Morin, Robert (1889–1977)

Mémoires de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Originaire d’Argenteuil (Val d’Oise), Robert Morin travaille à partir de treize ans sur les chantiers de l’entreprise de maçonnerie de son grand-père. Classe 1909 et mobilisé caporal au 69e RI, il est promu sergent en octobre 1914, adjudant en mai 1915, sous-lieutenant en avril 1916 puis est fait prisonnier pendant la bataille de la Somme. Après-guerre, ayant profité de sa captivité pour compléter son éducation, il devient conducteur de travaux puis ingénieur, et finit sa carrière comme directeur des services techniques de la ville d’Argenteuil.

2. Le témoignage

Jean-Robert Nouveau, petit-fils de Robert Morin, a fait paraître aux Éditions du Net « Mémoires de guerre 1914 – 1918 du Sous-Lieutenant Robert Morin » (2014, 200 pages). Dans l’avant-propos, le petit-fils de l’auteur dit avoir trouvé dans une malle du grenier trois cahiers écrits au crayon. L’édition est soignée, avec de nombreuses cartes utiles pour illustrer les déplacements de l’auteur. Tous les noms sont authentiques et on ne sait pas s’il y avait un projet de publication.

3. Analyse

Robert Morin propose un récit à la fois alerte et précis, car malgré une narration faite de mémoire – il a été obligé de détruire son carnet de route – l’essentiel de l’écriture se fait en captivité en 1917, à peu de distance des faits. C’est un homme d’action, apprécié par ses supérieurs pour son énergie ; combattant au sein du 69e RI (Nancy « Division de fer »), il participe de ce fait à nombre de batailles sanglantes (Somme octobre 1914, Ypres 1914-1915, Artois 1915, Champagne 1915, Verdun cote 304 mars 1916, puis Somme en Juillet 1916). Ce cadre subalterne d’infanterie très exposé, pas sérieusement blessé pendant ces engagements, fait un peu figure de miraculé lorsqu’il est fait prisonnier à Maurepas le 30 juillet 1916.

Le récit commence par une très belle scène d’intimité au moment du départ, lui et sa femme contemplant leur enfant endormi avant de se séparer, on peut penser que la force de ce tableau vient d’une rédaction faite en 1917, alors que, prisonnier, il souffre d’une séparation dont il ne voit pas se dessiner la fin.

Somme 1914

Affecté à la compagnie de dépôt en août 1914, R. Morin n’est pas engagé sur la Marne, mais il décrit bien les éprouvants combats ultérieurs de fixation du front, comme l’attaque de Monchy au Bois (fin octobre), village « fortifié » par les Allemands ; c’est un échec dramatique car si une partie des Français a réussi à s’infiltrer dans quelques maisons, le bourg reste imprenable et ces isolés finissent sacrifiés. Il est intéressant de lire le JMO qui cite « l’élan magnifique » avec lequel le chef de corps, qui se fait tuer à cette occasion, fait une tentative désespérée pour prendre le village ; notre témoin signale, lui, que le lieutenant-colonel de Marcilly était venu « se faire tuer à la tête de son régiment » à la suite d’un dur reproche du « très violent » Général Duchêne. Pour R. Morin, ce combat de Monchy fut une hécatombe pour son régiment.

Flandres 1914-1915

Même qualité de récit dans la description des combats au sud puis au nord d’Ypres en novembre et décembre 1914, alors que le narrateur est passé sergent. Il décrit des lignes avec de nombreuses tranchées réalisées sous le feu direct, avec des orientations improvisées et parfois contradictoires, et dont on ne connaît pas l’occupation exacte. Réalisant une reconnaissance périlleuse, il opère en liaison avec une autre unité qui ne veut plus le laisser partir (p. 70) : «Je n’ai cessé de penser à ma famille, car si j’avais été tué dans cette affaire, elle n’aurait jamais su ce que j’étais devenu ; entouré de gens ne me connaissant pas, et surtout d’un autre régiment. On ne se serait pas plus occupé de moi que d’un chien, ça c’est certain. » Travaillant en temps de paix sur des chantiers, il a l’habitude d’improviser, de prendre des décisions : ce dynamisme plaît à ses officiers, mais il finit par s’en plaindre (p. 70) « C’est toujours moi qui écope sous prétexte que je suis débrouillard. Un jour, rouspétant en disant que ce sont toujours les mêmes que l’on fait marcher, le lieutenant Muller, avec qui nous nous tutoyons, me dit : « Écoute mon vieux, qu’est-ce que tu veux, il en faut un et si j’en envoie un autre il va me faire une gaffe. » On rencontre dans cet épisode de l’hiver 1914 dans la boue des Flandre l’évocation des cadavres français et allemands flottant à la clarté de la lune dans des tranchées noyées, un duel de patrouilles qui se termine par un combat singulier (p. 73), des rigodons avec mouchoirs lors des tirs aux créneaux (p. 74), une attaque à l’échelon du bataillon sans préparation d’artillerie (Korteker Cabaret vers Langemark), des fraternisations en janvier 1915 (p. 85), ainsi qu’une exécution capitale (fév. 1915 ? Poperinge, p. 87) : « Le 1er Bon a une sale corvée, il doit fournir un peloton d’exécution pour fusiller trois soldats du Bon de Discipline et un Chasseur. Ils sont condamnés à mort pour abandon de poste, pendant les affaires de la Maison du Passeur. J’ai assisté à ces quatre exécutions qui ont eu lieu simultanément. Je ne souhaite pas assister de nouveau à un spectacle aussi impressionnant. » R. Morin quitte sans regrets la Belgique, ayant souffert du froid, de l’eau, et (p. 92) « les moindres engagements furent toujours sanglants.»

Artois 1915

R. Morin participe à l’offensive de mai en Artois : la bénédiction donnée avant l’assaut par l’aumônier est appréciée par les croyants, mais elle lui donne l’impression d’être un condamné à mort avant son exécution. Les restes de Neuville-Saint-Vaast sont ensuite à reprendre maison par maison, les combats sont très durs ; il décrit une panique enrayée par un commandant, montant sur le parapet révolver au poing. C’est un très bon récit, haletant, et son bataillon se fait étriller sans grands résultats ; il est promu adjudant le 29 mai. Des « grands repos » suivent les périodes d’offensive, et le régiment est reconstitué, entraîné aux innovations tactiques : notre témoin contribue à la formation d’une compagnie de mitrailleuses, avec 7 Maxim allemandes prises lors des attaques de mai. À noter qu’il fait venir sa femme, comme quelques autres sous-officiers, et qu’ils ne sont pas inquiétés par la gendarmerie (région de Nancy- privilège 20e Corps ? – tolérance pour des troupes de choc ?) (août 1915, p. 117) « Rien n’est plus gai que notre popote. Imaginez-vous une dizaine de Sous-Officiers, tous gais et bons vivants, de plus nos jeunes femmes, Camille, Madame Materne et Madame Berger, aimant à rire, ce qui fait une vraie bande joyeuse. »

Offensive en Champagne

Il participe à l’offensive de Champagne en septembre et octobre 1915, mais son bataillon n’est pas du premier assaut, et s’il jalouse d’abord ceux qui vont se couvrir de gloire, ensuite (p. 122), il se « félicite lâchement d’être à l’abri. C’est le propre instinctif de tous les humains. Je suis certain que de tous les hommes composant cette Compagnie, il n’y en a pas un qui pense autrement à ce moment. » Après cette dure période, avec des pertes notables, c’est le deuxième grand repos en Lorraine, et il refait venir sa femme Camille avec son petit garçon, avec une mention assez rare dans des récits d’intimité presque toujours absents chez les poilus diaristes (p. 138) « (…) je dois dire que c’est au cours de ce séjour que nous avons « acheté » notre petite Marcelle pour donner une petite sœur à Robert.»

Verdun

Il est devant Malancourt en mars 1916 avec sa compagnie équipée de mitrailleuses Maxim, soulignant que cette dotation diminue la motivation des hommes, « car le bruit court à cette époque que les Allemands tuent ceux qu’ils prennent avec leurs pièces. » Ils occupent un petit blockhaus qu’il décrit comme un cube de ciment armé, à la fois très résistant mais très exposé, étant à flanc de coteau devant Montfaucon, ayant à la fois une superbe vue sur l’ennemi, et une position visible qui le fait être terriblement bombardé ; c’est aussi une position solide qui l’expose au risque constant d’être débordé sur l’un ou l’autre côté. La description du bombardement direct de son ouvrage est très intéressante. Il passe sous-lieutenant en avril 1916 et à l’occasion du 3e grand repos, refait venir sa femme. Il a cette fois-ci des démêlés avec les gendarmes (p.157), mais il réussit à l’installer à Ferrières derrière Amiens en mai 1916 « Le souvenir de ce mois passé à Ferrières, en compagnie de ma femme et de mon fils, est un des plus délicieux de ma campagne. ». Une matinée récréative, où est présent un général, a lieu et le petit Robert (2 ans) échappe à sa mère et vient se promener au milieu de la scène (p. 157). Son père est ennuyé car il est interdit d’avoir sa famille avec soi ; « Le général l’ayant aperçu le prend sur ses genoux en demandant : « à qui est ce beau petit garçon ? » Pas de conséquences pour le père, une telle scène « familiale » dans la zone des armées est très rare, même pour des officiers.

Offensive de la Somme

La compagnie de mitrailleuses de l’auteur participe à l’attaque du 1er juillet 1916, et la progression, dans les trous bouleversés du champ de bataille, est pénible à cause de la lourdeur des pièces (ce sont désormais des Saint-Étienne). Il empêche un de ses homme d’abattre un prisonnier (p. 163) «Je ne sais si c’est l’énervement, le chef de pièce Vial se met à crier : « faut que je tue un boche. » Je l’arrête juste à temps, pour l’empêcher de commettre cette lâcheté. Je n’ai jamais laissé tirer sur des prisonniers désarmés. » Ils repartent au repos en arrière à Bray-sur-Somme à la mi-juillet, et il y signale une mutinerie de quelques compagnies du 156e RI. (p. 170, refus de repartir aux tranchées sans avoir eu de repos). Il est fait prisonnier sur sa pièce au sud de Maurepas, dans la Tranchée des Cloportes, lors de l’attaque du 30 juillet qui les laisse en pointe, une contre-attaque allemande ayant profité de l’enrayement de sa Saint-Etienne (il a précisé auparavant qu’il aurait eu plus de chances s’il avait gardé sa Maxim).

Prisonnier

Il passe l’année 1917 au camp d’officiers de Güttersloh, où il décrit un sort supportable, mais est ensuite transféré à Eutin, avec des commandants de camp beaucoup moins accommodants. Une centaine d’officiers français, qui viennent d’un camp de représailles à Magdebourg, « se montent la tête » (manifestation en mai 1918 avec le slogan « l’accord, l’accord » p. 181). Les gardiens ouvrent le feu sur des volets refermés « alors que nous avons arrêté de crier. » Il voit en novembre des marins révoltés arriver de Kiel ; après tractations, ils finissent par pouvoir sortir en ville contre leur parole d’honneur de rentrer le soir; une dernière revue nommée « On part, on part. » est encore montée, puis ils reviennent par Lübeck, le Danemark et Cherbourg.

Robert Morin produit ici un récit d’une grande qualité : il sait raconter, et possède la même efficacité pour décrire ce qu’il a vu et fait, que celle qu’il avait au front, et qui l’a fait apprécier de ses supérieurs. C’est aussi un aperçu sur le fonctionnement d’un régiment de la Division de Fer, qui alterne tous les coups durs et des périodes de grand repos, comparable en cela à une unité de zouaves ou de tirailleurs ; l’auteur n’aborde pas la politique, le patriotisme ou sa vision des Allemands : prisonnier lors de la rédaction du texte, il lui faut être prudent. Il se centre sur les faits vécus, et c’est ce caractère pratique, concis mais dynamique qui fait la grande qualité de ce témoignage.

Vincent Suard, septembre 2024

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