dans l’Aisne. Il est né dans ce département le 28 juin 1885 (le 28 juin 1918, il note qu’il a 33 ans). Il appartient au centre de recrutement de Saint-Quentin. Il est allé au collège ; il a une assez bonne orthographe. Lorsqu’il part en 1914, il est marié et il a un petit garçon, Maurice. Il évoque sa grand-mère Hamart à Soissons (on a donc le nom de jeune fille de sa mère). Sa famille est réfugiée à Epernay en 1915-1916 et revient à Soissons en 1917 ; il s’inquiète de son sort lors de l’avance allemande au printemps 1918. « Sergent-major rengagé », il passe sous-lieutenant en mai 15, puis lieutenant. Il serait resté dans l’armée après la guerre.

On connaît mieux les années 1914-1918 grâce au « prologue » de la dernière version de ses notes (voir ci-dessous) : « Résumé succinct des événements qui se sont passés depuis le début de la guerre jusqu’à mon affectation au corps expéditionnaire d’Orient ». On y apprend qu’il a combattu en Belgique avec le 84e RI en août 14, qu’il a été blessé de deux balles à la cuisse droite lors de la bataille de Charleroi, et qu’il a été hospitalisé jusqu’en novembre, puis affecté à des fonctions d’instructeur à l’arrière. Retour au front, au 127e RI en août 15 à Berry-au-Bac. Evacué pour maladie en octobre. Dans la Somme en septembre 16, à la 2e compagnie de mitrailleuses du 127e, il est blessé le 25 septembre à nouveau à la jambe droite lors de l’attaque de Rancourt, et soigné à l’hôpital maritime de Cherbourg. Officier instructeur à Saint-Étienne, puis à La Courtine jusqu’à l’arrivée des Américains, et à Saint-Yrieix. Il demande à faire partie du corps expéditionnaire d’Orient. Il arrive à Salonique le 13 octobre 1917 et va être affecté au 84e.

2. Le témoignage

Son contenu apporte peu. Ce sont souvent des formules telles que : « C’est un dimanche, nous nous réveillons frais et dispos » (14/10/17) ; ou : « J’ai la désagréable surprise de m’éveiller le matin avec un torticolis bien prononcé » (18/10/17). Il est plus intéressant par son aspect formel et par les questions qu’il pose. Il comprend : 1) Un cahier de « brouillon » qui semble écrit au jour le jour, avec abréviations, ratures, changements d’encre, écriture serrée ; il va du 12 décembre 1917 au 10 avril 1918. On peut penser qu’il y avait à l’origine au moins deux autres cahiers de ce type, l’un antérieur, l’autre postérieur. 2) Un dossier comprenant une partie intitulée « Journal de ma campagne à l’armée d’Orient, 26 septembre 1917 au 27 octobre 1918 » qui semble une première mise au propre, et une partie « papiers souvenirs » qui rassemble des programmes d’épreuves sportives et de soirées récréatives, des menus, notes de service, tableaux d’emplacements et de missions de la compagnie de mitrailleuses, le texte imprimé à Nice de trois chansons « par Fernand chansonnier lillois » (« Des colis ! », « Sing’ries d’Orient », « Le Chargement du Poilu »), un poème écrit par Gaston Hauteur lui-même sur « Le Poilu d’Orient », etc. 3) Un fort cahier de 190 pages dont seulement 117 sont rédigées, d’une écriture large appliquée ; il s’agit visiblement d’une tentative de mise au propre définitive, mais qui restera incomplète : le texte s’arrête brutalement au milieu de la p. 117 avec la date du 11 avril 1918 sans contenu (alors que le cahier précédent poursuit jusqu’au 27 octobre). Cette version porte le titre « Un an de campagne en Orient pendant la Grande Guerre 1914-1918 » ; c’est elle qui représente « le livre » du lieutenant Hauteur, avec une table des matières, elle-même incomplète. Cette rédaction a eu lieu après la guerre. Une comparaison fine des trois versions n’a pas été tentée, le témoignage n’apportant aucune réflexion personnelle, qui pourrait avoir été infléchie, dans un sens ou dans l’autre, au cours du temps. 4) Un cahier de format plus réduit contient 59 photos, tirages papier de petit format et de mauvaise qualité, et 17 dessins à l’humour laborieux, œuvres de Gaston Hauteur lui-même.

Le corpus pose plusieurs questions. Pourquoi Gaston Hauteur a-t-il écrit seulement sur sa campagne d’Orient ? On trouve un élément de réponse dans le prologue : « Pressentant que mon affectation à l’armée d’Orient serait pour moi l’occasion d’impressions nouvelles et de souvenirs agréables, j’ai noté chaque jour les événements me concernant. » Quand a-t-il entrepris la rédaction définitive ? Pourquoi l’a-t-il interrompue au 11 avril 1918 ? Pourquoi le contenu est-il aussi plat ? Jean-Paul Verdier, qui détient le fonds et qui a l’intention de le déposer aux Archives de l’Aisne, remarque à juste titre : « Sans le vouloir sans doute, il semble s’appliquer à éliminer toute trace de subjectivité dans sa rédaction. Il ne restitue ni émotions, ni réflexions personnelles, comme s’il n’avait rien à dire à titre individuel des événements exceptionnels qui s’imposaient à lui. Il incarne peut-être les conceptions, les convictions, les idées reçues de la pensée moyenne, conventionnelle, normée. »

3. Analyse

Débarquant à Itéa, le lieutenant Hauteur ne va pas voir Delphes. Il n’aime pas le vin résiné. Pas grand-chose sur le séjour à Salonique, au camp de Zeitenlick, sinon cette note du 17 octobre 1917 : « L’emploi du temps de la journée est sensiblement le même que celui d’hier. Je fais quelques nouvelles visites dans le camp. Seulement, l’un de nous quatre reste toujours à la chambre car on nous a prévenus qu’il existait parmi les hommes actuellement au camp, une bande de mauvais sujets qui font singulièrement parler d’eux ; ils ne se gênent nullement le soir pour arrêter les gradés, les menacer et même les dévaliser ; ils sont déjà entrés dans les chambres d’officiers où ils ont volé des cantines complètes. Des rafles journalières permettent d’en ramasser quelques-uns. Il est à croire que les régiments de France ont expédié en Orient la lie de leurs unités. Dans le camp, des rixes éclatent journellement entre ces voyous et des soldats alliés, principalement les Grecs ; on enregistre parfois la mort de quelques-uns. »

Installation à Kupa puis à Drevno, face aux Bulgares. Il y décrit sa « maisonnette », édifiée par ses hommes (15/12/17) : « Mon habitation est terminée. Après avoir creusé le sol à un mètre de profondeur, un mur de 0,75 m de haut donne une hauteur suffisante pour s’y tenir debout. Le toit est formé de rondins de bois jointifs, dont les interstices sont bouchés avec de la terre grasse mouillée, le tout recouvert de vieux sacs sous une nouvelle couche de 0,10 m de terre, et enfin un double toit, fait avec la bâche du train de combat et isolée à 10 centimètres au-dessus, empêchera la pluie de percer la toiture. A l’intérieur, une couchette faite de treillage métallique et un foyer m’assurant une douce chaleur. » Le lieutenant est un grand organisateur de soirées récréatives, ce qui lui vaut les compliments de ses chefs.

Installation du bataillon, secteur de Slop : « Je vais visiter notre secteur. Il occupe la droite du régiment, depuis la rive droite du Vardar jusqu’au 2e bataillon, soit environ 2 kilomètres de front, ce qui n’est pas anormal pour le front de l’armée d’Orient. Notre bataillon, qui comprend trois compagnies d’infanterie et une compagnie de mitrailleuses, est installé de la façon suivante : deux compagnies d’infanterie en première ligne, une au mamelon du chemin de fer, l’autre au mamelon des tertres, chacune ayant deux sections en tranchées, une en soutien et la 4e en réserve. La 3e compagnie est en réserve du bataillon. Quant à ma compagnie de mitrailleuses, que j’ai fractionnée pour l’instant en cinq sections en raison de l’existence de deux pièces supplémentaires (Maxim bulgares prises récemment), elle est disséminée dans tout le secteur. Les deux mitrailleuses bulgares seules sont en réserve. Le secteur que nous occupons est très accidenté. Le Vardar, déjà important à cet endroit, coule tantôt en plaine, tantôt entre de hautes montagnes. La rive gauche est beaucoup moins accidentée ; elle est occupée par l’armée anglaise avec laquelle nous sommes en liaison. La végétation est pauvre. La rive droite possède néanmoins quelques vignes, quelques champs de mûriers et de maigres arbustes, abricotiers, églantiers, etc. Beaucoup de ravins sillonnent le terrain, permettant de se rendre en première ligne sans être vu de l’ennemi. Un petit cours d’eau, appelé la Slop, et qui a donné son nom à un petit village détruit qu’elle arrose, coule entre l’emplacement des sections de réserve et celles de première ligne, d’où le nom donné au secteur. Malgré la saison, le cours d’eau est à sec. » Froid et neige en hiver ; fortes chaleurs, moustiques et fièvres dès le printemps.

Le 20 avril 1918, échec d’un coup de main tenté par un corps franc : le bombardement préalable a alerté l’ennemi. « C’est remis au lendemain. » Le 21 avril, « le coup de main réussit », affirmation étonnante quand on lit que le corps franc a ramené un prisonnier et qu’il a eu « 77 hommes hors de combat sur 120 ; 18 tués, le restant blessé, dont une dizaine sérieusement. L’affaire a été chaude. » Suit un mois de repos, avec soirées récréatives. Gaston Hauteur est évacué pour « dysenterie coloniale », début juin. Hôpital de Salonique et de Kozani. Retour au front fin août. A nouveau évacué en septembre (il est tombé de 74 à 58 kilos), il ne participe pas à l’attaque de Dobropolje. Il rentre en France sur le bateau hôpital Lafayette.

Rémy Cazals, mars 2010

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Giboulet, Justin (1887-1973)

1. Le témoin

Justin Rodolphe François Giboulet est né le 15 avril 1887 à Villeneuve-Minervois (Aude). Son père était maréchal-ferrant ; sa mère, épicière. Il entra à l’Ecole primaire supérieure de Limoux, puis à l’Ecole normale de Carcassonne. Après un an de service militaire au 163e RI en Corse, il commença sa carrière d’instituteur en 1908 à Auriac, puis fut nommé à Alzonne après son mariage en 1910, en poste double avec sa femme. Une fille naquit en 1912 ; un fils après la guerre. Il était patriote, de sensibilité politique de gauche, anticlérical sans excès. Il fit la guerre successivement au 343e RI, au 215e à partir de janvier 1916, au 261e à partir d’octobre 1918. Sergent en 1914, il devint adjudant en mai 1918, mais ne voulut pas devenir officier. Il resta principalement dans les Vosges ; dans l’Aisne en juillet 1917. Le mémoire de Solenne Boitreaud cité plus bas donne un index des noms de lieux mentionnés dans le témoignage.

2. Le témoignage

Son fils Jean a conservé 6 carnets originaux de petit format, en tout 397 pages + 17 feuilles volantes, 134 photos sur papier assez intéressantes, et divers papiers et objets. Les notes commencent au 4 août 1914 et s’interrompent au 10 août 1917. L’écriture est « tantôt calme et posée, tantôt agitée », écrit Solenne Boitreaud dans le premier volume de son mémoire de maîtrise, Les Carnets de guerre (1914-1917) de Justin Giboulet, sergent mitrailleur dans les Vosges, Université de Toulouse Le Mirail, 2000, 139 p. Le deuxième volume, 91 p., donne la transcription intégrale des carnets. L’argot de la tranchée dans les carnets d’un instituteur se retrouve dans un glossaire qui complète l’ouvrage.

3. Analyse

L’index des thèmes établi par Solenne Boitreaud comprend les entrées suivantes : abri, artillerie allemande, artillerie française, avions, baïonnette, bicyclette, blessés, blockhaus, bombardement, boucherie, cantonnement, charges, charnier, commission de réforme, conseil de guerre, coup de main, couteaux, dépôt, embusqués, exercice, femme, fraternisations, information, jeu, lecture, lettres (et paquets), maladie, mésentente, mitrailleuse, morts, mutineries, nourriture, observatoire, officier, permission, photographie, popote, prisonnier, promotion, récompense, reconnaissance, religion, rumeur, stage, stratégie, téléphone, tranchée, travaux, viol. Autant de thèmes classiques dans les carnets de combattants, mais abordés ici avec des développements intéressants. On retiendra quelques passages.

– Les recommandations reçues le 17 août 14 : « Les obus allemands peu dangereux. Les éclats ne traversent pas le sac. Les charges à la baïonnette irrésistibles. En pays annexé se méfier. Ne rien accepter des boissons que l’on nous offre. Ne rien répondre aux questions posées par les civils. »

– 18 septembre 14, près de Mandray : « Impression de cimetière. Fusils français abandonnés par cinq et six, vareuses, etc. Bérets de chasseurs alpins. Route semée d’étuis de cartouches allemandes. Les nôtres y ont laissé beaucoup d’hommes. Nous abordons la forêt. Arbres brisés. Terre battue, innombrables effets laissés par les Allemands, des tas de capotes, des casques, des sacs ensanglantés, culots d’obus de batterie de montagne. Après le café, chacun fait provision de souvenirs. Mandray, croix en bois blanc avec inscriptions allemandes. »

– Fin du mois [mai 1916] : « Vie tranquille sans incident. Les Boches n’ont pas lancé un obus. Gaudry, le capitaine de la 17 qui n’a la cote avec personne, m’engueule deux fois dans la même journée au sujet de mon béret et menace de me mettre dedans. Il trouve que les hommes sont trop bruyants et ne saluent pas. Type pénétré de l’esprit militaire, consistant, d’après lui, dans l’observation stricte des attitudes réglementaires et dans l’exécution des conneries les plus stupides. Très courageux dans son gourbi et profond stratège en chambre, très satisfait de son physique, se croit irrésistible. […] L’esprit de bluff règne dans l’armée : la probité fait parfois défaut. Tout se traduit par le « compte rendu » où chacun tente de tirer la couverture à soi. Personne ne veut rien foutre et chacun récrimine quand un camarade obtient une promotion ou une récompense. Beaucoup d’officiers s’occupent trop de leur personne et pas assez de leurs hommes et se moquent pas mal de leur santé. »

– 15 au 31 août 1916 : évocation de « patrouilles qui ne se faisaient heureusement que sur les comptes rendus ».

– 18 octobre 1916 : « Beaucoup de bourgeois carcassonnais ou d’autres lieux, qui n’avaient jamais été au front, se cramponnaient au dépôt à prix d’argent. Les pauvres blessés étaient souvent réexpédiés imparfaitement guéris si bien que, de Lyon ou du front, on les réévacuait sur le dépôt. Les autres s’arrangeaient pour se faire verser dans l’Auxiliaire. C’est ce que fit Farges, marchand de chiffons à Carcassonne. Le matin, il passe la visite à la suite de laquelle on le verse dans l’Auxiliaire. Occasion de grande bombance. Il soupe au Terminus avec trois majors qu’il avait invités et ils vont finir la soirée chez Renée, rue Basse n° 10. […] Voilà ce qu’était, au début de la guerre, la vie de ces bourgeois méprisants et orgueilleux : serrer les fesses et trembler le jour dans un dépôt, et accomplir des prouesses la nuit dans un bordel. Et pendant ce temps, les autres se faisaient casser la gueule. On se sent parfois animé de sourde colère quand on pense à tout cela, à l’existence d’un régime qui permet à ces professeurs de patriotisme d’avant-guerre, à tous les curés, à tous les politiciens, aux riches bourgeois de se défiler pendant que les pauvres bougres qui n’ont que le travail de leurs bras vont se faire trouer la peau. Les Boches sont moins odieux. »

– Juin 1917, au Violu : « Tous les journaux, comme s’ils obéissaient à un mot d’ordre, parlent en faveur du poilu dont il faut améliorer les conditions d’existence. Divers bruits circulent : des divisions se sont mutinées, ont refusé de monter aux tranchées. Des trains de permissionnaires ont manifesté. […] Au cours de la réunion des officiers à la mairie de Granges, Pétain avoua que la situation n’était pas brillante, qu’il fallait éviter d’embêter le poilu surtout au repos, tout au plus une heure ou deux heures d’exercice, pour veiller surtout à l’ordinaire, se mêler un peu plus à la troupe et éviter les histoires. Le colonel du 215e lui-même, cette infecte brute qui conçoit la discipline comme le Boche, a recommandé d’être très doux : il a dit que des corps d’armée ont été décimés à cause de leur rébellion, qu’un régiment désarmé est gardé à Mailly et que même les coloniaux refusent de marcher. Certains régiments se sont soulevés par la faute du haut état-major. Ils escomptaient n’aller qu’une fois à l’assaut, sur la foi des promesses qu’on leur avait faites, et puis on les fait donner une deuxième, troisième fois. A la quatrième fois, ils refusent de marcher. C’est naturel. A la suite de la visite de Pétain, on a enterré l’histoire des poilus du Violu centre parlant avec les Boches. »

4. Autres informations

– Voir les extraits de témoignage du sergent Roumiguières dans Gérard Baconnier, André Minet, Louis Soler, La Plume au Fusil, Les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. Giboulet est cité p. 143.

– Voir le témoignage de Fernand Tailhades, du même régiment, dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals (éd.), Ennemis fraternels 1914-1915, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002.

Annales du Midi, n° 232, octobre-décembre 2000, « 1914-1918 », p. 430-433.

Rémy Cazals, mars 2010

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Mactaggart, Alexander Arthur (1893-1954)

1. Le témoin

Alexander Arthur appartenait à une famille d’origine écossaise. Son grand-père, John A. Mactaggart, était arrivé en Australie, dans la colonie de Victoria, en 1846, à l’âge de 12 ans. Son père, C. Mactaggart, naquit en 1863 à Rokewood (Victoria) et Alexander A. vit le jour à Cape Clear, au sud de Ballarat (Victoria) le 22 novembre 1893. Par la suite, trois sœurs, Pearl, Avalon et Elsie, vinrent agrandir la famille. John A., le grand-père, avait acquis l’hôtel de la petite ville de Cape Clear qui s’était développée grâce à l’exploitation des mines d’or. Une baisse de productivité des mines entraîna le déclin de Cape Clear au début du XXe siècle. Avant de s’enrôler dans l’Australian Imperial Force, Alexander travaillait avec son père dans leur ferme de Colac, au sud-ouest de l’Etat de Victoria.

Répondant à l’appel du gouvernement australien, Alexander A. s’engagea comme volontaire le 6 août 1915. Il embarqua à Melbourne, le 7 mars 1916, à destination de l’Egypte. Au mois de mai, il quitta Alexandrie pour rejoindre la France où il arriva le 15 mai à Marseille avec son unité. Il prit alors le train en direction du front, un voyage de six jours pour parvenir au grand camp d’entraînement de l’armée britannique à Etaples. Affecté à la 2e batterie de mortiers légers de tranchée, il fut envoyé au front le 28 juillet. Il participa aux grandes batailles de la Somme et du Saillant d’Ypres. En 1917, pour un acte de bravoure lors de la seconde bataille de Bullecourt, Alexander reçut une décoration militaire du gouvernement belge réfugié à Sainte-Adresse, près du Havre.

De retour au pays, le 28 juin 1919, il put, grâce à un plan d’aide du gouvernement australien en faveur des combattants, acquérir de nouvelles terres à Colac. Il fut un des pionniers, dans la région, en matière de mécanisation dans la production du lait. En 1926, il épousa Vera Wallington. De cette union sont nés quatre enfants, John Charles en 1927, Alexander Keith en 1928, Arthur Neil en 1936 et Janet en 1944.

Comme de nombreux compatriotes, Alexander restait marqué par son expérience des tranchées. Il évoqua rarement cette période douloureuse de son existence avec ses enfants, refusant même un jour toute discussion avec son fils Neil au sujet de son action à Bullecourt. Ne désirant pas vivre dans le passé, il ne participait pas aux marches organisées pour l’ANZAC Day (25 avril, commémoration du débarquement à Gallipoli). De même, il évitait les réunions d’anciens combattants. En vieillissant, il perdit petit à petit son intérêt pour la ferme et, le 11 juillet 1954, il décédait des suites d’un cancer.

2. Le témoignage

Les carnets rédigés par Alexander Mactaggart consistent en cinq agendas de taille réduite qui présentaient l’avantage de tenir dans la poche de l’uniforme. Ses premières notes débutent le 7 mars 1916 alors qu’il embarquait à Melbourne. Il cessa d’écrire le 28 juin 1919 dès que les côtes de lEtat de Victoria furent en vue. Ce soldat des antipodes raconta quotidiennement son expédition d’outre-mer, couvrant ses années de guerre ainsi que la période de paix entre l’Armistice et son retour au pays. Arrivé au mois de mai 1916 au camp d’Etaples, sa vie rythmée par les entraînements militaires et les baignades au Touquet semblait plutôt l’amuser, mais l’expérience des tranchées, la violence des combats et les souffrances physiques endurées changèrent le ton de ses écrits. Dans son dernier carnet, éprouvé par ses années de guerre, il note à la page du 1er janvier 1919 : « Commencement of another year a more peaceful one than the previous… » « Début d’une autre année plus pacifique que la précédente ».

Ses phrases sont laconiques et ses remarques parfois acerbes à l’égard des soldats alliés. Par exemple, il traite les Britanniques de « stupid heads » et les Français de « silly rotters ». Les agendas de 1918 et 1919 contiennent des adresses de personnes rencontrées en France ou en Belgique. Parallèlement à son journal de guerre, il tint un calepin dans lequel il narrait et commentait, de façon beaucoup plus détaillée, certains engagements auxquels il avait participé et les événements qui l’avaient marqué.

Après son décès, ses carnets ainsi que deux livres de l’historien officiel de l’armée australienne, C.W. Bean, ont été trouvés dans un vieux bureau par son épouse. Neil, un de ses fils, les récupéra en 1977 et entreprit en 1983 de les retranscrire, estimant qu’il s’agissait sûrement du plus précieux bien que son père avait légué. La tâche n’était guère aisée en raison de l’écriture et de nombreux noms de petits villages français difficiles à orthographier pour un Australien. A l’instar de nombreux descendants de soldats australiens, Neil éprouva le besoin de retracer l’itinéraire de son père. A l’automne 2004, il se rendit en Europe pour parcourir les champs de bataille de la Somme et du saillant d’Ypres.

3. Analyse

L’intérêt de ces carnets réside surtout dans le fait qu’ils relatent l’expérience d’un soldat volontaire de guerre non-européen. Comme la Grande-Bretagne, l’Australie déclara la guerre à l’Allemagne le 4 août 1914. Or, une loi interdisait à l’armée australienne d’opérer en dehors du territoire. Afin de contourner ce problème, le gouvernement australien prit la décision de faire appel à des volontaires. A deux reprises, lors de référendums organisés en 1916 et 1917, les citoyens australiens s’opposèrent à la conscription.

Ces carnets constituent une aide précieuse pour retracer l’itinéraire d’un soldat d’un dominion britannique depuis son enrôlement jusqu’à son retour dans son pays natal. Ils s’articulent autour de trois thèmes : la préparation à la guerre et le voyage vers le front occidental, l’expérience de la guerre, l’après-guerre et le retour au pays.

Préparation à la guerre et voyage vers le front occidental

Enrôlé en août 1915, Alexander reçoit un entraînement de plusieurs mois au camp militaire de Castlemaine dans l’Etat de Victoria. Le 7 mars 1916, à Melbourne, il embarque sur le SS Wiltshire. Il note soigneusement ses escales, les îles rencontrées ainsi que la météorologie et les diverses activités pratiquées à bord du navire telles que les exercices et les séances de vaccination qui débutent le 18 mars. Le 9 avril, le navire accoste dans le port de Suez. Après le débarquement, Alexander et ses compagnons de route rejoignent Tell el Kebir où doit se poursuivre leur entraînement. Le 10 mai, ils embarquent pour la France au départ d’Alexandrie. Après 5 jours de navigation en Méditerranée, ils arrivent enfin à Marseille où un train les attend afin de les amener à Etaples, grand camp d’entraînement de l’armée britannique, surnommé « Bull ring ». La période d’entraînement d’Alexander pendant les mois de juin et de juillet, lui permet de profiter de baignades fort appréciées au Touquet Paris-plage « (…) long march to Paris Plage for swim in sea ».

L’expérience de la guerre

Le 28 juillet 1916, Alexander quitte Etaples pour le front dans le secteur de Vignacourt. Ce n’est qu’en août qu’il connaît sa première expérience des tranchées. Le 18, il note : « (…) been in the front trench since 6 pm last night till 8 am this morning am going to have a sleep not closed my eyes since 4.30 am yesterday into line 10 pm », et le 19 août : «  what a night today has been a bit showery makes living a trench miserable feel very tired heavy bombardment ». A la fin du mois de septembre, il débute son apprentissage de Light Trench Mortar et il est affecté à l’Australian Light Trench Mortar Battery un mois plus tard.

Durant l’année 1917, Alexander participe notamment à la seconde bataille de Bullecourt et, en date du 3 mai, il écrit : « Terrific bombardment started at 4 am 2nd Div hoped out it have been heavy strafing by the noice… » Le 8 mai, (il) « got off 60 shots did very well. Put a few in our own M.G. (Machine Gun) position ». Il reçoit d’ailleurs pour cette action une décoration militaire belge de 2e classe avec palmes. Pendant le mois de septembre, il profite d’une permission pour se rendre à Edimbourg, en Ecosse, terre natale de ses ancêtres et pour visiter Londres au retour. Au début d’octobre, il est engagé dans la terrible bataille de Broodseinde qui entraîne de nombreuses pertes parmi les soldats australiens (« our losses heavy »). Il se plaint de ce « dirty dugout cold and hungry and muddie and wet » et du fait qu’il faut partager « 1 blanket for 2 ». L’humidité des tranchées lui cause de douloureux furoncles aux pieds. Il passe la nuit de Noël « in the line slippery cold and plenty of mud and Hun straffed a bit too. So did our chaps ».

Le 2 mars 1918, deux ans après son départ de Melbourne, Alexander se retrouve à nouveau dans le secteur d’Ypres où « Our chaps are up to Hill 60 picking positions they are afraid the Hun is coming heavy bombardment ». Le 17 mars, il découvre les gaz pour la première fois. Par la suite, en mai et juin, il se retrouve dans la région d’Hazebrouck et Strazeele. Après un repos au camp d’Etaples, il retourne dans la Somme. En date du 23 août, il note qu’à « 4.45 am barrage a beauty and the tanks and the troops and us all moved off in the fog and smoke… ». En septembre, Alexander qui est au repos dans un camp aux environs de Péronne, se plaint de n’avoir « nothing to do but sleep and eat … » ou encore « Just hanging on sleeping and eating it will soon end I think ». L’Armistice survient alors qu’il fait mouvement en direction de la frontière franco-belge du côté de Landrecies.

L’après-guerre et le retour au pays

A la fin des hostilités, plus exactement au mois de décembre, Alexander passe deux semaines de permission à Paris où il visite « …the principal Boulevards and Avenues and places special interest also the Bois de Boulogne and Wall and Cemetery…and Avenue des Champs Elysées, Place de la Concorde. Go to Gaumont Palace at night of». Contrairement à ses camarades, il préfère se rendre dans les lieux chargés d’histoire comme le Musée de Cluny, le quartier latin, le Panthéon ou encore la Malmaison, « home of Napoleon beautiful furniture etc…damage Hun occupation (…) ».

Le 17 décembre, il rejoint, en Belgique, son unité cantonnée à Loverval près de Charleroi. Il est logé dans un estaminet en compagnie d’un officier, Mr Landon. Très rapidement, il noue des liens d’amitié avec la famille qui l’accueille et principalement avec le jeune garçon du couple. Les soldats australiens bénéficiant d’un libre parcours sur les transports publics, il en profite pour descendre régulièrement à Charleroi pour y assister à des représentations cinématographiques (« Visit Charleroi afternoon go to Cinema good pictures »). Sa curiosité le pousse à Ham-sur-Heure, où les Forces Impériales australiennes ont établi leur Grand Quartier général dans le château du Comte d’Outremont. Il prend également le train pour rendre à Bruxelles où il rend notamment visite au comte de Mérode, propriétaire du château de Loverval. A la fin du mois de mars, le cœur serré, il fait ses adieux à la famille de Loverval. A la gare de Charleroi, il monte dans un train réservé aux soldats à destination du Havre. Après un bref passage dans le camp militaire de Salisbury Plain en Grande-Bretagne, il embarque enfin, le 12 mai, sur le HMAT Santan qui le conduira en Australie via la Méditerranée et le canal de Suez. Le 28 juin 1919, pour la dernière fois, il note dans son journal : « …we are passing along Victorian coast in sight paid today our final in the army ».

4. Autres informations

BEAN (C.E.W.), The official history of Australia in the war of 1914-1918, University of Queensland press, St Lucia, Queensland, 1983 (first published 1942)

BEAN (C.E.W.), Anzac to Amiens, Penguin Books, Australia, 1993 (first published by the Australian War Memorial, 1946)

www.awm.gov.au (Australian War Memorial) photo officielle E457 d’Alexander Mactaggart avec son mortier de tranchée léger lors de la seconde bataille de Bullecourt en 1917.

Claire Dujardin, avril 2010

 

 

 

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Defaye, Raymond (1892-1974)

1) Le témoin

Né le 7 janvier 1892 à Guéret, dans la Creuse, Raymond Defaye a 22 ans lors de la mobilisation. Fils du directeur départemental des Postes de Tarn-et-Garonne, il est étudiant en médecine à Lyon en 1914. Il est mobilisé le 2 août à Montauban, et part pour la Marne. Très vite affecté à la conduite de convois militaires (122e section automobile TP), il est nommé médecin dans le 347e régiment d’infanterie le 15 juin 1915. Le 16 septembre, il tombe malade et est évacué vers l’intérieur. Après la guerre, il est médecin aide-major, élève de l’Ecole du Service de Santé militaire. Il soutient à Lyon le 26 mars 1919 sa thèse de doctorat en médecine, sur « La lutte contre les émanations gazeuses en guerre de mine ».

2) Le témoignage

Les carnets de guerre de Raymond Defaye ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Moles (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Son carnet s’accompagne de 160 photographies inédites sur les 500 qu’il réalisera pendant la guerre avec son appareil Kodak. Par ailleurs, l’éditeur a choisi de publier les extraits les plus significatifs de sa thèse.

3) Analyse

Le témoignage de Raymond Defaye est riche parce qu’il permet de croiser les photographies et les carnets de ce combattant. Ce jeune homme, à l’arrière front, rapporte les nombreuses rumeurs qui circulent : « Un turco serait revenu avec une tête de boche la jugulaire encore sous le menton. Un autre aurait plusieurs paires d’oreilles dans sa musette » (du 25 au 28 août 1914) ; « On coupe les doigts aux enfants pour les empêcher d’être soldats français » (11 septembre 1914).

Il est fasciné par le spectacle de la guerre et attentif aux traces de la bataille. Le regard qu’il porte sur l’ennemi est complexe. Il note le 12 septembre, travaillant aux côtés d’un médecin allemand prisonnier l’absence de distinction dans les soins accordés aux soldats allemands ou français. Le lendemain, ses camarades se réjouissent à l’idée de pouvoir « descendre quelques boches ». Pour autant, cette opportunité ne se présente pas. Devant Reims en flamme et les collines en feu, il observe « au-dessus un ciel moyen qui reflète l’incendie et qui est sillonné par les obus. C’est magnifique dans son horreur. » (14 septembre 1914). En direction de Reims, en octobre 1914, il se réjouit de « pouvoir voir ce bombardement fantastique. » Mais la lassitude et l’ennui s’installent progressivement. Il supporte difficilement le regard que portent sur lui officiers et soldats exposés au feu ennemi (5 février 1915). Par ailleurs, la fixité du front et l’inaction pèsent : « tous les fantassins en ont plein le dos et tout le monde attend la fin avec une vive impatience. On est découragé de cette inaction. La moindre chose en avant fait aussitôt naître une lueur d’espoir puis quelques jours après tout revient dans le calme un peu plus désespéré qu’auparavant », écrit-il le 18 mai 1915.

Il est titularisé médecin auxiliaire et affecté à la 52e DI, au 347e RI. Il est alors envoyé dans un poste de secours en première ligne. Il partage ainsi le quotidien des combattants. Il s’insurge contre les officiers qui font sentir de façon outrageante leurs galons et se sent déconsidéré.

Le 16 septembre, il est déclaré malade et évacué vers l’intérieur.

Ses photographies offrent un regard tout aussi intéressant sur son expérience de guerre. Les clichés et le carnet se font écho : les photographies témoignent de la vie dans le service automobile au début de la guerre et donnent surtout à voir les mouvements de troupes. R. Defaye photographie également les maisons ou les églises détruites, les cimetières, les activités quotidiennes (creusement d’une tranchée, cuisine, défilés, cérémonies, etc.). Les photographies de Reims s’apparentent à un reportage ou il fixe les ruines avec son appareil. Certaines, photographies ont été prises en 1ère ligne : les cadavres et les explosions y sont montrés (ex. p. 74). L’ensemble des photographies est consultable aux Archives Départementales de la Haute-Garonne.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

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Moles, Raymond (1884-1961)

1) Le témoin

Né en 1884, Raymond Moles a 30 ans lors de la mobilisation. Il est marié avec Léonie Lacaze et père de famille (depuis 1913). Il exerce le métier d’agriculteur à Catus, au nord-ouest de Cahors, dans le Lot, où se trouve sa ferme, le Mas de Pégourié. Il est croyant et pratiquant. Il est affecté dès août 1914 à la 4e section du 138e RI. Il fait fonction d’agent de liaison. Le 7 janvier 1915, il est nommé soldat de 1ère classe, puis occupe la fonction de cycliste du médecin aide major le 23 mars 1915. Il tombe malade en mai et est évacué jusqu’en septembre. Jusqu’en décembre, il reste à l’arrière et témoigne des multiples exercices auxquels il doit se plier. Il semble revenir au 20e RI et regagne le front vers Arras. Il passe le 13 juillet 1917 au train des équipages. Sa femme meurt d’une phtisie ganglionnaire le 28 février 1920 à 29 ans. Elle laisse deux enfants : Emmanuel, né le 28 février 1920 et Roger, né en octobre 1919. Raymond Moles se marie alors avec sa belle-sœur, la femme du frère de Léonie, lui-même décédé des suites de la guerre.

2)      Le témoignage

Depuis 1913, Raymond Moles écrit les faits marquants de ses journées. On relève peu d’émotion ou de prises de position dans ses pages : il se borne à rapporter le temps qu’il fait, les travaux des champs, la guerre. Il continue cette prise de note jusqu’au début des années 1960. Ses carnets de guerre ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Defaye (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Il a été recomposé, sans la moindre coupure et en conservant la chronologie, en trois chapitres : « Le front », « Les arrières » et « la vie à Pégourié ». Ces pages sont accompagnées de 160 photographies inédites de Raymond Defaye.

3)      Analyse

Les opinions et les sentiments de R. Moles cèdent souvent le pas devant l’écriture des faits : mouvements de troupes, temps qu’il fait, etc. En effet, son désir d’inscrire tous les événements marquants de sa journée est net : ainsi voit-on passer les troupes décimées et harassées de fatigue (23 août 1914), il donne à lire les cadavres déchiquetés (20 décembre 1914), les bombardements, les misères quotidiennes liées au temps (froid, pluie, boue,…). Le « je » est souvent remplacé par le « nous » ou le « on ». Mais ses observations sont souvent riches à l’instar de son récit d’un assaut sur des tranchées allemandes près de Tahure, le 5 mars 1915 : « nous pouvons remarquer que les types couchés n’étaient pas morts et que la plupart creusaient des trous ou arrangeaient les trous d’obus. » Il détaille l’instruction reçue à l’arrière de septembre à décembre 1915 : le 13 septembre, par exemple, il note que l’après-midi est consacré à de la « théorie sur les marques extérieures de respect et les règlements sur les peines attachés aux crimes ou délits militaires. » Pour autant, l’impression d’une écriture dénuée de sentiments est à nuancer : les rires (27 septembre 1914), la peur (4 mai 1916) sont évoqués.

En dépit de l’apparente objectivité de Raymond Moles, c’est bien sa guerre qu’il raconte dans son carnet. Un témoignage intéressant, donc, qui invite à la comparaison. Saluons d’ailleurs, dans la construction même de l’ouvrage Bleu horizon, le face à face, page après page, des notes de R. Moles et de celles de R. Defaye, médecin issu d’une famille de notable, et qui porte sur la guerre un tout autre regard. Autre regard tout aussi intéressant, celui de R. Moles sur l’arrière.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

 

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Auque, Charles (1895-1986)

1. Le témoin

Charles Albert Auque est né le 21 mai 1895 au Pont-de-l’Arn, canton de Mazamet, département du Tarn. Son père, Léon, était fileur ; sa mère, Rosalie Galy, ménagère. Le Pont-de-l’Arn est un village du bassin industriel de Mazamet. Le père est ouvrier du textile, mais les années 1890 sont celles de la reconversion de la fabrication traditionnelle vers le délainage des peaux de moutons importées d’Amérique du Sud, activité qui va dominer dans le bassin jusqu’à la fin du 20e siècle. D’après ses lettres, Charles Auque était avant la guerre ouvrier dans une des grandes entreprises de délainage, Jules Cormouls-Houlès et fils, dont l’usine se trouvait juste en amont du village (usine de Montlédier). Charles signale qu’il reçoit des colis envoyés par Mme Cormouls. Il y avait deux entreprises Cormouls-Houlès au Pont-de-l’Arn. La lettre du 4 septembre 1916 (Mme Cormouls a envoyé à tous les ouvriers mobilisés la photo de son fils Pierre tué à Verdun, et 100 francs) désigne la maison Jules Cormouls-Houlès (l’autre entreprise, Gaston Cormouls-Houlès, avait son usine dans le village). Il semble que Charles ait exercé un métier d’appoint, celui de coiffeur, pour améliorer l’ordinaire. Sa première lettre (15 septembre 1914) le montre aux vendanges dans l’Hérault, pratique courante pour les ouvriers du délainage de Mazamet car cette activité ralentissait fortement en été à cause de la chaleur et du manque d’eau. En 1914, c’est peut-être dû aussi aux perturbations tenant à l’entrée en guerre. Autre trait caractéristique de la population du bassin : tandis que les patrons, dont les Cormouls, étaient protestants, les ouvriers étaient en très large majorité catholiques pratiquants et politiquement conservateurs. Les lettres de Charles évoquent messe, vêpres, confession, prière, pèlerinage à Lourdes, lecture du périodique Le Pèlerin. Ces traits semblent venir de la mère, car Léon Auque doit être poussé par son fils à accomplir ses devoirs religieux, la guerre aidant (le 7 avril 1915, Charles note avec satisfaction que son père a fait Pâques pour lui faire plaisir). Cette appartenance religieuse forte doit être soulignée pour mettre en valeur le contenu des lettres qui sera résumé ci-dessous.

Après la guerre, Charles devient cheminot à la gare de Faugères, Hérault, entre Béziers et Bédarieux. Le 15 juin 1920, il y épouse Hélène Cabrol. Il meurt à Faugères le 5 août 1986.

2. Le témoignage

Nous connaissons la guerre de Charles par les lettres adressées à ses parents (deux ou trois lettres par semaine). La première date du 15 septembre 1914 ; la correspondance va jusqu’à la fin de la guerre ; il y a en plus quelques lettres d’Allemagne en janvier et février 1923 : en tant que cheminot, Charles y a été envoyé lors de la grève des cheminots allemands à la suite de l’occupation de la Ruhr. Les lettres sont entièrement écrites en français, avec de rares phrases ou expressions en patois. Le 17 mars 1915, Charles demande à ses parents de conserver les lettres ou de les brûler. Elles ont été conservées, récupérées par sa fille aînée, puis transcrites par un de ses petits-fils avec de rares erreurs de lecture et de classement. Des exemplaires dupliqués ont été distribués aux divers membres de la famille. C’est ainsi que Mme D. Auque, une petite-fille vivant à Alzonne (Aude), a communiqué son exemplaire à la FAOL à Carcassonne en souhaitant que cela puisse « servir à la société ». Elle a été suivie : le témoignage de son grand-père est cité à plusieurs reprises dans le livre de Rémy Cazals et André Loez, Dans les tranchées de 1914-18, Pau, éditions Cairn, 2008. Il est regrettable que les propriétaires de la correspondance originale n’aient pas donné suite à un projet d’édition.

3. Analyse

– En décembre 1914, Charles, qui est de la classe 15, se trouve à Privas, caserne du 61e RI. S’il est clair pour lui que la guerre, c’est la faute à Guillaume (9/3/15), il espère que la victoire et la paix se produiront avant son départ (13/1/15) ; il remarque qu’on ne trouve pas de volontaires pour partir plus tôt (26/2/15) ; il pense qu’attraper les oreillons lui donnerait une chance de rester à l’arrière (27/4/15) ; il reçoit des lettres de copains déjà dans les tranchées qui lui donnent le conseil de demeurer à Privas le plus longtemps possible (1/5/15). Après un passage par Draguignan et la Provence, où il voit la mer pour la première fois en mai 1915, il part pour le front dans le 7e BCP.

– Le voici, fin mai, en Alsace où il voit des écoliers apprenant le français, des anciens souhaitant « la bonne blessure » (10/6/15), des prisonniers allemands qui en ont marre (22/6/15). Ça chauffe (19/6/15), mais aussi pour les « pauvres boches » sous les obus de 220 (22/6/15). On mène « une vie de renards » (31/7/15), éclairée par l’arrivée des lettres et des colis, mais point trop n’en faut car le sac pèse (2/11/15). « Tout le monde en a le plein derrière de cette maudite guerre », écrit-il le 29 juin. Il demande, le 2 juillet, « comment la population civile ne se lève pas en masse pour se révolter contre ce fléau ». Et le 18 juillet : « Sur une carte que j’ai reçue de Privas on me dit qu’on habille la classe 16 de la tenue de guerre. J’ai tout de même l’espoir que la guerre finira sans qu’ils viennent eux aussi se faire massacrer. Voyant qu’il n’y a qu’eux pour renforcer, j’ai une idée qui me dit que les autorités ne voudront pas envoyer ces enfants à la boucherie. Il faudrait que mon idée se réalise. »

– Il est blessé à la jambe gauche par un éclat d’obus le 24 décembre 1915 : « J’ai une blessure heureuse qui me fera passer les rudes jours de l’hiver à l’abri. » Le 27, il est à l’hôpital à Lyon : « Tout va pour le mieux, je serai bien mieux que dans les tranchées et si la blessure devait me faire souffrir, eh bien je vous assure que je saurai prendre le mal avec patience car on connaît trop bien les souffrances du front. Je suis dans un bon plumard et ça vaut davantage que la paille ou les branches de sapins remplies de poux. De suite arrivé dans la chambre on m’a apporté des effets propres et me voilà sur le coup débarrassé de la vermine. J’ai passé une bonne nuit à dormir. De me savoir à Lyon blessé légèrement doit vous faire bien plus de plaisir que de me savoir en bonne santé à l’Hartmannwillerkopf car je vous assure que ça y chie salement. On est à tout instant sujet à recevoir quelques marmites sur le coin de l’œil ou quelque balle dans le citron. » En convalescence à Antibes, la lecture des journaux lui fait penser qu’il se passe quelque chose car « ils ne tiennent plus les mêmes discours d’il y a trois mois » : « Quelque chose couve dans le secret ; quand est-ce que ce beau jour de paix arrivera ? Le tout est que quand il n’y aura plus d’argent et plus d’or, ils seront bien obligés de commencer des négociations de paix, et je crois que ce jour n’est pas si loin que ça. Ce que j’ai à vous dire, c’est de ne pas vous laisser prendre par les belles brochures patriotiques qui vous invitent à porter votre or. Attention, c’est la vie de vos enfants que vous compromettez, le proverbe est d’une réalité absolue » (12/4/16).

– En juin, il est à nouveau sur le front des Vosges, mais il a un filon : il sert les officiers de la compagnie et il mange les restes. En août, la Somme : « Notre compagnie s’est vue commandée par un caporal. Cherchez pourquoi, c’est facile à trouver » (21/8/16). « Si les civils savaient et voyaient où sont leurs enfants, la guerre finirait demain » (7/10/16). Noël est une belle fête, mais le plus beau jour sera celui de la fin de cette guerre qui coûte tant de sang (26/12/16).

– Retour dans les Vosges, les bois, la neige. Froid terrible : « Le pinard, pas besoin de le mettre au frais, au contraire près du poêle. » « Le secteur est d’une tranquillité absolue, pas un coup de fusil ni un coup de canon, rien, rien. » Un fil de fer partant de la cagna des officiers permet de faire sonner une clochette à la cuisine, et « le garçon » est ainsi averti qu’on a besoin de lui (16/1/17). Mais on parle d’une nouvelle offensive, et « le printemps semble vouloir avancer son heure » : « Enfin vivement la paix, à bas la guerre » (16/2/17). « Ce serait criminel de souhaiter la faim à ses parents, mais soyez convaincus de l’efficacité de cette situation qui plus tôt arrivera, plus de vies elle épargnera. Car, par le fait, la guerre ne peut finir que par la pénurie complète des matières indispensables » (22/2/17).

– 16 avril 1917, une lettre très brève : « Mes chers parents, Avant de monter en ligne, je vous envoie deux mots, avec mille baisers. Ma santé est excellente. L’attaque a commencé ce matin. Nous sommes troupe de poursuite, on a avancé. Je vous embrasse de tout mon cœur. Au revoir. Le courage va bien. Votre fils qui vous oublie pas. » La lettre du 20 avril apporte des informations : « En lisant les communiqués vous comprenez que de grands événements sont en cours. Comme je vous le faisais prévoir on allait à l’attaque ; ou plutôt, laissez-moi vous expliquer, on était troupes de poursuite. On nous avait approchés à quelques 7 ou 8 kilomètres, prêts à aller de l’avant si le succès attendu se poursuivait, et talonner ainsi le Boche en déroute. Seulement les espérances ont été déçues. Le matin, tandis que les canons faisaient rage, le colonel faisait circuler dans les rangs un bulletin de victoire qui avait pour but naturellement de remonter le moral. Sur le papier, les Boches devaient lâcher, etc., etc. Notre terrain, si tout avait bien marché, aurait été Craonne. Là, les Boches ont tenu bon. » En conséquence, la division a fait marche arrière : « L’autre nuit, sous une pluie diluvienne, nous avons marché de 8 h ½ du soir à 3 h du matin et pour faire que 10 kilomètres. Les routes étaient si encombrées qu’on faisait 10 m, puis on s’arrêtait et on n’en quittait pas le sac sur le dos. La pluie faisait rage. Le moindre arrêt, je dormais debout. Chacun s’affalait sur la boue du bord de la route et malgré la pluie deux secondes suffisaient pour nous trouver endormis. »

– 7 mai : il est photographié en corvée de soupe (« mon panier au bras, ma série de courroies de bidons et musettes ») par un photographe des Armées qui lui dit que le cliché paraîtra dans Le Miroir. [Si un lecteur de ce texte découvre cette photo, il lui est demandé de la faire connaître. Merci.] Au retour de permission, début juin, il note que les permissionnaires crient « A bas la guerre ! Vive la Révolution ! » à toutes les gares, et que certains bataillons ont refusé de monter en ligne (6/6/17). Le 7 juin, il précise : ce sont les 47e et 53e BCP. [Dans sa liste des principaux incidents, Denis Rolland, La Grève des tranchées, Les mutineries de 1917, p. 407-411, mentionne le 53e, mais pas le 47e, ce qui confirme la remarque d’André Loez dans 14-18, Les refus de la guerre, Une histoire de mutins, selon laquelle le mouvement de désobéissance dans l’armée française au printemps 1917 serait minimisé si l’on s’en tenait à la documentation disponible dans les archives.] « Ma santé est parfaite, écrit-il le 9 juin, mais le moral est dans l’ensemble des troupes très mauvais. » Et le 9 juillet, il s’emporte contre sa sœur qui a parlé de héros morts au champ d’honneur : « Non, c’est pas à moi qu’il faut envoyer ces boniments ! »

– En octobre, départ pour l’Italie. En avril 18, le retour sur le front français ne lui plait pas. En mai, il est évacué pour cause de grippe. Le 8 juin, il note : « Ici, beaucoup se croient délaissés de Dieu à la vue des ruines et des carnages ; aussi, que de fois on entend maudire le Maître des Cieux et de la Terre. » Le 21 juin : « Il faut souhaiter que tout aille du mieux ou alors la débâcle ; l’un ou l’autre et qu’on en finisse une fois pour toutes. » Le 3 septembre : « Tout le monde est démoralisé à un degré tel qu’il m’est impossible de vous le décrire. » Mais les fortes pertes font avancer le tour des permissions (6/9/18) et celle qu’il obtient en octobre « a valu de l’or » car pendant ce temps la compagnie a écopé. Devant Saint Quentin en ruines, il évoque la barbarie boche. « La guerre semble toucher à sa fin », écrit-il le 2 novembre, et le 11 : « Je remercie le bon Dieu de m’avoir conservé des dangers de la guerre. »

4. Autres informations

– État-civil de la commune du Pont-de-l’Arn (Tarn)

Archives professionnelles et personnelles de la famille Cormouls-Houlès, Répertoire méthodique, Albi, Archives départementales du Tarn, 2009

– Rémy Cazals, Avec les ouvriers de Mazamet (dans la grève et l’action quotidienne 1900-1914), Carcassonne, CLEF89, 1995.

 

Rémy Cazals, février 2010

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Sarrazin, Alfred (1887-1941)

1. Le témoin

Issu d’une famille de propriétaires terriens et protestants convaincus, Alfred Sarrazin est né le 13 novembre 1887 à Saint-Avit du Moiron, dans la banlieue de Sainte-Foy la Grande en Gironde. Fils d’un viticulteur considéré comme un homme de progrès et qui sut transmettre à son fils son sens des initiatives, Alfred entreprit à 20 ans de hautes études de commerce à Bordeaux à une époque où les enfants d’agriculteurs étaient principalement destinés à reprendre l’affaire familiale. Désireux à son retour de gérer le domaine de ses parents, il ne rencontra que l’hostilité de son père et, ne pouvant profiter concrètement de ses initiatives, il s’engagea volontairement le 7 mars 1907 en tant que soldat de 2e classe dans le 26e Bataillon de Chasseurs à pied pour y effectuer une formation d’officier. Devenu sergent le 5 novembre 1908, il abandonna sa première expérience militaire en janvier 1910 avec un sentiment mitigé vis-à-vis de la discipline et du sens de la hiérarchie militaire. Alors qu’il démarrait une carrière de négociant en vin, et tout juste marié, il fut mobilisé à Libourne le 4 août 1914 en tant qu’officier subalterne du 257e RI. Il participa à la grande offensive de Lorraine de l’été 1914 avant de se stabiliser avec ses hommes dans le secteur du Grand Couronné de Nancy le 24 août 1914. Alternant travaux d’aménagement et occupation du front sur les premières lignes, le 257e occupa la zone jusqu’au départ pour Verdun en février 1916. Passé au 212e RI en tant que lieutenant après la dissolution du 257e en juin 1916, il retourna en Lorraine dans les secteurs de Parroy, Arracourt et Nomény avant de participer à la campagne du Chemin des Dames jusqu’au 28 novembre 1917. Afin de compléter les manques en officiers dans les effectifs, Alfred est envoyé au 133e RI stationné dans l’Aisne où il prend la pleine mesure de son goût pour le commandement. Cependant, blessé à la main durant une offensive à Hautevesnes en juillet 1918, il est écarté du front pendant trois mois avant de revenir participer à la dernière grande offensive française qui l’amènera jusqu’en Belgique. Marqué par de gros problèmes de santé et des drames familiaux, certainement lassé de son expérience dans l’armée et souffrant d’un manque de reconnaissance dans son implication qu’il voulait toujours impeccable, il rompt assez nettement avec les affaires militaires quelques années après la fin de la guerre. Très fatigué, il meurt en novembre 1941 d’une infection rénale.

2. Le témoignage

Les traces écrites de l’expérience guerrière d’Alfred Sarrazin sont rares. Quelques lettres récupérées dans les affaires de son frère cadet tué au combat en 1918, un lot de cartes d’Etat-major datant de la seconde moitié du conflit sont les derniers vestiges de son séjour au front. Car l’ensemble de son témoignage repose sur un important fonds de 300 photographies couvrant l’ensemble de la période de stationnement du 257e RI dans le secteur du Grand Couronné de Nancy d’octobre 1914 à février 1916 (avec quelques exceptions de mai et juin 1916). Classées de manière relativement aléatoire dans trois vieux cahiers scolaires, elles furent soigneusement annotées par Alfred Sarrazin, s’efforçant d’indiquer sur chacune la date et le lieu de la prise de vue dans les limites que pouvaient lui accorder la censure (ou l’autocensure). Propriétaire d’un Kodak Vest Pocket, particulièrement répandu dans les effets personnels des poilus à une époque où les appareils photo portables étaient en plein essor, avec un groupe d’officiers de la 18e Compagnie qui partageaient son quotidien, Alfred s’est attaché à garder sur pellicule un ensemble de détails de sa vie quotidienne. Entre photographies de groupes, de « compagnons d’armes », travaux d’aménagement du front et bâtiments mis en ruine par l’activité de l’artillerie, la diversité des thèmes et des situations caractérise un fonds particulièrement riche. Il a fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’un master de recherche disponible à la BUFR d’Histoire de l’université de Toulouse Le Mirail.

3. Analyse

Plusieurs thèmes se retrouvent dans le fonds photographique d’Alfred Sarrazin. Les photos de groupe dominent l’ensemble de la collection, comme une manière de garder une trace d’une solidarité et d’un esprit de corps qui fut le ciment de la vie quotidienne d’Alfred durant ces deux années en Lorraine. Dans le même genre, les portraits devant les ruines laissées par l’activité destructrice de l’artillerie lourde reviennent aussi souvent que les clichés de paysages détruits par la guerre. Etant un homme de foi et de la terre, l’indignation et la stupéfaction d’Alfred face à un conflit qui saccageait la nature et les édifices se remarquent dans certains de ces clichés, parfois accompagnés d’une légende explicite et condamnatrice. Mais au-delà de l’expression d’un sentiment particulier, la photographie pour Alfred Sarrazin était aussi un œil captant les détails de sa vie quotidienne. Les armes et les fournitures, les lieux de passages et ses habitants, les équipements de défense dont les aménagements occupèrent le quotidien du 257e RI durant de longues semaines, les installations en tout genre qui composaient le réseau complexe de la tranchée mais aussi, et surtout, les moments de répit de toute nature qui permettaient au soldat de s’extraire temporairement de la réalité guerrière. Ces clichés relatifs au thème du repos sont parmi les pièces les plus intéressantes du fonds, par leur originalité d’une part mais également par le regard qu’ils offrent sur une autre réalité du front, loin des combats, où la peur semble moins présente et où les sentiments d’humanité semblent reprendre quelques droits. Il peut s’agir aussi bien de moments de répit anodins comme les repas, improvisés dans des endroits plus ou moins confortables, que des moments de relative intimité. Mais plus originales sont les photographies d’exhibitions de soldats exerçant leur art devant un public attentif. Qu’il s’agisse d’un acrobate, d’un orchestre de cuivres, de soldats travestis en mariés pour l’occasion d’une photo ou de sportifs en pleine course, ces clichés ont tendance à nous rappeler que derrière chaque combattant se cachait un civil avec ses talents caractéristiques qu’il pouvait mettre à l’œuvre au front malgré l’uniformité dans laquelle baignaient les soldats quotidiennement. De plus, chaque moment loin des préoccupations militaires et de l’atmosphère des combats pouvait être l’occasion de retrouver un semblant de moral par ces instants qui rapprochaient les soldats de leur vie laissée à l’arrière au moment de la mobilisation.

Cependant, si le fonds lui appartient, Alfred Sarrazin ne semble pas l’auteur de l’ensemble des photographies de la collection. René Bergé, sous-lieutenant à la 18e Compagnie du 257e RI en même temps qu’Alfred, et Edmond Potet, lieutenant et supérieur direct des deux hommes, furent aussi photographes sur le même appareil. Il semblerait ainsi que beaucoup de clichés furent reproduits en plusieurs exemplaires lors de leur mise sur papier. Malgré leurs origines diverses (Alfred était un homme d’affaire girondin ambitieux et très croyant, René un ancien déserteur issu d’une famille de militaires tarbais, et Edmond un instituteur parisien ayant un sens des valeurs et du travail irréprochable) l’homogénéité des thèmes dans le fonds témoigne de la construction d’un regard commun sur le conflit et ses effets des trois officiers de la 18e Compagnie du 257e RI.

Benoit Sarrazin, février 2010.

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