1. Le témoin
Né en 1898 à Apt (Vaucluse) dans une famille dauphinoise établie au Revest-du-Bion (Alpes de Haute-Provence), sur le plateau d’Albion, depuis la fin du XVe siècle. Son père, Gabriel, est médecin, installé à Apt en 1896. En 1914, Gabriel Barruol dirige l’hôpital militaire auxiliaire créé à Apt jusqu’à son décès survenu le 19 décembre 1917, à l’âge de 47 ans.
Jean Barruol, orphelin de mère à l’âge de 11 ans, effectue ses études au collège catholique d’Aix où il passe son baccalauréat ès-lettres en 1914 et 1915. En 1916, poussé par sa famille, il effectue une année de médecine à Marseille. Sa mobilisation, la guerre, le décès de ses parents le détournent finalement de cette profession (lettre du 13 janvier 1919).
La mobilisation : classe 1918, il est affecté le 15 avril 1917 (il a 19 ans) au 112e R.I. de Toulon pour y faire son instruction ; du 1er juillet à la mi-octobre, sa compagnie est à Eygières, près de Salon (Bouches-du-Rhône) ; puis au 9e bataillon d’instruction du 112e dans la zone des armées, à Toul (Meurthe-et-Moselle) ; nommé infirmier le 31 octobre au fort du Vieux-Canton (Toul) pour y assurer le service de santé. Le 8 janvier 1918, son bataillon est transféré à Mirecourt (Vosges).
Le front : le 23 mars 1918, son unité est dissoute ; ses éléments sont affectés au 411e R.I., à Saulxures près de Nancy. Le 30 mars, première montée en ligne entre Bioncourt (Moselle) et Moncel-sur-Seille (Meurthe-et-Moselle).
Début juin 1918, en renfort en Champagne puis sur le front de la vallée de l’Oise près de Compiègne ; à partir du 10 juin, en première ligne durant deux mois ; 10 août, blessé et gazé à Vignemont ; évacué sur l’hôpital de Montmorillon (Vienne).
21 septembre, cité à l’ordre du régiment avec Croix de guerre avec étoile de bronze (p. 176).
1er septembre 1918, retour au dépôt du 411e à Jaux, près de Compiègne ; retrouve son régiment en ligne le 23 à Fonsommes près de Saint-Quentin (Aisne) ; le 4 novembre, près d’Etreux (Aisne), son régiment fait 900 prisonniers et libère Le Nouvion. Le 11, pénètre en Belgique à Robechies près de Chimay.
5 décembre 1918-25 janvier 1919, le 411e R.I. se rend en Alsace à pied. Barruol est secrétaire à l’état-major du général commandant l’infanterie divisionnaire.
Occupation de l’Allemagne de juillet 1919 jusqu’à sa démobilisation en avril 1920 à Neustadt, puis Trèves (Palatinat)
Nommé caporal le 10 octobre 1919.
« Imprégné par une éducation chrétienne très traditionnelle, dans un milieu très protégé, Jean Barruol n’était en rien militariste, tout au plus patriote comme on pouvait l’être alors (lettre du 23 janvier 1917), avec le sentiment très fort, et la fierté, d’appartenir à une vieille et solide famille rurale, qui se doit de faire son devoir et de remplir sa mission (21 nov. 1917 ; 21 juillet 1918 ; 26 sept. 1920). Dans les moments les plus difficiles, il sollicite les prières de sa famille, s’en remet à la Providence… » (Cf. présentation de Guy Barruol, p. 8)
2. Le témoignage
D’une correspondance fort abondante, l’ouvrage (Un Haut-Provençal dans la Grande Guerre : Jean Barruol. Correspondance 1914-1920), présentation par Guy Barruol, Forcalquier, Les Alpes de lumière, coll° Les Cahiers de Haute Provence. 1., 2004, 256 pages) ne présente que des extraits soigneusement choisis par son fils, Guy Barruol. Cependant, même si l’essentiel de la correspondance concerne la période consécutive à la mobilisation, l’éditeur y a fort judicieusement adjoint quelques lettres adressées aux siens par le jeune étudiant de 1914 à 1917. Quelques reproductions de lettres.
3. Analyse
La guerre au travers des yeux et des oreilles d’un adolescent :
Témoin de la mobilisation à Aix-en-Provence où il est alors pensionnaire au collègue catholique : « parfaite et exemplaire » (3/8/14) ; constitution d’une garde civile : « ils ont un brassard rouge, un revolver et 25 balles. Ils gardent les ponts et le viaduc nuit et jour » ; (22/8/14), « Aix est rempli de territoriaux et surtout de turcos, car il y a le dépôt de deux régiments de turcos. Ils rient, ils abordent les gens. La plupart ont des médailles de la Ste. Vierge épinglées sur la poitrine, quoique de religion musulmane. Ils disent que c’est le « marabout » qui les leur a donné, c.à.d. le prêtre… ».
La mobilisation des esprits au collège catholique d’Aix :
24-8-1914 : « M. le supérieur nous lit toujours les communiqués. De même on affiche les lettres et cartes des professeurs à l’ennemi, à la grande étude, et là nous pouvons les lire à loisir ainsi que le petit Marseillais, aussi affiché. Nous avons même dans notre étude, devinez quoi !… Un hideux béret de soldat allemand. Il est gris avec un liseré rouge, et porte sur le devant une horrible cocarde aux couleurs de la Germanie !… »
1er/11/14 : « M. le supérieur nous a demandé, il y a quelques temps, la liste de nos parents à l’armée, pour en faire une statistique : je vous ai envoyé la liste que je lui ai remise à ce sujet : elle est éloquente et nous pouvons être fiers ! […] Avez-vous vu d’ailleurs la façon dont on a fait déguerpir les Prusses, près d’Ypres ? Ça a été fort comique : on a ouvert les digues, qui ont inondé leurs taupières. Ils en ont été réduits à fuir précipitamment sous le feu de nos canons, tout en barbotant comme de parfaits canards.
Voulez-vous que je vous raconte une histoire d’Allemands ? la voici. Nous avions avant la guerre, comme professeur d’allemand, un prussien, un vrai prussien : « Herr professor Butmann » ! Bien entendu la guerre déclarée, on n’a plus entendu parler de lui à Aix : figurez-vous que ce matin, M. le Supérieur reçoit une lettre du dit Butmann, officier dans l’armée teutonne, dans laquelle il assure à M. le supérieur qu’il retournera, une fois les hostilités finies, apprendre sa belle et sublime langue aux élèves du Collège Catholique (sic). On a lu cette lettre en cours, au milieu des cris et de huées, et M. le supérieur a dit qu’il y répondrait de la belle façon… » [N.B. Cf. reproduction de la lettre p. 18: sous la signature, Jean a dessiné deux petits drapeaux français…]
29/11/14 : « […] Sur une pétition des élèves, il a été décidé qu’on lirait des articles se rapportant à la guerre au réfectoire. Ce sont les philo qui lisent. Comme on a commencé par ordre alphabétique, j’ai eu l’insigne honneur de lire le premier. »
13/12/14 : « […] Nous avons depuis qqes. jours ici un bénédictin anglais d’Oxford « brother Stiven Marhood ». On l’a applaudi frénétiquement car comme le dit M. le Supérieur « il incarne ici la glorieuse Angleterre notre alliée »…
L’état de guerre suscite une profonde pression sociale qui s’exerce sur tous les jeunes gens ayant ou approchant l’âge d’être mobilisé : pour cette raison, le fait d’être déclaré « bon pour le service » soulage le jeune homme ; cela permet notamment de couper court aux rumeurs d’embusquage systématique des fils de bourgeois (lettre du 23/1/17).
Jean est donc soldat ; pour autant, il ne rejoint pas immédiatement le front ; grâce à son niveau d’études (bachelier, première année de faculté de sciences), grâce aussi à l’entregent de son père, docteur, il réussit à devenir infirmier : (lettre du 5/8/17). Une fois cette situation acquise, toute la difficulté est ensuite de conserver une telle affectation. 13/11/17 : « […] j’espère qu’on me laissera infirmier, toutefois, tout danger n’est pas conjuré. Je suis à la merci du premier ordre venu…. » ; pour autant, Jean est parfaitement conscient du caractère enviable de sa situation. 30/11/17 : « […] Comme vous le voyez, en somme mon service est pénible et me fait faire plus de gymnastique que si j’étais dans le rang. Mais on passe ainsi de bons moments lorsque le travail est fini. On n’est pas ennuyé par les revues incessantes et la foule des gradés. On est chauffé et dans une bonne chambre. On ne fait plus de marches éreintantes. On ne porte plus le sac, on ne connaît plus le fusil. Aussi c’est le « filon ». Mais, il faut que je vous dise bien, dès que ma Comp. partira, je serai sûrement reversé dans le rang. […] Le lieut. Bonnet peut me pistonner ici, mais il ne le pourra plus quand je partirai d’ici. Voilà exactement où en est la question. Il convient d’envisager ma place d’infirmier, comme devant durer simplement tant que je serai ici. Le hasard seul pourrait la faire devenir définitive. Aussi, je crois qu’il serait sage et prévoyant de toujours s’occuper de l’aviation. Il arrive des accidents : c’est vrai… mais dans la tranchée !… »
Dans la correspondance de Jean, est perceptible la tension permanente entre les attentes de l’arrière (notamment au lendemain du décès de son père qui fait de lui, l’héritier et le nouveau chef de famille, les femmes de sa famille s’inquiètent particulièrement) et son sens du devoir à accomplir, compte tenu de sa naissance et de son rang social. 5/2/18 ; 20/2/18 : « Le renfort dont je vous ai parlé hier s’est confirmé officiellement, et je suis inscrit sur la liste des partants. […] au moins, après la guerre, les gens ne pourront pas me reprocher de ne pas avoir défendu mes propriétés ! » ; 20/3/18 : « […] C’est pour le 411e que nous sommes désignés. […] Je compte en avril, faire une demande pour les élèves aspirants ; j’ai qques chances qu’elle soit agréée à cause de mes examens (bacc. Et faculté de sciences). Si ma demande est agréée, je suis à l’abri pour quatre mois. Sinon je tâcherai de faire mon devoir comme mes devanciers l’ont fait : le mieux possible…. » ;
Jean devient combattant : 2/4/18 : « […] Depuis que je suis monté en ligne, le bataillon n’a pas eu un seul mort ni un seul blessé. […] Inutile de vous dire que je me prépare à faire tout le nécessaire pour être admis au cours d’aspirant. Je suis en train de prendre des renseignements. Blondel d’Aix, qui était au collège, mon excellent ami, est ici paraît-il, aspirant au 411. Je le cherche nuit et jour, mais je n’ai pu savoir encore où il se trouve. Si je réussis à être admis à suivre les cours de St-Cyr, ce sera un filon épatant, c’est surtout une affaire de piston… Si le général de Lestrac ou le colonel d’Izarny écrivait à mon colonel (colonel Chaillot), je serais à peu près sûr d’obtenir ma demande. Et le commandant Stephani ? J’y songe beaucoup en ce moment. C’est le seul moyen de se tirer de cet enfer. Après, quand je serais gradé, la vie de tranchées sera cent fois plus douce pour moi, je m’en rends compte en ce moment ; ce ne sera plus que le purgatoire… »
Toutefois, à mesure que Jean se rapproche du front et des tranchées, son esprit évolue nettement ; devenu combattant au printemps 1918, et tout en continuant de rassurer ses chères parentes, son patriotisme devient de plus en plus actif et assumé en conscience : « Noblesse oblige » écrit-il… En cela, Jean se distingue certainement de nombreux autres témoins. 6/4/18 : « […] je vois aussi dans le lointain nos chers pays d’origine, […] L’idée que je défends tout cela, ou tout au moins que je souffre pour la défense de tout cela, me soutient dans l’accomplissement du très rude devoir de chaque jour, et j’en éprouve, quand j’y pense, une joie infiniment douce. Oui, la souffrance est bonne, je le sens… » ; 10/4/18 : « […] Si nous allions dans l’Oise et la Somme vous ne recevrez plus rien de moi, de 8 jours, car paraît-il que là-bas, tous les courriers son arrêtés. Je ne souhaite pas d’ailleurs effectuer ce petit voyage d’agrément. D’un autre côté j’aurai beaucoup de chances d’être blessé, et vous savez, une blessure c’est le meilleur filon maintenant… » ; 29/4/18 : « […] il est certain, que d’une façon ou d’une autre, si la bataille du Nord se prolonge, nous irons y coopérer. […] Il est naturel aussi, que les divisions si éprouvées qui retournent de là-bas, soient envoyées dans un secteur calme comme le nôtre, tandis que nous, troupes fraîches nous irons les remplacer…. » ; 3/6/18 : « […] On entrera dans la bataille vers le 9 ou le 10 juin, pas avant. On va défendre Paris et livrer la seconde bataille de la Marne, qui espérons-le sera la dernière ? Je suis avec l’abbé Sarrabère. Plus que jamais courage et confiance inébranlable en nos saints protecteurs du Ciel. Je suis fier de collaborer à la plus grande bataille du monde où vont se jouer les destinées de la France !… » ; 9/7/18 : « […] Très grosse déception ! ! Notre fameuse relève n’a pas eu lieu à la date annoncée ; ce soir nous montons en ligne… c’est la guerre ! la guerre et sa répétition quotidienne de sacrifices innombrables. J’accepte de tout coeur ce gros sacrifice, pour notre victoire et ma propre conservation. Et j’espère que cette acceptation docile sera agréable au Sacré Coeur et à tous ceux qui du haut du ciel me protègent !.. ». Sa foi, profonde, procure indéniablement à Jean un soutien véritable et alimente le lien qui le relie à sa famille. Ainsi, durant les éprouvantes journées de la bataille de l’Oise, il porte « le sacré coeur sur la poitrine » (12/6/18) que ses parentes lui ont adressé (lettre du 22/2/18 : « dès que je serai en ligne j’en couvrirai ma poitrine, tels les soldats de Charette ! »); d’une façon générale, les considérations d’ordre religieux abondent dans toute la correspondance (messe, prières, dévotions, voeux, mais aussi déclarations de principe en faveur du catholicisme, etc.).
Parallèlement, Jean se montre particulièrement intéressé et préoccupé par les nouvelles en provenance de Russie ; il craint une extension du bolchévisme ; dans une lettre du 15/3/17 à son père, il établit un lien entre les événements de Russie et ceux qui secouent alors Paris : « […] voilà qu’à Petrograd, comme à Paris, des mouvements intérieurs menacent de tout gâter. Quelle chose affreuse si l’on abandonnait la partie au moment de toucher au but ! Je ne suis pas pessimiste, mais je trouve la situation grave. Tout le monde ici à Marseille est assez énervé par toutes ces nouvelles. Des discussions troubles etc. ont lieu fréquemment dans les rues. L’esprit populaire est très surexcité. Les nouvelles réglementations pour les vivres, et les incommodités des communications y sont pour beaucoup.. » ; dès lors, l’inquiétude de Jean ne va plus cesser de croître à propos des événements de la Russie (11/11/17) et de leurs répercussions en France, notamment dans l’armée ; 27/11/17 ; 29/11/17 ; 1er/12/17 : « […] devant l’anarchie russe je ne puis m’empêcher de penser ceci : sous les tsars, Broussiloff fait 400 000 prisonniers, sous le « gouvernement de la république russe » comme dit Lénine, l’armée russe se rend, et rend ses prisonniers. Que pensez-vous de tout ceci ? Qu’en dit-on là-bas ? Qu’en faut-il penser ? Ici, je ne vous dis pas ce qu’on raconte sur tout cela, car c’est terriblement démoralisant ! La troupe admire la Russie et veut la paix à tout prix ! Et je ne peux vous en dire plus… Il y aurait à en dire encore. Ah ! si on avait écouté les suggestions de paix de Benoit XV ! Elles étaient honorables pour nous, et nous donnaient l’Alsace-Lorraine… » ; 11/12/17 ; 11/12/17 (p. 85) : « […] Puissions-nous récolter la récolte de 1918 ! Car l’esprit de la Révolution souffle partout. En Europe, en France et dans tous les milieux français. Jamais les esprits n’y ont été mieux préparés. Attention ! attention ! ! Vous n’ignorez pas qu’en Russie toutes les propriétés foncières et bâties sont à tout le monde depuis 15 jours. Attention pour nous. Il vaut mieux prendre ses précautions à l’avance. L’exemple est contagieux… » ; 22/5/18 : « […] A l’heure actuelle, un patriotisme bien entendu consiste à manœuvrer diplomatiquement pour la paix et à joindre son effort à celui du Pape pour cela. Si la guerre se poursuit un an, qu’arrivera-t-il ? 1 000 000 d’hommes hors de combat en plus, cent milliards de perdus, encore. Le tout pour une paix absolument identique à celle que nous pourrions faire maintenant. Je ne crois pas que le temps travaille pour nous, car il aiguille plutôt le troupier vers l’exemple… de la Russie ! C’est triste, mais c’est frappant. Pour le moment, évidemment on ne doit avoir qu’une pensée : repousser la ruée boche dans le Nord, mais après, qu’on arrête, sinon… » ; 10/2/19, Ferrette : « […] Le très grand danger, je le répète, c’est le bolchévisme. Je vous dirai de vive voix pourquoi, je vous répète souvent cela… » ; 2/4/19, Mulhouse : « […]voilà quatre jours, le Ministre des Affaires Etrangères a déclaré formellement qu’on enverrait personne en Russie, et que notre action anti-bolchevik se bornerait à fournir des subsides, des armes, des vivres à nos alliés, les Roumains et les Polonais. Du côté de la France, on parle moins de bolchévisme.. mais je puis vous assurer que le Commandement français s’en occupe énormément, et que c’est un de ses grands soucis de l’heure présente : je suis tenu au secret professionnel, mais n’ayez crainte, je puis toujours vous dire que l’on prend d’excellentes mesures… »
La profonde solitude morale ressentie par Jean Barruol, soldat chrétien et monarchiste :
Au Camp d’Eyguières : 9/8/17 : « J’ai reçu hier et aujourd’hui les Croix [le journal] et les lettres de Can. Continuez toujours à m’écrire ainsi, dans la mesure du possible naturellement, même si vous n’avez rien de nouveau à m’apprendre, et cela me fera grand bien en chassant le « cafard » parfois trop persistant.
Je vous l’ai dit souvent : une de mes plus grandes épreuves ici est ma solitude morale complète. Sans cesse j’entends bafouer et blasphémer ce que j’ai appris à craindre, à respecter, aimer. Sans cesse on ravale l’idéal dans lequel j’ai été élevé, l’idéal que je me suis fait de la vie. Je sais bien que j’ai pour moi l’Ordre éternel et immuable et que nos idées en matière religieuse et morale finiront bien par être confirmées avec éclat. Mais il est dur néanmoins de voir le peuple dont on ne voudrait que le bonheur, déchirer lui-même les possibilités de ce bonheur. Il n’aspire qu’à l’anarchie dans tous ordres établis et ne voit pas qu’ainsi il ne fait qu’accentuer sa misère ! Dire que ce soir il m’a fallu être éloquent pour persuader un soldat aptésien que M. Petitcolas n’avait pas voulu la guerre ! Lui qui a donné un de ses fils pour la patrie ! Et ce soldat ne parlait rien moins que « de le pendre à un bec de gaz » après la guerre pour le punir… d’avoir voulu la guerre.
On en rirait, et l’on en pleurerait aussi ! Et bien figurez-vous que de tels propos sont répétés toute la journée, et assaisonnés de mots affreux ! Et pas un seul homme ne pense comme moi ! Personne à qui se confier ! L’église seule est devenu le refuge où l’on retrouve la Paix et la consolation. […] L’autre grande consolation pour le soldat chrétien ce sont les lettres qu’il reçoit de sa famille, lettres qui le retrempent un peu, dans cette atmosphère de sentiments et d’idées, dont il est constamment privé. Aussi écrivez-moi, écrivez-moi ! Envoyez-moi des tracts, des articles, des lettres comme celles de Sr. Ste. Julie tout cela me fait beaucoup de plaisir… » ; 5/9/17 ; 15/4/18 : « […] J’apprends à connaître ce que c’est la solitude morale ! Mes nouveaux camarades sont gentils pour moi, mais ne me plaisent néanmoins pas du tout. On voit que les quatre ans de guerre qu’ils ont tous faits, les ont quelque peu abrutis. Ils sont tous du nord-ouest et ne pensent qu’à boire du pinard. D’ailleurs moi-même je ne me sens, je ne sais trop comment, je suis comme ébahi, par exemple je ne trouve plus très bien mes mots pour écrire ! Il n’y a rien d’étonnant avec la vie qu’on mène, à se rapprocher ainsi de la bête !… » ; 23/4/18 : « […] Je ne me suis pas gêné, il y a qqes jours, pour engueuler dur deux misérables soldats d’une trentaine d’années qui chantaient une Carmagnole dix fois plus épouvantable que celle que vous connaissez. Comme ils étaient ivres, ils voulaient me lyncher, mais je les ai fixés avec un tel regard et je leur ai parlé de la liberté de conscience avec de telles menaces (en référer au colonel puisque je sais qu’il y a des circulaires qui la garantissent au régiment) qu’ils n’ont pas oser me toucher, car ils sont lâches au fond ces gens-là. C’étaient deux « instituteurs laïcs ». L’adjudant a été témoin (il est prêtre), et cela a cimenté notre amitié. » ; 9/5/18 : « […] Plus que jamais je crois à une intervention divine pour la cessation de cette guerre, et la rédemption de la France, mais hélas !… Aujourd’hui, anniversaire de ma Première Communion, j’ai une discussion avec toute mon escouade… Eh bien, au point de vue religieux et moral la mentalité est effroyable ! Il n’y a pas d’autres mots pour l’exprimer ! L’imagination la plus dépravée ne pourra jamais concevoir les théories et les paroles que j’ai entendu énoncer froidement ! J’en connais cependant depuis un an que je suis avec les apaches marseillais ! C’est formidable comme ignorance, bêtise, grossièreté, cynisme et méchanceté ! Sachez que les élucubrations de la Taudemps, la déléguée de la franc-maçonnerie, sont bien peu de choses auprès de ce que la majorité ose soutenir ici ! Et ce sont des Bretons, des Vendéens ! ! ! Les petits fils de La Rochejaquelein ! Je sors de cette discussion avec cette idée, qu’après la guerre les catholiques ne devront s’imposer que par la force. La force de l’organisation, la force de la science, voire la force brutale. Est-ce terrible d’en arriver là ! »
Cette solitude est à rapprocher de ce qu’écrivait Robert Herz dans une lettre adressée à sa femme, le 1er janvier 1915 : « Vois-tu, les catholiques et les socialistes seuls savent pourquoi ils se battent. Les autres ont seulement un excellent fond de patience et de bonne humeur, mais leur raison paysanne proteste contre la guerre et refuse son assentiment… » (Cf. Un ethnologue dans les tranchées. Août 1914-Avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson, Paris, CN.R.S. éditions, 2002, p. 175.)
Discipline : au dépôt divisionnaire du 411e : 25/3/18 « […] Il y règne une discipline de fer. Deux de mes camarades de la classe 18 étant rentrés hier au soir 3 minutes après l’appel ont reçu 15 jours de prison, et ont été envoyés aussitôt en ligne, dans la Cie de discipline pour y purger leur peine… »
Prisonniers allemands : 26/5/18 : « […] Une de nos patrouilles a fait 4 boches prisonniers cette nuit, juste devant nous Savez-vous ce qu’ils faisaient ces boches là quand je les ai vus passer ? Ils dansaient tous les 4 de joie ! Ils ne pouvaient contenir leur bonheur ! C’est qu’ils en ont encore plus assez que nous, eux !… »
Alsace : 25/1/19 : Kotsingen, apprentissage du français aux enfants et aux adultes ; 2/2/19, Ferrette, expulsion des Alsaciens à sentiments germanophiles.
Occupation du Palatinat ; 28/2/20, Neustadt : « […] Ici rien de nouveau. Les boches crèvent de faim et de temps en temps ils essayent de piller quelques magasins comme cela s’est passé à Ludwigshafen récemment… »
Le 15 février 1919, Jean Barruol a rédigé le récit de sa guerre en 5 pages. On y trouve cette description d’un combat contre des porteurs de lance-flammes non relaté dans la correspondance : « Le 12 juin [1918] devant Antheuil, […] les Allemands nous attaquèrent à jets de liquides enflammés ! Ils projetaient la flamme à 40 mètres et provoquaient une fumée noire d’une épaisseur extraordinaire : notre fureur et notre acharnement se trouvèrent portés à leur comble, et tous les feux de nos fusils convergèrent vers les porteurs d’appareils à jets enflammés. J’affirme avoir vu un de ces porteurs griller tout vivant ; je le vis gesticuler tout enflammé sur la route de Villers à Vignemont et s’abîmer consumé par les flammes dans le fossé de la route ! »
Frédéric Rousseau, avril 2008.