George, Henry (1890-1976)

Henry George en août 1965

1. Le témoin

Né en 1890, il est encore étudiant ecclésiastique à Nice, à l’école Vianney, quand se déclenche la Grande Guerre. Usant de sa qualité d’ancien aide-pharmacien, il est nommé brancardier régimentaire et est affecté à la 6e compagnie du 58e RI. Après la guerre, dans les années soixante, il sera président de l’amicale de ce régiment. Auteur de nombreux ouvrages de prose et de poésie en français et en occitan, il meurt en 1976.

2. Le témoignage

Henry GEORGE, Quand ça bardait. Visions et souvenirs de guerre. 1914-1918, Avignon, édition de la Méditerranée, 1968, 156 pages.

Henry George est nommé brancardier régimentaire quand s’ébranle de sa caserne d’Avignon la 6e compagnie du 2e bataillon du 58e RI du XVe corps d’armée en direction du front de Lorraine. C’est à Coincourt qu’il passe la frontière allemande le 10 août 1914 et c’est sur la route qui mène à Xures qu’il reçoit le baptême du feu, par l’obus et la fusillade. Ce 11 août se grave alors dans ses souvenirs en de multiples tableaux indélébiles, images tragiques d’une guerre déjà terrible laissant un régiment exsangue à la veille de la retraite. Blainville et Mont-sur-Meurthe en seront les stations elles aussi sanglantes, mêlant l’horreur d’une boucherie aux scènes familières des tableaux à la Détaille.

On retrouve l’abbé brancardier devant Saint-Mihiel le 30 septembre, où la tranchée favorise le repli sur soi, prélude au cafard puis à Ville-sur-Tourbe le 17 juin 1915 et à Saint-Vaast le 4 septembre 1916 pour de courts tableaux, icônes de souffrances militaires et civiles, images d’impiétés au milieu des sacrifices. Le 16 juillet 1916, il est devant Thiaumont, sous Verdun, humble devant la mort de l’abbé Gautier.

Sa seconde partie de souvenirs plus déployés montre, dès les premiers jours de 1917, l’embarquement pour l’Orient. Salonique, Athènes, Monastir offrent de nouveaux tableaux dépaysants avant qu’une note lui parvienne au « Ravin des Italiens », près de Monastir, le 12 mai 1917. Il fait partie des rapatriables et rentre alors en France pour ne plus décrire le front.

Le 4 août 1918, alors qu’il est affecté au 136e RI de Saint-Lô, il image un dernier tableau, dans l’Yonne, souffrant de la désaffectation en la foi catholique.

Le reste de l’ouvrage est ponctué de nombreuses poésies écrites devant l’ennemi.

3. Résumé et analyse

Brossant de trop rares tableaux, les souvenirs catholiques du soldat George sont trop dilués pour retenir l’intérêt de l’Historien. Relativement datés et localisés pourtant, les scènes de guerre de ce soldat prêtre-brancardier au 58e RI mélangent tableaux à la Détaille, spleen sur la déperdition de la foi en guerre et tragiques scènes de baptêmes du feu. Arrivé en garde d’Avignon le 4 août 1914, il ne note rien de bien saillant à l’ambiance vue dans la ville depuis le lycée de la caserne Chabran, « si ce n’est l’arrachement violent par la foule des plaques en émail, réclames du bouillon KUB, produit soi-disant allemand » (page 13). Le lendemain, il décrit le départ du 58ème et l’état d’esprit des soldats : « Chacun se figurait d’aller à la gloire. L’on concevait la guerre encore en paix ! » (page 14) mais éprouve « les premières souffrances physiques de l’état de guerre » (page 20), avant même ma frontière franchie. Il décrit un tir ami (page 25), la violence multiforme de la guerre des premiers combats en Lorraine, dans le secteur de Coincourt, jusqu’au 11 août, où l’état des pertes du régiment résonne ainsi : « A partir de ces jours de malheur, nous primes le deuil, c’est-à-dire qu’il n’y eut plus, chez nous, de gaîté folle ni d’exclamations bruyantes » (page 38). Le ton change en effet à l’épreuve de la guerre : il évoque « un soldat, nouveau venu, [qui] eut le triste courage de se faire sauter deux doigts de la main gauche, en feignant un accident involontaire » (page 56).

De fait, ce ne sont que les mois d’août et de septembre 1914 en Lorraine qui trouvent l’intérêt descriptif et narratif de cet ouvrage. Certes le prêtre ne déroge pas à l’espionnite (page 60) et aux rumeurs, rapportant que la garnison du camp des Romains, devant Saint-Mihiel, n’a fait montre d’aucune résistance, « le commandant du fort ayant un beau-frère, et son avenir, dans l’armée allemande » (page 84). Mâtiné de poésies limitant encore l’attrait testimonial, la seconde partie de l’ouvrage perd son caractère descriptif pour brosser une guerre plus introvertie et plus anecdotique. Sans comparaison avec Duhamel, il évoque parfois son rôle de brancardier, notamment à l’infirmerie du 2e bataillon alors à Ville-sur-Tourbe en Champagne. Ce moment lui permet d’évoquer un tableau plus rarement rapporté par les témoins : « Je déblayai toujours, et une pénible découverte vint encore m’attrister : c’était des revues pornographiques, des numéros de « La Vie Parisienne ». Et je me dis : « Comme préparation à la mort, c’est épouvantable ! Un jour, il faudra le dire. Ce jour est arrivé. Que les auteurs de ces saletés font du mal ! Ils sont plus redoutables que les torpilles, car ils tuent les âmes ». (page 89).

L’expérience balkanique de l’abbé George ne se limite plus en fin d’ouvrage qu’en un banal carnet touristique. On note une singulière « ode au brodequin » quand « Suau prononça une élégie sur les brodequins béants qui avaient foulé le sol de Lorraine, qui avaient parcouru tant de kilomètres et qui avaient été les témoins discrets de tant d’aventures » (page 86).

L’intérêt de ces « visions et souvenirs de guerre » est donc ténu, limité aux scènes de bataille du 58e RI dans les secteurs de Lagarde – Dieuze en Lorraine annexée. Il alimente toutefois les témoignages sur la guerre en Lorraine. Il est également une pièce au dossier du XVème Corps, dont l’abbé a bien sûr connaissance, qu’il évoque peu mais qui transparaît jusqu’en Grèce, où, devant Monastir, un coup de main monté par le commandement « de l’avis de tous, parfaitement inutile » et ayant occasionné « cent hommes hors de combat » avait été monté : « Dans quel but ? Il paraît que la calomnie du XVe Corps avait franchi les mers, et que le Haut Commandement voulait se rendre compte « si l’on marchait ! » (page 137).

Le livre, entaché de quelques coquilles et d’une typographie moyenne, est complété de documents iconographiques de moindre d’intérêt.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

1914 : Nice, Vaison, Avignon (1-5 août) (11-16), Crèvechamps, Ville-sur-Moselle, Ferrières (8-10 août) (19-22), Coincourt, Xures (10-11 août) (23-38), Saint-Médard, (19 août) (39-41), Bures (15-16 août) (42-44), Dieuze (20 août) (45-47), Blainville-sur-l’Eau (25 août) (48), Mont-sur-Meurthe (26 août) (49-54), Adhoménil, Vitrimont (30 août) (55-56), Blainville (2 septembre) (57-57), Rehainvillers (4 septembre) (59-61), Montfaucon (23 septembre) (62), Avocourt (24 septembre) (65-68), Bois des Quatre Enfants (30 septembre) (75-77), Saint-Mihiel (1er-14 novembre) (79-87).

1915 : Ville-sur-Tourbe (17 juin) (88-89)

1916 : Saint Waast (4 septembre) (110-112), Thiaumont (16 juillet) (119-121)

1917 : Verdun, Toulouse, Toulon, camp de Zeitenlik, Salonique, Athènes, Monastir (17 janvier – 14 mai) (121-140).

Yann Prouillet, CRID 14-18, décembre 2011

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Carrias, Eugène (1895-1961)

1. Le témoin
En 1948, Eugène Carrias, qui fut sous-lieutenant d’infanterie à Verdun, présenta en Sorbonne une thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Pierre Renouvin, lui-même ancien combattant. Le sujet : La pensée militaire allemande. D’autres livres, articles, conférences avaient précédé cette soutenance, et allaient suivre, jusqu’à son dernier livre, en 1960, La pensée militaire française.
L’auteur est né le 13 avril 1895 à Grenoble, et fut élevé par son oncle, professeur au lycée de Nîmes. Il y fit lui-même ses études et, après le bac, y prépara Saint-Cyr. Après son succès à l’écrit en 1914, il profita du décret qui déclarait reçus les admissibles qui s’engageraient tout de suite. Sous-lieutenant en janvier 1915, il fut affecté dans le secteur de Verdun, au 164e RI. Blessé le 23 février, il dut être amputé de l’avant-bras gauche. Lieutenant en janvier 1917, il remplit diverses fonctions comme interprète. Marié en 1922, il suivit des cours à l’Ecole de Guerre et en sortit breveté d’Etat-Major. Sa carrière d’auteur est évoquée plus haut et détaillée dans le livre de ses souvenirs de 14-18.
2. Le témoignage
Le livre d’Eugène Carrias, Souvenirs de Verdun, Sur les deux rives de la Meuse avec le 164e RI, est publié en coédition par Patrimoine du pays de Forcalquier et C’est-à-dire éditions, avec présentation, notes et postface d’Emmanuel Jeantet, 2009, 271 p., illustrations (photos prises par l’auteur). Ces souvenirs n’étaient pas destinés à la publication, mais ils sont rédigés comme un livre, confié à des amis, et vraisemblablement connu de Jules Romains. Le texte, rédigé avant 1928, est trop précis pour qu’il ne s’appuie pas sur des notes prises au moment. Il manque cependant de dates, mais des extraits du JMO du 164e viennent combler la lacune. Le livre donne aussi le texte d’un cahier préparatoire pour la période cruciale du 9 au 22 février 1916.
3. Analyse
Dans les premiers jours, les départs se font sous les acclamations et « on s’étourdit de bruit, on s’enivre de paroles pour étouffer l’émoi que fait naître chez tous les menaces indécises de l’avenir ». On pourchasse les « espions », et les commerçants arborent un drapeau pour affirmer qu’ils sont de bons Français et éviter les bris de vitrines. Les défaites entraînent la montée vers le front de réservistes consternés de devoir partir. Les blessés raillent les journaux qui additionnent les milliers d’ennemis hors de combat : « si ça continue […] il n’y aura plus un Boche pour faire la guerre ».
En 1915, le jeune Carrias occupe des secteurs plutôt calmes : « pas un coup de fusil » ; Allemands « de bonne composition ». On vit la « vie terne des tranchées ». Chacun s’ingénie à améliorer ses conditions de vie, et les ordonnances font de même pour les officiers. Au printemps, alors qu’il avait eu l’espoir de partir en Orient (« mirages dorés »), Carrias reste avec son régiment aux environs de Verdun. Il décrit le village de Béthincourt en ruines. « Une vie de fonctionnaire de province terne et régulière » reprend. Les hommes se transforment en bûcherons ; les officiers jouent au poker quand ils ne croulent pas sous la paperasse administrative ; « les maisons où l’on vend à boire regorgent de monde » ; des jeunes filles et des soldats vont par bandes ». La tranquillité n’est troublée que par deux exécutions, ce qui, pour Carrias, « servira d’exemple aux fortes têtes ». Mais il rapporte les dernières paroles de l’un d’eux, adressées au peloton d’exécution : « Alors quoi, vous n’allez pas faire ça ! Je suis votre copain et vous voulez me tuer… Je n’ai rien fait… C’est une blague ! Je ne veux pas mourir… Eh bien ! Les copains, vous n’entendez pas ? » On comprend qu’une sentinelle endormie remercie l’officier de lui avoir passé un savon sans que les supérieurs soient informés.
Il y eut cependant une attaque, le 5 avril 1915, et le récit de Carrias fourmille de détails concrets : avant de se lancer, on allège les sacs ; la boue dans laquelle on doit se coucher bloque les culasses des fusils et on ne peut pas tirer ; le casse-croûte mêle « pain, viande et boue » ; les blessés « se lamentent dans les champs et crient pour demander du secours ; « la pluie a repris, elle tombe serrée et froide » ; pour la nuit, les hommes creusent des trous individuels, et les ordonnances en préparent de plus profonds pour leurs officiers. Après la relève, le guide perd son chemin. Louis Barthas et bien d’autres ont décrit de telles scènes ; même similitude dans l’évocation des petites « satisfactions matérielles et terre à terre » ; et encore de la première permission qui fait découvrir la guerre vue par l’arrière, « factice, rapetissée, déformée, présentée sous forme de clichés ».
Le dernier chapitre concerne le tout début de la bataille de Verdun en février 1916. L’attaque allemande est annoncée par divers signes : on découvre des brèches dans les réseaux de fil de fer ennemis ; on distingue des mouvements de troupes qu’un barrage d’artillerie tente de perturber. Lorsque le Trommelfeuer se déclenche, il est aggravé par le tir trop court des 75 français. Eugène Carrias est enterré sous son abri effondré. Ses hommes le dégagent ; il est gravement blessé au bras, évacué vers le poste de secours. Il faut l’amputer. Il termine cependant son récit par un cri de joie : « Je vis, j’ai le droit de vivre et je n’ose croire à mon bonheur. »
Rémy Cazals, décembre 2011

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Jean, Renaud (1887-1961)

1.Le témoin.

Renaud Jean, premier député communiste élu en 1920 et membre du Comité Central du Parti communiste français entre 1932 et 1940, est né à Samazan dans le Lot-et-Garonne le 16 août 1887. Issu du monde rural (son père et métayer engagé dans des mandats locaux), possédant une solide formation scolaire, adhérent au parti socialiste en 1907 et porté par des idées révolutionnaires, Renaud Jean part en guerre à l’âge de 27 ans. Il a effectué son service militaire entre 1908 et 1910 dans un régiment régional, le 88e RI d’Auch et entre en guerre affecté au 24e RI colonial de Perpignan comme caporal (volonté d’éloignement?).

Il connaît la première épreuve du feu dans les Ardennes Belges le 22 août 1914. Après la retraite, redressement de la Marne où il est blessé le septembre. Soigné à l’hôpital auxiliaire du lycée Palissy (où il rencontrera sa future épouse, professeure agrégée de sciences naturelles). Il est définitivement réformé en janvier 1915. Il sera par la suite le fer de lance du communisme rural dans le département du Lot-et-Garonne mais également par ces engagements nationaux dans entre-deux-guerres.

Document : Archives départementales de Lot-et-Garonne, série R, registres matricules – carton 1 R 643

2. Le témoignage

Le carnet de Renaud Jean, authentifié, a été publié en totalité dans le numéro 44 des Cahiers du Bazadais en 1979 par Jacques Clémens. L’original contient 80 pages, dont 43 ont été le support de l’écriture du récit au crayon. Le carnet a été tenu au jour le jour, voire heure par heure pour certaines journées, comme celle de la blessure, que l’on peut située entre 11h et 14h le mardi 8 septembre 1914. Le récit de guerre s’arrête avec elle, après le retour à Agen le 13 du même mois.

3. Analyse

Assurément, les quelques notes laissées par Renaud Jean montrent un homme d’abord profondément antimilitariste. Il impute au « capitalisme », « patriotisme », « colonialisme » et « nationalisme », la responsabilité de l’entrée en guerre, soutenue par des « chefs » militaires injustes et pétris de « discipline ». Citant Kropotkine, « le prolétariat n’a pas su faire le socialisme », c’est un homme de culture révolutionnaire qui prend l’uniforme, c’est un homme aussi déçu par le cours des événements. L’attente du combat pèse sur ces propos de plus en plus défaitistes, d’autant qu’il se retrouve dans un régiment colonial où la cohabitation avec les cadres sous-officiers et officiers de carrière semble difficile. Et le 22 août dans les Ardennes belges, c’est l’épreuve du feu : le soldat Jean devient combattant, ce qui transparaît dans l’évolution de l’écriture. Le récit des combats, des rumeurs constamment évoquées, de la peur qui laisse peu de place à la réflexion de fond : « Quand on est au combat, on s’abrutit, on ne pense à rien » (31 août). L’adaptation se fait par la force des circonstances, qui sont d’abord celles de la retraite qu’il compare à la Débâcle de 1870 racontée par Emile Zola. Il perçoit rapidement que la guerre se gagnera avec l’artillerie et l’aviation que les militaristes « prussiens » utilisent avec intelligence. « Nous sommes victimes de l’incurie des administrations et de l’incapacité des chefs », écrit-il le 3 septembre. L’escouade, la section, le camarade que l’on voudrait retrouver dans le désordre du combat deviennent autant de repères qui montrent l’intégration littérale du soldat Jean dans la guerre, avant que la blessure ne l’éloigne définitivement du champ de bataille. Celui de la Grande Guerre tout du moins puisqu’il écrivait dès le 18 août : « (…) Je suis persuadé que dans 20 ou 40 années nous en aurons une nouvelle, et ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Attendre la paix des gouvernants, c’est folie. » Son parcours de l’entre-deux-guerres est bien déjà en germe à l’automne 1914.

Alexandre Lafon

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Alengrin, Joseph (1882-1946)

1. Le témoin
Né le 3 novembre 1882 à Murat-sur-Vèbre, dans les Monts de Lacaune (Tarn), où son père est notaire, il entre à son tour dans le métier et devient clerc de notaire à Béziers, la grande ville proche de ce coin de la montagne tarnaise. Lors de la mobilisation, il est marié et a une toute petite fille qu’il présente ainsi lors de sa permission de convalescence de décembre 1914 : « Quel bonheur de serrer dans mes bras cet enfant que j’avais laissée au mois d’août marchant à peine et qui, maintenant, a fait de sensibles progrès ! » Au début de la guerre, il est caporal au 7e BCA. Il est blessé au genou par un éclat d’obus le 25 septembre 1914 ; revenu sur le front, il est capturé le 14 janvier 1915, et passe dans plusieurs camps de prisonniers, particulièrement dans la partie polonaise de l’Allemagne où il participe aux travaux agricoles, forestiers et même industriels dans la sucrerie de Pakosch.
2. Le témoignage
Sa famille a conservé trois carnets, dont le dernier est inachevé. Plusieurs indices montrent que le témoignage a été rédigé après la guerre, remarque importante car, à ce moment-là, il n’aurait eu aucune raison de cacher une éventuelle haine des Allemands en les présentant sous un jour favorable. Sans doute avait-il des notes car les dates, et même les heures, sont parfois très précises (trop précises : on saura souvent le jour et l’heure, mais on aura du mal à retrouver le mois). Le texte est publié dans les Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Les premières pages évoquent la mobilisation : mesures à prendre pour l’exploitation des terres ; vœux et supplications à l’église ; fanfare et drapeau au passage en gare de Lacaune ; quatre journées de pagaille à la caserne à Draguignan. C’est dans les Vosges qu’a lieu la découverte progressive de la réalité du front : bruit du canon qui se rapproche ; contact avec des prisonniers ; rencontre de civils qui fuient leurs villages ; premiers obus ; présence et odeur des cadavres. Blessé, il est dirigé vers l’ouest, mais ne peut être soigné ni à Rouen, ni à Dieppe où les hôpitaux sont bondés. Débarqué à Eu, il note les deux remarques de tous les blessés : « Quel bien-être j’éprouve d’échanger le sol troué des tranchées qui nous servait de dortoir contre un lit moelleux » ; et, ayant rencontré un homme originaire de Castres, quelle joie « de parler du pays en passant quelques bons moments ». Ce souci se retrouve fréquemment, qu’il s’agisse du retour au front, fin décembre 1914, ou de la captivité en Allemagne : les « pays » échangent leurs impressions « sur les sujets qui [les] intéressaient le plus, principalement sur les dernières nouvelles reçues de chez [eux] » ; pour les travaux, ils forment une équipe de gars du Tarn et de l’Hérault.
Joseph Alengrin signale son angoisse au moment de sa capture, mais constate bien vite que les prisonniers français ne sont pas maltraités, et il note même : « Je passais devant l’endroit où mon escouade avait son dortoir et, avec l’autorisation d’un soldat allemand, je pus emporter quelques effets contenus dans une musette, ils me furent bien utiles plus tard. » Le premier camp où il est interné est celui de Langensalza où il décrit un véritable « marché aux puces » organisé par les prisonniers russes. Certes, il y a l’absence de liberté, les poux, le typhus, mais Joseph signale de nombreux traits de bonnes relations avec les Allemands : un orchestre composé de prisonniers sous la direction d’un chef de musique allemand ; une agréable soirée avant le travail en kommando ; les adieux au sous-officier qui commande leur escorte ; et encore : « Notre sentinelle qui a l’air plus ennuyée que nous de cette journée de marche, car ses vivres n’ont pas duré longtemps, nous fait entrer dans le Gasthof de Kornfeld et là nous cassons la croûte et buvons quelques bocks et une tasse de café à l’orge. Nous donnons quelques biscuits à notre gardien et, après nous être restaurés, nous reprenons notre chemin vers Rukheim. »
Les Français, en effet, reçoivent de nombreux envois de nourriture, jusqu’à « une avalanche de colis supplémentaires » pour Noël 1916. Ils posent des collets pour attraper des lièvres, et ramassent force champignons. Au camp, sont organisés des loisirs, théâtre, bibliothèque gratuite, sport, messe. Les prisonniers russes, sans ressources, font office de « domestiques ». Il va jusqu’à écrire : « Nous passâmes un hiver agréable dans la mesure du possible. » En kommando, les rapports avec la population sont amicaux ; il s’agit de Polonais dont la condition est considérée comme proche du servage : lorsque leurs maîtres arrivent à la messe en voiture, les paysans les accueillent en leur baisant les mains… La captivité est toujours un contact entre peuples et cultures.
Rémy Cazals

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Julien, Romain (1898-1984)

1. Le témoin
Il est né le 28 décembre 1898 à Murat (sur Vèbre), Tarn, dans une famille de cultivateurs. Lui-même poursuivra sur l’exploitation familiale. De la classe 18, célibataire, il est mobilisé au 3e RAC à Carcassonne en 1917. La période d’instruction lui paraît « un des plus heureux temps » de sa vie. Il arrive sur le front en janvier 1918 à Arras, dans la boue. Il passe au 208e RAC et considère que les servants de la pièce forment « une véritable famille ». Il combat lors des attaques allemandes du printemps, puis lors de la contre-offensive, jusqu’au 24 octobre 1918, jour de son départ en permission. Le 11 novembre, en route pour un retour au front, il note sa satisfaction de n’avoir plus à « tirer la ficelle ». Il fait alors un séjour en Belgique puis à Aix-la-Chapelle avant d’être envoyé en Orient. De retour chez lui en juin 1920, il constate : « J’étais civil et pour de bon. »
2. Le témoignage
C’est alors, et jusqu’au 24 février 1921, qu’il a rédigé ses souvenirs, conservés par la famille, retranscrits dans Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Lors des combats de 1918, fin juin, l’artilleur écrit : « On n’arrêta pas de tirer pendant deux heures trente, les pièces étaient rouges, on refroidissait les tubes avec de l’eau qui en sortait bouillante. Dans la matinée, on avait tiré 600 obus par pièce, ce qui commençait à compter. » En août, il voit les chars Renault à l’attaque. En septembre, au moment de la prise de Noyon, les prisonniers allemands disent « qu’il ne faisait pas bon être face à notre artillerie ». En octobre, sa pièce explose, tuant deux hommes et en blessant deux autres : « Voir tomber mes meilleurs amis, je ne pus accepter cette vision, et je restais comme fou un moment. »
La suite est intitulée « Deuxième phase de mes campagnes, ou Campagne d’Orient et du Levant ». Passant à Naples, Romain Julien constate : « Sur la droite, dominant la ville, le Vésuve jetait, de temps en temps, une fumée noire ressemblant à l’éclatement d’un obus de gros calibre. » Dans les Dardanelles, le bateau avance lentement « avec la crainte de rencontrer quelque mine à la dérive ». À Constantinople, il visite « une bonne partie de Stamboul, Sainte-Sophie, d’autres mosquées et tout un tas de choses intéressantes, ainsi que le pont de Galata et le quartier environnant. On se payait quelques bonnes parties de rire avec leur religion musulmane et les femmes voilées. » Devant Odessa, des navires de guerre de toutes les puissances alliées ont leurs canons braqués sur la ville ; on débarque et : « Les civils miséreux nous regardaient défiler d’un œil éteint. »
Il faut cependant évacuer, à l’approche de l’Armée rouge. Les bolchevistes accordent 48 heures. Les Français obtempèrent après avoir défoncé des tonneaux de gnole « à coups de hache ». « Aussi, dans cette belle armée, ce jour-là, ce n’étaient pas les hommes qui conduisaient les mulets mais tout le contraire, sans compter ceux qu’on avait montés ivres morts dans les voitures ! » Les soldats en ont assez ; des sentiments de révolte apparaissent. Des quantités de matériel militaire sont abandonnées. Le retour se fait par la Bessarabie et la Bulgarie, puis a lieu un transfert vers la Syrie où il faut lutter contre les Turcs. Le groupe, qui aspire à « la classe », est enfin rapatrié, de Beyrouth à Marseille.
Rémy Cazals

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Lesage, Joseph (1884-1918)

1. Le témoin
Orfèvre parisien, Georges Lesage s’est déplacé à Moret-sur-Loing (Seine-et-Marne) où son fils Joseph est né le 24 juin 1884, deuxième enfant d’une famille nombreuse. Ses talents vite constatés, il entre à l’école des Arts décoratifs, puis fait des relevés en Egypte pour une mission archéologique. Il expose et commence à être connu. Marié, il s’installe à Mazargues, pays de son épouse (d’où les allusions, dans ses lettres, à la protection de Notre-Dame de la Garde). Trois filles naissent avant son départ en 1914, d’abord au 353e RI avec lequel il participe aux combats de septembre 1914. Il obtient rapidement « le poste rêvé », celui de sapeur téléphoniste au 8e Génie, refusant de devenir caporal pour ne pas se charger de responsabilités. Dans ses lettres revient souvent la satisfaction d’être relativement à l’abri et sa compassion pour les hommes des premières lignes qu’il a su dessiner pour le « journal de tranchées » de la 73e DI, Le Mouchoir. Il est mort de la grippe espagnole le 19 octobre 1918.
2. Le témoignage
Les dessins de Joseph Lesage constituent la partie principale du livre Un journal de tranchées, Le Mouchoir, 1915-1918, paru en 2009 aux éditions Bernard Giovanangeli, réalisation qui doit à la piété familiale, à un mémoire de maîtrise en ethnologie et à un soutien associatif. Des extraits de lettres de Joseph à ses parents viennent en complément des dessins. Elles sont classées par thèmes, ce qui empêche de constater nettement l’évolution du soldat au cours de la guerre. Les lettres adressées à sa femme ont, par contre, été détruites, tardivement, par celle-ci. Quelques photos de Joseph Lesage sont reproduites, ainsi que des extraits d’autres « journaux de tranchées » qui encadrent le témoignage mais n’en font pas partie.
3. Analyse
Le Mouchoir, dont Joseph Lesage était un fondateur (1er numéro le 14 novembre 1915), est typique de ces « journaux de tranchées » qui veulent encourager ténacité et discipline en jouant sur la gaieté et la caricature des ennemis. Un prêtre faisant partie de sa direction, le sexe n’y a pas droit de cité. La critique y est feutrée ; elle vise surtout les embusqués. Les lettres de Joseph sont parfois beaucoup plus dures. Elles évoquent les conditions de vie, la prolifération des rats, le « cauchemar qui nous accable », le bourrage de crâne, les permissions qui sont « sacrées », certains chefs durs et bornés « qui ne veulent voir dans les hommes que des bêtes de somme, tout juste bons pour la mitraille » (7 mars 1917). Le 31 mai suivant, en pleine période des « mutineries », il écrit : « Moi, ça me dégoûte de faire la guerre depuis trois ans pour les gens si peu intéressants qui nous gouvernent et qui nous combattent à l’intérieur ! car c’est bien de leur faute si on est là et dans quelle situation ! » Faute de la totalité de sa correspondance, on ne peut en savoir plus.
Le 11 octobre 1916, évoquant les sommes gagnées en vendant des dessins à des journaux parisiens, il avait écrit : « Je suis très content aussi de ce petit débouché. Cela évite de faire appel à la bourse de Mimy [sa femme] de sorte que petit à petit elle peut réaliser quelques économies que nous retrouverons avec plaisir après la guerre. Après la guerre ! que ce mot est étrange ! Croyez-vous que cela puisse finir un jour ? »
Rémy Cazals

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Granier, Louis (1886-1915)

1. Le témoin
Il est né à Candoubre, commune de Murat-sur-Vèbre (Tarn), le 1er novembre 1886. Famille de cultivateurs catholiques. Mobilisé au 47e BCA, il combat dans les Vosges et il est tué au Reichackerkopf le 18 avril 1915. Son corps n’a pas été retrouvé. Dans une lettre sans date à sa sœur, il avait écrit : « Tu me demandes des nouvelles de Julie, elle est chez ses parents, nous sommes tous les deux contents pour le moment de ne pas être mariés, nous attendons le retour et puis l’on verra les événements si j’ai le bonheur de retourner. »
2. Le témoignage
« Il ne reste de lui que quelques photos et ce paquet de lettres », écrit sa petite nièce en présentant son témoignage dans les Cahiers du Centre de recherches du patrimoine de Rieumontagné (2006), sous le titre « Si j’ai le bonheur de retourner… ». Les 36 lettres et cartes postales, entre le 21 août 1914 et le 15 avril 1915, envoyées à ses parents et à sa sœur, domestique dans un château de l’Hérault, en disent beaucoup en peu de phrases. L’orthographe a été corrigée dans la transcription, mais plusieurs cartes sont reproduites en fac-similé.
3. Analyse
À l’arrivée à Draguignan (21 août), Louis constate : « Chère sœur pour le moment je ne suis pas trop mal mais on nous a donné un sac pesant presque autant que nous. Je ne sais pas comment je ferai pour faire campagne. » Dans les tranchées, écrit-il, « vous pouvez croire qu’il n’y fait pas chaud ». Et il précise (20 décembre) : « Nous avons un bain à pleins souliers. Heureusement nous avons fait une guitoune avec quatre camarades, et il n’y pleut pas, nous sommes là comme des rois. Seulement nous avons une chose bien malheureuse, nous ne pouvons pas y mettre assez de terre dessus pour nous garantir des grosses marmites ; à part ça nous n’avons rien à craindre des balles. Nous y avons fait une espèce de cheminée, donc nous y allumons un petit feu sombre la nuit qui nous remet de la mort à la vie quand on vient de prendre la faction et c’est là sous ce terrier auprès de la cheminée de terre que nous passerons le réveillon de la Noël si Dieu nous donne cette faveur. » Il échappe quatre fois à la mort dans des combats et, au repos, il remarque (26 janvier 1915) : « Je vous dirai que nous sommes à l’arrière depuis le combat du 14 janvier mais le repos n’est pas du repos car je fais de l’exercice comme un bleu mais ça ne me décourage pas malgré nos jours de campagne. Je préfère faire de l’exercice que d’aller entendre siffler les balles et les obus dans les tranchées. »
Comme tout un chacun, il tient à rester en contact étroit avec la famille, le village, le canton, par exemple le 16 octobre : « Lorsque vous me ferez réponse vous me direz des nouvelles du pays si vous en savez de ceux qui sont partis de mes camarades de Condomines. Celui de Cros a été blessé. » Et le 26 janvier, à sa sœur : « Tu me dis sur ta dernière que vous recevez de bien tristes nouvelles, ça je le comprends mais nous qui voyons ce qui se passe c’est encore pire. Je ne peux pas décrire ce qui se passe. Je t’en dirai plus long si le bon Dieu veut que nous nous revoyions un jour. » Dès le 4 novembre 1914, apparaît le désir de paix, désir partagé : « Donc pour moi j’aurai beaucoup de choses à vous raconter sur le champ de bataille mais ce serait trop long et je le garde pour le jour où nous aurons la paix et j’écris principalement de ce que nous parlons nous autres de la paix. » Le 20 décembre 1914 : « Nous mettrons le petit sabot pour que le petit Jésus nous apporte le petit cadeau que nous désirons depuis quelque temps : la paix… la paix pour tous. Elle est à désirer tant pour vous que pour nous. » Le 8 mars : « Rien de plus vous dire que de prier pour la paix. »
La dernière lettre de Louis Granier à ses parents est du 15 avril 1915 : « Je réponds à votre courrier du 8 toujours bien portant et bien fier espérant toujours que Dieu me conservera cette santé et qu’il nous donne bientôt une paix car hélas on commence à penser qu’elle ne finira pas. Malgré ça j’ai toujours l’espoir qu’elle finira le jour qu’on y pensera le moins. Quant à moi je suis pas le plus malheureux vous pouvez le croire je n’ai pas un chagrin et je suis toujours content, je prends ces temps-ci l’horrible comme s’il était bien bon et les jours passent les semaines aussi et nous arriverons au bout de l’année sans y penser. Je vous dirai que nous faisons toujours le même travail, quelques jours de tranchées puis du repos. Le temps est toujours à peu près le même, il neige, il pleut, il fait bien mauvais temps isolé dans les bois comme les bêtes sauvages ; vous pouvez croire que si nous pouvons le quitter ce pays, que la guerre soit finie, je ne le regretterai pas. Vous me parlez des camarades du pays, il y en a parmi qui ont de la chance je vous l’assure tout le monde ne peut pas l’avoir et je ne lui souhaite pas du mal, pour ça nous sommes assez de souffrants. Pour le moment pas d’autres nouvelles, les camarades se portent bien. Tout ce que nous avons à dire quand on se trouve de parler du pays et le bonheur que nous aurions si nous pouvions voir la fin, ça nous paraîtrait pas possible. Rien de plus à vous dire, votre dévoué qui de bien loin vous embrasse bien fort. »
Rémy Cazals

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Hannart, Théodore (1885-1952)

1. Le témoin

Né à Roubaix (Nord) en 1885, mariage en 1909. Père de deux filles en 1914. Fils de Georges Hannart, qui avait fondé une grande teinturerie industrielle à Wasquehal en 1895. L’apprêt Hannart était une référence mondiale en matière de teinturerie avant 1914. Théodore Hannart est un membre de la bourgeoisie catholique flamande du nord de la France ; très croyant et pratiquant ; en 1914 il dirige à 29 ans la teinturerie de Wasquehal qui a compté jusqu’à 2000 ouvriers. Il rejoint comme réserviste le 243e RI (Lille – caserne Souham) et son unité est rattachée à la 51e DR tout le temps de son engagement au front. Il a le grade de sergent, dans le rang ou assurant un temps la liaison avec le bataillon. Il est grièvement blessé par un éclat et évacué en juin 1915 (clôture de son récit).

2. Le témoignage

Le récit de Théodore Hannart a été rédigé en 1916 dans le sud de la France, après que, blessé lors des combats d’Artois le 10 juin 1915, il ait été hospitalisé tout l’été 1915 et réformé le 8 novembre de cette même année. Un exemplaire dactylographié existait à la Société Historique de Villeneuve d’Ascq et, avec l’approbation de Madame Requillart née Hannart, fille du témoin, la Société a édité les « vieux souvenirs de guerre 1914–1915 » en 1998. La publication est introduite par un texte documenté de S. Calonne, président de la Société. Le récit de 125 pages, minutieux, semble avoir été rédigé d’après des carnets de route (précision des lieux et des dates). Il s’agit d’un texte de 1916, relativement proche chronologiquement des événements narrés et qui ne connaît pas l’évolution et l’issue du conflit ; en cela, même s’il pose les problèmes classiques de la distance mémorielle, il apporte un témoignage entre le carnet immédiat et le souvenir à plusieurs décennies de distance ; reste que son titre («vieux souvenirs ») évoque une reprise tardive.

3. Analyse

Le témoignage présente plusieurs angles intéressants:

– description de la mobilisation, du sentiment des hommes et des familles, du départ

– engagement dans la bataille des frontières en Belgique, guerre de mouvement, combat d’Onhaye (23 août 1914), de Saint-Pierre (30 août 1914)

– stabilisation progressive après la Marne (poursuite/stabilisation oct. et nov. 1914, secteur de Reims, La Neuvillette, Cormontreuil, Prunay)

– l’offensive (Artois, secteur d’Hébuterne mai 1915): préparation, ambiance, tension, l’assaut, le combat, les prisonniers, l’échec…

– le vécu d’un sous-officier (ce qui n’est pas le témoignage le plus courant), et en même temps les considérations d’un grand bourgeois, mais proche du rang, sur les opérations, la hiérarchie et ses camarades

– la sensibilité aux événements d’un patron catholique, très croyant, conservateur et patriote.

Manque d’équipement, mi-septembre 1914, dans une « campagne contre l’Allemagne » prévue pour être courte

p. 66 « Ces premières nuits dans les tranchées, sans abri, sans couverture, sans toile de tente, presque tous les hommes dépourvus de veste et de lainage, ont été très dures. C’était la fin de septembre, et le début d’octobre ; nuits de brouillard glacé. Les hommes grelottaient sur place, engourdis, transpercés par l’humidité, abattus par le sommeil (…) Nos vêtements, capotes, pantalons surtout, étaient en lambeaux. Parfois, au cantonnement de repos, arrivaient une dizaine de pantalons à distribuer ; le Capitaine faisait alors rassembler les hommes dont le pantalon était le plus endommagé. Il en passait la revue, et c’était une scène plutôt comique de voir la collection ; chacun faisant valoir l’état plus minable des genoux ou des fonds, montrant sans vergogne les pans de chemise, par des ouvertures peu réglementaires. »

Fusillés – guerre de mouvement

6 septembre1914, bataille de la Marne en soutien d’artillerie : « A 7/800 mètres derrière nous se passe un drame pénible ; nous voyons défiler des compagnies baïonnette au canon. C’est la parade d’exécution de huit soldats du 327e, qui, pris hier dans une panique de troupes se repliant de la première ligne, poursuivis par des obus, sont tombés sur le Général Boutgourde, qui, sans pitié, les a fait juger immédiatement et condamner à mort. Ils sont fusillés derrière nous, au début du combat. Impression mauvaise sur les hommes, qui, de ce jour, détesteront rageusement leur Général de Division. »

Un exemple intéressant qui illustre l’interrogation centrale sur « l’interdiction » du no man’s land par le feu des deux protagonistes, avec le problème de l’impossibilité du relèvement des blessés ou de l’enlèvement des morts ; il ne s’agit pas d’un recul de civilisation mais de considérations tactiques liées à la guerre de tranchée, on ne peut simplement pas se permettre de ne pas interdire le glacis. devant Reims septembre 1914

« C’est d’un calme absolu pour l’instant. Le Capitaine juge utile d’envoyer une patrouille : caporal Bubar, 3 hommes. A 5/600 mètres, ils rencontrent une tranchée avec des morts français et des blessés, qui traînent là, sans secours, depuis 48 heures. Nous les signalons au Major de notre bataillon, qui va bravement les chercher avec ses brancardiers. Toujours aucun signe de l’ennemi. Le Capitaine s’enhardit, commande une corvée pour chercher dans la tranchée les sacs, équipements des morts, pour les distribuer à des hommes de la compagnie qui en sont dépourvus. Mais alors, cela se gâte. Les boches, qui avaient laissé enlever les blessés, changent d’attitude lorsqu’ils voient nos hommes venir placidement ramasser les équipements. Sur cette malheureuse corvée de 5/6 hommes , ils ouvrent le feu avec leurs 77, et chacun des nôtres est gratifié de son gros noir. »

Sergent assurant un temps la liaison entre sa compagnie et le bataillon, Hannart est un observateur privilégié du commandement à l’échelon tactique. Il a l’habitude dans le civil de diriger une usine et il porte un regard désabusé sur les qualités humaines de beaucoup de ses supérieurs, ainsi que sur les relations entre les officiers et l’exercice du commandement à l’échelon du régiment.

p. 11 Général Boutgourde commandant la 51e DR

« Attitude quelque peu défiante vis-à-vis de nous, la réputation d’antimilitarisme (peut-être) de notre région du Nord. En tout cas, les manifestations de sympathie pour ses hommes étaient rarissimes, quant aux reproches et aux marques de défiance ils étaient continuels. Le Français n’admet ce genre de chefs que lorsqu’il le reconnaît d’une intelligence supérieure. Etait-ce le cas ? Je suis loin d’en être persuadé. Et pourtant nos hommes sont d’une bonne volonté évidente, et d’un esprit de sacrifice réel, qui leur fait tout endurer avec gaîté. C’est, la plupart du temps, les sous-officiers qui encaissent, philosophiquement. Pour un rien, ils sont menacés d’être cassés. La terreur, c’est de prendre « le jour », car c’est alors qu’il faut faire le gros dos pour laisser passer la mauvaise humeur constante du Capitaine Baquet, contre-coup, certainement, de paroles désagréables échangées en haut lieu. »

Brutalité avec les hommes

p. 104 «La vie d’agent de liaison auprès d’un chef plein de courage et de fermeté, d’esprit clair et décidé, est un perpétuel réconfort, mais si ce chef est pusillanime, décontenancé par ses chefs, ou les occasions périlleuses, et qu’il passe son humeur et ses déconvenues sur son entourage immédiat, c’est une pitoyable existence. »

Fatigue des hommes au moment des suites de la Marne 14 septembre 1914

p. 54 « Vive altercation derrière nous : le Capitaine fait encore des siennes. Perron, du 5e Bataillon, a découvert des hommes restés endormis dans leurs abris, il les signale à Baquet, qui ne parle rien moins que de passer à la baïonnette les dormeurs : il réussit à blesser Lorthoir, qui était du nombre avec un malade. Les deux Capitaines ont tenu à s’injurier copieusement pendant tout ce temps-là. »

Petite affaire, le 26 septembre 1914

p. 64 « Le Commandant Rodier ne se tenait plus dans ces moments-là. Une fois, l’agent de liaison de la 24e étant venu lui rendre compte de la situation, il s’emporta au point de le menacer de son revolver. Le pauvre n’y pouvait rien cependant, et fut plutôt impressionné.

Mauvaises relations entre les officiers

octobre 1914 « Dans ces conditions, l’humeur maussade du Capitaine Baquet, et son génie de la contrariété passaient encore par une crise aiguë. Je me rappelle avoir fait la navette entre Rodier et lui à propos d’ordres reçus, auxquels il trouvait toujours à redire : il s’agissait de queues de poires. J’arrivais au Capitaine, lui lisait l’ordre, interrompu fréquemment par des épithètes peu courtoises à l’égard de son chef ; il annotait ensuite rageusement mon carnet, et me renvoyait au Commandant Rodier. Celui-ci précisait, excipait d’ordres supérieurs. Nouvelle mission, avec aussi peu de succès que la première fois. Nouvelles allées et venues encore. Je mis tout le monde d’accord en mettant l’ordre dans ma poche, après l’avoir communiqué au sergent-major, pour faire le nécessaire. Ce pauvre sergent-major était le bouc émissaire du Capitaine ; il essuya plus d’une injure et appréciation malveillante, voire même un coup de bâton sur l’oreille, c’était beaucoup ! Le Colonel dût y mettre ordre, sur réclamation de l’intéressé. »

p.75 début novembre 1914 « Entre le Capitaine Baquet et le Commandant Tupinier, les incidents se multiplient ; je transmets de nombreux rappels à l’ordre ; cela finit par un éclat à la première relève, à Cormontreuil, faut-il le dire, à la grande satisfaction de tous les officiers du Bataillon.»

et plus tard p. 76 « Comme de coutume, discussion aigre entre Baquet et le Commandant Tupinier ; elle eut, cette fois, son épilogue devant le Général. Nous vîmes un jour partir le Capitaine Baquet en grande tenue, gants blancs, pour Reims ; ce fut pour tous une joyeuse après-midi ! Depuis lors, Baquet s’assagit réellement, et devint plus abordable, mais quelles rancunes il avait amassées contre lui ! »

Le 243e RI doit être repris en main (« bonne tenue au feu mais indiscipliné au cantonnement »), un nouveau Colonel arrive et l’ambiance « de caserne » à l’arrière est mise ici en relation avec la composition essentiellement faite de gens du Nord de l’unité (janvier 1915)

p. 102 « Dès lors, pour nous tous, ce fut le régime de la terreur : des 15 jours de prison, conseils de guerre pour les hommes, cassations pour les sous-officiers, véritables brimades pour les officiers ; défense de se déséquiper au cantonnement, les corvées en armes et au pas, même les isolés ; une persécution mesquine de tous les instants, des revues perpétuelles. (…)  Il ne tarda pas à être exécré, et il fallut tout l’esprit patriotique pour réfréner, parmi les hommes, l’indignation croissant de jour en jour ; nos gens ne méritaient certes pas ces traitements, ils avaient fait leur devoir, toujours. (…) Un Chef intelligent et paternel, aimant ses hommes, eût obtenu d’eux, pauvres gens du Nord, abandonnés de tout au monde, sachant leur famille et leur pauvre foyer dans la désolation, aux mains de l’ennemi, sans nouvelles, sans secours quelconques envoyés de l’arrière, minés surtout par l’angoisse au sujet des leurs. Il fallut, pour comble, qu’on les persécutât indignement ! Au cantonnement, les chants même, doux souvenirs du pays, étaient interdits. Ce fut la terreur. Que le nom de ce malheureux Gueilhers soit voué à tout jamais au mépris de nos populations du Nord ! »

Perception des socialistes, des instituteurs

début août 1914 « Le maire (Wasquehal), vieux socialiste, révolutionnaire notoire, est atterré ; Il n’y a guère d’espoir. Peut-être sent-il aussi la responsabilité de tout le passé antimilitariste de son parti, qui nous a valu de n’être qu’à moitié prêts. N’est-ce pas notre impréparation qui a tenté nos lâches agresseurs ? Que de sang et de larmes ces Français indignes auront toujours sur la conscience ! »

p. 10 « Quelles barrières pourtant entre nous auparavant : Séveno est professeur libre, ultra- catholique ; Luissiez, instituteur de tendance nettement socialiste (l’homme de ces jours néfastes). Autant Séveno se montrait charitable et réservé, croyant et apôtre, tout empreint de l’idéal chrétien, autant l’autre dissimulait mal ses sentiments de haine pour la religion, « les bourgeois », et tout ordre établi, et déparait surtout par sa morale plutôt libre (pauvres écoliers !). Pourtant les deux vivaient côte à côte, s’entendaient, se voulaient certes du bien – et tous les deux sont morts, l’un à côté de l’autre, sur la même ligne de combat ; l’un disant son chapelet, comme toujours dans les heures critiques, vrai modèle de bravoure et de piété ; l’autre, racheté, j’en suis sûr, par les prières et les souffrances sanctifiées de son camarade ; lui-même n’avait-il pas, du reste, accepté de moi un chapelet, l’avant-veille du jour où il fut tué ! L’un et l’autre sont toujours pour moi unis dans ma prière. »

Evocation de camarade

p.105 « Mes collègues sous-officiers de la section : Ghevart, instituteur, jeune sergent d’active, élevé dans le mépris « professionnel » de toute autorité et de toute religion, bon camarade au reste, et d’esprit ouvert qui se rapprochait des idées saines… »

Religion

octobre 1914 « Hostile à la religion, Baquet voulait aussi nous empêcher d’aller à la messe le Dimanche, sous prétexte que le cantonnement était consigné. Le Général Petit, consulté directement, prescrivit formellement de nous faciliter, quant c’était possible, cette consolation. »

janvier 1915 « J’y ai maintes fois pu faire la sainte communion, même sans être à jeun, étant donné la permission spéciale donnée par le Souverain Pontife. »

Perception de civils proches du front

début novembre 1914 « Taissy. Il ne reste que quelques habitants, qui n’inspirent d’ailleurs qu’une confiance très limitée. »

p. 76 « Saint-Léonard. Chose curieuse, une grande maison à l’entrée du village, en bordure du pont, était absolument intacte, faisant contraste avec le reste ; tout y semblait paisible : rideaux aux fenêtres, aspect propret. On prétendait que les habitants s’y tenaient toujours ; cela semblait louche ! »

Considération sur des Juifs parisiens de la Légion étrangère, côtoyés dans une unité voisine de première ligne; la perception critique évoque l’arrière-fond antidreyfusard de la droite catholique

p. 82 « Le poste de commandement du Commandant Drouin est établi dans un grenier ; quel milieu étrange, noms à consonances bizarres : la plupart ont cependant l’accent parisien, soldats guère entraînés du reste, se plaignant de fatigue, pieds écorchés, soignés avec des linges sordides. Ce n’est pas là la vraie Légion que je m’attendais à trouver : soldats endurcis, et de belle mine, oh non ! j’ai bientôt le mot de l’énigme par l’Adjudant Jacoutet, vieux sous-officier de carrière qui les commande. « Que dites-vous de mes compagnons ? Quelle salade ! quelle harka ! ». Il m’explique que presque tous sont fils de commerçants de nationalité ennemie, établis à Paris : fourreurs, bijoutiers, etc. qui, pour éviter à leurs parents le séquestre et le camp de concentration, ont pris un engagement pour la durée de la guerre. Il les a en médiocre estime, du reste. Ils ne sont au front, eux, les vieux légionnaires, que depuis peu. » (…) « Jacoutet ne les ménage pas : ordres vivement donnés ; aussitôt fini de dicter, il commande « exécution », et il faut voir toute la bande se précipiter et disparaître. Cependant, ce sont des intellectuels, des gens cultivés, à l’écriture soignée et rapide, à la conversation cauteleuse et entreprenante. »

Avant l’assaut, Artois 9 juin 1915

p. 111 « Ordre est donné à chacun de brûler ses lettres, et de ne porter sur soi aucune indication qui puisse être utile à l’ennemi. Mort, ou capturé vivant, chacun se doit de ne laisser entre les mains des boches qui le dépouilleraient aucun écrit. Quelle funèbre et triste besogne, ces bonnes chères lettres, notre seul lien avec les nôtres, il faut les détruire. Avidement, on les relit, on essaie de retrancher les passages suspects, surtout celles qui ont réussi à franchir les lignes ennemies, venant des nôtres en pays envahis. On doit se décider à sacrifier l’une après l’autre, jusqu’aux plus chères. Ah ! triste, triste besogne, il semble que ces lettres, réduites en cendres, consument l’abandon total de nos êtres les plus chers, et à quel moment ! »

« Ah ! Ces préparatifs d’assaut ne sont pas gais ; les plus braves dissimulent mal la gêne et l’angoisse qui les étreignent. A leur tour, de façon plus ou moins théâtrale, les Commandants de compagnie font leurs recommandations à leur monde. Baquet n’a rien à dire, ce n’est pas son genre. Conscient de la gravité de l’heure, je peux me confesser, communier et passer la journée dans le recueillement. L’Abbé Lestienne se multiplie au milieu de nous, distribuant amples provisions de petits étendards et drapeaux du Sacré-Cœur. J’en distribue à toute ma section. Bien peu en refusent, et beaucoup en réclament. »

L’assaut, Artois 10 juin 1915 Hébuterne, évocation intéressante du sort de certains prisonniers allemands lors du paroxysme de l’action

p.114 « Cependant les vagues se succèdent, et le succès se dessine. Déjà, de tous côtés, refluent les prisonniers, misérables, implorant « Kamerad », les blessés montrant leurs blessures. Quelques-uns arrivent en troupe, on ne sait si ce sont des assaillants. On en descend quelques-uns ; c’est involontaire, on fait grâce aux autres. Ils défilent à nos côtés, se rangeant contre les parois, se faisant petits.

L’hôpital, juillet 1915

p. 123 « J’ai conservé un horrible souvenir de cette salle d’hôpital empesté d’éther et d’odeurs malsaines. Quel cauchemar. Toute la nuit, c’était des gémissements, des cris de souffrance et d’agonie, car beaucoup mouraient à nos côtés. Cette détresse des hôpitaux, après celle des champs de bataille, c’est toute l’horreur de la guerre. »

Vincent Suard  4/11/2011

 

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Bouillon, Eugène (1886-1966)

1. Le témoin
Eugène Bouillon naît en 1886 à Wintzenheim (en Alsace-Lorraine annexée) dans une famille qui cultive le souvenir de la France. Son père, un ancien combattant français de 1870, l’emmène par exemple assister au défilé du 14 juillet dans la ville de Belfort, restée française. De plus, Eugène passe une partie de sa scolarité en France comme interne au Collège des frères de Marie à Saint-Dié (Vosges). Il baigne donc depuis son enfance dans un milieu familial francophile et francophone.
Sa guerre commence en octobre 1915 quand il est enrôlé dans la garde impériale de Berlin. Après un séjour au camp militaire de Döberitz, il rejoint son cantonnement à Weissensee, un quartier de Berlin. Tombé malade, il passe quelque temps à l’hôpital avant que son bataillon ne se fixe finalement à Cöpenick. Le 14 juillet 1916, il part pour le front russe. Après des haltes dans les villages de Novo Vileisk (Lituanie) et Novozvenziani, il finit par débarquer à proximité du front à la station de Soly (actuelle Biélorussie). Il ne reste que trois mois sur le front russe et, au début de novembre, il est dirigé sur le front occidental dans le Nord de la France. Le 7 décembre il arrive à Hellemmes-les-Lille, puis est affecté dans la réserve au camp de Sainghin. Là, il participe à la construction d’une position de réserve à 18 km du camp. En février 1917, à son retour de permission, il est envoyé sur le front face aux Anglais à Liévin, à proximité de Lens. A nouveau porté malade, il bénéficie de quelques jours à l’infirmerie, puis rejoint un quartier de repos à Noyelles-sous-Lens avec toute sa compagnie, où ils sont astreints à de nombreux exercices. De retour au front, il occupe un temps une position d’avant-poste, avant d’avoir la chance d’être recruté comme interprète dans le village de Drocourt. En plus de cette fonction, il doit aussi s’occuper du cimetière des soldats. En avril 1917, une offensive victorieuse de l’armée anglaise oblige les Allemands à céder du terrain, ce qui conduit sa compagnie jusqu’à Courtrai en Belgique. Là, il saisit deux opportunités qui se présentent à lui : il est d’abord admis à une formation de chauffeur de camion, puis devient cuisinier du parc automobile de Roubaix (sans doute vers l’été 1917). Peu de temps avant l’armistice, il est même nommé chef cuisinier d’un casino des officiers à Bruxelles. C’est là qu’il assiste au mouvement révolutionnaire qui touche l’armée allemande au début de novembre 1918, puis qu’il partage avec les Belges la liesse populaire consécutive à l’annonce de l’armistice. Le conseil de soldats (Soldatenrat) proclame sa démobilisation et organise la retraite générale vers l’Allemagne. Une longue colonne de camions se met alors en route, de laquelle il trouve l’occasion de s’échapper, jugeant le moment opportun pour prendre congé définitivement de l’armée allemande. Il rejoint alors la ville de Liège et trouve à loger chez des hôtes très généreux qui l’hébergent durant trois semaines au cours desquelles il assiste au long défilé des troupes allemandes en retraite. Il quitte enfin Liège pour Paris avec neuf autres déserteurs alsaciens-lorrains à bord d’un train rempli de prisonniers français libérés. Après avoir transité au centre de triage du Grand Palais, les dix sont conduits au camp pour Alsaciens-Lorrains de Villeneuve-Triage. Il y est employé pendant trois semaines à charger et décharger des marchandises à la gare de Charenton, avant d’être enfin libéré et de pouvoir rentrer en Alsace. Il s’établit comme exploitant viticole à Wintzenheim et exerce à deux reprises le mandat de maire. En 1940, l’Allemagne nazie victorieuse annexe de fait le territoire de l’ancien Reichsland perdu en 1918. Notre auteur, Eugène Bouillon, tout comme une partie de la population jugée indésirable, en est expulsé et doit se réfugier avec sa famille dans le Lot .
2. Le témoignage
Eugène Bouillon, Sous les drapeaux de l’envahisseur. Mémoires de guerre d’un Alsacien ancien-combattant 1914-1918, imprimerie Messager de Colmar, 1934, 120 p.
Il semble que le témoignage, écrit après les faits, repose davantage sur des souvenirs que sur des notes prises au cours des évènements. Toutefois, celles-ci ont peut-être existé, comme nous le laissent penser les quelques dates précises qui ponctuent le récit. Malheureusement, dans l’ensemble, la chronologie des évènements manque de précision.
3. Analyse
L’intention de faire de cet ouvrage une œuvre de propagande pour servir la cause française en Alsace n’est pas dissimulée. Au contraire, Eugène Bouillon donne le ton dès le titre : « sous les drapeaux de l’envahisseur », l’envahisseur désignant l’Empire allemand qui a eu la main sur l’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1918. Puis il débute sa préface en précisant : « ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l’Alsace à la France ». Par ailleurs, sur la carte jointe à l’exemplaire qu’il offre au sénateur du Haut-Rhin Sébastien Gegauff, on peut lire : « Cher Sénateur, veuillez accepter ce livre à titre de propagande pour la bonne cause. » Après ces avertissements, le lecteur ne s’étonnera pas de lire un récit teinté d’une francophilie très prononcée, voire d’une vision manichéenne des évènements. Le vocabulaire utilisé est évocateur : « l’envahisseur » (p.17), les « boches » (p.18, 60), les « enragés » (p.18), « nos bourreaux » (p.18), « la bête apocalyptique » (p.89) désignent tour à tour les Allemands ou l’armée allemande, même si, bien plus encore que l’ensemble des Allemands, ce sont les Prussiens et leur caractère belliqueux qui attisent la haine de l’auteur (p.23, 25, 26). En outre, le témoignage est ponctué de commentaires sur les méfaits commis par les soldats allemands dans les régions occupées, que ce soit en Lituanie (p.46, 47), dans le nord de la France (p.51, 61, 66, 67, 69) ou en Belgique (p.82). On y trouve aussi un enthousiasme à peine voilé quand il s’agit de décrire l’infériorité matérielle de l’armée allemande (p.58-59), ses défaites et ses replis (p.92, 99) qui deviennent autant d’occasions de vanter l’armée française et plus généralement la nation française (p.86-87). En tant qu’Alsacien francophile revêtu de l’uniforme feldgrau, Eugène Bouillon ne manque pas de sympathie pour les prisonniers de guerre français (p.27), ou les Polonais et les Russes subissant l’occupation allemande (p.35-36), c’est-à-dire pour toutes les personnes rencontrées qui comme lui sont hostiles aux Allemands. Il tente toujours d’entretenir de bonnes relations avec les civils, notamment dans le nord de la France (p.62) et en Belgique, où il célèbre le 14 juillet 1918 dans une maison bourgeoise de Roubaix et trinque avec ses hôtes en l’honneur d’une victoire française prochaine (p.91).
L’ouvrage est donc partial, mais non dénué d’intérêt. On y suit le parcours d’un soldat à l’expérience originale, qui porte un regard curieux sur les régions qu’il traverse. La religion tient une place importante dans sa vie et son récit est ponctué de références de nature biblique (p.62, 71, 85, 97). Dès qu’il en a l’occasion il va prier dans une église ou assister à un office (p.48, 50, 54), non seulement pour trouver un réconfort personnel mais aussi plus largement pour le Salut de la France (p.37, 41, 42, 43, 50, 78).
Surtout, ce témoignage permet de mieux comprendre l’extrême complexité du cas des soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande. D’un point de vue identitaire, la minorité nationale qu’ils forment est loin d’être homogène : l’éventail est large entre ceux qui considèrent défendre leur patrie dans l’armée allemande et d’autres comme Eugène Bouillon qui, à l’inverse, ont l’impression de trahir leur nation (la France) en combattant avec l’uniforme feldgrau. L’expérience combattante qui en découle est donc tout aussi variée. Dans ce témoignage à charge contre l’armée allemande, l’auteur ne manque pas de dénoncer la suspicion, voire le mépris des officiers à l’égard des soldats alsaciens-lorrains. Il semble y avoir été particulièrement sensible, autant en Allemagne (p.28) que sur les fronts russe (p.38, 44, 45) et français (p.63), allant jusqu’à prétendre l’existence d’une propagande diffusée dans l’armée allemande pour stigmatiser les Alsaciens-Lorrains (p.45). Le sentiment d’être des soldats de second rang est partagé par de nombreux compatriotes qui vivent plus ou moins bien les différences de traitement dont ils font l’objet : ces soldats se voient par exemple écartés de certaines missions ou bien retirés de la première ligne pour être affectés dans une compagnie de pionniers (p.74). Eugène Bouillon lui-même passe du front à l’arrière en tant que traducteur, chauffeur puis cuisinier d’un parc automobile. Ses conditions de vie s’en trouvent très améliorées, étant donné sa moindre exposition à la mort et le confort dont il peut jouir (notamment en matière d’alimentation et de repos). Pourtant, selon l’auteur, cette mise à l’écart pose la question du sens à donner à la mobilisation des Alsaciens-Lorrains dans cette armée : Guillaume II, le « dieu allemand » (p.61), aurait opéré un mauvais choix en décidant de les envoyer au front (p.82). Il explique, en parlant des soldats alsaciens-lorrains comme « les honnis, les parias du peuple allemand » (p.97) que ceux-ci n’avaient pas « l’élan » que pouvaient avoir la grande majorité des soldats allemands (p.120). Au contraire, en les employant, l’Empire allemand les a obligés à une « lutte fratricide » (p.120) contre leurs frères français : « le boche me met le poignard en main pour me faire tuer mes frères » et « trahir mon sang » (p.34). Ce constat le décide assez tôt à déserter. Il y songe dès son départ pour le front russe (p.34) et plus sérieusement encore à son retour sur le front français (p.55, 58). Il élabore même un plan pour s’enfuir en direction des lignes adverses tenues par les Canadiens ; il le met à exécution mais est contraint d’abandonner au dernier moment (p.59). Ce n’est qu’avec la déroute militaire et la situation révolutionnaire de novembre 1918 qu’il peut enfin concrétiser ce vœu.
Au final, la rédaction puis la publication d’un tel témoignage semble avoir pour but d’offrir à la France une preuve de patriotisme, ce qui peut ressembler à une tentative pour se justifier d’un passé militaire dans l’armée allemande vécu comme un complexe lourd à assumer depuis la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France.
Raphaël Georges

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Calvet, Jean (1889-1965)

Jean Calvet est surtout connu dans le Tarn comme principal fondateur et premier conservateur du musée Maurice et Eugénie de Guérin au château du Cayla, et comme maire de Gaillac de 1919 à 1959, avec interruption sous Vichy. Il fut également conseiller général et député socialiste de 1928 à 1932. Mais il avait 25 ans en 1914, il a fait la guerre et il en a témoigné.

Tous deux issus de familles de propriétaires fonciers de la région, ses parents se sont fixés à Gaillac où il est né le 25 février 1889. Il était fils unique et ses parents sont morts très tôt. Après le baccalauréat, il « monte » à Paris pour des études de Droit, puis effectue le service militaire au 80e RI de Narbonne de 1910 à 1912. Chrétien, il est influencé par le Sillon et Marc Sangnier qu’il connaît personnellement. Marié en avril 1913, il aura une fille unique. Lors de la mobilisation, monté sur une table de bistrot, il prononce un discours spontané pour « la Liberté des Peuples contre la brutale agression de Guillaume le sanguinaire », et il arrive au 80e le 4 août. Il est blessé le 7 septembre et évacué. À la fin de sa convalescence, il entre à l’école de Saint-Maixent en janvier 1916 et en sort aspirant. De retour au front, au 251e RI, il est à nouveau blessé en septembre 1917, et sa nomination comme lieutenant est confirmée à titre définitif en avril 1919.

Il a donné des récits de guerre au Mémorial de Gaillac, et les a repris en volume en 1920, annonçant que l’historien de la guerre « ne devra pas seulement s’attacher à l’étude de la tactique, du matériel, des facteurs économiques et diplomatiques ». « Il devra, encore, tenir compte de l’âme profonde des acteurs immédiats du drame, de la vie morale dont ils ont vécu, de la part de fatalisme ou de liberté qui entrait dans leur sacrifice, de la survivance des sentiments humains au moment où ils étaient poussés par l’instinct primitif des combats. » Marqué par sa culture chrétienne, ses premiers textes évoquent clairement une croisade, le caractère religieux ou sacré de la guerre, qui restera au cœur de sa pensée. Le deuxième départ est cependant moins enthousiaste : « On a trop souffert dans sa chair et dans son cœur de multiples blessures ; on a trop pleuré de morts. On sait trop. Il faut se raidir, pour retourner à la fournaise : il y faut plus d’héroïsme. » Officier, il a des responsabilités, notamment celle de remonter le moral, et aussi de ne pas laisser se développer les fraternisations, ainsi en mai 1916 en Soissonnais : « La nuit, nos sentinelles sortent de leurs abris, et, pour mieux écouter, se placent au bord de l’eau. Les Boches en font autant de leur côté. Parfois, des conversations s’engagent, où ces derniers mettent tout ce qu’ils ont appris de langue française depuis deux ans d’occupation de notre sol. C’est ainsi que hier ils nous ont annoncé le succès de l’offensive autrichienne contre les Italiens. Ils parlent aussi de leur lassitude, et de la misère de leurs familles. Quand un des nôtres tousse, ils le plaignent : « Malade, Kamarade ». Mais je ne puis tolérer ces colloques. Alors, quand je suis là, mes hommes se taisent ; et le Boche s’étonne. »

Jean Calvet livre ses interrogations : « Nous luttons pour une cause juste. Nous le croyons. Le Boche aussi. Alors, je me demande ce que je dois penser de nos mérites respectifs… J’ai presque honte de m’intéresser à ce point au salut de l’âme de mes ennemis. Cet excès de charité m’intimide moi-même. Mais je ne puis m’empêcher de songer au fond de mon gîte. Qu’y faire d’autre ? » (13 août 1916). Quant aux tirailleurs sénégalais : « Je ne sais pourquoi, mais je me sens de la pitié pour ces hommes qu’on a arrachés, pour la plupart, de force, à leur pays ; et qui sont, malgré tout, aux yeux de la loi, des engagés volontaires. Il y a là une sorte de mensonge qui me répugne ; et je suis scandalisé quand on représente nos troupes noires comme accourues d’elles-mêmes au service d’une civilisation dont elles ne savent rien, et qui a, sur la leur, cette étrange infériorité d’avoir occasionné cette guerre. » Belle réflexion, complétée en traitant de folie et de blasphème l’idée de la guerre comme expiation, « nécessaire pour que nous puissions, par elle, racheter nos fautes nationales ».

Le deuxième recueil, qui rassemble les discours de Jean Calvet, maire de Gaillac, en l’honneur des morts de la guerre, tombe parfois dans des excès, ainsi lorsqu’il affirme que, lors d’une attaque, la seule douleur des blessés était de ne pas pouvoir suivre l’élan des camarades. Mais il a su également pleurer « de honte devant cette civilisation qui n’a su qu’enfanter une telle boucherie », et proposer ceci à ses contemporains : « Il convient d’amener chaque gouvernement à accepter, de gré ou de force, une sorte d’amputation de souveraineté et de son autorité propre, pour arriver à la constitution d’une sorte de super État. »

RC

*Jean Calvet, À la sueur du front, Récits et impressions de guerre, Gaillac, Imprimerie Dugourg, 1920.

*Jean Calvet, Avec les Morts, Gaillac, Imprimerie moderne, 1922.

*Cynthia Maltagliati, Jean Calvet (1889-1965), l’histoire d’un idéaliste, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 2004.

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