1. Le témoin
Camille Arthur Augustin Rouvière est né à Montpellier le 21 janvier 1880. Son père était maître d’hôtel, sa mère femme de chambre. Ses parents montent à Paris alors qu’il a à peine 3 ans, mais son enfance sera bercée d’évocations de la belle ville méridionale. A Paris, la famille, toujours dans les mêmes professions, vit dans le 11e arrondissement. Camille va à l’école primaire et décroche le certificat d’études. Il trouve un emploi de maraîcher à Montlhéry, mais, après les trois ans de service militaire, il entre comme employé de bureau dans une compagnie d’assurances de la capitale.
Il est mobilisé au 31e RI et reste tout le temps de la guerre dans l’infanterie, principalement comme mitrailleur. Caporal en décembre 1916, sergent en juin 1918. Démobilisé le 27 février 1919.
Il reprend alors son métier, et épouse une veuve de guerre dont il a un fils. Musicien, ayant acquis une culture d’autodidacte, il constitue une riche bibliothèque. Il prend sa retraite en 1937, et le couple s’installe à Romans (Drôme) où Camille meurt le 29 juin 1969.
2. Le témoignage
– ROUVIÈRE (Camille Arthur Augustin), Journal de guerre d’un combattant pacifiste, préface de Michel Garcin, Biarritz, Atlantica, 2007, 333 p., illustrations.
A la différence de Louis Barthas, il ne semble pas que ses camarades aient encouragé Camille Rouvière à écrire. Ils le voyaient cependant prendre ses notes quasi-quotidiennes et l’écoutaient expliquer qu’il écrivait « par représailles », « par indignation » contre ce qu’on pouvait lire dans les journaux. Si les vrais combattants ne témoignaient pas, d’autres viendraient piétiner la vérité et gagner de l’argent en édifiant « la légende du Poilu magnifique » (p. 147-148). Une même idée est mise en valeur dans Témoins de Jean Norton Cru. A une date indéterminée, Camille Rouvière a repris son texte pour le mettre au propre sur trois épais carnets. Le préfacier du livre estime qu’il a pu peaufiner l’écriture. C’est vraisemblable en ce qui concerne le style, mais les dates, les descriptions et les sentiments paraissent bien être ceux du temps de guerre.
Ayant appartenu au même régiment que Barbusse, le 231e RI, Rouvière aurait pu s’appuyer sur lui dès le début de son texte recopié. Il n’en a rien fait. Barbusse n’apparaît que lors de la publication du Feu, et Rouvière note qu’il se souvient de l’avoir vu : « Un bonhomme sec et sombre, vieux, ou vieilli, un engagé » (p. 183). Confirmant la communication d’Olaf Müller au colloque de 2004 à Craonne (« Le Feu de Barbusse : la ‘vraie bible’ des poilus. Histoire de sa réception avant et après 1918 », dans La Grande Guerre. Pratiques et expériences, sous la direction de Rémy Cazals, Emmanuelle Picard et Denis Rolland, Toulouse, Privat, 2005, p. 131-140), Rouvière estime que Le Feu est le livre des soldats, « soufflet de nous tous aux patriotes d’hier et de demain » : « Vive Le Feu qui incinère l’officiel mensonge ! » Aux officiers qui se plaignent que le livre les ignore, Rouvière répond : « A vous, messieurs les officiers : tous les académiciens, tous les évêques du bon Dieu, et tous les historiens ! »
3. Analyse
– Août 14, au 31e RI, Rouvière est pris dans la grande retraite, sur « le gril de la route » (description p. 30). Il est blessé à la jambe le 6 septembre. L’évacuation dure 65 heures en chemin de fer, en compagnie de camarades dont les blessures s’infectent. Dans les gares, il note le regard sur les blessés des « pauvres bougres qui s’acheminent là-haut ». Soins à Nice. En route pour le dépôt du 31e, transféré de Melun à Albi, il passe quelques heures à Montpellier, sa ville natale dont ses parents lui avaient beaucoup parlé : c’est un éblouissement (p. 51). A Albi, sa description des pratiques pour ne pas « remonter » rejoint celle de Galtier-Boissière (Loin de la rifflette) ; dans les deux témoignages figure la mention de départs forcés marqués par le chant protestataire de l’Internationale (Rouvière, p. 58 ; Galtier-Boissière, p. 32).
– En mai 15, le voici au 231e dont le colonel est un maniaque de l’ordonnancement de la cravate : « Telle cravate, tel moral » (autres cas chez Louis Barthas, Léopold Noé, etc.). L’Artois, c’est le pays de la boue : « Un monstre gluant happe nos pieds, aspire nos forces, inhume les volontés. » Ecrasés par le poids de l’arme et des caisses de munitions, les mitrailleurs y sont particulièrement sensibles. Le contraste est insupportable avec le bourrage de crâne dont se rendent coupables les « journalistes héroïques ». Qu’ils doivent souffrir, ces Barrès, Cherfils, Hervé, d’être si loin du front et de ne pouvoir venir y connaître « le sort le plus digne d’envie ». Victime de plusieurs abcès, il est à nouveau évacué. A l’hôpital, la rencontre de nombreux « dérangés » lui fait évoquer la « guerre régénératrice » chère à Paul Bourget. Conclusion : « L’arrière, notre ennemi mortel, l’arrière, qui monnaye notre misère. N’est-ce pas Fritz ? »
– Il rejoint en novembre 15 le régiment toujours en Artois, mais jusqu’au 24 seulement. Les inondations de tranchées, suivies de fraternisations, que Louis Barthas et d’autres témoins décrivent surtout en décembre, ont commencé dès le mois précédent. Rouvière note que les Allemands déambulent à découvert, que personne ne tire, que les Français sortent à leur tour, qu’ont lieu des échanges de cigares, jus et gnôle. Il écrit : « Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les ‘ennemis’, tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! » Le régiment part pour le secteur de Pontavert. En mai 16, on y fera provision de muguet : « Du muguet, partout. Pas un bonhomme qui n’envoie aux siens le muguet de Beaumarais ; pas une guitoune qui n’en soit pavoisée, parfumée, éclairée. » Les cagnas sont mieux aménagées, mais c’est le paradis des rats « énormes, dont le ventre blanc, gonflé à bloc, pèse sur vos pieds, vos mains, et, de là, rebondit sur votre face ensommeillée ». Des soldats les chassent et gagnent un sou par queue de rat (p. 131).
– En mai 16, le 231e disparaît. Rouvière se retrouve au 276e, et à Verdun, entre Avocourt et la cote 304, en juillet, pour une nouvelle dure période. Les critiques de la guerre, des chefs et des jusqu’au-boutistes se font de plus en plus fréquentes. En écrivant que la guerre purifiera la France, Mgr Baudrillart a livré une « ordure » (p. 163) : « Mon Dieu, punissez-les ! car ils savent ce qu’ils font. C’est ça, mon Dieu, vos vicaires ? » Barrès est qualifié de « salaud ». Rouvière approuve la réunion de Zimmerwald et les interventions de Brizon à la Chambre (mais il ne semble pas avoir appartenu au parti socialiste). En décembre 16 à Avocourt, Français et Allemands des premières lignes communiquent et se préviennent quand il y a « séance de torpilles » (p. 189).
– Le régiment n’est pas partie prenante de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, qui n’est donc connue qu’indirectement. Le 18 avril 1917, les nouvelles reçues paraissent très favorables, mais le 23, en lisant les journaux, qui pourtant ne l’avouent pas, Rouvière comprend que l’offensive a échoué. En mai, on entend parler des grèves de femmes à Paris et des troubles causés dans les gares par les permissionnaires. Les confidences sur les mutineries dans les régiments sont échangées en marchant sur la route plutôt que dans les trains où peuvent se trouver des mouchards (p. 238). On punit les meneurs, mais Nivelle et Mangin sont, d’après Camille Rouvière, les « meneurs à la boucherie ».
– En septembre 17, passage au 411e RI. Séjour en Lorraine : « Nous sommes dans un coin vraiment pépère… les Fritz et nous » (p. 252). Mais il faut y subir un quatrième hiver, et attaquer en février 18 (p. 264-270). Début juin, les Allemands menacent une nouvelle fois Paris qui « se vide. Les trains pour le sud aspirent par milliers les andouilles corrompues, les jusqu’au-boutistes, les clemencistes, les poincaristes » (p. 274). On croit revivre 1914 avec la pagaïe, les réfugiés, l’ambiance de déroute. Les Boches sont équipés de mitrailleuses légères, les mitraillettes (p. 284). Ils finissent par reculer. Un épisode rarement raconté : la capture d’un groupe d’Allemands après des pourparlers et un simulacre d’attaque « pour sauver l’honneur » (p. 283). Le régiment est à Saint-Quentin le 8 octobre, à Etreux (pays d’Albert Denisse) le 26. On tire encore et on meurt le 11 novembre. Dans les régions libérées, les mercantis changent de clients ; les occupants ont laissé d’assez nombreux « chiards franco-boches » (p. 318) ; on chante la Madelon, « chère aux embusqués » (p. 323 : intéressante notation) ; on défile avec clairons et tambours, sans rien retrancher « de l’épaisse couillonnade militaire » (p. 319).
Une conclusion collective : « Pas de traité de Paix au recto avec Revanche au verso » (14 octobre 1918) ; et une conclusion individuelle : « Revenir chez soi, plus ridé, plus rouillé, plus stupide, mais complet pourtant ! » (11 nov. 1918). Les sentiments de Camille Rouvière sont sans équivoque, bien qu’il ait « fait son devoir », avec les camarades, comme tant d’autres.
Dans ce témoignage très riche, figurent encore bien des informations. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut cependant ajouter la place de Gustave Hervé parmi les bourreurs de crâne (p. 233) ; plusieurs mentions d’exécutions (p. 86, 149, 235) ; le « nettoyage » des abris à la grenade et au lance-flammes, mais après avoir fait de nombreux prisonniers (p. 267-268). Et à côté de cela un profond sentiment de la nature, de la vie, des comportements du temps de paix : le muguet de Beaumarais (p. 145), les coquelicots d’Avocourt (p. 242). « Des morts ont maintenant leurs bouquets… »
Rémy Cazals, avril 2008