Redmond, Willie (1861-1917)

1. Le témoin
Décédé le 7 juin 1917 dans une salle de soins du couvent Saint-Antoine de Locre (Belgique), Willie Redmond a été enterré dans les jardins de l’établissement, à proximité du cimetière où reposent la plupart des hommes de sa brigade. En 1919, sa veuve, venue se recueillir sur la sépulture, se déclare particulièrement satisfaite de cet emplacement. Elle s’oppose à la Commission des Sépultures de Guerre, qui au début des années 20 transfère les tombes isolées dans des cimetières de regroupement. La croix qui se dresse encore aujourd’hui au milieu d’un carré d’herbe, à quelques mètres du cimetière, honore un des nationalistes irlandais les plus éminents du début du XXe siècle.
Issu d’une famille catholique irlandaise, William Hoey Kearney Redmond suit les traces de son père et de son oncle, qui avaient tous deux lutté pour la cause irlandaise à la fin du XIXe siècle. Son frère aîné, John, deviendra quant à lui le leader du Parti Parlementaire Irlandais.
Ayant rejoint les rangs de Charles Parnell au sein de l’Irish National Land League, il est arrêté en 1882 et emprisonné trois mois à Dublin pour possession de littérature séditieuse. Sitôt libéré, il se rend aux États-Unis et en Australie pour lever des fonds en soutien de la cause nationaliste. Il est ensuite élu député pour le comté de Wexford et siégera pendant 34 ans à la Chambre des Communes de Londres.
Fervent défenseur de l’autonomie irlandaise, il n’hésite pas à prononcer des discours radicaux, qui lui valent un nouveau séjour en prison en 1902. Visitant régulièrement les communautés irlandaises outremer, il s’inspire du statut de dominion du Canada et de l’Australie pour forger un concept d’autodétermination propre à l’Irlande.
En août 1914, son frère John incite les Volontaires Irlandais à rejoindre les rangs de l’armée britannique, considérant d’une part que l’Allemagne est l’ennemie commune de la Grande-Bretagne et de l’Irlande et d’autre part que l’implication dans l’effort de guerre favorisera ultérieurement l’autonomie irlandaise. Willie est un des premiers à organiser des campagnes de recrutement. Il décide également de s’engager dans l’armée, malgré ses 55 ans. Quatre autres députés irlandais serviront dans des unités britanniques.
Devenu capitaine au sein du Royal Irish Regiment, il arrive au front au cours de l’hiver 1915-16. Il se distingue d’emblée par son esprit combatif et sa proximité avec la troupe, marchant notamment avec ses hommes au lieu de les accompagner à cheval, comme le faisaient de nombreux officiers. En juillet 1916, il doit revenir en Irlande pour raisons de santé. En mars 1917, il prononce son dernier discours parlementaire.
De retour au front, Willie Redmond participe à la bataille de la crête de Messines. Il est l’un des premiers à sortir de la tranchée. Immédiatement blessé au poignet, puis peu après à la jambe, il est évacué à l’unité de soins du couvent de Locre, et y meurt quelques heures plus tard. Son décès est probablement davantage dû à un état de choc qu’aux blessures en elles-mêmes. La nouvelle de sa mort est annoncée dans tous les journaux britanniques. Du monde entier, des messages de condoléances parviennent à sa famille et le gouvernement français lui attribue la légion d’honneur à titre posthume.
Sa tombe isolée a entraîné de nombreux commentaires. D’aucuns ont prétendu qu’il avait lui-même choisi cet emplacement pour protester contre l’exécution des rebelles de Dublin par l’armée britannique au printemps 1916. Mais rien n’est moins sûr. L’isolement de sa tombe n’a peut-être aucune signification politique, même si, symboliquement, le fait qu’un nationaliste irlandais soit enterré à part ne peut que nous interpeller. En décembre 2013, les Premiers Ministres britannique et irlandais, David Cameron et Enda Kenny, se sont rendus ensemble sur les champs de bataille de Flandre et se sont recueillis côte à côte sur la tombe de Willie Redmond. Le député nationaliste aurait certainement apprécié cet hommage, lui qui espérait qu’après la guerre les soldats du Nord et ceux du Sud ayant combattu côte à côte puissent faire pencher la balance en faveur d’une autonomie sans violence. Il n’en a rien été. La guerre d’indépendance irlandaise et la guerre civile qui a suivi immédiatement, ont déchiré le pays de 1918 à 1922. John Redmond, son frère, est décédé le 6 mars 1918. William Archer Redmond, le fils de John, a également combattu en France et en Belgique. Nationaliste comme son père et son oncle, il siégera au parlement irlandais dans les années 20.

La lettre qui suit est adressée à son ami Sir Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes. Datant du printemps 1917, elle résume l’attitude de Willie Redmond face à la question irlandaise et à l’engagement des nationalistes dans la guerre.

« De nombreux Irlandais estiment aujourd’hui que cette guerre doit nous donner l’occasion de bâtir une nouvelle Irlande. Mais les hommes sont en général réticents à faire la moitié du chemin pour se rencontrer. Ce serait un splendide mémorial pour ceux qui ont donné si courageusement leur vie si nous pouvions, au-dessus de leurs tombes, construire un pont entre le Nord et le Sud.
J’ai beaucoup réfléchi à ces choses depuis que je suis en France, et comment ne pas y songer quand le Nord et le Sud de l’Irlande occupent les mêmes tranchées ! Les mots sont impuissants à rendre justice aux actions splendides des volontaires irlandais. Ils n’ont jamais flanché, ils se comportent toujours avec discipline et savent rester sobres. On peut compter sur eux à tout moment. »

2. Le témoignage
Trench pictures from France, publié en 1917, se distingue tout d’abord par sa forme. Il ne s’agit pas du compte rendu habituel de la vie d’un officier sur le front. Composé d’articles publiés anonymement dans le Daily Chronicle, l’ouvrage s’attache à donner au public de l’époque des informations sur la guerre qui ne se résument pas à un récit d’actions militaires et de « vie quotidienne » dans la tranchée et les cantonnements. À la manière d’un journaliste soucieux d’explorer une série restreinte de thèmes, Willie Redmond traite de la place de la religion dans le quotidien des combattants irlandais, du no man’s land, de la bataille de Ginchy, de l’histoire d’un chien égaré devenu la mascotte d’une unité, des services médicaux et de l’importance de la nature en temps de guerre. Ce dernier thème est un de ceux qui sont traités avec le plus de bonheur. La présence de fleurs le long des tranchées ou sur les tombes ne se réduit pas à l’anecdote. Elle indique la force du lien avec la nature, qui dans le monde déshumanisé de la guerre donne un peu d’espoir aux combattants.

« En hiver, la tranchée est sombre, humide, inhospitalière et lugubre. Un véritable sentier de douleur et de martyre où trébuchent des pieds fatigués et où aucune lueur ne vient rompre la morosité ambiante. Mais l’été, la tranchée se transforme. Le long du parapet, de chaque côté, on peut observer de longues plates-bandes de fleurs qui ne connaissent presque pas d’interruption. Ce ne sont pas des parterres plantés par des jardiniers, ils sont bien plus beaux que tout ce qui peut naître des mains de l’homme. C’est la Nature elle-même qui leur a donné naissance.
Les coquelicots et les bleuets s’étalent avec une merveilleuse luxuriance. Des pâquerettes blanches et jaunes, de longues et gracieuses tiges de graminées, avec ici et là quelques pousses de blé ondulant, ayant germé à partir d’anciens semis datant des époques où les champs n’étaient pas labourés par les obus. Ces épis de blé se mêlent aux coquelicots rouges avec une harmonie que le plus talentueux des fleuristes ne pourrait obtenir.
Cette tranchée-jardin, comme il me plaît de l’appeler, s’étire au milieu d’une plaine nue, dénuée de tout relief ; et le vent qui la balaie emmène au loin les semences de fleurs sauvages pour les déposer sur le sol retourné qui longe les tranchées. Il est difficile d’imaginer contraste plus saisissant que celui offert par la fantastique profusion florale qui s’étale au-dessus des profondeurs obscures.
(extrait du premier chapitre, « A Garden Trench »)

Persuadé que le sort de l’Irlande est lié à la guerre contre l’Allemagne, Redmond se sent investi d’une mission. Le sacrifice auquel il a librement consenti ne peut selon lui que servir la cause de l’unité irlandaise. L’ouvrage est écrit sous cet angle. Si cela lui donne une certaine originalité, sa portée n’en demeure pas moins limitée en raison de la volonté – quasi obsessionnelle – de l’auteur de mettre en avant les vertus irlandaises. Un enterrement où officient un prêtre catholique à côté d’un pasteur protestant devient ainsi le symbole d’une cause commune : l’unité du futur État indépendant. Pendant l’attaque de Ginchy, les troupes irlandaises entonnent des chants patriotiques. La population locale apprécie le comportement et la dévotion des troupes catholiques irlandaises, qui se rassemblent en nombre le dimanche dans les églises flamandes ou picardes, obligeant les curés français à multiplier les offices.
Au-delà de cet aspect, le témoignage de Willie Redmond est d’un intérêt certain. L’introduction biographique écrite par Eleanor Mary Smith-Dampier n’échappe pas au panégyrique caractéristique des publications d’écrits de combattants tombés au front mais a le mérite de brosser le portrait d’une des grandes figures du nationalisme irlandais du début du siècle.
Francis Grembert, janvier 2016

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Hobey, Louis (1892-1960)

Les éditions Plein Chant à Bassac (www.pleinchant.fr) viennent de rééditer le livre de Louis Hobey, La Guerre ? C’est ça ! …, Collection « Voix d’en bas », 2015, 350 p. Le texte proprement dit (302 pages) est suivi d’une « Documentation » très utile pour connaître et comprendre l’auteur. Cette partie se réfère à Témoins de Jean Norton Cru, à 500 Témoins de la Grande Guerre, à Louis Barthas, Jacques Meyer, Pierre Paraf, Joseph Jolinon.

L’auteur
Louis Hobey est né au Havre le 10 mai 1892. Son père était chaudronnier. Des malheurs familiaux conduisent Louis et sa sœur à l’Assistance publique qui les place chez des paysans du Pays de Caux. Bon élève du primaire, il est orienté vers l’école normale et devient instituteur. Il se marie et enseigne pendant deux ans avant de faire le service militaire. Il est classé « service auxiliaire », puis il est « récupéré » pour faire la guerre dans l’infanterie. Fait prisonnier le 16 juillet 1918. Après la guerre, il reprend son métier et devient adepte de la pédagogie Freinet (celui-ci lui-même témoin de la Grande Guerre, voir ce nom dans notre dictionnaire). Louis Hobey milite dans le syndicalisme ; en 1936, il figure parmi les « Amis de l’école émancipée » avec Robert Jospin, Félicien Challaye, Sébastien Faure, etc. Son pacifisme lui vaut des ennuis en 1939 et la révocation par Vichy en 1940. Il meurt le 15 février 1960 à Étoile-sur-Rhône.
Il a écrit des brochures de La Libre Pensée dans les années 1950 ; le récit de sa jeunesse parait un an après sa mort (Un d’en bas, Amitié par le Livre, 1961). Le livre sur la Grande Guerre est publié en 1937 à la Librairie du Travail de Marcel Hasfeld qui annonce un tirage de trois mille exemplaires (note ci-dessous). La réédition de 2015 donne le texte de la recension du livre par Maurice Dommanget dans L’école émancipée, 14 novembre 1937.

Roman ou témoignage ?
Ce livre appartient à la catégorie des romans autobiographiques. Le héros, Louis Moreau, n’est autre que Louis Hobey. On sait que ce dernier a combattu dans les rangs des 113e et 131e RI, mais le roman se refuse à donner des numéros d’unités. On ignore si l’auteur a tenu pendant la guerre des carnets de notes. Voici un passage qui n’est évidemment pas un témoignage visuel à propos d’un camarade (p. 22) : « Blessé une deuxième fois, resté sur le champ de bataille, il tira sur le premier Allemand qui vint pour le panser (on vit de ces exemples stupides et décevants) puis se fit sauter le cervelle, prévenant ainsi le coup de baïonnette vengeur. » Malgré l’hostilité à la guerre de Hobey, Moreau est présenté comme un véritable héros qui remplit avec succès les missions les plus périlleuses, qui reçoit quatre citations, devient caporal puis sergent, un vieux briscard à qui l’aspirant obéit. En même temps, le livre se présente clairement comme un pamphlet contre la guerre, « pour que CELA ne soit plus ». « On ne tue pas la guerre avec des fusils, des canons, des gaz. C’est dans l’esprit qu’il faut tuer la guerre. FAIRE PENSER ! Tout le but de ce livre est là », écrit-il dans l’Avertissement. Dans le cours du texte (p. 240), il souligne « la nécessité d’un enseignement que donneraient, en plein accord, à l’humanité entière, les instituteurs du monde ». Dans le mot « les salauds », « il englobait tous les hommes qui, de près comme de loin, sur tous les points de l’Europe, avaient voulu la guerre, toutes les puissances, les politiciens et leurs maîtres : le Capital, l’Industrie, rouages de la machine monstrueuse qui ne marchait qu’avec du sang, qui ne se graissait qu’avec des larmes. »

Un authentique poilu
Le pamphlet de Louis Hobey s’appuie sur les descriptions bien connues, rencontrées dans les témoignages des fantassins. Bombardements, attaques, coups de main, mines, cadavres, horreurs, destructions. Bourrage de crâne, critique des profiteurs et des embusqués, mais souhait de trouver soi-même un filon. Refus des couteaux à la veille du 25 septembre 1915 (p. 42) : « Sommes-nous des bouchers ? Sommes-nous des apaches ? » L’hôpital où on a intérêt à aller à la messe. L’Argonne, la Somme, le 16 avril 1917, le « cimetière des tanks » au pied du Chemin des Dames. Le camp de prisonniers en Allemagne et la faim intolérable jusqu’à l’arrivée des colis familiaux.
Lors de la mobilisation, Louis Hobey décrit le « coup douloureux » de l’assassinat de Jaurès : « La grande figure n’était plus. Avec elle disparaissait l’espoir de ces humbles qui avaient foi en elle, qui sentaient l’immensité de la perte qu’ils venaient de faire, et à qui il ne restait plus que le souvenir et le regret. » Il épingle Barrès et Jouhaux qui avaient annoncé leur engagement et qui sont restés à l’arrière. Il montre ceux qui sont prêts à toutes les combines pour ne pas partir ou pour retarder leur départ, et les soldats qui s’en prennent aux femmes (p. 74) : « Elles pouvaient nous empêcher de partir… »
J’ai encore noté une belle formulation au 24 septembre 1915 (p. 43) : « Le colonel, devant le bataillon rassemblé, lut des phrases choisies pour l’oreille, et non pour le cerveau : l’ordre du jour du général en chef. »
Curieusement, à part la mention qu’en 1917 les soldats souhaitaient « faire comme les Russes » (p. 167), le livre ne décrit pas les mutineries, pas plus que les fraternisations ou les exécutions de soldats français par leurs camarades. Il serait intéressant de creuser le pourquoi de ces lacunes.
Rémy Cazals, janvier 2016

Note : Voir Marie-Christine Bardouillet, La Librairie du Travail, Collection du Centre d’histoire du syndicalisme, Paris, Maspero, 1977. Dans une lettre du 8 avril 1979, adressée à Rémy Cazals, Marcel Hasfeld écrivait : « Quant au livre de Barthas, je l’ai déjà lu avec beaucoup d’intérêt car c’est la guerre qu’il décrit qui est à l’origine de la Bibliothèque du Travail, puis de la Librairie et enfin des éditions. »

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Burrage, Alfred (1889-1956)

1. Le témoin
Né à Hillingdon, dans le Middlesex, Alfred McLelland Burrage est le fils d’Alfred Sherrington Burrage, auteur de romans pour la jeunesse. Son oncle écrit également des romans d’aventure qui connaissent un large succès. Alfred Burrage poursuit la tradition familiale et écrit sa première nouvelle à l’âge de 15 ans, suite à la mort de son père. Il devient dès lors un écrivain professionnel prolifique, qui travaille pour de nombreuses revues et s’essaie également à la littérature pour adultes sous le pseudonyme de Frank Lelland. Ses histoires de fantômes tout comme ses romances pour la jeunesse seront publiées dans un grand nombre de revues, mais parfois aussi sous forme de livres. Les années 1890-1914 sont l’âge d’or des revues de fiction. Le marché est florissant et permet à un grand nombre d’auteurs de vivre de leur plume.
En décembre 1915, Burrage s’inscrit sur les listes du Plan Derby, qui permet aux volontaires d’attester de leur disponibilité à être enrôlés. Peu de temps après, il rejoint le régiment des Artists Rifles. Pendant qu’il combat en France, il continue d’écrire des romances du type boy meets girl pour les revues. Il le fait surtout pour aider financièrement sa mère. C’est aussi une façon pour lui de s’extraire de la réalité de la guerre :  » C’était un grand soulagement d’écrire dès que la chose était possible : m’asseoir et me perdre dans le monde si paisible d’avant 1914 et me persuader que la guerre n’existait pas. » Pour éviter le problème de la censure, il se procure un maximum d’enveloppes vertes, dans lesquelles les combattants pouvaient insérer des lettres qui ne seraient pas relues.
Frank Burrage participe à la bataille de Passchendaele et à la retraite du printemps 1918, avant d’être évacué en avril. Il n’a jamais suivi la formation des sous-officiers, estimant qu’il n’avait pas suffisamment l’esprit militaire. Il est l’un des seuls écrivains professionnels britanniques à avoir combattu en tant que simple soldat.
Après la guerre, Burrage reprend son activité d’auteur pour revues. Dans plusieurs de ses histoires, il introduit des scènes relatives à son expérience de guerre, mais les éditeurs ne l’incitent pas à développer ce genre de thème. Le regain de popularité des histoires standardisées de la littérature d’évasion est symptomatique du peu d’intérêt qu’a le public du début des années 20 pour tout ce qui concerne la guerre, et ce malgré le grand nombre de témoignages publiés. Mais à la fin de la décennie, la vague éditoriale qui remet la guerre sur le devant de la scène pousse l’éditeur Victor Gollancz à demander à Burrage d’écrire ses mémoires.

2. Le témoignage
War is War paraît en 1930 de façon anonyme, sous le pseudonyme « Ex-Private-X ». L’éditeur craignait que les critiques ne prennent pas le livre au sérieux s’ils savaient que son auteur gagnait sa vie en publiant deux à trois histoires à l’eau de rose par semaine dans différentes revues.

3. Analyse
Les critiques ont reproché à l’auteur ses attaques violentes contre les officiers et tous ceux qui étaient absents des premières lignes. Ce n’est pas tant le langage cru auquel recourt Burrage qui a déplu que le ton caustique dont il use sans parcimonie. Plus d’un passage recèle un humour noir assez audacieux qui fait fi de la réserve habituelle à la plupart des mémoires de guerre.
Sitôt débarqué au Havre, la bataillon de Burrage est passé en revue par « un âne pompeux qui sentait le whiskey. » Le ton est donné. La colère sera un des leitmotivs de War is War. La suffisance des galonnés, les corvées inutiles, les propos condescendants des territoriaux, tout cela est systématiquement pointé du doigt. Burrage se targue de parler au nom du tommy anonyme et de dire une vérité que seul celui qui a combattu peut exprimer. A ce titre, ses remarques sur Sir Conan Doyle ne manquent pas de pertinence. Après avoir fait état de toute son admiration pour l’auteur de Sherlock Holmes, il ne peut néanmoins que regretter que celui-ci « se mêle de la guerre en se contentant de lire les journaux et d’étudier les cartes. »
Alfred Burrage ne s’épargne pas lui-même et ne glorifie pas le combattant. La lâcheté et l’égoïsme sont des attitudes présentes dans les tranchées et il ne cherche pas à les cacher :
« Je respectais ma manière d’être lâche, tout comme je respectais celle des autres, parce que nous étions capables d’en rire et que nous ne nous attendions pas à ce que quiconque puisse s’intéresser à des réactions somme toute très personnelles. Mais le vrai lâche, celui qui ne peut que nous révulser, existait bel et bien : c’était l’égoïste sans vergogne qui considérait que sa peau était trop précieuse pour être trouée, et s’attendait à ce que son voisin de tranchée – qui était dans le même bateau que lui – l’approuve sans réserve. »
« Nous sommes devenus d’un égoïsme sans limite. Nous ne pensons qu’à notre propre ventre et à notre propre peau. Nos coeurs se briseraient s’il fallait porter le fardeau des autres et laisser nos esprits s’attarder sur leurs souffrances ou leur mort. Il n’est pas prudent d’avoir un ami. A tout moment, il peut se transformer en un débris d’homme, les mains cramponnées à un fusil tordu, et il faut alors en trouver un autre. Quand un homme est tué, nous nous précipitons vers le corps pour voir s’il reste de la nourriture dans le barda ou, chose précieuse entre toutes, un rasoir de sûreté. »
Après avoir occupé le secteur du Mont Saint-Eloi et de Roclincourt, près d’Arras, le bataillon de Burrage se bat à Passchendaele. Sa description des combats et des hommes qui se noient dans la boue des Flandres est sans concession. Il n’obtient une permission qu’après une année de présence au front. Au pays, la situation familiale s’est dégradée avec la mort de son oncle écrivain, ce qui l’incite à augmenter ses envois de nouvelles pour les revues. Sa mère, sa sœur et sa tante dépendent en effet de l’argent qu’il gagne avec sa plume.
Son regard sur les Français et les Belges est sans état d’âme, ni amical, ni amer, juste lucide : « Les habitants viennent nous inspecter avec ce même intérêt que montrent les vaches pour les chiens égarés. Nous occupons les lieux qui séparent leurs maisons de l’ennemi mais ils ne montrent pas d’enthousiasme à notre égard. Pourquoi le feraient-ils ? Ils se sont habitués à nous. »
L’humour est omniprésent dans ces mémoires et tempère la noirceur générale du propos. La réponse de Burrage à un officier censeur lui interdisant de mentionner que les Allemands avaient détruit Monchy-sur-Bois est d’écrire une nouvelle lettre à sa mère pour lui dire qu’il ne pouvait pas mentionner « le village au cas où les Allemands découvriraient qu’une bataille y avait eu lieu. »
Aux lecteurs qui n’apprécieraient pas son cynisme, Burrage répond que la guerre est fondamentalement une réalité cynique, qui oscille entre la comédie et la tragédie. Les éléments tenant de la farce, comme la mention de cette prostituée du Havre qui rencontre beaucoup de succès parce qu’elle porte un uniforme d’officier, ne sont pas simplement là pour le plaisir de l’anecdote. Burrage veut brosser un tableau réaliste incluant tous les aspects de la guerre, n’hésitant pas à soulever un certain nombre de questions qui dérangent, quitte à forcer le trait :
« Je crois que le système de l’armée consistait à épuiser les hommes et à les rendre misérables au moment où ils atteignaient la ligne de front, et ceci dans le but de les rendre complètement indifférents à leur vie et leur destin. Aucun homme heureux ne veut mourir. En considérant ces choses avec le recul et sans passion, je dois admettre que cette méthode était aussi sensée qu’elle était cruelle. »
Le 7 avril 1918, il est touché par une balle perdue sur les berges de l’Ancre et croit avoir été gravement atteint. Il ne s’agit en fait que d’une égratignure. Ceci dit, il est presque incapable de marcher. On lui diagnostique un « pied de tranchée », qui lui vaut d’être évacué en Angleterre après une période d’hospitalisation à Trouville.
Francis Grembert, octobre 2015
Source :
War is War, Pen and Sword, 2010 (première édition : Gollancz, 1930, sous le pseudonyme de Ex-Soldier X)

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Gillespie, Alexander Douglas (1889-1915)

1. Le témoin

Né à Linlithgow, en Écosse, Alexander Douglas Gillespie étudie au lycée d’Edimbourg avant d’entrer à Oxford en 1908, où il se distingue notamment en latin et en grec. Après avoir décroché sa licence, il ne poursuit pas ses études de lettres classiques bien qu’on lui prédise une carrière à l’université. Il opte pour une carrière juridique. Mais avant d’entamer son nouveau cursus en droit, il voyage avec son père pendant neuf mois autour du monde, visitant l’Afrique de l’Est, la Chine, le Canada et les États-Unis.
En août 1914, il se porte volontaire au sein du régiment écossais des 2nd Argyll & Sutherland Highlanders. Arrivé en France en février 1915, avec le grade de sous-lieutenant, il écrit de nombreuses lettres à sa famille et à ses amis. L’une d’entre elles, adressée au directeur de son collège universitaire, sera publiée dans la presse nationale et attirera l’attention de Kipling. Gillespie y évoque l’après-guerre et imagine l’aménagement d’une via sacra de la mer du nord à la Suisse. Cette immense voie sacrée deviendrait un lieu de pèlerinage en mémoire de tous les combattants tués au combat : « Ces champs sont sacrés et je souhaiterais que lorsque la paix sera revenue notre gouvernement trouve un accord avec le gouvernement français pour construire une longue avenue entre les Vosges et la mer, ou du moins, entre La Bassée et Ypres, à l’emplacement du no man’s land qui séparait les tranchées. » Alexander Gillespie est un homme dont la curiosité est sans cesse en éveil, et qui se démarque par des idées innovantes, qu’il n’hésite pas à mettre en pratique. C’est ainsi qu’il demande à la mère d’un ami, Isaac Balfour (qui sera tué aux Dardanelles), de lui faire parvenir un livre de botanique. Devant un abri, il plantera des graines de fleurs envoyées d’Angleterre.
Alexander Gillespie est tué le 25 septembre 1915 au cours de la bataille de Loos, à la tête de sa compagnie. Dans le paquetage d’Alexander se trouvait un exemplaire du Pilgrim’s Progress de Bunyan, célèbre ouvrage que beaucoup de combattants avaient emporté en France. Gillespie y avait souligné le passage suivant : « J’entrai alors dans la Vallée de L’ombre de la Mort. Pendant la première moitié de mon parcours, je ne vis aucune lumière. Je pensai que l’heure de ma mort était arrivée quand le soleil se leva et je poursuivis mon chemin avec beaucoup plus de sérénité. » Son frère Thomas était tombé un an auparavant dans le même secteur.

2. Le témoignage

Publié en 1916, le recueil de lettres d’Alexander Gillespie sera remarqué par les critiques, qui souligneront la qualité de l’écriture et l’originalité du contenu. Ceci dit, la préface rédigée par l’évêque de Southwark, Hubert Burge, n’échappe pas à l’hagiographie habituelle, avec la mise en avant des notions de devoir et de sacrifice, que l’on retrouve certes dans les lettres, mais nettement nuancées.

3. Analyse

Jour après jour, de février à septembre 1915, Alexander Gillespie écrit de longues lettres à sa famille où l’évocation de la routine militaire et de la vie dans les cantonnements se mêlent aux considérations plus générales sur la guerre et aux griefs contre les états-majors, le tout dans un style précis et clair. Le volume de la correspondance, plus de 300 pages pour sept mois, est révélateur du besoin impérieux d’écrire qu’éprouvent les combattants, notamment les sous-officiers qui viennent de quitter l’université. Les considérations littéraires ne sont pas rares mais l’essentiel réside dans une narration rigoureuse de la vie militaire, toutefois ponctuée de commentaires stratégiques, politiques ou sociologiques. Pour les étudiants qui se sont engagés sous les drapeaux, l’écriture quotidienne de lettres est une façon de lutter contre une routine militaire peu propice aux spéculations intellectuelles. Une des caractéristiques les plus singulières de cet ensemble de lettres est l’absence d’ancrage géographique. Aucun nom de lieu, des descriptions de villes et de paysages réduites au minimum, comme si Gillespie avec voulu suivre scrupuleusement les consignes des autorités militaires. Etant lui-même astreint à lire les lettres de ses hommes pour les censurer si nécessaire, il ne s’est pas octroyé le droit de prendre des libertés avec la censure dans ses propres lettres. L’impression qui s’en dégage est celle d’une grande région uniforme, vouée à la guerre, dont les spécificités géographiques ont été gommées. Le titre que l’éditeur a choisi pour le recueil est révélateur : Letters from Flanders. Les Flandres semblent ici s’étaler bien au-delà de leurs frontières habituelles.
Les trois extraits qui suivent donnent un aperçu de la teneur de cette correspondance. Celui daté du 24 septembre est tiré de la dernière lettre écrite par Alexander Gillespie. Il y évoque l’esprit de Thomas, qui l’accompagnera et l’aidera, espère-t-il, dans la bataille qui sera engagée le lendemain. Quelques semaines auparavant, il avait cherché la trace du château où son frère avait passé sa dernière nuit.

12 mai 1915 Les tranchées
Je viens de voir dans un hebdomadaire une photo pleine page avec pour titre : Comment à trois ils ont combattu cinquante Allemands et remporté la victoire, et au-dessous le détail de leur haut fait. Les trois héros appartenaient à notre régiment, ce qui nous a pour le moins surpris parce que nous ne sommes jamais allés à La Bassée, où leur exploit est censé avoir eu lieu. Quand on regarde attentivement la photo, on voit que les arbres sont bien en feuilles et que les soldats portent des guêtres et des bas de Highlanders, accoutrements que l’on n’utilise plus depuis un bon bout de temps. L’un d’entre nous a reconnu notre sergent préposé à la cordonnerie. Les deux autres étaient des hommes du train, qui n’évoluent qu’en seconde ligne. Ils sont en général à plus de cinq kilomètres des tranchées. Bref, l’histoire est un mensonge de A à Z. De lire ce genre de chose ne peut qu’amplifier notre méfiance envers les journaux. La photo a dû être prise pendant notre retraire l’année dernière.

30 juillet 1915 Cantonnement
Notre système de volontariat a un inconvénient majeur. Il incite la presse à essayer de convaincre les officiers et les hommes du rang qu’ils sont des héros. Comme ils sont venus se battre ici de leur plein gré, ils méritent le meilleur traitement possible. C’est ce qui est sous-entendu. En fait, ils ne font que ce que tout Français accomplit par obligation sans se poser de questions. Je considère qu’il faut encourager les hommes à se battre et leur donner le plus d’ouvrage possible quand ils ne sont pas en ligne. Il y a trop d’immobilisme ici. On ne tire pas sur les Allemands pour qu’à leur tour ils ne nous tirent pas dessus. Il faudrait faire feu sur toutes les cibles et viser juste, c’est la seule façon de terminer cette guerre. Nous savons que lorsque nous nous en donnons la peine, nous leur sommes supérieurs.

24 septembre 1915

Mon cher papa,
C’est ton anniversaire, je crois, mais je n’ai pas trouvé de cadeau pour toi dans ma tranchée.
(…) Sous peu, nous serons au coeur de la mêlée. Si nous attaquons, ma compagnie fera partie de la première vague d’assaut, et je serai vraisemblablement celui qui la commandera. Non que j’aie été spécialement désigné, mais quelqu’un doit le faire, et je suis le plus ancien de la compagnie. Je n’ai pas d’appréhension, car je serai entouré de tous mes amis, et si l’esprit peut voyager, et se rendre aux endroits où on a le plus besoin de lui, alors Tom lui-même (1) sera là pour m’aider et me donner du courage, car il faut conserver la tête froide, sans cela aucune attaque ne peut réussir. Je sais qu’il est tout aussi vain de courir des risques inutiles que de rester tranquille en arrière. Ce sera une belle bataille, et même quand je pense à toi, je ne voudrais pas en être absent. Te souviens-tu du poème de Wordsworth, Le Guerrier Heureux ? Je ne pourrais jamais atteindre un tel degré de bonheur dans cette guerre mais sache que je suis très heureux et quel que soit mon destin tu te souviendras de cela.
Bon, tout ce que l’on écrit à un moment comme celui-là paraît bien futile, parce que la langue ne peut exprimer tout ce que l’homme ressent, mais j’ai pensé qu’il serait bien de t’envoyer ces quelques lignes griffonnées à la hâte.
Tout mon amour filial, à toi et à maman,
Bey.
(1) son frère, tué au combat un an auparavant

4. Autres informations

Le frère d’Alexander, Thomas Gillespie (1892-1914), était également étudiant à Oxford et faisait partie de l’équipe universitaire d’aviron. Il avait participé aux Jeux Olympiques de 1912, où il avait décroché la médaille d’argent. Engagé dès le début de la guerre, avec le grade de lieutenant, il prend part à la bataille de l’Aisne. Tué le 18 octobre 1914 à La Bassée, il n’a pas de sépulture connue. Son nom est aujourd’hui gravé sur le mémorial du Touret. Le corps d’Alexander n’a pas non plus été retrouvé. Il est commémoré sur les panneaux 125-127 du mémorial de Loos. Alexander et Thomas étaient les deux seuls enfants de Thomas Paterson Gillespie et d’Elizabeth Hall Chambers. Les lettres de Thomas sont incluses dans le recueil d’Alexander, dont sa dernière, également adressée à leur père, datée du 16 octobre 1914.

Francis Grembert, octobre 2015

Source :
Letters from Flanders, written by 2nd Lieutenant A.D. Gillespie, Argyll and Sutherland Highlanders, to his home people, Smith, Elder & Co, 1916 (préface de l’évêque de Southwark : An Appreciation of two brothers)
The Spectator, 8 avril 1916

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Gurney, Ivor (1890-1937)

1. Le témoin

Né le 28 août 1890 à Gloucester, Ivor Gurney est fils de tailleur. Dès l’âge de dix ans, ses talents musicaux lui valent d’intégrer le chœur de la cathédrale de Gloucester. Peu après, il prend des cours d’orgue auprès de l’organiste de la paroisse.
En 1911, il quitte Gloucester pour suivre les cours du Royal College of music de Londres. Ses professeurs louent ses dons musicaux mais le jugent réfractaire à tout enseignement. Pour compléter ses maigres revenus, Gurney devient organiste à High Wycombe, dans le Buckinghamshire, où il se lie d’amitié avec la famille Chapman. Mr et Mrs Chapman, qu’il surnomme « Le comte et la comtesse », deviennent un peu ses seconds parents. Sa vulnérabilité, alliée à un caractère jovial et exubérant, attire la sympathie.
Au début de l’année 1914, Ivor Gurney revient pour quelques semaines à Gloucester, en proie au doute et à la haine de soi. Dès cette époque, son instabilité engendre régulièrement des crises de neurasthénie. Son étrangeté ne facilite pas ses rapports avec ses semblables mais elle le démarque aussi et attire l’attention de protecteurs. Il se lit ainsi d’amitié avec Marion Scott, violoniste et musicologue, qui l’aidera tout au long de sa vie à publier ses poèmes et fera jouer ses œuvres musicales.
Quand la guerre éclate, il se porte volontaire, par patriotisme, mais aussi dans l’espoir que la discipline militaire puisse le stabiliser. Mais il n’est pas accepté en raison d’une vue trop faible. En février 1915, quand les critères sont abaissés, il peut rejoindre le régiment du Gloucestershire. Le 25 mai 1916, les Glosters débarquent au Havre. Gurney est simple soldat et le restera jusqu’à la fin de la guerre. De mai à octobre, son bataillon occupe un secteur près de Laventie. Durant cette période, il envoie régulièrement des partitions à Marion Scott. Ivor Gurney est capable de composer sans avoir accès à aucun instrument de musique. Il écrit aussi des poèmes, que l’éditeur Sidgwick & Jackson acceptera de publier quelques mois plus tard sous le titre Severn and Somme. A la fin du mois d’octobre, son unité est envoyée dans la Somme. En février 1917, elle occupe le secteur d’Ablaincourt. En mai, Gurney est blessé au bras. Après deux mois passés dans un hôpital à Rouen, il rejoint le secteur d’Arras. Envoyé sur le front d’Ypres en août, Gurney est impressionné par l’intensité des tirs d’artillerie. En septembre, à Saint-Julian, devant le saillant de Passchendaele, il se réfugie avec des camarades dans un abri abandonné, où il est gazé, du moins le prétend-il. S’il a effectivement respiré du gaz à cet endroit, l’intoxication n’est toutefois pas prononcée. Il est cependant évacué au pays et échappe au service actif pour le reste de la guerre.
A l’hôpital de Bangour, près d’Édimbourg, Ivor Gurney tombe amoureux de son infirmière, Annie Drummond, mais celle-ci le rejette. Il sombre alors dans un de ces accès de désespoir qui lui sont malheureusement coutumiers, et ce malgré les bonnes critiques que reçoit Severn and Somme. La première édition du recueil est épuisée en très peu de temps. Après une nouvelle hospitalisation en février 1918 pour problèmes d’estomac, il reprend l’entraînement à la caserne de Brancepeth Castle. Mais la neurasthénie l’assaille à nouveau. Il se sent coupable de rester au pays pendant que ses camarades se battent en France. Le 28 mars, il écrit à Marion Scott pour lui dire qu’il est entré en contact avec l’âme de Beethoven. Sa santé mentale se détériore et il est admis à l’hôpital militaire de Warrington en juin. En octobre, il est déclaré inapte au service pour commotion.
Au lendemain de l’Armistice, Ivor Gurney réintègre le Royal College of Music. Après la publication de son deuxième recueil de poèmes, War Embers, en 1919, il connaît trois années de production musicale et poétique intense. Mais en 1922 il sombre définitivement dans la folie. Interné dans un premier temps à l’asile de Gloucester, il est ensuite transféré à l’hôpital psychiatrique de Dartford, dans le Kent. Il continue à écrire et à être publié, grâce à Marion Scott, qui lui rend régulièrement visite et le trouve « si clairvoyant dans sa folie que ça vous fend le cœur. » Si ses chansons n’ont plus la même qualité qu’auparavant, il n’en est pas de même pour ses poèmes, qui gagnent en force. Son esprit habite désormais le passé. Les poèmes qu’il écrit pendant ces années d’internement possèdent une immédiateté qui laisse à penser que la guerre ne s’est pas arrêtée pour lui. Il meurt de la tuberculose en 1937.
Ce destin tragique, allié à une poésie qui ne se souciait pas de perfection formelle, lui a valu d’être considéré comme un poète plutôt négligeable. Or, on trouve dans ses poèmes de guerre un ton et un art poétique tout à fait originaux. Leur précision quasi documentaire et l’emploi de l’argot militaire ont parfois déconcerté, d’autant plus qu’il ne recourait pas à l’ironie dont usaient de nombreux poètes-combattants. Longtemps considérée comme mineure, l’oeuvre poétique d’Ivor Gurney est aujourd’hui réévaluée. Il a également écrit plus de 200 chansons et composé de nombreuses pièces instrumentales.

2. Le témoignage

Le témoignage de guerre d’Ivor Gurney est principalement composé de poèmes et de lettres. Plusieurs éditions récentes les proposent dans leur intégralité. C’est Edmund Blunden qui attire pour la première fois l’attention du public sur ce poète oublié en publiant en 1953 une sélection de ses poèmes.

3. Analyse

a) Poésie
Son poème intitulé « First time » in relate sa rencontre avec un régiment gallois et son plaisir à écouter ces soldats aux accents chantants. Le pouvoir du chant, de l’accent, de la musique propre à toute langue, capable d’oblitérer le bruit des canons, est un thème récurrent dans ses poèmes, tout comme son attachement à sa terre natale : le Gloucestershire.
« Laventie » décrit l’atmosphère des tranchées et le quotidien du soldat dans une langue simple, où le procédé d’accumulation procure une sensation de proximité avec un monde où les réalités et les perceptions diverses cohabitent dans une sorte de chaos généralisé. Sa poésie est celle du particulier, du corps plutôt que de l’esprit. Une poésie impressionniste, sans colère, sans mythe, avec toujours la surprise du détail que l’on n’attendait pas.
Ses poèmes permettent aussi de suivre son parcours et d’observer son évolution. « Ballade aux trois spectres », écrit dans la Somme, laisse libre cours au sarcasme. Mais la camaraderie l’aide à tenir le coup. Comme tous les soldats, il est très affecté par la mort de ses camarades de tranchée. « To his love », exprime cette douleur sans pathos.
En mars 1917, à Caulaincourt, il écrit « Severn Meadows », qu’il met ensuite en musique. Au pays, Marion Scott s’occupe de sa publication. Pendant les périodes de repos, Ivor Gurney continue vaille que vaille à composer de la musique et à écrire des poèmes, notamment une série de rondeaux consacrés au quotidien du soldat.

b) Lettres
Les lettres qu’Ivor Gurney a envoyées de France révèlent une personnalité qui s’accommode difficilement de la discipline militaire mais dont le souci d’observation et l’originalité du regard aboutissent à une perception inédite de la guerre. L’extrait qui suit est de ce point de vue caractéristique :

… Mais oh, nettoyer ! Je suppose que je vis le même enfer que mes camarades ; et bien que je consacre autant de temps qu’eux à astiquer et à polir, les résultats – je dois l’avouer humblement – ne sont jamais à la hauteur de mes attentes. Aujourd’hui, le colonel est venu nous inspecter. J’attendais sa venue en tremblant car je savais que la crasse et la rouille accumulées pendant mes six semaines d’hôpital et ma convalescence n’avaient pas été éliminées, loin s’en faut. J’étais là debout, à attendre, un mouton parmi les chèvres (ou, non, plutôt l’inverse), que la foudre s’abatte sur moi. Arriva alors Celui-A-Qui-On-Doit-Obéir. Il me regarda, hésita, me regarda à nouveau, hésita une nouvelle fois, puis fut appelé par le sergent-major, lequel lui dit (alors qu’ils s’étaient éloignés de quelques mètres) : « Un bon soldat, mon colonel, qui ne pose pas de problème, mais c’est un musicien et il semble avoir quelques difficultés à rester propre. » Quand le sergent-major revint pour nous inspecter de dos, il gloussa et dit : « Ah, Gurney, j’ai bien peur qu’on ne fera jamais un soldat de vous. »
Je suis bien aise qu’ils aient enfin adopté ce point de vue ; cela leur a pris du temps ! Ce sergent-major est un type bath et mérite que je lui compose un triolet…
Francis Grembert, octobre 2015

Sources :
Ivor Gurney : Collected poems of Ivor Gurney, Oxford, 1982
War letters, Hogarth Press, 1984
Stars in a Dark Night, The Letters of Ivor Gurney to the Chapman family, Anthony Boden, Alan Sutton, 1986

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Adams, Bernard (1890-1917)

1. Le témoin

John Bernard Pye Adams est né le 15 novembre 1890 à Beckenham, dans le Kent. Après avoir remporté de nombreux prix d’excellence au collège et au lycée, il réussit l’examen d’entrée à l’université de Cambridge en 1908. Une fois son cursus en humanités achevé, il décide de se consacrer à l’économie. Au terme de ses études, il est nommé conseiller d’éducation dans un centre d’hébergement pour étudiants indiens. Ce travail le passionne et lui fait découvrir la culture indienne. En 1914, il a l’intention de partir en Inde dans le cadre d’une mission humanitaire mais la guerre vient contrecarrer ce projet.

Quand le conflit éclate, Bernard Adams hésite d’abord à s’engager. Comme de nombreux autres jeunes diplômés, il ne ressent aucune attirance pour la vie militaire. L’idée de combattre un ennemi contre lequel il n’a aucune animosité particulière ne lui plaît guère mais il juge néanmoins la cause valable. En novembre 1914, il rejoint un régiment gallois, le 1er Royal Welsh Fusiliers, et accède au rang de lieutenant. Il part au front en octobre 1915. Après avoir occupé le secteur de Cuinchy et de Givenchy, près de Béthune, son bataillon est transféré dans la Somme, près de Morlancourt. Blessé au bras en juin, il est évacué en Angleterre et ne revient en France qu’en janvier 1917. C’est pendant cette période de convalescence qu’il rédige Nothing of Importance. Le 26 février 1917, Bernard Adams est blessé au cours d’un assaut à Puisieux et meurt le lendemain dans un hôpital de campagne. Son corps est enterré au cimetière militaire de Couin (Pas-de-Calais).

2. Le témoignage

Nothing of Importance a été publié en 1917, quelques mois après la mort de Bernard Adams. Il s’agit de la chronique des huit mois de présence de l’auteur au front entre octobre 1915 et juin 1916. Comme il le concède lui-même à la fin de sa préface, son récit ne relate rien d’exceptionnel dans la mesure où il ne couvre aucune action d’envergure. Il l’a entrepris pour essayer d’exprimer ce qu’il ne pouvait transmettre de vive voix. Comme pour de nombreux combattants, l’objectif n’était pas seulement de témoigner mais aussi et surtout de créer un lien a posteriori entre une série de moments désordonnés et contradictoires. On ressent à la lecture du livre une volonté évidente d’ordonner et d’analyser l’expérience combattante. L’ouvrage est édité avec le concours de la soeur de Bernard Adams. Le récit est suivi d’un « In Memoriam » typique des publications posthumes, éloge biographique du combattant mort au combat. Du moins celui-ci, assez court, évite-t-il l’emphase.

3. Analyse

Arrivé à l’automne 1915 dans le secteur de Cuinchy et de Givenchy, Bernard Adams connaît d’abord une période relativement calme. L’échec de la bataille de Loos a mis temporairement un terme aux actions offensives. Béthune, devenue ville de garnison britannique, l’impressionne particulièrement. « Le commerce y est florissant. On trouve de tout ici : des rasoirs mécaniques, du papier à lettre spécial tommies, des uniformes d’officiers britanniques en plus de ce dont peuvent avoir besoin les habitants d’une grande ville. Nous nous sommes rendus dans un célèbre tea-shop, où parmi une foule d’officiers nous avons pu boire du vrai thé anglais, à notre grand étonnement. Et dire que je croyais ne pas pouvoir changer de brosse à dents avant des mois ! » Les cantonnements lui permettent d’observer la population française, notamment une famille de paysans particulièrement accueillante. Pour ces gens, la guerre « fait désormais partie de leur vie au même titre que le canal et les peupliers qui le longent. Ils ne tolèrent pas qu’une escouade à la manoeuvre piétine le carré de laitues, mais sinon ils ne montrent aucun intérêt pour les réalités militaires. En fait, ils se contentent d’éprouver une immense fatigue. Après quelque temps, nous finissions par adopter la même attitude. »
Adams décrit les villages et les paysages avec un souci de détail que l’on retrouvera dans le classique d’Edmund Blunden : Undertones of War. Des cartes et croquis de tranchées illustrent le récit. La plaine humide des environs de Festubert lui donne le cafard et c’est avec joie qu’il apprend le départ de la troupe vers les terres crayeuses et vallonnées de la Somme, qui lui évoquent davantage son Kent natal. Arrivé dans le nouveau secteur, le bataillon profite de quelques semaines au repos dans le village de Montague, où les rapports avec les habitants sont tout aussi bons que dans le Béthunois. Adams évoque l’irréalité de ces lieux habités par la guerre. Son livre, écrit pendant une longue période de convalescence, permet cette « distance proche » que n’ont ni les journaux de bord rédigés au coeur de l’action ni les mémoires rétrospectifs écrits des années après le conflit. Il en joue, utilisant de larges extraits de ses lettres et de son journal, qu’il n’hésite pas à commenter pour souligner leur naïveté et ou insister sur les changements de perspective, ce qui nous offre plusieurs points de vue sur une même réalité. La sensation « onirique » sur laquelle il revient à plusieurs reprises est une façon de rendre compte de l’étrangeté de l’expérience combattante : « Je vivais à l’époque dans une sorte d’irréalité, même si à d’autres moments la vie était on ne peut plus réelle; et ce n’est que maintenant, quelques mois après, que ces journées se fondent petit à petit dans un rêve. Quoi qu’il en soit, si le lecteur trouve les pages suivantes monotones, qu’il essaie de leur donner la couleur du conte et d’imaginer qu’une sorte de sort a été jeté sur ces lieux qui se fait la guerre. »

Mais après la période de repos, la réalité sanglante de la guerre reprend ses droits. Si aucune bataille majeure n’a été engagée par les forces britanniques pendant les huit mois relatés par Adams, la guerre quotidienne des tranchées, avec ses corvées, ses patrouilles, ses coups de main, ses duels d’artillerie et ses explosions de mines n’en est pas moins meurtrière. Affecté dans le secteur de Bois Français, Adams est confronté à la mort de camarades proches. Comme chez de nombreux combattants, cette épreuve marque un point de non retour, qu’il tente d’analyser . « Ces deux morts auraient dû me rendre différent. Or, j’étais le même. Je suis allé inspecter les tranchées avec Davies, j’ai parlé avec les sergents de section et j’ai examiné le réseau de fils de fer à l’aide de mon périscope, et pendant tout ce temps je n’ai pas eu la moindre pensée pour Tommy et Robertson. Étais-je devenu indifférent ? Je ne m’étais pas encore rendu compte que les émotions violentes accompagnent rarement le contact avec la mort, qu’il existe un engourdissement de l’esprit agissant comme un antalgique. J’avais honte de mon indifférence ; mais j’ai vite compris que c’était un phénomène habituel. »

Nothing of Importance est un choix de titre typiquement britannique, qui inscrit l’auteur dans la lignée des écrivains-combattants refusant de céder au sensationnalisme. L’ironie y est prédominante. Comme dans cet avertissement au début du chapitre VII où il invite le lecteur à passer son chemin s’il est allergique aux notions de topographie. Siegfried Sassoon a lu le livre peu de temps après sa parution et l’a offert à Wilfrid Owen, autre grand nom de la littérature de guerre, preuve que cette chronique a été appréciée pour la pertinence de son propos par ceux qui étaient aptes à la juger. Si elle ne fait pas partie des œuvres phares du genre, elle n’en a pas moins toujours été appréciée pour la sincérité du regard qu’elle porte sur la réalité combattante.
Le parcours d’Adams après sa blessure au bras est relaté dans le détail, du poste de secours à l’hospitalisation à Londres en passant par l’hôpital d’évacuation et le bateau-hôpital. Dans la conclusion, il laisse éclater sa colère contre le bourrage du crâne des journaux et déclare : « Cette guerre est un enfer, nous n’y trouvons aucune gloire, nous la détestons, nous en détestons chaque aspect. » Son livre n’est pourtant pas une dénonciation. Son objectif était de proposer « l’étrange synthèse qu’est cette guerre : de l’aventure, de la monotonie, de la bonne humeur et de la tragédie. »
Francis Grembert, octobre 2015

Source : Bernard Adams : Nothing of Importance, Robert M. McBride & C°, New York, 1918. Rééditions : Naval Military Press, 2016 ; Forgotten Books, 2012.

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Gamel, Roger (1896-1962)

Sur le livre Impressions de guerre 1914-1918, Carnet de guerre de Roger Gamel, poilu aveyronnais, pas de mention d’éditeur mais un ISBN 978-2-7466-7598-8. Si on retourne le livre, c’est une nouvelle couverture, celle des Impressions de guerre 1914-1918, Journal de guerre de Mimi Jacob (voir ce nom). Le livre double, imprimé en 2014, est le résultat d’un travail pédagogique réalisé au lycée Louis Querbes de Rodez (Fax 05 65 78 12 32) sous la direction de Jean-Michel Cosson, professeur d’histoire et de géographie, et de Sandrine Garriguet, documentaliste. Il semble hors commerce mais il est peut-être possible de se le procurer en s’adressant à ce lycée. Je l’ai moi-même reçu sans commentaire. Les deux témoins n’ont aucun rapport, l’un avec l’autre.
Roger Gamel est né à Rodez le 29 juin 1896. Deux lignes de son carnet (p. 51 et 91) nous apprennent qu’il était employé de commerce, ayant travaillé à Paris à la Samaritaine et aux Galeries Lafayette où il reprit du service lors de sa démobilisation en septembre 1919. Le fait que le cahier ait été trouvé par hasard dans un grenier à Lille est peut-être à mettre en rapport avec ses emplois successifs. Marié en 1920 à Deuil-la-Barre (actuellement dans le Val d’Oise), il mourut dans ce même département, à Belloy-en-France, le 26 octobre 1962. Roger Gamel ouvre son cahier en affirmant qu’il est la copie conforme des notes prises pendant la guerre, notes brèves pour la période du 16 avril 1915 (incorporation au 4e RIC) au 29 août 1916 (mutation au 23e RIC) et plus complètes ensuite. Quelques fautes d’orthographe de l’auteur ou de transcription. Les points de suspension dans les citations qui suivent sont de Roger Gamel.
Sans surprise, on trouve dans ce témoignage les habituelles descriptions concernant la vie des poilus. La pluie (p. 16) : « Ma capote tient debout toute seule tant elle a été mouillée. » Le froid (p. 29, 2 janvier 1917) : « Nos boules de pain nous arrivent gelées aussi faut-il nous servir de nos pelles bêches pour les partager en quatre, nous les faisons passer au feu vif pour pouvoir manger ce pain. » Les poux (p. 56) et les rats (p. 85) : « Un rat m’a mordu à la joue, teinture d’iode… » La boue (p. 56) : « Les boyaux ne sont plus que des canaux de boue dans lesquels on s’enfonce par endroit jusqu’à la poitrine. » Les mercantis (p. 27) « sans scrupules qui nous écorchaient de leurs prix excessifs ». L’aide aux paysans (p. 43) : « Blancs et noirs aident nos paysans dans les travaux des champs. Comme partout, on a craint l’arrivée des « Coloniaux » dont la mauvaise renommée n’a été répandue que par des curieux et des jaloux ; et quand les « Coloniaux » s’en vont, on les regrette et on ne se cache pas pour nous le dire. » En permission, l’accueil démoralisant des « civils très patriotes » qui ne comprennent pas ce qu’est la guerre (p. 62) ; et toujours, au moment de repartir, un terrible cafard. L’officier d’état-major, « très élégant et pommadé », qui, tout pâle, passe une heure avec les fantassins : « Il pourra en raconter long sur la vraie guerre ! » La peur au cours d’une patrouille, la vie au milieu des morts, la mauvaise surprise des obus à l’ypérite (p. 59). Plus originale, la situation du groupe à qui on ne peut faire parvenir de nourriture par voie terrestre (p. 34) : « Par signaux optiques, notre aviation est prévenue du danger que nous courons… une dizaine d’avions survolent notre secteur et nous jettent quelques boites de conserves qu’il nous est impossible de retrouver… »
Intéressante description d’une corvée de soupe (p. 57) avec cette précision très concrète : avant d’avoir à affronter le retour, chargés à l’excès, dans la boue et sous les obus, les hommes de corvée ont le plaisir de boire et manger chaud. Jules Puech (voir ce nom) et d’autres l’ont noté. Jules Puech et sa femme Marie-Louise ont également donné de nombreux exemples de prosélytisme catholique en particulier dans les hôpitaux. Roger Gamel en fournit un cas personnel (p. 59) : « Je quitte l’ambulance de Beaurieux… la sœur me coud à ma vareuse un scapulaire et me donne deux médailles elle m’embrasse et je remonte en ligne.»
Nommé observateur du régiment (7/12/1916), il assiste à la destruction du village d’Andéchy (13/12) ; ayant repéré un groupe de travailleurs ennemis, il les signale et a « la satisfaction à voir éclater 8 coups de 75 en plein but ». Il ajoute : « J’ai bien travaillé. » Lors du recul des Allemands dans l’Oise (21/03/1917), il note la joie des habitants sortant de leurs caves pour recevoir les soldats français, et il condamne les dévastations : « Nous voyons partout les arbres fruitiers sciés, les caves inondées, les puits bouchés avec du fumier… là, par ces abominables manières à faire la guerre on reconnaît l’âme boche… la destruction systématique de ce riche pays est complète… pourquoi avoir scié les arbres fruitiers ? est-ce cela qui arrête une armée ? »
Le 16 avril, son régiment est en réserve. Le 18, il décrit l’attaque du mont des Singes. En juin, secteur calme en Alsace. Une brève allusion aux troubles, le 22 juillet : « Quelques régiments se sont révoltés… ça barde… le 20e Corps qui occupe une partie du secteur a un mauvais moral… les pires canards circulent. » Retour vers le Chemin des Dames, fin juillet. Caverne du Dragon (p. 51), Hurtebise jusqu’en novembre (p. 51-61).
Montagne de Reims en février 1918 ; fort de la Pompelle en mars. Le 19 octobre, il est évacué, atteint de grippe espagnole, mais s’en sort rapidement. Le 11 novembre le surprend à Paris, retour de convalescence.

Rémy Cazals, septembre 2015

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Filoche, Albert (1883-1918)

Albert Filoche est né le 25 mars 1883 à Grazay en Mayenne.

Ses parents tiennent une auberge et une boucherie dans le centre du bourg et font le commerce des bestiaux. Il fréquente l’école de son village avant de passer deux ou trois ans dans une institution de la ville voisine de Mayenne. Il est musicien, aime chanter et accompagne volontiers sa soeur au piano. Adulte, il devient marchand boucher à son tour.

Mobilisé comme trois de ses frères en août 1914, Albert Filoche, de santé fragile, ne rejoint le front qu’en février 1915. Il devient brancardier en juillet de la même année (par volonté de faire son devoir sans être contraint de donner la mort à ses semblables) et le reste pendant presque toute la durée du conflit. Son unité, le 124e régiment d’infanterie, change plusieurs fois d’affectation mais c’est en Champagne qu’Albert vit l’essentiel de son temps de soldat : deux ans et demi. Il se trouve aussi à deux reprises dans le secteur de Verdun et pour une courte période dans la Somme.

Après une attaque aux gaz, il meurt le 13 août 1918 à 35 ans.

Albert Filoche est un de ces poilus qui ont beaucoup écrit. Des lettres, des notes rédigées quotidiennement pendant tout le temps où il est front, des contes fantastiques et visionnaires, des récits, des romans inspirés de sa vie passée. Albert Filoche n’a jamais repris ou retouché ses textes, ceux-ci ont été rangés comme des reliques avec les papiers de famille après la mort du brancardier.

Les notes constituent la majeure partie de l’ensemble. Elles sont le résultat d’un va-et-vient entre les tâches du soldat, la lecture des journaux, les rumeurs, les bavardages, les angoisses et les espoirs de ce marchand de bestiaux peu ordinaire qui s’intéresse passionnément aux autres hommes. Tous retiennent son attention : compagnons de tranchées, civils rencontrés au hasard des pérégrinations du régiment, responsables politiques et chefs militaires qui tiennent le sort du monde entre leurs mains. Aussi le poilu Filoche s’interroge-t-il autant sur la situation internationale, les difficultés économiques, les problèmes sociaux, les révolutions que sur les opérations auxquelles il participe ou les batailles dont l’écho se propage d’un front à l’autre. Profondément attaché à la campagne et à sa Mayenne natale, il trouve un peu de répit dans la nature quand il s’éloigne de la « zone de mort ». Sa foi religieuse lui permet de tenir malgré doutes et tourments, du moins au début. Avec le temps, les doutes l’emportent. Tiraillé entre le bien et le mal, la liberté et l’aliénation, la justice et l’iniquité, l’ironie et la compassion, le courage et la peur, la beauté de la nature et l’horreur des champs de bataille, Albert Filoche prie Dieu pour se donner une raison de vivre et se consoler de devoir mourir.

Doué d’une plume alerte et mordante, Albert Filoche écrit comme on se parle à soi même, rapidement par la force des choses et longuement, hanté par le sort des hommes.

Trop étonnants pour tomber dans l’oubli, les textes d’Albert Filoche ont été présentés sous le titre, Moissons rouges, Albert Filoche, brancardier au 124e RI, 1915-1918, par Jocelyne et Michel DLOUSSKY, éditions de L’Oribus, 2004 (328 pages).

Ce titre reprend l’intitulé d’un poème composé en 1915 sur le front de Champagne. En août 1918 alors qu’il se retrouve presque dans la même zone de combat, le poilu Mayennais écrit encore :
« Moissons blondes, combat pour la vie dans la paix,
Moissons rouges, marche à la mort. »

Albert Filoche sur le front

Champagne, mars 1915 – avril 1916
Verdun, mai – juin 1916
Champagne et Oise, juillet – décembre 1916
Somme, janvier – février 1917
Verdun, mars – mai 1917
Champagne, mai – août 1917
Hospitalisation en Champagne, août – novembre 1917
Champagne, novembre 1917 – février 1918
Mourir en Champagne, février – août 1918

Jocelyne DLOUSSKY, docteur en histoire, auteur d’ouvrages sur le Bas-Maine et la Mayenne
Michel DLOUSSKY, correspondant de l’Institut de l’Histoire du Temps Présent – CNRS

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Glannes, André (1894-1916)

« Au moment de rentrer en campagne, j’ai besoin plus que jamais de l’assistance divine. » C’est par ces mots que débute le carnet de guerre d’André Glannes, jeune séminariste lot-et-garonnais né à Tonneins le 19 janvier 1894, partant au front en avril 1915. D’abord simple soldat puis caporal au 7e RI de Cahors avant de rejoindre le 20e RI de Marmande en octobre 1915, il décède des suites de blessures reçues à Verdun en première ligne en juillet 1916, un an après avoir connu le feu. Il laisse à sa famille un carnet rouge dans lequel il a retranscrit ses impressions à partir de son départ vers le front. Son récit est marqué tout à la fois par ses convictions chrétiennes et par un souci de raconter simplement ce qu’il vit. Les références à Dieu, à l’épreuve, au martyre se croisent souvent, alors que le jeune André dit se battre parce qu’« on attaque [ses] croyances ». La guerre apparaît pour lui comme un temps de régénérescence (13 juin 1915). André reste d’abord en retrait de la ligne de feu jusqu’en septembre 1916, notant sporadiquement quelques faits saillants dans lesquels pointe l’amertume d’une attente forcée : « On dirait qu’il est écrit que jamais je ne mettrai les pieds dans les tranchées » (26 septembre 1915). La guerre se résume alors à une pesante « vie de cantonnement », quelques observations des populations et des modes de culture (2 juin1915), au bruit lointain du canon. La découverte des tranchées le plonge dans une « vie nouvelle, faite de peines, de fatigues, d’angoisses, de périls, de privations », mais qui exalte sa foi et sa croyance en la protection divine. Sa foi l’aide à tenir et parfois à exprimer quelque compassion pour l’ennemi.
Dans la Somme, à Arras, puis près de Nancy, il note par intermittence, lorsqu’il en a le loisir, les épisodes qu’il juge remarquables : ses rencontres avec son frère ; le troc développé avec les civils ; la rencontre avec les cadavres pourrissant sur le champ de bataille ; les Méridionaux comparés à des « produits alcooliques » ; l’importance des duels d’artillerie sur lesquels les fantassins n’ont pas de prise ; les relèves pleines d’imprévus qui énervent les hommes. Le 31 décembre 1915, il lance aux Allemands, « en boche », une « Bonne année, vieilles charognes » après qu’un « Gunt Jahr » soit parti des lignes allemandes, et c’est le colonel qui, trouvant la nuit trop calme, fait tirer le 75 et les crapouillots. André exprime son ressentiment envers les Allemands lorsque des camarades tombent près de lui : « Désormais entre eux et moi, ce sera à la vie, à la mort », écrit-il en avril 1916. Et c’est bien la mort qui l’attend quelques semaines après son arrivée à Verdun. Avant cela, un passage par la Marne oblige les fantassins à se souvenir : « Le cafard s’empare de tous ceux qui ont fait la Marne en 1914 » (27 avril 1916). Cette remarque montre combien il est nécessaire d’appréhender les expériences combattantes en prenant en compte l’épaisseur des mémoires plurielles élaborées durant le conflit.
Le témoignage d’André Glannes, tout en offrant des indices précis et précieux du quotidien des fantassins « au ras du sol », souligne combien les facteurs de la ténacité doivent être recherchés dans de nombreuses directions. Sans que le type de soutien moral de ce fervent chrétien soit généralisable à l’ensemble des combattants.
Alexandre Lafon
* Alain Glayroux, Portraits de Poilus du Tonneinquais 1914-1918, Tonneins, La Mémoire du Fleuve, 2006, p. 65-123.

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Murat, Lucien (1895-1917)

Né le 10 novembre 1895 à Larequille (Allier). Comptable à la Compagnie des mines de Brassac (Puy-de-Dôme), il est ajourné pour faiblesse par le conseil de révision d’octobre 1914, à son grand désespoir de patriote. Il réussit cependant à partir le 8 septembre 1915 et il dit apprécier la vie en caserne, la théorie, les exercices, la nourriture, la camaraderie. En janvier 16, montée vers le front avec le 98e RI et, la vie de tranchée à peine découverte, il faut rejoindre Verdun au plus fort de l’offensive allemande, du 7 au 19 mars, journées qu’il a largement décrites dans un de ses carnets, terminant par : « Avec l’aide de Dieu, nous en sommes revenus ! Merci ! » L’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique conserve de lui quatre carnets de guerre, des notes et autres documents, des lettres à sa mère et à sa sœur, et des photos. Lucien exprime toujours ses sentiments d’affection pour les siens, de fidèle catholique et de patriote optimiste. La dernière lettre est du 10 avril 1917 ; la dernière date du carnet est le 12 avril. Il disparaît au combat devant Saint-Quentin et il est déclaré décédé en date du 13 avril (Mémoire des Hommes).
Rémy Cazals
* Fonds de l’APA n° 2941. Note d’Isabelle Valeyre dans Garde mémoire, 2011, n° 10, p. 21-22.

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