Le Breton, Arsène (1896-1995)

Arsène Le Breton, Campagne de 1914-1918, mon carnet de route, Rennes, Ennoïa, 2004, 135 p.

1 – L’auteur.
Né le 21 juin 1896, à Plumaugat (Côtes-du-Nord), Arsène Le Breton fit des études secondaires solides. Il s’engagea dès la fin 1914 pour 4 années, au 7e Régiment d’Artillerie de Campagne de Rennes. Le 9 mai 1915, son frère, Pierre, est tué pendant la bataille d’Artois. Arsène demande alors à partir au front. Il fera une partie de sa campagne dans une unité d’artillerie de tranchée (101e batterie au 13e RAC) avant de la terminer dans l’artillerie lourde. Revenu de la guerre, il hésitera à devenir prêtre mais il choisira finalement d’être cadre dans les banques puis entrera aux Ponts-et-Chaussées. En retraite en 1961, il décèdera le 17 janvier 1995.

2 – Le témoignage.
Il semble bien qu’Arsène Le Breton ait tenu un petit carnet de guerre. C’est à partir des notes de celui-ci qu’il rédige un vrai journal. D’abord dans l’artillerie de tranchée, donc aussi exposé que les fantassins, il rejoint son unité dans la Somme (avant et pendant la bataille) et la suit sur les fronts de Champagne (début 1917), du Chemin des Dames (avril 1917) et de Verdun (mi-1917). Évacué (lésion au poumon) le 5 août 1917, il retourne au front en mars 1918, au sein du 142e régiment d’artillerie lourde coloniale (secteur sud de la Somme). De nouveau évacué, cette fois pour grippe, il reviendra en ligne en octobre 1918.

3 – Analyse.
Nous ne savons ce qui motiva Arsène Le Breton à mettre au net et à compléter et enrichir ses notes de guerre ; peut-être laisser à sa fille unique et à ses descendants trace de sa guerre dont, comme la plupart des survivants, il avait du mal à vraiment parler. Le résultat est un petit livre aéré, facile à lire, au style simple et sans emphase. Arsène Le Breton n’a pas cherché à faire œuvre littéraire. Il n’envisageait certainement pas une publication. Les illustrations sont sobres, comme les notes de fin de chapitre. L’auteur narre de façon très chronologique ; il décrit, ne juge pas, ne fait pas de commentaires. Point de forfanterie, point de mise en avant, comme tant d’autres témoins. C’est vraiment un récit où les états d’âme du soldat n’apparaissent pas. Ainsi, il croise une cinquantaine de prisonniers de guerre allemands lors d’une permission à Plumaugat. Il le note, indique qu’ils jouent de l’accordéon et chantent dans leur cantonnement mais ne dit rien de ses attitudes personnelles à l’égard de l’ennemi (p. 55). Page 62, il évoque, sans plus de détails (si ce n’est un extrait de la Chanson de Craonne), les remous dans l’armée française après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917. Page 121, libéré, il écrit succinctement : « Cette fois, c’est fini … J’ai 23 ans … Je suis libre … Seul dans un coin du wagon, je fais de beaux rêves d’avenir. » Toujours cette sobriété de propos qui est la marque de cet honnête petit livre de souvenirs.
René Richard

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Boursicaud, Aimé (1892-1958)

1. Le témoin

Aimé Boursicaud, photo d’atelier, 1915

Jean-Louis Aimé Boursicaud est né à Ambazac (Haute-Vienne) le 8 septembre 1892 d’une famille nombreuse – il a quatre frères et plusieurs sœurs – et campagnarde. Son père, Jean-Baptiste, est fermier et instituteur au lieu-dit Le Coudier, sur les contreforts des monts d’Ambazac, dans le Limousin. Sa mère, Marie Boulestin, est paysanne. Sa fiche matricule indique qu’il sait lire et écrire et il est appelé au service militaire le 10 octobre 1913, qu’il effectue au 103ème R.I. de Saint-Germain-en-Laye, le régiment avec lequel il part au combat en août 1914. Démobilisé le 30 août 1919, il revient en Limousin et se marie en septembre 1921. Revenu profondément pacifiste et antimilitariste d’une guerre qu’il jugera à un moment prolétarienne (page 129), il ne l’évoquera plus après son retour, possiblement car il l’a fixée en grande partie sur le papier. Sa compagne lui donnera neuf enfants. Le couple exploite d’abord une ferme de 50 hectares en Charente, ouvre un garage puis une auberge de jeunesse à Pyla-sur-Mer. Pendant l’autre guerre, la famille s’installe à Paris où Aimé trouve un poste d’ajusteur chez Citroën. Son acte d’état-civil ne mentionnant ni mariage, ni décès, il semble qu’il soit mort en mai 1958.

2. Le témoignage

Boursicaud, Aimé, Larmes de guerre. Ecrit de 14-18. Brinon-sur-Sauldre, Grandvaux, 2011, 223 pages. Voir aussi Mes jours de guerre. 1914-1918. 8 août 1914-30 août 1919. Neuvic-Entier, La Veytizou, 2004, 217 pages.

L’auteur débute son témoignage à Saint-Germain-en-Laye alors que son régiment fait partie de la défense de Paris, dont il couvre la mobilisation. Il est ensuite envoyé à Verdun et subit son baptême du feu à Ethe en Belgique le 22 août 1914. Suit une retraite éprouvante, ponctuée de combats (Marville ou Tailly) par Romagne-sous-Montfaucon puis Sainte-Menehould où le régiment est embarqué pour Paris. S’engage alors la bataille de la Marne pour laquelle le régiment, alors à Gagny, est appelé en renfort à Nanteuil-le-Haudouin. Puis ce sont des combats sur l’Ourcq, Roye, Champien puis Roiglise et Beuvraignes (septembre 1914) qui terminent la guerre de mouvement. Une autre guerre, de siège, débute dans la Somme, où il reste jusqu’en décembre. 1915 le trouve dans la Marne puis à Soissons mais ce premier hiver de guerre lui occasionne une bronchite qui le fait évacuer le 6 février. Il fait plusieurs hôpitaux (Château-Thierry, Provins, Troyes), tente de s’embusquer, et revient en ligne dans la Marne, au camp de Mourmelon et dans le secteur champenois de Saint-Hilaire d’avril à septembre 1915. L’hiver 1915-16 est passé à Ville-sur-Tourbe, Massiges, les mois de mai, juin à Virginy, juillet à Maisons-en-Champagne. Mais Verdun s’étant allumé, le régiment y est commandé et arrive le 6 septembre 1916 au ravin des Trois Cornes, dans le secteur de Bras. Il fera quatre séjours à Verdun, entrecoupés d’une longue période de « repos » de cinq mois en Lorraine (secteur est de Lunéville) début 1917. Ce quatrième séjour à Verdun voit le régiment reprendre à l’ennemi la terrible côte du Talou : « Ah ! la guerre ! Qui ne l’a pas connue, ne s’imagine pas les tortures qu’elle fait endurer. Nul ne saura, pour qui n’a pas vécu Verdun, les souffrances que des martyrs ont supportées » (page 155). De novembre 1917 au 28 mai 1918, date à laquelle il arrête son récit, il reprend position en Champagne puis en Flandre.

3. Analyse

Jean-François Boursicaud, l’un des fils d’Aimé, indique dans une postface que le témoin « a écrit ses mémoires en quelques nuits, entre mai et juin 1919, alors qu’il était en garnison à Douai » (page 203). D’emblée, dans une préface introductive, Aimé Boursicaud s’adresse à ses lecteurs ; il se veut pédagogique mais prévient que « seuls seront mentionnés les grandes attaques ainsi que les évènements les plus frappants » (page 5). A quelques pages du début, il déclare : « Songez à la tâche immense qu’il me reste à faire pour vous raconter « l’histoire anecdotique » de cinquante-et-un mois. Nous nous contenterons simplement de signaler les faits principaux » (page 36). Passé son baptême du feu, il indique : « puisque vous connaissez ce qui s’est passé pour la bataille d’Ethe, je ne vous ferai pas par conséquent, la description de celle-ci [la bataille de Marville ndrl]). Ce ressort de non-écriture se poursuit ainsi à plusieurs reprises (pages 54, 67 ou 75) et dès lors une part importante du témoignage est éludée pour brosser une guerre en pointillés, résumée à de grands épisodes imparfaitement décrits, ponctués de tableaux d’intérêt mais sans réel talent descriptif. Pourtant le parcours d’Aimé Boursicaud aurait pu être intéressant ; il fait toute la guerre au 103ème R.I. et y occupe plusieurs fonctions, étant tour à tour pionnier (page 131) faisant de l’artisanat de tranchée, affecté à la C.H.R. (page 143), garde de police (page 159) etc., mais sans en décrire précisément les spécificités. La restitution de son témoignage s’apparente ainsi à celle du soldat Henri Guichard (voir ce nom). Patriotique sans être belliciste à outrance, il confie en février 1915, alors qu’il est évacué : « Bien que malade, je ne désirais pas la guérison, ou du moins pas rapide, car sa lenteur, seule, pouvait me procurer un peu de bien-être » (page 104) et plus loin avoir tenté de s’embusquer. « Ne croyez pas que je sois resté toujours indifférent à mon rôle de soldat. J’avais tout essayé pour en sortir » (page 118) et d’imaginer des armes (page 119), du camouflage (page 120), un système d’insonorisation d’essieu de véhicule (page 125), voire même s’engager pour les Dardanelles afin de gagner quelques mois de trajet (page 123) ou dans l’aviation (page 125). A noter une description sommaire de fraternisations de petits postes à Ville-sur-Tourbe (page 142).

Yann Prouillet, mars 2013

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Denis, Omer (1880-1951)

Né le 24 octobre 1880 à Chantonnay (Vendée). Son père est menuisier ; les témoins à l’état-civil sont charron et charpentier. Séminaire. Service militaire d’un an au 137e RI. Depuis 1909, professeur à l’institution Mirville de La Roche-sur-Yon. Mobilisé à l’ambulance 12/11 où il remplit les fonctions de secrétaire et aumônier bénévole. Il a à faire l’inventaire des objets personnels des tués, besogne « particulièrement pénible, tous les cadavres sont déchiquetés, broyés ». En mai 1916, il passe infirmier et toujours aumônier bénévole dans l’artillerie, 5e RAC puis 25e RAC (il est blessé en avril 1917). Pendant la guerre, il remplit 18 carnets destinés à ses parents et amis, masse considérable que la publication n’a pu reprendre dans sa totalité. Malgré l’horreur souvent rencontrée, le style est assez détaché, avec un brin d’humour ; une lassitude certaine apparaît toutefois, surtout après sa blessure. « Rallié » à la République, ce prêtre ne cesse de critiquer la loi de séparation des Églises et de l’État, l’action des gouvernements républicains et il n’aime pas les socialistes. Dans le vignoble champenois, par exemple, d’après lui, « l’élément socialiste » a obtenu que « la classe ouvrière se trouve, aux frais des propriétaires naturellement, étrangement gâtée ». Les hauts salaires sont dilapidés dans « le goût du luxe » ; règne « une facilité de mœurs scandaleuse » ; « au point de vue religieux, ces contrées sont franchement mauvaises » ; l’antipatriotisme et l’internationalisme y produisent un espionnage actif. « La grande faute incombe tout entière au gouvernement qui, s’absorbant dans les mesquines et tracassières menées d’une politique uniquement anticléricale n’a rien su prévoir et rien su empêcher. »
L’ensemble décrit des situations bien connues : la boue, les bombardements et les secteurs calmes, les artilleurs privilégiés par rapport aux fantassins, les blessés allemands, les tentatives de mutilation volontaire, le bourrage de crâne par les journaux, les récriminations contre l’arrière où on ne s’en fait pas, etc. Parmi les remarques originales, on peut noter l’attitude du prêtre devant le corps d’un suicidé du 69e RIT en janvier 1916 : il refuse de l’enterrer religieusement. Plus tard, en avril, un passage est vraiment surprenant. Ses confrères prêtres de l’ambulance sont jaloux du fait qu’on l’ait choisi, lui, pour remplir les fonctions d’aumônier, et de la confiance que lui témoignent les majors. « Ces premières raisons qui les poussaient déjà à m’en vouloir s’accrurent encore du fait que je refusai de les suivre dans leurs ripailles, au café où ils fréquentaient régulièrement chaque soir. Ils affectèrent de m’ignorer et peu à peu s’habituèrent à faire bande à part. Je trouvais à cette solitude une ample compensation auprès des blessés et des malades. Mais secrètement je souffrais de cet état de chose qui, je le savais, était exploité contre nous par nos camarades de l’ambulance. La position que j’avais prise me mettait à l’abri de leur malignité, mais je ne pouvais pas rester indifférent aux plaisanteries, aux réflexions qui, en visant mes confrères, nous atteignaient forcément nous tous. »
En février 1917, dans une gare, il décrit « une foule de femmes et de jeunes filles qui travaillent dans les usines de guerre » de Survilliers et des environs, babillant et jacassant « sans pudeur ni réserve ». Et le prêtre de s’indigner : « Je n’ai jamais eu, je souligne à dessein le mot, l’occasion même parmi les soldats d’entendre de pires grossièretés. » Le 10 avril, blessé par des éclats d’obus, il pense devoir la vie à « la protection spéciale » de la Divine Providence : « Cette protection, je la dois aux prières de mes amis bien plus qu’à mes mérites. » Il passe sa convalescence au château d’une marquise, grâce à l’entremise d’une comtesse. Plus tard, en avril 1918, il loge dans le château d’une autre comtesse. Entre temps (15-1-18), il décrit une visite à la petite église d’Oulches, mutilée par la guerre et tapissée d’ex-voto. En été de la dernière année de guerre, il est en admiration devant « le réconfortant spectacle de la puissance américaine qui s’affirme chaque jour davantage ». Il se trouve à Laon lors de l’annonce de l’armistice qui provoque « une explosion de joie indescriptible ». La guerre est finie : « Nous avions rêvé d’entrer, en vainqueurs, dans la Bochie vaincue, et nous allons tout prosaïquement combler les trous de mines, remettre en état les routes défoncées, récupérer tout ce qui traîne aux alentours et, par surcroît, recommencer la vie stupide du quartier avec ses rassemblements, ses revues, ses exercices et ses manœuvres. »
Rémy Cazals
*Omer Denis, Un prêtre missionnaire dans la Grande Guerre 1914-1919, extraits choisis et annotés des carnets de guerre par Denise et Allain Bernède, s. l., éditions Soteca, 2011, 398 p.

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Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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Deschamps, Paul (1889-1983)

Fils d’un couple d’instituteurs de la région nantaise, il fait des études de médecine et exerce, après la guerre, dans la région parisienne. À la retraite près de Dinard, il y écrit ses Mémoires de n’importe qui, souvenirs de guerre qu’il confie à un jeune ami instituteur. Passionné de littérature, d’histoire, de politique, d’art et de nature, il porte un regard lucide, généreux, parfois ironique sur les hommes. Avant la guerre, monté de Nantes à Paris, il y vit chichement, fréquentant artistes et écrivains célèbres, participant aux réunions d’un groupe de jeunes gens amoureux d’art et de littérature, la Ghilde des Forgerons. Le déclenchement de la guerre le surprend à Paris. Ce réformé pour myopie s’engage au service de la Croix-Rouge. Bien que signataire d’une pétition de soutien à Romain Rolland, il ne refuse pas le fait d’être récupéré en décembre 1914 et déclaré bon pour le service armé. Il débute sa guerre comme aide-major dans un bataillon du 21e RIT, dans le secteur d’Hébuterne, près des régiments du 11e corps d’armée. Il passe ensuite au GBD de sa division territoriale, toujours dans la Somme. Il connaît, en formation sanitaire de soutien de diverses unités, d’autres fronts, calmes comme en Lorraine, très tourmentés comme après l’offensive de septembre 1915 en Champagne, en particulier au fameux Trou Bricot. En février 1916, il est affecté comme médecin de bataillon au 7e RIC, tout en continuant de préparer sa thèse de médecine. Affecté brièvement à l’artillerie légère, il participe au début de la bataille de la Somme. Il rejoint ensuite de nouveau, un bataillon du 7e RIC. En février 1917, il se marie et il continue de rester en contact avec le groupe de la Ghilde qui lance une revue un peu anarchiste, La Forge. Fin avril 17, il est nommé médecin de la place de Quimperlé, Finistère. Ce répit ne dure que 4 mois. Fin août, il doit rejoindre le front, au 101e RIT, dans le secteur de la Côte du Poivre. En décembre 1917, il est sanctionné pour avoir volontairement évacué une section de territoriaux, présentés comme souffrant d’une intoxication alimentaire, alors qu’ils cuvaient un retour de « cuite » collective. Il est alors affecté, pendant plusieurs mois, à l’ambulance 15/5, en Lorraine qui devint un temps ambulance Z, spécialisée dans le traitement des gazés. Surmené, lui-même intoxiqué, soupçonné d’un début de tuberculose, il est évacué, fin 1917, dans le Midi, près de Menton. Il ne retourne pas au front.
Paul Deschamps décrit ce parcours militaire quelque peu tourmenté avec verve et humour. Il ne cache pas les horreurs de la guerre mais il dresse une série de portraits de médecins, d’officiers ou de soldats tantôt attachants, tantôt méprisables, tantôt misérables. L’histoire du pauvre Rabourdin, condamné et fusillé dans des conditions révoltantes et lamentables, est poignante, et la comparaison qu’il fait entre le « type formidable » que fut son premier commandant de bataillon en Champagne et le « salaud », sadique et insupportable (décrit de façon implacable), qui lui succède ressemble à un jugement sans appel.
Dans cette guerre, Deschamps ne perd pas le contact avec l’arrière. Il continue de participer aux actions de la Ghilde. Et, dans ses contacts réguliers avec ce cercle d’artistes et d’écrivains dont certains étaient comme lui au front, il constate une belle vitalité intellectuelle où le rejet de la guerre point. Deschamps est, aux armées, un homme libre et veut le rester. Il ne se résigne pas, ne se replie pas. Ses rencontres et échanges avec son ami Élie Faure (qui sortait de la fournaise) le réconfortent et il avoue que « sa présence spirituelle m’aide encore à vivre … et m’aidera tout à l’heure à mourir ». Et, clôturant son journal de guerre, sa rencontre avec un Henri Barbusse, péremptoire et tout à sa gloire littéraire nouvelle, le laisse un peu décontenancé et amer. Au total, ce journal de guerre est celui d’un honnête homme, lucide et engagé. Le lire offre un plaisir renforcé par l’humour, la malice des propos et la saveur de certains portraits.
René Richard
*Paul Deschamps, Mémoires de n’importe qui (1914-1919), Bretagne 14-18, 1999, 52 p.

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Cadoret, Louis (1892-1915)

Né à La Chèze, près de Loudéac (Côtes-du-Nord), le 11 février 1892. Il effectue son service militaire, au 67e RI de Soissons, lorsque la guerre éclate. Il va s’efforcer de transcrire ce qu’il voit et vit dans un petit carnet. Cet unique carnet va de fin juillet au 6 septembre 1914. Louis Cadoret continua t-il d’écrire ? Nous n’en savons rien. Il disparut le 6 février 1915 dans les combats des Éparges. Ce petit document a été sauvé par un lointain cousin, Louis Cadoret et sa famille étant totalement oubliés à la Chèze. Le document édité compte 29 pages. Mais la transcription même du carnet tient seulement dans 8 pages. Le soldat de 1ère classe Louis Cadoret y raconte dans un récit au style très simple, sans commentaire superflu, les premiers jours de la guerre, les marches d’approche, et, à partir du 22 août, les combats (Longwy, Longuyon, la ferme de Constantine, Mangiennes…) jusqu’au repli vers Montfaucon et Amblaincourt. Les détails sont précis ; les désordres, désillusions et incertitudes de ces premiers combats ne sont point cachés dans ce témoignage captivant et qu’on regrette trop bref.
René Richard
*Mémoires d’un combattant de 1914 : Louis Cadoret, Bretagne 14-18 et Amicale laïque de Plaintel, 1997, 29 pages.

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Pouleriguen, François (1888-1962)

Né le 4 juillet 1888 à Langonnet, dans le nord-ouest du Morbihan. Il ne quittera guère cette commune que pour aller au service militaire, puis à la guerre. Il se marie en 1911 et le couple aura 11 enfants, dont deux avant le conflit mondial. François et son épouse s’installent dans une ferme, leur propriété. Ils y mènent la vie laborieuse des paysans du Centre Bretagne. Les carnets de guerre commencent le 1er janvier 1916. Le 52e RI auquel il est affecté est alors dans les Vosges, secteur qui s’apaise. En mars, le régiment va prendre position dans le secteur de Verdun, rive droite, vers Tavannes et Damloup. Il y reste jusqu’au début juin, dans des conditions souvent épouvantables qu’il décrit de façon à la fois précise et concise. C’est le passage le plus fort des carnets, car ce sont manifestement les mois les plus angoissants de sa période de guerre. Évacué, il reste dans les dépôts jusqu’en mai 1917. Affecté au 418e RI, il monte en renfort au Chemin des Dames. Nouvelles semaines difficiles pour le narrateur qui est dirigé ensuite vers le Bois-le-Prêtre avant de revenir à Verdun, secteur assagi. Il y cherche en vain la tombe de son beau-frère, Joseph Lincy, tué à l’ennemi le 4 novembre 1916 près du fort de Vaux. De lieux de combats en dépôts, François raconte une guerre presque banale, avec ses longues périodes de secteurs calmes ou de dépôt entrecoupées de mois épouvantables où il s’étonne de survivre. On est étonné de trouver certaines riches descriptions de lieux ou de monuments sous le crayon de ce petit paysan, manifestement lettré. Il est soutenu dans cette éprouvante traversée des années de guerre par une foi sans faille qu’il exprime et revendique souvent, reproduisant même des cantiques de son pays.
René Richard
*Carnets de guerre de François Pouleriguen aux 52e et 418e RI (janvier 1916 – mai 1919), Bretagne 14-18, 2005.

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Bataille, Jules (1895-1954)

Né en 1895 à Cancale (Ille-et-Vilaine) où son père est cantonnier et sa mère garde-barrière. Titulaire du certificat d’études. Au grand dam de sa sœur institutrice, il décide d’entrer dans la vie active, aux chemins de fer. Toute sa vie, il se présentera comme cheminot. Embauché pour accrocher les wagons, il termine sa carrière comme inspecteur de la sécurité pour la région Bretagne puis pour la Normandie. Visiblement très marqué par les deux guerres mondiales, il n’en parlait guère, juste pour vitupérer après toute guerre et dire que la sienne, celle de 14-18, passée au front d’Orient, avait été une sale guerre. Il avait fêté ses 20 ans sur ce front et était plein de dynamisme mais aussi rempli d’angoisse face à ce qu’il vivait au jour le jour. Comme de nombreux poilus, il éprouva sans doute le besoin de mettre ce vécu par écrit, plus pour exorciser ce qu’il voyait et ce que lui et les autres soldats enduraient qu’avec l’espoir qu’on le lise plus tard. Son témoignage est assez rare sur cette guerre de Serbie et de Macédoine et en est d’autant plus précieux. D’autant plus rare et précieux qu’il s’agit d’un pionnier du Génie, confiné dans des tâches ingrates et méconnues de construction, de reconstruction, de consolidation de voies ferrées. Ces soldats du Génie pouvaient être un peu méprisés par les fantassins qui les considéraient comme des embusqués. Et pourtant, leur travail était indispensable, bien que sous-estimé. Les combattants de ce front furent souvent sujets à des maladies, à de multiples parasitoses, et les évacuations se comptaient par milliers. Le passage sur les conditions dans lesquelles opéraient les formations sanitaires du front de Salonique illustre bien cette face cachée du conflit en ces régions. J. Bataille est évacué pour dysenterie le 23 février 1917, rapatrié en France où il arrive le 6 juin. Nous ignorons ce que fut ensuite sa guerre.
René Richard
*La Campagne d’Orient de Jules Bataille au 1er Régiment du Génie (octobre 1915-juin 1917), Bretagne 14-18, 2005.

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Ribollet, Pierre (1889-1918)

Né le 7 août 1889 à Caluire-et-Cuire, près de Lyon, dans une famille bourgeoise. Il a un an lorsque son père meurt, laissant sa mère veuve avec quatre enfants. Un de ses oncles, dreyfusard, est actif militant de la Paix par le Droit, puis de l’association française pour la SDN. Pierre étudie à l’institution des Chartreux, aux Beaux-Arts de Lyon et de Paris afin de devenir architecte. Il effectue le service militaire au 4e Génie. En août 1914, caporal, il est mobilisé au 28e Génie et devient sergent en mai 1915. Il est principalement engagé dans les Vosges (Le Violu) et en 1916 dans la Somme. Le jour de l’offensive Nivelle, il arrive à l’EOR de Versailles, en sort sous-lieutenant et rejoint le 3e Génie. Son témoignage est formé de lettres écrites du 19 août 1914 au 22 juillet 1918, veille de sa mort au cours d’une contre-attaque allemande. Certaines lettres sont adressées à son cousin André Piaton ; d’autres à sa mère, mais de celles-ci il ne reste que des extraits, ce qui explique parfois de longs espaces de temps entre deux courriers. Le caractère partiel rend difficile de faire la part de l’autocensure, mais celle-ci apparaît clairement le 22 septembre 1915, lorsqu’il décrit à son cousin les préparatifs de l’offensive et ajoute : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! ». La publication des lettres est accompagnée de photos et de belles aquarelles de Pierre.
Le 28 décembre 1914, il écrit : « Jamais notre devoir de Français chrétien ne fut tracé avec plus de précision qu’en de telles circonstances. Avec force et énergie, accomplissons-le vaillamment et sans murmurer. » Le devoir des hommes du Génie, c’est de creuser des tranchées, des abris ; d’établir le relevé du réseau ; mais aussi de précéder les vagues d’assaut en apportant les explosifs nécessaires à faire sauter les systèmes de protection des ennemis (c’est lors d’une telle opération qu’il est tué). C’est aussi la guerre des mines et camouflets, et on reçoit fréquemment grenades et marmites. Dans les Vosges, cote 994, le 12 juillet 1915, il décrit la première ligne : « C’est un véritable fouillis de sacs à terre, de vieilles gamelles, de chevaux de frise, de tourbillons de fils de fer barbelés, d’où émergent des troncs hachés, déchiquetés, pulvérisés. Les sapins sont tombés sur la tranchée, la recouvrant complètement et faisant ainsi un passage à l’ombre, dont nous n’avons pas lieu de nous plaindre. » Il arrive qu’on échange autre chose que des grenades avec ceux d’en face : des journaux, des cigarettes… Comme les autres combattants, il a le cafard et souhaite la bonne blessure. Il critique la distribution aberrante des croix de guerre. À une lettre de sa mère qui lui rappelait un voyage en Italie, il répond qu’il souhaite voir « un paysage quelconque exempt de toute explosion ! » Et au repos, il note le charme tout particulier de « simples promenades en terrain découvert, et non dans d’éternels boyaux ».
À son cousin, dès le 12 juillet 1915, il pose la question qui l’obsède : « Que dit-on à Lyon, autour de toi ? Compte-t-on sur une crise financière, économique, une révolution, un coup de théâtre qui permettrait d’envisager la fin de la guerre avant l’hiver ? » Puis c’est le message récurrent à partir du 24 août : « Je voudrais que ceux qui parlent avec tant d’enthousiasme et de phrases ronflantes de la guerre dans les journaux, fassent ici une simple tournée dans les tranchées de 1ère ligne. Ce serait une expérience intéressante qui modifierait peut-être leurs impressions ! » Barrès est nommément attaqué (5-3-16), et Pierre ajoute un mot des « convictions patriotiques, qu’il est décidément beaucoup plus facile d’avoir à Lyon qu’ici » (27-5-16).
Pierre décrit à son cousin la « boucherie sans nom » de la bataille de la Somme (25-8-16) ; des prisonniers allemands heureux que la guerre soit finie pour eux, « avec un petit sourire qui a l’air de nous plaindre » ; ses camarades dont le cafard tourne au désespoir (18-9-16). Le 3 décembre 1916, bien avant l’offensive Nivelle, il admet qu’on puisse être terrifié des réflexions des poilus. Mais il se trouve à Versailles au plus fort des mutineries et ne peut en parler. En septembre, il attribue à la défection de « ces maudits Russes » la prolongation de la guerre, et en février 1918, il stigmatise « la honteuse capitulation des maximalistes ».
Rémy Cazals
*Pierre Ribollet, Quatre années de guerre (août 1914 – juillet 1918), Lettres et dessins, Lyon, éditions BGA Permezel, 2006, 175 p. + illustrations.

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