Duclos, Jacques (1896 – 1975)

Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste

Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)

1. Le témoin

Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.

2. Le témoignage

Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.

3. Analyse

Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.

Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux

Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.

À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».

Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.

Vincent Suard, mai 2023

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Perrin, Léon (1895 – 1988)

Avec la piétaille

1. Le témoin           

Léon Perrin (1895 – 1988) est né à Bourg-en-Bresse dans une famille ouvrière. Titulaire du certificat d’études primaires, il est appelé en décembre 1914 (classe 15) et combat au 407e RI jusqu’en septembre 1915. Blessé et passé au 53e RI de Perpignan, il est muté au 147e RI de 1916 jusqu’à la fin de la guerre. Blessé plusieurs fois, il est en convalescence lors de l’armistice. Il est démobilisé en septembre 1919.

2. Le témoignage

Léon Perrin a fait paraître « Avec la piétaille 1914 – 1918, Mémoires d’un poilu bressan » à compte d’auteur en 1982. L’ouvrage de 139 pages présente quatre reproductions photographiques. L’auteur explique avoir composé ses « mémoires militaires » à l’aide d’un simple carnet, retrouvé dans un tiroir, et mentionnant des noms de villages, et quelques dates.

3. Analyse

L’auteur, âgé de 87 ans au moment de la parution de ses mémoires, signale qu’il évoque uniquement ce qu’il a vu et vécu, et il présente son ouvrage comme neutre, exempt de pensée politique, mais il précise que son but est quand même de convaincre « de faire en sorte qu’il n’y ait plus de guerre. »

A. Débuts avec la classe 15

L’auteur, appelé en décembre 1914, est instruit au Camp des Pareuses (Pontarlier) avec des conditions rudes (froid et neige), mais il semble ne pas en souffrir, disant (p. 16) « être habitué à faire du travail manuel de force. » Il évoque une manœuvre avec balles à blanc, avec une chapelle comme objectif d’attaque: il y a des caméras qui filment, et chacun a son rôle ; il faut souvent recommencer, avec des « engueulades », quand c’est « loupé » : ces films (p. 17) sont destinés aux civils, ainsi « bernés car croyant que c’est filmé sous de vrais bombardements : il n’y a que la foi qui sauve ! ». L’auteur est engagé avec le 407e RI dans l’offensive d’Artois de septembre 1915 (secteur Neuville-Saint-Vaast). Il participe à une contre-attaque locale, et – le fait est à noter tant la mention en est rare – , évoque une botte d’escrime à la baïonnette (il a des connaissances en combat à la canne et au bâton, p. 40) : « Je réussis à sauter dans une proche tranchée (…), pour me trouver face à un Allemand qui, surpris, tire deux ou trois balles et me manque : je lui bondis dessus en lui faisant faire une vrille à son fusil pour l’en déposseder. Tout hébété, il lève les bras en l’air (…) les copains qui me suivent lui disent « raoust » prisonnier. » Il décrit les durs moments de l’attaque du 25 septembre, avec quatre attaques meurtrières sur deux jours (p. 44), « Dans la matinée [du 26], nouvelle attaque, même méthode, même carnage même résultat : retour dans les tranchées de départ, nouveau recommencement des tirs de notre artillerie, nouvelle accalmie ; il y a des cadavres plein la tranchée et sur le sol. ». Ils finissent par atteindre leur objectif, et il est blessé le 28 septembre par un éclatement au seuil de son abri. C’est un très bon témoignage sur ces combats meurtriers.

B. Quatre blessures

Léon Perrin, engagé sur de rudes théâtres d’opérations (Artois, Somme, Chemin des Dames, bataille de la Marne de 1918), est régulièrement blessé, et le témoignage est intéressant à cet égard ; la gravité est à chaque fois légère ou moyenne, et les hospitalisations sont suivies de convalescence et de changement de régiments, avec au total de plus d’un an à l’écart du front, étant arrivé en ligne en avril 1915 ;

blessure 1.      septembre 1915, crête de Vimy, dans son sommeil, dans un abri, rafale de shrapnell, trois voisins d’abri tués ; multiples éclats, hospitalisation et convalescence, retour en ligne en février 1916. Il lui reste des séquelles légères : il mentionne que pendant trois ans, sa femme lui a enlevé des reliquats à la pince à épiler. Cinq mois à l’arrière.

blessure 2.      Février 1916, devant Massiges: en ligne, dans l’eau glaciale jusqu’aux cuisses, il obtient (pieds gelés) l’autorisation de se traîner vers l’arrière, avec un fusil comme béquille, salué à son départ d’un « bonne évacuation, françouse ! » venu d’en face (p. 56). Sa convalescence dure 18 jours, mais elle est « interrompue » par son imprudence, il y a des musiciens dans sa salle des 40 « pieds gelés », et l’état du groupe s’améliorant rapidement, ils improvisent des chants et surtout des danses précisément au moment où les majors passent pour la visite… (p. 58) : « Quelle tuile ! j’ai pensé, mais trop tard, que j’aurais pu tirer dix jours de plus. » Il ne revient en ligne qu’en mai 1916. Trois mois à l’arrière.

blessure 3.      À Avocourt en janvier 1918, il enterré dans une sape par un éclatement, des voisins sont tués ; il est dégagé après une demi-heure avec une cheville touchée « j’ai le pied de travers ». Guéri, il remonte en ligne en avril 1918. Trois mois à l’arrière.

blessure 4.      Pendant les combats en rase campagne de juillet 1918, il a la cheville traversée par une balle de mitrailleuse à Chézy. Il raconte son retrait difficile vers l’arrière, une odyssée de 36 heures avant de pouvoir être secouru. Alors qu’il s’est assoupi dans l’auto ambulance qui l’a enfin pris en charge, il se réveille avec le sourire  (p. 123) : « je suis encore une fois bien vivant, sans être trop handicapé, et avec l’espoir que cette guerre sera terminée avant que je sois apte à y retourner. » 3 ½ mois à l’arrière, ne regagne pas son unité avant le 11 novembre.

C. Troubles dans son unité

Abrités dans des baraques Adrian à Wancourt dans la Somme, une violente fusillade de nuit les réveille et quelques balles traversent les parois de leur abri ; (p. 69, août 1916) « Au matin, en sortant, à environ 100 mètres, on aperçoit des cadavres étendus sur le sol. Ce sont des tirailleurs noirs africains de tribus différentes, ennemis chez eux, cantonnés trop près les uns les autres, qui se sont massacrés à coup de fusil et de coupe-coupe. Triste vision ! ». Il évoque aussi l’agitation de juin 1917 sur deux pages (91 et 92), et la rébellion du régiment, « nous refusons les ordres quels qu’ils soient. » Des gradés respectés pour leur engagement au feu essaient de les convaincre, et ce sont deux jours de pleine liberté qui finissent par décider les hommes à reprendre le fonctionnement normal ; ils reprennent la route le 7 juin vers Troissy, mais « nous sommes assaillis par des rafales de balles de fusils mitrailleurs. Il y a quelques blessés sans trop de gravité (…) C’est un régiment qui se mutinait et tirait sur ceux qui ne voulaient pas se révolter. » Il est net que c’est ici le grand repos à la fin juin qui permet au moral de remonter.

D. Mentions diverses

L. Perrin mentionne des difficultés récurrentes pour comprendre des compatriotes,  des Bretons de Quimper lors d’une convalescence,  les Catalans de son unité de Perpignan, ou encore les Sedanais du 147e RI, son unité en 1916 : (p.60) : « Comme les catalans, ils ont leur patois, souvent à ne pas les comprendre. ». Il signale ailleurs que dans son unité, les regroupements amicaux se font par affinité de situation familiale, les pères de jeunes enfants aiment à se regrouper, pour parler entre eux de leur famille. L’auteur, dans le domaine des permissions, pratique la classique fraude au tamponnage, poussée le plus loin possible avant la déclaration officielle de désertion (deux jours de gagnés à l’aller et deux jours au retour). En première ligne, et isolé sous un feu violent, son caporal est tué devant lui : il envoie ses papiers à la famille et celle-ci l’invite à leur rendre visite à Bézier après-guerre, mais (p. 99) : «après cette guerre, les voyages sont rares, et l’après-guerre de 39-45 a fait oublier beaucoup de choses, même de n’avoir jamais fait connaissance. » En avril 1919, l’auteur débarque à la gare de Lille avec des chevaux que l’armée rétrocède aux cultivateurs de la région. Il participe à cette distribution dans les régions dévastées, « avec souvent pas un arbre pour attacher les bourrins. » (p. 127)

La conclusion d’Avec la piétaille, un document équilibré qui présente un témoignage utile,  est désabusée, car Léon Perrin avait pensé ne plus revoir ces « horreurs » (p. 129): « Illusions ! Je n’aurais jamais pensé que l’homme serait assez bête pour remettre cela en 1939 ! » Il dit aussi avoir revu, avec la Résistance, « des horreurs souvent plus cruelles qu’en 14 – 18 », signalant avoir perdu un frère et un neveu morts pour la France dans le maquis de l’Ain.

Vincent Suard, février 2023

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Bouteille, Jean (1882-1915) et son épouse Imbert Jeanne

1. Les témoins
Jean Bouteille est cultivateur à Yseron (Rhône) au moment de la mobilisation, mais il est aussi le coiffeur du village et occasionnellement tueur de cochon. Il est marié à Jeanne Imbert depuis 1910, et leur fille Yvonne est née en 1912. Il combat en Alsace et dans les Vosges avec le 372e RI de Belfort, puis passe au 407e RI, constitué en mars 1915. Il est tué le 28 septembre 1915 en Artois lors de l’offensive d’automne, à la cote 140 de Givenchy. Au début de la guerre, Jeanne cultive le jardin maraîcher, et a repris les fonctions de coiffeur du village. Après la guerre « Elle a vécu le reste de sa vie dans le souvenir d’un époux tendrement aimé (préface, p. 10) » et ne s’est pas remariée.


2. Le témoignage
Nicole Lhuillier-Perilhon a publié aux éditions « Les passionnés de bouquins » en 2012 Il fait trop beau pour faire la guerre, correspondance entre un soldat au front et son épouse à l’arrière pendant la Première Guerre mondiale, 261 pages. Les lettres ont été trouvées par hasard sous une volée d’escalier, certaines ayant été abîmées par les souris. N. Lhuillier-Perilhon, petite-fille de Jean Bouteille, précise à l’occasion d’un entretien téléphonique (juin 2020) qu’un certain nombre de formules répétitives en fin de lettres ont été supprimées, mais que le souci de fidélité aux courriers a présidé à son travail de retranscription. Elle signale aussi avoir rétabli l’orthographe et une grammaire correcte, surtout pour Jean dont le niveau scolaire était limité. Par contre l’absence fréquente de ponctuation a été respectée quand elle n’altérait pas le sens.


3. Analyse
Ces échanges de lettres racontent la guerre telle qu’elle est ressentie par le mari mobilisé, et l’ambiance au village et dans le petit foyer familial, telle qu’elle est vécue par l’épouse. Le ton de la correspondance est tendre, peut-être plus que la moyenne de ce type de courriers, et est souvent centré sur la petite Yvonne, et sur les relations chaleureuses d’un couple épris.
I. Jean
Jean fait son devoir au front sans ferveur particulière mais avec résolution, et de nature sociable, semble ne pas souffrir de la vie collective ; il entre dans Mulhouse libérée en août 1914, décrit dans ses lettres les souffrances des villages alsaciens du front, et dit sa détestation des Allemands. Il est dans le secteur de Dannemarie à l’automne, et explique « être bien aimé de tous ses camarades et de ses chefs » ; au repos il redevient coiffeur. Sa perception de la culture alsacienne est assez sommaire (4 octobre 1914, p.42) : « Je ne comprends rien ils me font un baragouin épouvantable on dirait qu’ils mangent de la merde, on ne peut s’habituer à ce parler boche. » En mars 1915, il est versé dans un nouveau régiment formé surtout de jeunes de la classe 15, et c’est à partir de ce moment que semblent se conjuguer la lassitude de la guerre, le regret des êtres chers, et un malaise lié à la fréquentation de ces jeunes soldats; lui, qui a 32 ans, en a une très mauvaise opinion (p. 201) : « des pires voyous des bleus de la classe 15 qui n’ont aucun respect pour les anciens qui n’ont jamais que des saletés à la bouche des paroles déplacées car ils n’ont aucune espérance et qu’ils n’ont que le vice dans la tête c’est impossible de les regarder d’un bon œil. » Cette fatigue se traduit aussi par l’évocation du souhait de la paix, et à la même période, il est assez critique envers ses officiers, soulignant (p. 162) « qu’ils gagnent des bons mois ils sont bien mieux à l’abri du danger que nous. Ah je suis sûr que s’ils n’étaient pas payés plus cher que nous et nourris comme nous et bien il y a longtemps que la guerre serait terminée. » Il évoque aussi le souhait de la bonne blessure (« mais pas estropié bien entendu »). Par ailleurs, cette situation de guerre cruelle n’entraîne pas pour lui de « brutalisation » particulière, il l’évoque en plaisantant à propos de la lingère à qui il a donné son linge au repos (p. 147) : « Eh bien j’aimerais bien mieux me battre avec elle qu’avec les boches j’en aurais moins peur. Au lieu de devenir brutal ici on prend toujours plus la guerre en horreur. »
II. Jeanne
Jeanne écrit régulièrement à son mari, lui envoie des colis, et lui raconte les petits soucis de l’arrière, notamment pour les travaux qu’elle ne peut faire elle-même; elle souligne que les journaliers et artisans du village non-mobilisés font payer très cher la tâche, mais heureusement, il y a les blessés en convalescence « qui ne sont pas si exigeants ». Elle tient aussi à rassurer son homme sur le fait qu’elle s’en sort bien globalement (p. 51) : « mon Jean tu me prends pour une bugne (…) Ah, je me débrouille va sois sans inquiétude. Si je te dis toutes ces bagatelles qui m’arrivent c’est afin que tu sois bien au courant de tout ce qui se passe dans ton ménage mais non pour que tu te tourmentes pour si peu de chose. » Jeanne donne régulièrement des nouvelles d’Yvonne, décrit ses progrès et ses mots d’enfant (« elle dit toujours que tu es après tuer les cochons ») ; elle lui décrit, en enjolivant probablement, la petite fille agenouillée apprenant à faire sa prière (p. 84) « Mon Dieu vous m’entendez bien il faut me garder mon Papa je le veux et je vous aimerai bien. ». Souvent Jeanne termine par des formules tendres comme par exemple « De gros mimis bien affectueux de la Jeanne. J’en ai mis un plein mouchoir de baisers», et les réponses de Jean ne sont pas en reste (p. 67) « A mon retour il me semble que je vais vous manger toutes les deux ma pauvre Jeanne je vous ai toujours aimé mais plus ça va au plus je vous aime.» Le couple dialogue aussi sur un ton grivois, parlant du désir par des formules à peines déguisées (en permission, « faire jusqu’à ce que ça ne veuille plus faire »), ou qui viennent directement des métaphores de l’argot de la tranchée ; ainsi lorsque Jean rentrera, il y aura un « corps à corps » terrible, ou le « 75 sera ajusté bien des fois (p. 214) » Jeanne est amusée par ces gauloiseries, et ces passages ont leur intérêt car en général, c’est la pudeur du poilu qui domine dans les sources. Dans la même veine intime (histoire de la sexualité ou pourquoi pas histoire du genre), on dévoilera encore une mention de Jeanne (p. 225, après une permission) : « Je voulais aussi te reparler que j’étais satisfaite de mon poulet…car je te l’avoue franchement à présent j’avais peur et cela gâtait beaucoup la joie de te revoir mais comme je vois que tu te tires assez bien de ça et bien je ne réclame qu’une autre permission. »
III. La religion
Dieu joue un rôle important dans la vie du ménage Bouteille, et ici la religion n’est pas incompatible avec un couple volontiers gaillard comme on l’a vu : ce n’est pas une dévotion puritaine, les domaines métaphysique et domestique sont bien séparés, et Jean qui aime faire la « bombe » dit aussi que lorsqu’il a le bonheur d’aller à la messe, cela le rend heureux. Il évoque au combat la protection du Saint Suaire, tandis que Jeanne s’adresse davantage à la Vierge. Jean mentionne être choqué par l’irréligion des jeunes soldats de la classe 15, et il est furieux lorsqu’en Artois le colonel leur interdit de porter l’insigne du Sacré Cœur sur l’uniforme (p. 178) : « Notre colonel c’est un gros cochon (…) j’espère que le bon dieu en prendra pitié et que pour quelques justes il nous sauvera quand-même. »
IV. La mort
Jean essaie, quand il le peut, de cacher la réalité à Jeanne lorsqu’il stationne dans des secteurs dangereux. Lors de l’offensive de la fin septembre 1915 où le 407e va donner, il a écrit ce qui l’attend à ses beaux-parents (25 septembre, p. 239) : « les cœurs sont gros car l’heure grave est arrivée nous allons entreprendre une besogne bien dure surtout sanglante. Enfin il n’y a rien à faire il faut y aller de bon cœur. (…) ne parlez pas à Jeanne de rien. » Jean est tué le 28 septembre et Jeanne continue de lui écrire jusqu’à ce qu’elle apprenne la funeste nouvelle, probablement le 10 octobre. Elle lui écrit le 5 (p. 242) « Tu ne m’en parlais rien le 25 que vous deviez repartir [en situation exposée] et depuis je n’ai pas de nouvelles (…) j’ai l’âme lacérée par de bien tristes pressentiments (…) Yvonne a aussi le cœur bien gros lorsqu’elle me voit pleurer. Pour elle je suis obligée de me retenir et cela me gonfle davantage car la pauvre petite me fait de la peine. » On dispose ensuite de lettres de camarades, qui décrivent tous, soit une mort immédiate et sans souffrance (une balle dans la tête), soit le fait qu’il était en règle avec la religion ; on lui détaille la cérémonie d’avant l’assaut (p. 249). « Nous avons eu la visite de notre aumônier divisionnaire. (…) L’absolution générale et collective in articulo mortis. La communion, le viatique à 7 heures et demi du soir. Votre Jean était du nombre. » Lorsque, sous le feu, on n’a pu ramener les corps des tués, on trouve en général dans ce type de courrier une formule pour éluder, car il s’agit de consoler les proches ; ce n’est pas le cas ici (p. 250) : « mais après six jours de luttes incessantes lorsque nous avons été relevés il n’avait pu être enterré ni aucun de ses camarades car la mort aurait fauché quiconque aurait voulu le transporter. Il était toujours couché sur le dos la figure sereine les mains ramenées sur la poitrine. » Le livre est clôt par un dernier document, une petite lettre qui a été tenue secrète jusqu’à la mort de Jean (p. 261) ; sur la petite enveloppe est écrite la mention « A remettre à ma femme dans le cas où je serai tué. J’espère que le Dieu me gardera Jean Bouteille.» ; A l’intérieur, une très petite feuille elle-même de 12 cm sur 5, pliée en 4. A la lecture de ce document, avec la familiarité que l’on a acquise progressivement avec cette petite famille attachante, difficile de ne pas éprouver, malgré l’habitude, une brutale mélancolie : en cela ce livre est aussi un excellent biais pour faire « revivre » plus de cent ans après ce qu’a été la douleur de certains deuils, et pour nous communiquer cette expérience de tristesse accablante :
« Septfroid-le-Haut, 30 septembre 1914 Ma chère Jeanne et Yvonne
Quoique n’ayant du tout l’espoir d’être tué j’ai toujours pensé en te quittant te retrouver bientôt seulement il faut tout prévoir personne ne connaît sa destinée. Si par malheur un jour je trouve la mort sur le champ de bataille comme l’ont trouvée plusieurs de mes frères le 24 septembre la nouvelle te serait terrible ma chère Jeanne car je connais d’avance le désespoir que tu éprouverais en recevant la dépêche. J’espère que Dieu te préservera de ce malheur seulement si toutefois malheur arrive raisonne-toi et ne te mets pas malade. Songe à notre petite fille qui resterait orpheline et vis pour elle. Et puis d’ailleurs songe à l’autre monde. Nous nous retrouverons là-haut. Là il n’y aura plus de séparation et ce sera le bonheur éternel. Prie pour moi je prierai pour toi. Au revoir ma chère Jeanne. Console-toi vite et élève ta fille chrétiennement c’est tout ce que je te demande. Dieu nous retrouvera. Ton cher époux J. Bouteille. »

Vincent Suard décembre 2020

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