Hannecart, Paul (1883-1916)

1. Le témoin
Paul Hannecart est né à Anor (Nord), il a six frères et deux sœurs. Marié, deux enfants, il est comptable à Fourmies (Nord) au moment de la mobilisation. Il intègre le 147e RI (Sedan). Blessé légèrement le 5 décembre au Bois de la Gruerie (Argonne), il participe ensuite à l’offensive de Champagne. Il est de nouveau blessé le 1er mars 1915. Soigné à La Bourboule, il intègre ensuite le 51e RI et participe à l’offensive de septembre 1915 en Champagne (Tahure). Il est promu ensuite sergent et est, semble-t-il, détaché en liaison à Verdun avec l’artillerie (avril-mai 1916). Transféré dans la Somme avec le 51e, il est tué à Belloy en Santerre le 8 septembre 1916.
Outre Paul, deux des six frères mobilisés sont tués : Auguste (1885-1914, 43e RI) et Robert (1887-1916, 3e R. d’Art. coloniale). L’aîné Edouard (1881-1934, 147e RI) est blessé et fait prisonnier, il est rapatrié en décembre 1915 par la Suisse. Journaliste, Edouard est aussi, poète et dramaturge. Son œuvre, bien oubliée aujourd’hui, avait semble-t-il une assez grande importance éditoriale dans les années 20. On restera toutefois réservé sur l’indication des auteurs (p. 200) : « Les ouvrages de cet écrivain et poète de talent, dont plusieurs furent préfacés par le maréchal Foch et le maréchal Joffre, obtinrent à Paris un immense succès. De la Sorbonne à la Comédie-Française, ses écrits ont triomphé partout. ». Edouard fonde après la guerre « l’Union Nationale des familles des morts de la Grande Guerre ».
2. Le témoignage
Six frères dans la guerre, lettres du front de Paul Hannecart (Privat 2014, 206 pages) a été rédigé par Stéphane Demailly, alors maire d’Albert (Somme) et député de la Somme, et Mathieu Geagea. Le livre se présente essentiellement sous la forme de lettres de Paul Hannecart, arrière-grand-père d’un des auteurs, avec un important travail de présentation, des commentaires et des documents de complément (extraits de JMO, lettres de la famille, surtout d’Edouard). En 1993, au décès de sa grand-mère, qui avait 8 mois en 1914, Stéphane Demailly récupère une caisse dans laquelle toute la correspondance de guerre de Paul avait été conservée ; il décide une vingtaine d’années après « d’exhumer et de partager » cette correspondance. L’ouvrage donne aussi des extraits d’un petit carnet de Paul (bataille de Verdun vers Souville, avril-mai 1916), mais qui laissent perplexe, car ils évoquent un quotidien de l’artillerie lourde, et le 51e RI était à ce moment aux Eparges (carnet d’un autre combattant? détachement pour liaison ?…).
3. Analyse
Les lettres de Paul Hannecart donnent des informations sur sa vie quotidienne dans la tranchée, sur ce qu’il pense des opérations, elles traduisent aussi l’importance qu’il attache au maintien des liens familiaux.
La séparation sans nouvelles de sa femme
C’est une correspondance assez classique de nordiste mobilisé qui écrit presque journellement à sa femme Léa, sans recevoir de nouvelles, car elle est restée dans Fourmies occupée. Il écrit après trois mois de séparation (8 décembre 1914, p. 70) : « Je m’ennuie de plus en plus d’être privé continuellement de tes nouvelles. Je me contente de t’en donner des miennes en attendant. » Dans un passage de novembre 1914, après avoir évoqué leur tendre complicité d’avant-guerre, il parle de la tranchée (p. 60) : « Nous sommes à toutes les intempéries de temps et c’est surtout la pluie que nous redoutons le plus car nous n’avons pas d’effet de rechange. Enfin, il faut bien que tout le monde fasse sa part puisque c’est obligatoire pour sauver le sol de notre patrie souillée par ces barbares. Je n’ai qu’un seul regret, c’est de n’avoir pas pris ton portrait et ceux de nos enfants. Mais personne ne savait que la guerre durerait aussi longtemps. » Son frère Edouard, blessé dans les combats de l’Argonne, et capturé par les Allemands le 16 octobre 1914, est hospitalisé et on reçoit de ses nouvelles le 8 novembre, ce qui est rapide. Dans le courant mars 1915, Paul reçoit pour la première fois des nouvelles de sa femme et de ses enfants, les communications postales étant autorisées entre les prisonniers français et la France occupée : Edouard, prisonnier, recopie une lettre que lui adresse Léa et renvoie ces nouvelles sommaires à Paul. Edouard devient ainsi le pivot des relations entre Fourmies et la famille restée au pays, et ses frères mobilisés ainsi que les réfugiés en France non-occupée.
Le corps souffrant
Paul est blessé trois fois; le 1er mars 1915, il passe trois mois de convalescence dans un hôpital à La Bourboule. Remis, il demande à réintégrer le front [figure sur sa 2e citation], ainsi qu’en témoigne une lettre à des cousins « J’aspire vivement à sortir de cette vie d’hôpital pour reprendre ma place au combat (…) je dois me souvenir que maintenant j’ai trois victimes de la guerre de ma famille à venger: mon vénéré père, victime de l’invasion des barbares, mon frère Auguste, tombé au champ d’honneur, mon frère aîné, glorieux prisonnier des sauvages! » Le style épistolaire de Paul est un peu moins grandiloquent dans les lettres adressées aux proches, mais la tonalité patriotique reste toujours présente. Edouard, l’aîné, est gravement blessé à la cuisse et fait prisonnier ; opéré, plâtré, il faut ensuite le réopérer en lui rebrisant la jambe mal replacée. Cette lourde opération réalisée à Tübingen (« j’ai été opéré par un éminent docteur, professeur à l’université. », p. 93), est un échec et il faut recommencer six mois plus tard. Il souffre beaucoup, dit être le seul Français, mais être bien soigné ; il signale aussi avoir (p. 116) «demandé à l’aumônier de dire, au nom des frères et du mien, une messe à l’intention de papa et d’Auguste, dans l’église de Tübingen ». En décembre 1915, Edouard est rapatrié par la Suisse comme grand blessé, s’installe à Paris et continue d’entretenir la liaison avec la fratrie.
Le deuil récurrent
La correspondance fait état de la mort de deux frères de Paul au front. Auguste, lieutenant au 43e RI, est tué le 6 octobre 1914 à Roucy. Paul écrit aux parents de Léa, réfugiés en Bretagne: (p. 46) « On peut dire que c’est la fatalité ! La lettre ci-jointe de Jules m’annonce la triste nouvelle de la mort d’Auguste. Quel malheur ! Il ne faut cependant pas perdre courage.» Ceux-ci lui répondent (p.51) « ce qui doit te consoler, c’est qu’il est enterré en terre sainte [dans un cimetière] et que le 43e lui rendit les honneurs.» Robert, brigadier au 3e Régiment d’artillerie coloniale, est tué à sa batterie en 1916 au début de la bataille de la Somme, Paul l’apprend par Edouard : (p. 168) « Notre brave Robert est tombé glorieusement en pays reconquis le 7 juillet dernier. (…) Inutile de te demander d’être courageux à l’annonce de ce cher deuil qui nous frappe profondément tous. Je sais que tu le seras. A bientôt le retour victorieux. Avec nos plus ardentes affections. » Auparavant, Hubert, 73 ans, le père de toute la fratrie, est mort à Fourmies au début de 1915, des suites d’une bousculade et d’une chute dans sa cave, provoquée par des Allemands pressés lors d’une perquisition ; la nouvelle arrive cette fois par la Suisse : (15 avril 1915, p. 109) « Mon cher Edouard (….) je suis très peiné de t’apprendre la mort de papa, survenue à Fourmies. Cette triste nouvelle vient de m’être communiquée par une personne rapatriée de Fourmies. » Blanche, belle-sœur de Paul et femme d’Edouard, prisonnier, est réfugiée au Havre : elle meurt d’une fluxion de poitrine à 33 ans en juillet 1915, et son mari l’apprend en Allemagne. Paul, devenu sergent, est tué à son tour par un obus au bois Saint-Eloi, à Belloy-en Santerre le 8 septembre 1916.
Il s’agit d’une famille où l’on s’encourage, mais où l’on ne s’épanche pas, toutefois la peine profonde affleure parfois, ainsi qu’en témoigne Edouard à des amis : (26 février 1917) «J’ai eu ma large part de malheurs, mon père, ma femme, trois frères, ça compte. Je suis bien souvent très triste et le cœur gros. » (p. 192)
Un style patriotique
De Paul à Edouard (juillet 1916, p. 163) « Si tu as l’occasion de revoir les petits enfants de mon ancien lieutenant [tué en décembre 1914] dis-leur que leur père était très estimé (…) Les beaux régiments du 2e Corps d’Armée remplis de gloire et d’honneur seront toujours debout pour le venger ainsi que nos frères tombés au champ d’honneur. Avec leurs drapeaux déchirés par le feu et l’acier, ils se retrouveront toujours sur la brèche par-dessus les champs de baïonnettes (…). » Dans ces correspondances, il n’y a pas de place pour le doute sur la victoire, sur le sens de la guerre, ou plus simplement sur la conduite des opérations : on se donne des nouvelles, on décrit les conditions locales, puis arrivent souvent des formules patriotiques qui semblent ampoulées aujourd’hui pour des courriers familiaux et intimes, mais qui devaient paraître élégantes et nécessaires à ces hommes qui ont tous reçu une « solide instruction » (hormis Edouard le littérateur, les cinq autres frères, fils d’un marchand de vin, ont tous été au moins sous-officiers). Le style «Déroulède» de Paul résiste aux faits globaux (échec en Champagne, par exemple) ou particuliers : un soldat du 51e RI est fusillé devant le régiment réuni le 25 août 1916 (p. 175), il n’en est pas fait mention. Ce style, devenu rare dans les correspondances privées à ce moment de la guerre, est toutefois celui de la prose militaire et journalistique de l’époque; de plus on sent qu’il correspond chez les frères Hannecart à une sorte de pudeur (il ne faut pas douter), de culture virile partagée, autant qu’à une forme d’auto-encouragement. Paul, qui est tué le 8, évoque le commandement dans un courrier à Edouard du 3 septembre 1916: «Il ne faut jamais écouter certains racontars, par exemple : le soldat, qui parfois se trompe de chemin sur le champ de bataille et qui se croit à la fois perdu et abandonné. Ici, il y a quelqu’un qui voit tout, sait tout, c’est notre général. C’est en lui que nous avons confiance. » (p. 176) Les deuils subis renforcent ici les discours patriotiques au lieu de les ébranler, et la « vengeance nécessaire » des deux frères tués peut être prise au premier degré. Une seule fois, en 1916, on sent chez Paul l’émotion poindre sous la carapace, ainsi qu’en témoigne un courrier à Edouard, son aîné, dans lequel il s’épanche presque: (p. 164) « En t’écrivant ces quelques lignes, je ne veux pas te faire sentir que mon cœur a besoin d’être retrempé, au contraire, je connais trop les obligations de la hauteur du devoir. (…) Voici plus de deux ans que je n’ai pas revu mes petits enfants et si parfois, j’en éprouve un certain ennui, j’estime, mon cher Edouard, que mon chagrin doit être excusable. »
Léa est rapatriée par la Suisse avec ses deux enfants peu avant la mort de Paul qui ne les aura pas revus.

Vincent Suard, décembre 2017

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Vanier, Raymond (1895-1965)

1. Le témoin
Raymond Vanier est né à Orléans. En septembre 1914, ce jeune employé de commerce de 19 ans devance l’appel, mais échoue à entrer dans l’aviation : il est affecté dans l’artillerie, au 13e RA jusqu’en octobre 1915 puis au 40e RA jusqu’en mars 1917; il intègre ensuite l’aviation jusqu’à la fin du conflit. Artilleur, il sert en Artois, en Champagne, à Verdun et dans la Somme. Détaché pour sa formation de pilote en mars 1917, il intègre la chasse à l’escadrille N 57 au bout de cinq mois d’école de pilotage. La N 57 (pour Nieuport) devient la Spa 57 (pour Spad) en janvier 1918, et R. Vanier y remporte quatre victoires homologuées. Lorsqu’il est démobilisé en septembre 1919, il convoie déjà des Breguet XIV pour Pierre-Georges Latécoère: il sera un des pionniers de l’Aéropostale, pilotant pour les lignes Latécoère puis pour Air France. Il prend sa retraite en 1959 après avoir fondé et dirigé le département postal d’Air France.
2. Le témoignage
Raymond Vanier, Journal d’un pilote de guerre (1914 – 1918), édition dirigée par François Bordes, a paru aux éditions Loubatières (Carbonne, 2017, 256 pages). Il s’agit de la transcription des notes de guerre journalières de R. Vanier, du 16 septembre 1914 au 8 avril 1919, un texte établi d’après l’original par F. Bordes, conservateur général du patrimoine, qui a également rédigé la présentation. On ne sait pas si l’original des notes est un premier jet ou s’il a été remanié. Le livre est illustré d’une vingtaine de photographies issues des archives de l’auteur.
3. Analyse
Le journal de Raymond Vanier, pour la période de l’artillerie comme pour celle de l’aviation, est un compte rendu fidèle des opérations et missions qu’il effectue. Son récit montre en détail le travail des servants d’artillerie de tranchée, en secteur ou en offensive, avec le danger qui accompagne ces canonniers proches de la première ligne. On le voit pointeur, ravitailleur, en liaison, mais le plus souvent il est téléphoniste, et toujours avec une activité épuisante puisqu’il faut en permanence rétablir les liaisons bouleversées par le bombardement. Son récit est surtout factuel et évoque rarement des états d’âme, même s’il n’est pas insensible aux drames dont il est témoin; blessé et évacué, il ne dit par exemple rien de son cas (octobre 1915, offensive de Champagne) :
« 7 octobre. Bombardement continu et formidable »
« 8 octobre. Je suis blessé. Première citation. »
« 9 octobre. Je retourne à la tranchée chercher mes affaires » (p. 31)
Riche pour décrire le combat d’artillerie, son propos ne donne pas d’opinion sur la guerre, sur les Allemands, il ne parle pas de la mort, ni de victoire ou de lassitude, de courage ou de peur. Rien sur la famille ou l’intime, mais outre la tristesse ressentie lors du décès de soldats connus, l’importance de la camaraderie, surtout dans l’aviation, est régulièrement rapportée. Un exemple pris le 28 décembre 1915 en Champagne peut montrer la qualité factuelle du récit : « il doit y avoir bombardement général et intense de toute l’artillerie de notre secteur sur les tranchées boches ; nous montons en courant une ligne qui nous relie au poste du commandant et à deux heures exactement nous commençons le bombardement ; il y a, à la demi-batterie, six pièces que commande aussi notre lieutenant ; il y a aussi 12 pièces de 58, d’une autre batterie, une batterie de 240 et une batterie de 58. A trois heures, toutes les pièces cessent de tirer et les fantassins tirent chacun vingt-six cartouches; les boches croient à une attaque et se préparent à nous recevoir; ils sont tous massés dans leurs tranchées, lorsqu’à trois heures vingt le bombardement recommence plus intense encore de notre part, et je crois que ce jour-là pour les boches ce fut une hécatombe. » (p. 33)
Il est nommé brigadier en décembre 1915 puis maréchal des logis à Verdun en juin 1916. Lorsqu’il quitte le front et rejoint sa formation d’aviateur (on ne sait rien de ses démarches pour obtenir sa mutation), la narration garde ses qualités descriptives et factuelles, avec des détails sur sa formation, ses instructeurs, la météo… C’est un récit qui, de journal de marche (artillerie) devient carnet de vol, avec une description précise de tous ses vols, ce qui en fait un témoignage technique précieux pour appréhender ce qu’est le quotidien en service de l’arme aérienne.
Il ressort du texte l’impression d’un matériel (l’avion) extrêmement fragile et dangereux, le journal étant parcouru de mentions de chutes fatales et d’enterrements, lors d’exercices et de vols d’entraînement, comme par exemple p. 136 « J’assiste à l’enterrement du moniteur Franck à Ermenonville pendant que quelques camarades vont survoler la Ferté-sous-Jouarre au moment des obsèques d’un pilote de Farman qui s’est tué aussi il y a 2 ou 3 jours. » Au terrain, les élèves consomment beaucoup d’appareils: (au camp d’Avord, 26 juin 1917, p. 130) « le soir au tableau, il y a 14 zincs de bousillés, rien que chez Nieuport ». Affecté à l’escadrille N 57 dans laquelle vole l’as Jean Chaput, dans les Flandres puis dans l’Aisne, R. Vanier décrit les patrouilles, leurs subtilités tactiques: patrouille haute, basse, double, volontaire, d’escorte… Là aussi, les descriptions de missions de combat et d’engagement avec l’ennemi, fidèles et sobres, frappent par le caractère hasardeux du fonctionnement des machines : il y a peu de vols, au moins en 1917, sans la survenue d’une panne plus ou moins grave, et peu d’engagements sans enrayage de mitrailleuse. Souvent la journée se passe sans vol à cause du temps couvert, et beaucoup de missions, mélange d’initiative, de prudence et d’impuissance, ne débouchent sur aucun combat. Le 10 décembre 1917, par exemple, donne une bonne illustration de ce quotidien: « Je suis de patrouille à onze heures et demi avec six autres camarades ; nous faisons deux groupes et nous dirigeons vers les lignes ; nous arrivons à 3500 mètres environ sur le fort de Brimont (…) juste au-dessus de nous passe un biplan boche longeant les lignes ; nous essayons de monter mais ne pouvons le rattraper avant qu’il soit loin chez lui. Quelques minutes plus tard, un second biplace passe très près ; nous l’attaquons et le poursuivons à deux pendant quelques kilomètres mais il réussit à rentrer chez lui ; plus rien pour le reste de la patrouille (…) je vois plusieurs boches loin dans leurs lignes, mais ma pression ne tient pas et mon moteur refroidit vite ; je n’ai plus guère d’essence ; je rentre au terrain. » (p. 168)
R. Vanier est promu adjudant en mars 1918, et le printemps 1918 à la Spa 57 est marqué par l’évolution du front et la reprise de la guerre de mouvement: les escadrilles doivent souvent changer de terrain pour suivre l’évolution des combats. Un autre fait nouveau est la fréquence des bombardements aériens, bombardements allemands sur les gares, dépôts de munitions et terrains d’aviation, et bombardements français qui requièrent escorte de Spad. Pourtant, à deux reprises dans le récit, c’est un incident qui met le feu au baraquement où logent les pilotes : pas de victimes mais certains perdent tout, notamment leurs coûteuses « bottes de pilote» (p. 172) : « certains possédaient des objets de valeur, appareils photographiques, livres, bottes, dont le montant atteignait plus de 2500 francs. » Lors du récit de ses victoires aériennes, l’auteur, s’il décrit minutieusement le combat, insiste aussi beaucoup sur ses suites immédiates : atterrir près de l’épave, recueillir des trophées, empêcher qu’elle ne soit désossée en quelques heures par les fantassins, aller voir l’équipage allemand à l’hôpital ou aller voir les corps des victimes, revenir surveiller le transport de l’appareil ennemi: la journée qui suit une victoire est occupée par cette activité frénétique et peut se compliquer lorsque d’autres pilotes revendiquent pour eux cette victoire. Curieusement, c’est dans ce récit que l’auteur quitte son attitude posée, et que ressort un enthousiasme qui fait penser à l’enfance: (il vient de forcer un appareil ennemi à se poser chez les Américains) « Je vais essayer de repartir ; j’emporte la veste du boche, la magnéto de départ et la montre, puis un cache-nez que je déploierai en faisant un tour au-dessus du terrain à la manière de Chaput. » p. 228
Le journal de Raymond Vanier, qui écrira plus tard ses mémoires (Tout pour la ligne, 1960 ), allie donc ici la qualité de la précision à celle de la sobriété, un trait particulièrement appréciable dans les témoignages sur la guerre aérienne.
Vincent Suard, décembre 2017

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Moulin, Albert (1894-1937)

Le témoin
Albert Moulin, fils d’un négociant en bois de Villeneuve-le-Comte (Seine-et-Marne), est charpentier à Lagny à la mobilisation. Il passe avec succès fin juillet 1914 son brevet d’aptitude militaire pour pouvoir intégrer le Génie. Appelé en septembre, il intègre le 9ème Régiment du Génie aux Ponts-de-Cé en octobre et arrive sur le front belge en novembre (Compagnie 6/3, 42ème DI). Blessé une première fois légèrement le 18 décembre, il retrouve le front en Argonne et est alors blessé par balle le 14 mai 1915. Hospitalisé jusqu’en juillet à Agen, il est classé service auxiliaire en décembre 1915 ; démobilisé en mai 1919, il reprend l’entreprise de son père; il meurt en 1937 des suites d’un accident de ski.
Le témoignage
L’édition de Ma guerre de la Belgique à l’Argonne Villeneuve le Comte, mon village de Brie 1913 – 1919, Editions Fiacre, Montceaux-les-Meaux, 2008, 291 pages, est établie d’après un texte manuscrit, rédigé sur plusieurs supports et formats (cahiers d’école et registres), qui représentent 347 pages. L’auteur raconte sa campagne et ses convalescences, mais tient aussi une chronique précise de son village dans les six premières semaines de la guerre, en y ajoutant un condensé des informations lues dans les journaux. Son récit militaire s’arrête début 1916, et des notes personnelles éparses, sur sa situation ou sur son village, complètent l’ouvrage pour 1918 et 1919.
Analyse
Le journal d’Albert Moulin se partage en deux parties inégales, qui montrent d’une part son parcours militaire, relativement court (5 mois de front au total) et d’autre part la guerre décrite à Villeneuve-le-Comte. Appelé en septembre 1914, il décrit « août 14 » dans un village de la Brie, avec la mobilisation, les noms de ceux qui partent (p.17) : « L’impression qui se dégageait de tous ces départs subits était triste à voir. » Il évoque dès le 10 août la distribution de soupe et bons de pains pour certaines femmes de mobilisés, « il y a environ 74 portions à distribuer pour la commune », ou les Anglais qui passent au bourg. Il recopie chaque jour une synthèse des nouvelles, largement positives: cette sélection d’informations nous donne un bon aperçu, malgré son caractère outrancier ou fantaisiste, de la façon dont la situation était perçue au jour le jour.
Après dix-sept jours dans le secteur d’Ypres, il est soufflé par une marmite allemande qui le laisse fortement contusionné. Évacué, il décrit l’hôpital 101 de Rennes et, après une convalescence, il réintègre la compagnie 6/3 fin janvier 1915 à Bagatelle, en Argonne (Vienne-le-Château). Ses quatre mois en ligne n’occupent qu’une vingtaine de pages (p. 109 à 127), on peut évoquer la description plaisante de deux cadres (p. 111) : «L’adjudant Roland est un ex-colonial, du Dahomey, Sénégal, etc., plutôt « gueulard » et se piquant très souvent le nez. Son gourbi recèle des bouteilles de gnole et de vin, de quoi régaler toute une section ; pas très calé au point de vue boulot, s’en tirant quand même, notre section ne faisant pas de travaux bien compliqués. Just, le sergent de notre demi-section, crâneur au dépôt mais depuis son arrivée au front très doux et gentil (…), un peu trop tatillonnant, habitude de gratte-papier, vous prodiguant des    « comment dirais-je » à profusion et surnommé ainsi. » Il évoque aussi l’arrivée de la classe 15 (p. 120) « Les jeunes ardents les premiers jours se calmèrent vite et firent comme les copains : leur besogne normale et rien de plus. »
« Cette journée qui fut sanglante et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. » p. 114 : A. Moulin fait partie de ces poilus qui n’ont participé qu’à un seul  coup dur, et qui en ont d’autant plus été marqués. Il participe à un assaut dans l’Argonne (Fontaine-Madame), après explosion de trois mines (17 février 1915) : sa section du génie attaque avec le 151ème RI et le 16ème chasseur, il est chargé d’aménager un boyau entre l’entonnoir et la tranchée allemande conquise; il travaille jusqu’au milieu de l’après-midi, «à ma place une dizaine de boches sont étendus dans la tranchée « empilés » l’un sur l’autre (…) Je barbote un porte-monnaie contenant deux marks en argent, des pfenings et du papier monnaie ; un chasseur du 16ème qui monte la garde en fumant sa pipe sur les cadavres, a eu la main heureuse, est maintenant propriétaire d’une lampe électrique et d’un bidon de gnôle. » Puis la contre-attaque allemande se déclenche à 15 heures « Puis voilà une fusillade infernale et, enfin, les boches s’élancent à l’assaut en poussant des gueulements effroyables. (…) Par-dessus le parapet, au jugé, nous attendions les boches la baïonnette levée, mais ils descendirent dans la tranchée vingt mètres plus loin et commencèrent à nous refouler avec des grenades et pétards, boîte de singe, etc. » C’est un mouvement général de fuite pour évacuer les possessions de la matinée. «Mais marche mortelle, les bombes pleuvent drues sur ce troupeau humain. On se baisse à chaque fois au « encore une ». D’autres profitant de ce tapis de dos courbés marchent dessus à quatre pattes pour avancer plus vite. » (…) Tant de monde tué pour aboutir à aucune avance, puisque l’ennemi réoccupa le soir la majeure partie de la tranchée.» p. 118
Au travail à installer un gabion, la terre qu’il rejette le fait repérer et il reçoit par ricochet dans la tranchée une balle dans le dos. Inévacuable et opéré à l’ambulance de La Harazée le 15 mai 1915, il décrit la douleur des suites de l’opération p. 127 « Meurtri par la douleur, je comptais les heures (…) Combien moururent, de mes compagnons que le hasard avait fait voisins de souffrance. Tous les jours il en décédait un , crevait serait plus juste, car on ne fait pas plus cas d’une bête que d’un homme. Hélas, c’est la guerre, c’est la boucherie qui dure depuis neuf mois, qui nous a endurci le cœur à ce point. L’indifférence est maîtresse (…) La douleur vous fait perdre les qualités humaines de charité et de compassion. » Transféré dans les services auxiliaires en décembre 1915, le récit suivi s’achève à cette date : la suite du recueil contient des retours chronologiques (« Villeneuve-le-Comte mon village de Brie » 1913-1919) et des considérations sur la fin du conflit. L’auteur évoque notamment son activité avant-guerre aux Jeunesses républicaines de Coulommiers; il s’agissait de regrouper des jeunes gens, dans un but de républicanisme, pour les soustraire à l’attirance des Sociétés catholiques. Les notes éparses décrivent aussi en détail son conseil de révision et les festivités qui l’accompagnent, deux jours minutieusement décrits p. 224 à 228 – aucune mention « des filles » -, éléments à joindre à une anthropologie du Conseil de révision qui complètera utilement les pages de Jules Maurin.
Les notes reprennent en 1918 et l’auteur décrit ses démarches auprès de la tombe de son frère Henri (12ème Cuirassiers), tué au fort de la Pompelle en juillet 1917. Du 28 au 30 novembre 1918, il se rend d’abord avec sa mère à Puisieux sur la tombe de son frère, puis le 27 mars 1919, revenu seul, il fait procéder à l’exhumation et reconnaît le corps (p. 253, « reconnu facilement le corps décomposé de ce pauvre grand à des signes distinctifs. Maman me fit d’amers reproches le dimanche 30 quand je lui annonçais cette opération, prétextant qu’elle m’en voudrait toujours. »). Il le fait placer dans un cercueil de zinc mis dans un cercueil de chêne, le tout dans une caisse de sapin puis ré-inhumer sur des bastaings en travers dans la fosse, « pour pouvoir l’enlever quand l’exhumation sera permise. » Ces détails funéraires, avec présence d’une facture détaillée, sont intéressants parce qu’assez rares, pour une situation qui a été vécue par beaucoup de familles en 1919.
Des considérations sur la situation générale à la fin de 1919 terminent l’ouvrage. Albert Moulin vient de reprendre l’entreprise de commerce de bois de son père décédé, et son ton critique et désabusé le range sans nuances du côté de la réaction patronale (p. 264 et 265) : « – vote, par l’ancienne chambre en juin 1919, de la loi de huit heures, loi de paresse, qui a surpris tout autant l’ouvrier qui ne le demandait nullement, à part quelques exaltés, que le patronat. Votée avec une rapidité surprenante. (…) La fièvre du plaisir, les mœurs nouvelles, déclinent la journée de 24 heures en trois périodes suivantes : huit heures de travail, huit heures de sommeil et huit heures d’amusement, les cinémas se multiplient avec une rapidité croissante progressive à leur prix, de plus en plus élevé. Enfin, le plus grave, paralysant toute l’action productrice et économique d’une nation : des grèves. Jamais année ne connut plus d’arrêts dans la cessation du travail ; l’une étant terminée l’autre reprenant aussitôt. »

Vincent Suard octobre 2017

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Rieulle, Clotaire (1884-après 1984)

Le témoin
Clotaire Rieulle, qui a servi de 1902 à 1907 comme engagé volontaire dans les équipages de la Flotte, est mobilisé en 1914 dans l’infanterie. À aucun moment, dans ses souvenirs, il n’indique le numéro de son unité, mais les étapes de son régiment en 1915, son départ en Orient et le torpillage du transport de troupes « Amiral Magon » font franchement opter pour le 40ème RI de Nîmes. Sous-officier pendant toute la guerre, il est démobilisé en mars 1919 et travaille ensuite comme employé de banque à Paris.
Le témoignage
Les Souvenirs et pensées d’un sous-officier d’infanterie ont été éditées à compte d’auteur en 1978 (dépôt légal n°78001, 105 p.). L’ouvrage est illustré d’un certain nombre de reproductions photographiques sans crédits, iconographie semblant provenir essentiellement de l’hebdomadaire L’Illustration. Sur notre exemplaire, une dédicace rédigée d’une écriture hésitante et datée de 1985 amène à penser que l’auteur est décédé centenaire.
Analyse
Clotaire Rieulle, arrivé au soir de sa vie, souhaite laisser un récit de son expérience de la guerre. Il décrit d’abord sa période de tranchées en France (1914-1916), avec les combats de la région de Verdun en septembre-octobre 1914, puis à Saint-Mihiel ou en Champagne. Le récit, souvent anecdotique, évoque l’établissement des tranchées continues, un assaut infructueux sous Montfaucon, des combats de petits postes et les patrouilles de nuit, avec par exemple la mention hélas commune d’un agonisant entre les lignes appelant « venez me chercher » pendant toute une nuit et toute une journée alors que les Allemands empêchent tout mouvement, « ses appels nous déchiraient le cœur » (p. 21). Il évoque aussi, dans la région de Saint-Mihiel, des attaques et contre-attaques allemandes à l’occasion desquelles il assiste à la mort d’un camarade qui avait reçu des éclats d’obus dans le ventre (p. 23) : « Pendant de longues heures, il prononça toutes sortes d’injures contre l’Armée, contre le Pays, contre Dieu et le Monde (…) les brancardiers attendaient un arrêt des bombardements pour le transporter mais aucun soin ne pouvait le sauver. J’avais hâte de ne plus l’entendre proférer des paroles atroces, ordurières, méchantes qui lui passaient dans la tête. » L’auteur s’endurcit après cet incident : « Sa mort augmenta ma confiance en moi, jusqu’à ce jour, je n’avais pas éprouvé de telles émotions. »
C. Rieulle, sergent-chef, évoque ses responsabilités, avec un grade non sollicité qui lui a apporté de fâcheux ennuis au cours de la guerre (p. 42), « faire exécuter des ordres par des hommes fatigués par la longueur de la guerre n’était pas chose facile. » Il raconte que, désigné pour la dégradation solennelle d’un condamné aux bataillons d’Afrique (p. 41), il va la veille à la prison pour préparer les boutons de l’uniforme du détenu, l’écusson de son képi et le numéro de son régiment, « afin qu’ils soient plus faciles à arracher. » Le témoignage se poursuit avec des anecdotes variées, comme par exemple son refus de charger un caporal, « rude Aveyronnais et homme de montagne », qui l’avait insulté et risquait le conseil de guerre (p. 29), ou l’empoisonnement et le décès de deux hommes à Souain en Champagne par ingestion de champignons : « Ces deux hommes étaient originaires des Cévennes, pays réputé pour les champignons, ils prétendaient les connaître (…) la mort de mes deux hommes intoxiqués fut apprise dans le régiment avec émotion » (p. 33).
L’unité de C. Rieulle est transférée à Toulouse à l’automne 1916, pour être préparée à un transport vers le front d’Orient. Il apprend ce transfert avec un immense soulagement (p. 42) : «Je considérais mon éloignement du front français pour celui de Salonique comme si la guerre était terminée pour moi. J’exagérais certainement car j’ignorais complètement les dangers que je rencontrerais. N’importe, j’étais optimiste. (…) Ne plus revoir le front français et tout ce que j’avais souffert était ce que je pouvais le mieux désirer. » Il évoque ensuite le torpillage du transport de troupe « Amiral Magon » le 25 janvier 1917, qui fait plus de 160 morts, essentiellement du 40ème RI, et auquel il échappe car, resté à Toulouse, il attendait la livraison d’un canon de 37. L’auteur fait partie des troupes transférées à Athènes en juin 1917 pour pousser le roi Constantin à l’abdication, et il est désigné pour « occuper l’Acropole » (p. 61) avec un petit canon de montagne. Le correspondant de guerre de L’Illustration l’y photographie, lui et ses hommes, en position de tir, face à la ville. Le cliché, reproduit p. 76, est relativement connu et popularisé ensuite par « l’Album de la guerre de l’Illustration »: C. Rieulle est le personnage de gauche, en casque colonial, appuyé debout contre le mur d’enceinte (Google Image [« acropole canon mitrailleuse»]). L’auteur raconte ensuite (p. 67 à p. 82) un épisode sentimental et platonique avec une femme francophile d’Athènes, séparée de son mari grec et dont le fils est engagé volontaire en France. Il décrit leur idylle et ses tourments moraux, car il est marié en France. Ils vont au spectacle, ils discutent littérature (p. 75) : « de nos écrivains, elle apprécie leurs œuvres, de Balzac, de Paul Bourget, du roman d’analyse, d’Henri Bordeaux, de Pierre Loti, de Melchior de Vogüé… ». Son unité fait mouvement vers Monastir (août 1917) puis il revient à Salonique en avril 1918. Il évoque les marraines de guerres, des jeunes filles qui envoient des colis avec des tricots, laissant au fond d’une chaussette leur nom et adresse, dans l’espoir de connaître le nom du soldat destinataire. Cette correspondance se développe toutefois avec difficulté, car aucun des hommes de C. Rieulle ne veut écrire à ces jeunes filles de Paris, « de peur d’être critiqués sur leur écriture ou sur leur manière de s’exprimer. » (p. 90). C’est leur supérieur qu’ils chargent d’entrer en relation avec ces « charmantes expéditrices », mais après deux échanges, tout s’arrête. Il est frappé de paludisme en 1918 et, inquiet sur l’état de santé de sa femme en France (grippe espagnole), il réussit à se faire rapatrier en décembre 1918 en délaissant son amie athénienne avec qui il était resté en relation : « Mon aventure sentimentale devait se terminer avec la guerre. C’était elle la coupable qui avait créé ces circonstances et fait naître le hasard de ma rencontre. »
Clotaire Rieulle, très âgé au moment de la rédaction de ses souvenirs, présente un témoignage succinct, discontinu et parfois marqué par une sorte de sentimentalisme, mais la description de la dure condition de la tranchée au début du conflit est précieuse. Pour lui c’est l’expérience la plus douloureuse, et il conclut en 1919 (p. 103) : « Me voilà libéré de cette abominable guerre».

Vincent Suard octobre 2017

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Cazals, Maximin (1882-1936)

Dans le livre collectif, 500 Témoins de la Grande Guerre, en page 24, une photo prise en 1915 représente un groupe de sept poilus. Celui qui porte une veste sombre est Maximin Élie Cazals. Il est né le 29 mai 1882 à Mazamet (Tarn). Son père, tisserand, est issu de familles de travailleurs de la laine des montagnes du sud-est du Tarn, région de Brassac. Maximin reçoit une instruction primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif. Son livret militaire indique qu’il ne sait pas nager. Il entre très jeune au travail comme ouvrier mégissier. Après le service militaire, il se marie à Aussillon en avril 1907 et habite alors dans cette commune limitrophe de Mazamet. Deux filles naissent en 1908 et 1912, deux fils en avril 1915 et mars 1918, une dernière fille en 1923. Après la guerre, il reprend son travail dans la mégisserie et devient contremaître.
Lors de la déclaration de guerre, il a 32 ans. Il est simple soldat dans divers régiments, puis au 52e d’infanterie coloniale à compter du 16 août 1915. Auparavant, il avait été blessé à Massiges, le 3 février : « plaie pénétrante épaule droite par shrapnell ». Il participe aux attaques de Champagne (septembre 1915), de la Somme (octobre 1916) et de l’Aisne (avril 1917). Le 16 avril, il est devant Hurtebise. Caporal le 9 octobre 1918.
Il semble qu’il n’ait pas tenu de carnet de guerre. Sa correspondance a été brûlée après sa mort et celle de son épouse par une de ses filles. Il reste de ses quatre années de 1914-1918 la photo mentionnée plus haut, son livret militaire, un certificat de visite constatant sa blessure, une fiche de citation à l’ordre du régiment datée du 31 octobre 1917 et sa croix de guerre. Dans les années 1980, ses enfants ont apporté le souvenir suivant : Il ne parlait jamais de la guerre et n’allait pas aux réunions d’anciens combattants. Un de ses copains l’y a entraîné une fois. Il en est revenu à la maison en pleurant et, là, il a tout raconté.        « C’était exactement ce qu’a décrit Barthas », a dit son fils aîné qui avait lu le récit du caporal audois.

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Caussade, Jean (1874-1918)

Jean Caussade est né à Villebrumier (Tarn-et-Garonne) le 14 janvier 1874, dans une famille paysanne. Lorsque la guerre éclate, il a une petite exploitation en polyculture vivrière (céréales, vigne, quelques bêtes). De son mariage avec Joséphine, il a un fils, Alban, trop jeune pour partir en guerre, mais capable d’effectuer les travaux agricoles en l’absence du père.
Jean est mobilisé en janvier 1915 au 132e RIT à Montauban ; il passe au 330e RIT de Marmande en juillet, et part pour le front en septembre. En février 1918, toujours 2e classe, il est au 73e RIT ; il est porté disparu le 27 mai 1918 au Chemin des Dames. Sa mort est enregistrée par jugement rendu le 14 octobre 1921 (Fiche tirée de Mémoire des Hommes). Joséphine ne se remarie pas et continue à gérer l’exploitation avec Alban.
La famille a conservé un peu plus de 500 cartes postales envoyées par Jean, certaines fournies par l’armée, d’autres représentant des scènes humoristiques. Les vues de villages sont parfois personnalisées (une croix indique son cantonnement, par exemple). Le mémoire de maîtrise de Cyril Bariou (Les correspondances de guerre d’un paysan, soldat de la Territoriale 1915-1918, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005) en reproduit quelques-unes ainsi que les portraits de Jean, de Joséphine et d’Alban.
Cette correspondance illustre en particulier quelques thèmes.

L’amour conjugal
Comme beaucoup de témoignages présentés dans 500 Témoins de la Grande Guerre et dans ce dictionnaire du CRID 14-18, la correspondance de Jean Caussade montre l’existence du fort amour conjugal exprimé par cet homme qui n’est pas devenu une brute. Il dit à plusieurs reprises que sa seule consolation réside dans l’échange des lettres ; il emploie des termes sans équivoque : « Ma chérie », « Mille baisers », etc. Le 17 septembre 1917 : « Dans l’après-midi, je suis allé visiter un peu partout dans les jardins, et j’ai trouvé encore ces petites pensées toutes couvertes d’herbes dont j’ai ramassé très délicatement pour te les envoyer. Je les ramassais si précieusement qu’il me semblait te caresser à toi-même, mais hélas tu es cependant bien trop loin de moi pour cela. Il faut encore vivre dans l’espoir d’y arriver un jour, mais ce jour heureux, où est-il ?

Les conseils à la famille
En bon paysan, Jean se renseigne sur l’état des bœufs et donne des conseils pour la culture. Les conseils valent pour sa femme et pour son fils, avec cette précision du 9 mai 1915 : « Surtout, écoute ta mère, et je te recommande surtout ne la fais pas mettre en colère, parce qu’elle a un peu plus d’expérience que toi. » Parmi les quelques exemples, voici la carte du 25 mars 1915 : « Finissez la taille de la vigne, faites trèfle et sainfoin à Mourrât et la Ringue et au Clapié, trèfle. Et puis, s’il ne pleut pas, emporter le fumier et aller chercher le bois, puis labourer la Sanevielle et la Motelle, puis nous verrons. » Le 16 août : « Tu me donneras des nouvelles de la vigne et des raisins. Dis-moi comment vous devez effectuer le battage, comment vous vous êtes entendus pour dépiquer et si tu peux labourer. Si tu peux retourner un peu de terre, fais-le à cause de l’herbe. Tu pourrais avoir de plus belles récoltes. »
Le temps passant, il semble que le discours évolue. Ainsi, le 17 décembre 1915 : « Faites en sorte de faire pour le mieux en attendant que je revienne. » A son fils, le 14 octobre 1916 : « Ce que tu as de mieux à faire après toutes ces fatigues que tu supportes, c’est de te ménager. Couche-toi à bonne heure. » A sa femme, le 12 mai 1917 : « Suis toujours en bonne santé, et j’ai grand plaisir que tu en sois de même, et que tu ne souffres pas. C’est tout ce qui me préoccupe le plus. »
Des conseils plus précis à Alban concernent la chasse (29 août 1917) : « A ce sujet, je te dirai qu’il faut que tu sois prudent : ne pas jouer avec le fusil quand tu seras avec tes camarades ; faire bien attention de ne jamais tirer un coup de fusil horizontalement car, soit dans les maïs ou derrière une haie, il peut s’y trouver quelqu’un dont tu peux ignorer qu’il y soit, et ça serait bien malheureux que pour une caille tu fasses du mal à quelqu’un. »
Et à Joséphine, ils concernent l’allocation aux familles (23 février 1916) : « Puisque la femme de Rouquette a l’allocation, et du moment que c’est sûr, n’hésite pas un moment de plus. Va-t-en trouver le juge et réclame jusqu’à la gauche de ma part, car vous y avez le droit aussi bien comme elle et beaucoup plus. »

Au front
Il porte un jugement critique sur les gens du Nord. Il aime bien vivre en compagnie de camarades du « pays » qui sont dans le même régiment. Habile pêcheur, il gagne la sympathie de ses supérieurs en les faisant profiter de ses prises. Il participe à l’artisanat de tranchées (17 février 1917) : « Pour le moment, je suis en train à polir deux douilles du 75 court, pour que tu puisses faire deux vases à mettre sur ta cheminée et que je tâcherai de porter à mon retour. »
Le travail des territoriaux consiste en terrassements et entretien des routes, au transport de ravitaillement et de matériel près des lignes, ce qui n’est pas sans danger.
Les Boches restent les ennemis, et Jean Caussade n’est pas un grand contestataire. Cependant en 1917, on peut noter deux remarques. Sur la guerre, le 18 février : « Ce ne sera pas encore la fin de cette saloperie de guerre, mais qui pourtant faudra qu’elle finisse un jour et que nous serons heureux. » Sur les chefs, le 17 octobre, « ces messieurs lesquels je suis bien fatigué d’être sous leur direction ».
Rémy Cazals, septembre 2017

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Pébernard, Antoine (1886-1975)

Antoine Pébernard est né le 9 avril 1886 à Saint-Hilaire (Aude), d’un père charpentier. Il exerce le même métier. Service militaire au 5e Génie de 1907 à 1909. Campagne contre l’Allemagne du 3 août 1914 au 6 mars 1919. Il se marie à Limoux le 11 décembre 1916. Après la guerre, il est domicilié à Luchon. Il meurt à Salies-du-Salat à l’âge de 90 ans.
Son témoignage de guerre est un manuscrit sur cahier d’écolier (60 pages) conservé aux Archives départementales de l’Aude, cote 3J-1358, transcrit par Guilhem Delon dans son mémoire de maîtrise 1914-1918. De l’arrière au front : l’arrondissement de Limoux dans la tourmente, Université de Toulouse Le Mirail, 1997.
Quelques notes dans l’ordre chronologique sur les activités du 5e Génie qui vit en grande partie dans des trains :
– 2 août 1914 : « Grand enthousiasme. Pleurs. Chants. Cohue dans les gares. »
– 21 août : « Je fais une table pour les officiers. »
– 26 août : dans la retraite, faire sauter un pont.
– 4 septembre : des blessés démunis de tout. « On leur porte nos gamelles. »
– Marche en avant après la Marne. Reims, Soissons.
– 19 novembre : Secteur de Braisnes. Fabrication de fascines, claies, piquets pour les tranchées.
– 17 décembre : construction de radeaux avec des demi-muids.
– 29 février 1915 : en gare de triage de Dijon, construction de voies.
– 12 juillet : première permission.
– 26 juillet : construction d’un voie ferrée à Cuperly
– 1er septembre : Auve. « Les premiers trains de munitions et de ravitaillement sont arrivés, ainsi que de nombreuses troupes. On prépare une offensive. Je travaille à la construction des gares. Plus de cent wagons de bois à employer. »
– 22 février 1916 : Bar-le-Duc. Réparation d’aiguillages et construction de voies de garage pour le Meusien. « On travaille quelquefois jusqu’à 2 h du matin. C’est l’attaque de Verdun et le travail est très pressé. »
– 15 mai : Alsace. Construction d’une ligne « en pays conquis ».
– 29 avril 1917 : « Retour de permission. Le 16 avril a commencé l’offensive prévue, elle n’a pas réussi. Le secteur est devenu très mauvais. On a réparé la voie sur la ligne de Mourmelon à Reims, jusqu’à 1500 mètres des tranchées. »
– 15 mai : « Départ pour Saint-Hilaire-au-Temple. On répare les dégâts que font les avions. »
– 11 août : Vers Daucourt : « 1200 mètres de voie par jour. Nourriture exécrable. »
– 24 janvier 1918 : Même secteur. Capitaine détesté pour sa dureté et ses brimades imposées aux Malgaches qui travaillent avec le Génie.
– 27 mars : Châlons bombardé de nuit par les avions. « Les gens vont tous les soirs passer la nuit dans les champs et rentrent au matin. Et le Génie répare les dégâts et rétablit la circulation.
– 8 août : Vers Montdidier. « Des milliers de prisonniers arrivent par les boyaux. »
– 11 août : Remise en état de la gare de Montdidier. « Le plus beau spectacle de destruction qu’on puisse voir. Tout est pulvérisé. Pas un arbre, pas une maison debout. La gare, immense, n’est qu’une succession d’entonnoirs, quelquefois énormes, obstrués par des traverses déchiquetées et des rails tordus. C’est le vrai chaos. On rétablit les deux voies principales sous un soleil impitoyable et une poussière terrible. »
– 22 août : Vers Daucourt. « Capitaine sérieusement blessé par une mitrailleuse boche, en avant de la ligne. Quelle perte heureuse pour nous ! […] Plus on va, plus le pays est désolé. Les gaz ont brûlé même l’herbe. […] Des cadavres plein les fossés. »
– 16 septembre : Vers Ham, travaux de déminage.
– 6 novembre : Vers Bohain. « La voie du train est minée partout, nous habitons sur un volcan. »
– 11 novembre : « Date mémorable. L’armistice a été signé. Les Anglais manifestent leur joie, feux d’artifice avec les fusées boches qu’on trouve partout. Pour nous, pas de changement. On travaille sur un appareil miné qui peut sauter d’un instant à l’autre. »
– 8 décembre : « A voir le dénuement qu’ils ont laissé, on comprend qu’ils ne pouvaient plus tenir la guerre dans ces conditions. C’est la misère et la famine dans les armées boches qui en ont déterminé l’effondrement. »
– Février 1919 : « J’ai trouvé, le 5, à mon arrivée, mon petit Louis, né la veille. »
Rémy Cazals, septembre 2017
Je remercie Claude-Marie Robion, Archives de l’Aude, de m’avoir communiqué les documents suivants concernant Antoine Pébernard :
– 5E 344-017 Acte de naissance.
– 5E 206-187 Acte de mariage.
– RW 00559-132 Fiche matricule.

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Laffitte, Jules

Originaire d’Aigues-Vives (Ariège, canton de Mirepoix). Son père, Sévérien, est un propriétaire aisé, maire de la commune. Jules a un bon niveau scolaire. Interné en Suisse de 1915 à 1917, il entreprend des études de droit.
En août 1914, Jules faisait son service militaire au 80e RI ; il obtient le grade de sergent. Les documents conservés par la famille sont principalement des lettres de Jules, de Sévérien, et de diverses personnes, notamment des lettres de condoléances aux parents dans la période où on le croit mort. Comme la plupart des combattants, Jules accorde une grande importance au courrier qui maintient les relations avec la famille. Les colis sont également les bienvenus.

Au front
Le 2 août 1914 : « Hier j’étais de garde à la Brigade et j’ai su un des premiers que la mobilisation était décrétée ; vous pouvez penser que cette nouvelle ne m’a pas rendu joyeux, bien au contraire ; enfin, que voulez-vous, il faut avoir du courage et si on doit partir il faut avoir l’espoir de revenir ; n’ayez pas de chagrin car tout le monde ne reste pas sur les champs de bataille. » Lors de la marche en avant après la Marne, il est plein de sentiments de vengeance contre les Allemands qui ont pillé les villages ; il songe aussi à venger son oncle tué en 1870. Il répercute la rumeur selon laquelle, avant 1914, les Allemands avaient acheté des creutes de l’Aisne, et les avaient fortifiées en vue de la guerre (18 octobre 1914).
Il demande l’envoi d’une « paire de pantalons bleus, comme ceux des charpentiers, pour mettre sur les rouges » (moins pour éviter d’être visible que parce que les rouges sont en loques, 25 novembre 1914). Il se plaint de « toujours marcher et dormir peu » et du froid de fin novembre.

La blessure
Le 3 décembre 1914, il est gravement blessé près d’Ypres et laissé pour mort sur le terrain. Une balle lui a traversé la bouche d’une joue à l’autre et a atteint le système auditif. Il est ramassé par les Allemands qui avancent, et soigné à Tourcoing, puis à Lille. Un de ses camarades écrit qu’il l’a vu tomber, et la famille le croit mort. Elle reçoit des lettres de condoléances patriotiques : « Votre fils a eu la plus belle mort qu’un soldat puisse rêver : il est tombé mortellement frappé par une balle au front en combattant pour son pays. Puisse cette pensée adoucir votre peine. » Une autre, cependant, remarque que l’annonce n’est pas officielle : « Du courage, il n’est peut-être pas mort. »
En effet, après plusieurs semaines, un avis de la Croix Rouge arrive, puis c’est une lettre de Jules lui-même. Il est prisonnier au camp de Göttingen jusqu’en mai 1915. Il écrit à ses parents que le colis de ravitaillement qu’ils lui ont envoyé l’a sauvé.

En Suisse
Dans le cadre d’accords franco-allemands (voir la notice Gueugnier), il est évacué d’Allemagne et interné en Suisse, près de Montreux, jusqu’en juillet 1917. Là, « les pics recouverts de neige » lui rappellent « la pittoresque silhouette des Pyrénées » ; il croit voir  les montagnes du Saint-Barthélémy. Il pleut, il fait froid, mais : « Quand on a un bon gîte, sans fissures aux parois, une nourriture confortable assurée, on ne doit pas redouter les intempéries qui peuvent s’abattre sur le pays » (30 septembre 1916).
Venant de l’étranger, la correspondance de Jules avec ses parents est étroitement surveillée, comme le montrent, dans le fonds familial, les enveloppes ouvertes par la censure. Mais il peut lire la presse de son « pays » (13 janvier 1917) : « Dans une demi-heure, je descendrai au Foyer des Internés où je vais prendre, de temps en temps, des nouvelles du pays, La Dépêche, édition de l’Ariège, y étant expédiée directement de Toulouse. »
Ses parents, aisés, peuvent se payer le voyage de Suisse, et ils viennent le voir une fois. Cependant, la séparation pèse. Jules évoque avec nostalgie les fêtes de Noël en famille et la foire de Saint-Maurice (7 octobre 1916).

Retour en France
Il peut revenir en France en juillet 1917. Il est toujours militaire et il doit accomplir certaines tâches à l’arrière, dans l’auxiliaire. Il n’apprécie pas et souhaite être purement et simplement réformé : « Il valait bien mieux que je reste en Suisse » (4 octobre 1917). Il doit garder des prisonniers allemands : « Les Boches sont très humbles, ils n’ont pas l’air dominateur que possédaient mes anciens gardiens ; je trouve un peu drôle de les commander après avoir vécu sous leur joug » (18 décembre 1917).
Pour se faire réformer, il cherche un piston : « Que papa parle sérieusement à Pédoya pour qu’il arrive à un résultat le plus tôt possible. Il faut le remuer car lui ne s’est pas gêné pour pousser papa à lui donner le maximum de voix, par conséquent il doit se montrer un peu reconnaissant » (16 décembre 1917).
Rémy Cazals, septembre 2017
Notes :
Gustave Pédoya (1838-1938), général de division, député radical de l’Ariège de 1909 à 1919.
Lorsque Nathalie Dehévora a consulté le fonds Laffitte pour son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18 (Université de Toulouse Le Mirail, 2005), il était conservé par la famille. A-t-il été déposé aux Archives de l’Ariège dans le cadre de la Grande Collecte ? Si une réponse est donnée à cette question, elle sera ajoutée à cette notice ; on aimerait aussi connaître les dates de naissance et de décès de Jules Laffitte, ainsi que sa profession.

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Martin, Roger (1892-1958)

Roger Marie Joseph Martin est né à Cahors (Lot) le 28 avril 1892 dans une famille de notables catholiques. Son père était avocat. Pendant la guerre, Roger va à la messe et communie ; il joue de l’harmonium à l’église. Etudes de droit. Mariage en 1931.
Sa fille a conservé huit carnets de guerre, tenus d’avril 1915 à juillet 1918, et les a retranscrits. Quelques photos.
Caporal au 207e RI, il fait un passage à Saint-Cyr de mai à septembre 1916 et devient sous-lieutenant, puis lieutenant. Il joue au bridge avec les officiers.
Ses carnets disent l’importance du courrier reçu de la famille et les sentiments d’affection pour celle-ci, ainsi que la solidarité avec les camarades venant de la même région.
Il décrit la nourriture, les cantonnements, avec un véritable souci de s’installer le moins inconfortablement possible. Ainsi le 6 août 1915, dans une ferme abandonnée : « Le coin que j’ai aménagé est très bien. Bizac, Monteil, Arnaudie et moi, nous nous y installons. Un nid d’hirondelles accroché au mur est plein de petites hirondelles que la mère vient alimenter de temps en temps. Une pompe tout près est très commode pour se laver. J’écris sur un bureau et je suis sur une chaise, c’est un moment de luxe. » Même ironie lorsqu’il baptise sa cagna « Villa Mon Rêve ».
Il décrit aussi, longuement, la pluie en Artois en 1915, les pieds abîmés par la marche et le froid ; évocation de quelques attaques.
Le témoignage de Roger Martin est utilisé par Nathalie Dehévora dans son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18, Université de Toulouse Le Mirail, 2005. Peut-on savoir si les documents originaux ont été apportés dans un dépôt d’archives publiques du département du Lot ? Une réponse éventuelle sera ajoutée à cette trop brève notice.
Rémy Cazals, septembre 2017

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Lefort, Edouard (1896-1963)

1 – Le témoin
Né à Paris, Édouard Lefort est l’aîné de quatre enfants. Son père tient une confiserie-chocolaterie, rue Notre-Dame-de-Lorette. Après son certificat d’études, le jeune Édouard travaille dans le magasin de son père comme ouvrier chocolatier-confiseur.
Pendant la guerre, son parcours va connaître diverses étapes : la sécurité hors des champs de bataille (avril 1915 – janvier 1917), l’armée d’Orient (janvier – avril 1917), et trois années d’hospitalisation en tant que « gueule cassée » (avril 1917 – mars 1920).
Mobilisé en avril 1915, Édouard Lefort commence son instruction militaire dans la Nièvre, au 79e RI. À partir de décembre 1915, il continue sa formation d’élève caporal dans un bataillon du 113e RI cantonné dans la Meuse, à trente kilomètres de la ligne du front, et regrette d’être désigné grenadier. Il creuse des tranchées dans le secteur de Vauquois en avril 1916, et dans le secteur de Verdun en juin-juillet.
Fin juillet 1916, il intègre le 311e RI et s’apprête à monter au Mort-Homme (région de Verdun) en étant grenadier, mais un écoulement à l’oreille lui permet d’être évacué le 5 août et d’être hospitalisé jusqu’en octobre. Après un temps de caserne dans le sud-est de la France et un bref passage au 35e RI, il est versé au 3e régiment de zouaves en janvier 1917.
Cinq jours plus tard, il devient zouave au 2e RMA (régiment de marche d’Afrique), un régiment disciplinaire et régiment d’attaque qui rejoint l’armée d’Orient. Les troupes débarquent à Salonique fin janvier, vont en Albanie sur le front qui fait face aux Bulgares, reviennent en Grèce, partent en Serbie sur le front situé près de Monastir face aux Allemands. Pendant l’attaque du 19 avril, Édouard Lefort est grièvement blessé aux mâchoires.
D’abord soigné en Grèce, puis sur un navire-hôpital faisant partie d’un convoi qui ramène 4000 blessés en France, il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Marseille pendant un peu moins de deux ans et au Val-de-Grâce à Paris pendant une année.
À sa sortie d’hôpital en mars 1920, il a retrouvé un visage presque normal après treize opérations et grâce au port de la barbe. L’armée le déclare réformé et l’État lui accorde une pension. Il reprend sa place à la confiserie et se marie. Plus tard, lorsque la confiserie doit fermer, il devient encaisseur de primes d’assurance à Paris, pour la compagnie « l’Urbaine Vie ». Devenu veuf en 1937, il se remarie l’année suivante. Il décédera en 1963 lors d’un accident de voiture.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de sa famille qu’Édouard Lefort a rédigé ses Souvenirs de guerre entre 1930 et 1931. Vingt ans plus tard, il a ajouté des remarques sur son état de santé. L’ensemble est édité par son petit-fils, Benoît Lefort, auteur de la préface, tandis que Pierre Lefort, le fils d’Édouard, fournit en fin de volume de brèves informations sur la vie de son père.
L’édition se veut fidèle au cahier manuscrit en reproduisant les photographies, les cartes postales, les plans géographiques, trois lettres d’amis ayant lu ce témoignage en 1932 et 1933, des extraits de journaux recopiés dans le cahier, ainsi que le tableau établi par Édouard Lefort pour récapituler ses cantonnements militaires, ses séjours en hôpitaux et ses treize opérations. Deux pages du cahier sont visibles.

3 – Analyse
L’intérêt de ce témoignage, c’est bien sûr celui d’une « gueule cassée », mais aussi celui d’un soldat quittant l’infanterie pour rejoindre l’armée d’Orient avec les « joyeux » ou les « têtes brûlées » (p. 98), que sont les zouaves.
En 1915, Édouard Lefort part à l’armée plein d’enthousiasme, désirant être un soldat modèle. Évoquant ses premiers mois, il écrit : « Je fus heureux le jour où j’ai tenu pour la première fois un fusil. Mais ma joie ne fut complète que lorsque je tirai ma première balle véritable » (p. 32).
En février 1916, Édouard Lefort regrette la spécialité qui lui est attribuée : « Me voilà promu pour être grenadier. Ce n’est pas précisément un filon. On parle de couteau de tranchée, vrai couteau de boucher, fixé dans une gaine, à la ceinture du grenadier ; pour se battre au corps à corps, quand les grenades font défaut » (p. 47). Il ajoute plus tard : « Nanti de ces engins [un petit obusier lance-grenade, une cuirasse abdominale], je suis pris d’un véritable cafard, le travail du grenadier est vraiment du sale boulot, pourtant je n’ai rien de ce que l’on appelle un < nettoyeur de tranchées ! > » (p. 78).
En juillet 1916, après son passage dans la région de Verdun, où il a vu au matin l’arrivée des corps des soldats tués pendant la nuit, il écrit : « Il me semble que je sors d’un cauchemar, et pourtant qu’ai-je vu ? Ayant à peine frôlé cette terrible région de Verdun » (p. 67).
En janvier 1917, Édouard Lefort découvre le 2e RMA : « J’arrivai dans un régiment de… forçats ! Tous mes nouveaux camarades étaient passés en conseil de guerre. Mon caporal avait dix ans de travaux forcés, un autre cinq ans, un autre dix, etc. » (p. 150). Un camarade lui explique : « Pas en Albanie, mais sur d’autres secteurs, les zouaves sont toujours en avant pour attaquer, résultat : de grosses pertes. La guerre se prolongeant, il n’y a plus assez de ces vieux zouaves de métier pour alimenter le régiment. Obligation de puiser dans l’infanterie, nous avons été pris au hasard dans un groupe de 400 pour compléter le 2e RMA » (p. 150-151). Mêlé aux anciens de Biribi (établissements pénitentiaires d’Afrique du Nord), il note : « Le soir, au cantonnement, j’ai eu maintes fois l’occasion d’entendre les récits de la vie des bagnards. La vie que nous menions en Orient était pénible, ce n’était rien paraît-il avec Biribi, tous les condamnés demandaient à partir au front » (p. 152-153).
Le 19 avril 1917, après la blessure qui vient de le défigurer, Édouard Lefort marche vers le poste de secours et croise d’autres soldats : « Oh, avec quels yeux ils me regardent ! des yeux d’épouvante, faut-il que je sois si affreux ? Et de fait, je sens qu’à chaque pas mon menton balance, des lambeaux de chair sanguinolente pendent lamentablement. Ma capote est rouge de sang jusqu’en bas » (p. 179). Il a perdu 19 dents, presque tout le maxillaire inférieur, ne peut plus parler, ni manger. Il est nourri au biberon avec du « lait de poule » (voir l’explication p. 204) et ses nuits sont hantées de cauchemars. Il écrit : « Je trouve absolument monstrueux les gens qui osent prétendre la guerre… nécessaire pour punir les peuples trop ambitieux. […] La guerre est un terrible fléau, il faut y passer pour s’en rendre compte » (p. 184).
À bord du navire-hôpital qui le ramène en France, il apprend ce qu’il advient des blessés décédés pendant le voyage : « L’enterrement ou plutôt  l’emmerment  est, paraît-il, vite fait : à la nuit, on les jette par-dessus bord pour le grand régal des poissons. Quelques jours de plus de voyage et c’était le sort qui m’était réservé… » (p. 215).
Relatant son débarquement à Marseille, il note : « Je ne suis plus qu’une loque humaine » (p. 220). Cependant, quatre mois après sa blessure, une greffe de chair lui permet de fermer la bouche, de retenir sa salive et de parler, mais son alimentation restera principalement liquide. Édouard Lefort décrit les traitements reçus et parle de ses compagnons de chambre, tous mutilés de la face. Il mentionne Auguste, qui n’a plus de visage et sera interné dans un asile d’aliénés (p. 241-244). En mars 1919, Édouard Lefort est transféré au Val-de-Grâce, à Paris. Cet hôpital infecté de rats est surnommé « Le Val-de-Crasse » par tous les malades.

Édouard Lefort se souvient également des femmes rencontrées : la première à exercer le métier de barbier en avril 1916 (p. 58), les premières conductrices des tramways de Besançon en janvier 1917 (p. 96), des Grecques entièrement voilées (p. 131), des Albanaises miséreuses cassant des pierres au bord des routes (p. 134) ; puis, ce sont les infirmières, celle qui le soigne en Grèce et qu’il appelle « ma petite maman d’Orient » (p. 189 et s.), et la jeunesse joyeuse du personnel féminin de Marseille (p. 229).
À la fin de son cahier, Édouard Lefort a inséré une photo du colonel Picot, le président des « Gueules cassées », et quelques cartes du château de Moussy-le-Vieux en Seine-et-Marne, devenu le domaine des « Gueules cassées ». En 1951, il écrit : « J’appartiens à l’Association des mutilés de la face n° 135. De la guerre 14-18, nous étions 7000. À l’heure actuelle, il en manque déjà la moitié, tous fauchés vers la cinquantaine… » (p. 302).

Édouard Lefort, Souvenirs de guerre d’un gueule cassée, 1915-1920, Préface de Benoît Lefort, Éditions Société des Écrivains, Saint-Denis, 2015, 308 pages.

Isabelle Jeger, septembre 2017

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