Hanin, Charles (1895–1964)

Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918

1. Le témoin

Charles Hanin est né en 1895 à Hussein-Dey près d’Alger, dans une famille de la bourgeoisie locale. Classe 1915, il est mobilisé en décembre 1914 et participe avec le 2e Régt. de marche d’Afrique à l’opération des Dardanelles ; il est blessé en juin 1915 à Gallipoli. Aspirant au 3e Zouave en 1916, il combat à Verdun, et y participe à l’attaque de décembre 1916. Passé sous-lieutenant en 1917, il assiste à l’offensive du Chemin des Dames. Son unité va ensuite aider les Anglais en mars 1918, et il est blessé (obus à l’ypérite) en mai. Rentré au corps début septembre 1918, il est ré-hospitalisé après l’armistice à cause des séquelles de son gazage. Revenu à la vie civile, il mènera une carrière d’administrateur des colonies. Il décède en 1964.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918 » (270 pages) ont été publiés en 2014 chez Bernard Giovanangeli Éditeur, avec une introduction documentée d’Henri Ortholan. Ce récit a été composé immédiatement après le conflit (déc. 1918), et H. Ortholan souligne « l’intérêt que représente ce témoignage que le temps n’a pu altérer ou déformer.» Dans un court propos d’introduction, Charles Hanin dit avoir repris ses carnets, sans changements sur le fond, mais avec une rédaction entièrement nouvelle.

3. Analyse

Oublier l’Iliade

Sur le navire qui l’emmène aux Dardanelles, l’auteur insiste sur sa connaissance livresque de l’Orient, d’Homère à Pierre Loti, et dans le voyage il retrouve les vieux souvenirs de l’âge classique, « le sens profond de l’Hellade » : il est moqué en cela par un camarade. Il découvre peu à peu la réalité (p. 25) «Tristesse poignante des emprises militaires, tout est poussiéreux, lamentable, pollué. Des zouaves hirsutes, sales, les yeux caves, agrandis déjà par la vie dure et les privations (…). » Il met ainsi, dit-il, un certain temps à comprendre « l’étendue de sa chimère ». La description des campements puis des combats en ligne donne une impression d’étouffement ; la place est comptée, et la description des combats, au milieu des hurlements, des tirs et des explosions (p. 38) est froidement réaliste : « On a l’impression de se trouver dans un asile de fous. » Il est rapidement blessé (21 juin 1915), est transbordé sur le Ceylan, navire hôpital, où seuls les blessés les plus graves ont droit à des couchettes. La nourriture est mauvaise, et C. Hanin évoque les barques grecques qui proposent fruits et sucreries, alors que lui n’a comme argent qu’un des louis d’or de sa ceinture de flanelle (p. 46) « les yeux du Grec dans sa barque luisent de convoitise : Oh, oh ! dit-il, uné Napoléoné ! et il me sourit largement. » Le blessé est transporté à Bizerte et après convalescence est réaffecté dans une unité de zouaves à Batna en août 1915.

Aspirant

La description de sa compagnie en novembre 1915 à Batna est cruelle, avec un encadrement allemand ou alcoolique, et du mépris pour les hommes de sa chambrée, représentant (p. 52) « un tiers d’Alsaciens parlant allemand, un tiers de Martiniquais parlant Po-po et d’un tiers de Juifs parlant hébreux. Nous sommes deux Français. » Pour lui, le choix du stage d’aspirant de Joinville s’impose comme seul moyen de « sortir de cette tourbe.» Il réussit la formation d’aspirant au début de 1916 (il passe assez rapidement sur cette formation) et il est de retour au 3e zouave en mai 1916 à Verdun. Mal accueilli, les officiers lui font bien sentir qu’il n’est qu’un sous-officier ; même hostilité de la part des sous-officiers, puis cela s’arrange un peu (p. 61) : « L’adjudant Fauchère et le sergent Fabry me prennent en amitié ; ils ne sont pas de l’active et n’ont pas reçu l’inoculation du virus sous-officier. » À Verdun comme auparavant aux Dardanelles, il constate que le simple fait de sortir son appareil photographique fait changer d’attitude ses supérieurs immédiats, ils deviennent alors beaucoup plus amènes. Notre auteur décrit le général Niessel à plusieurs reprises, c’est une brute, au visage de « dogue hargneux » qui terrorise les officiers, mais pour lui c’est un grand chef. Il raconte aussi une crise de colère de De Bazelaire (général commandant le 7e CA), lors d’une sédition d’un bataillon de zouaves (ivresse collective et refus de remonter sans repos préalable), pour lui sans gravité (p. 66) « il n’y a pas de quoi fouetter un chat : mais on a malheureusement rendu compte» Le général vient agonir des officiers qui ne sont pas concernés (le bataillon incriminé est en ligne) et c’est un incident pénible, « vos ancêtres rougissent dans leur tombe (…) je serai sans pitié et s’il faut vous faire marcher, je mettrai des mitrailleuses derrière vous ! » La narration de Verdun, rive gauche (mai-juin) et rive droite (juillet), est intéressante, notamment avec l’évocation de Froidterre et de Thiaumont (les 4 cheminées). En ligne et sous le bombardement (p. 100), il a dû, lui jeune aspirant, prendre le commandement de la section, et même à un moment, de la compagnie, pour pallier la couardise d’un lieutenant terré dans son abri. Revenu au repos, on lui retire sa section : outré, il demande justice en rédigeant une lettre de plainte au général, enveloppe fermée qui doit passer par la voie hiérarchique, mais dont il refuse de dévoiler le contenu; ennuyé, le colonel Philippe finit par reconnaître le bien-fondé de sa colère et lui rend sa section.

Thème de l’homosexualité

Il est fait plusieurs fois mention d’homosexualité (cinq reprises, surtout au début en Orient) :

p.18 des marins faisant l’apologie de la pédérastie.

p. 19 un sergent qui chantait au Château d’eau est inverti passif.

p. 28 un zouave débraillé, qui passe en roulant les hanches (…) il a eu la médaille militaire pour des talents qui ne sont pas ceux qu’on demande aux soldats.

p. 31 des propositions homosexuelles d’un légionnaire.

p. 145 le capitaine W qui serait venu « des bords de la pédérastie »

Eu égard au tabou qui entoure ce thème, ces passages interrogent. Ce type de mentions, très rares, égale ici le total de ce que j’ai pu rencontrer au cours de plusieurs années de lecture de récits de guerre. Rédigé dans une reprise des notes fin 1918 – début 1919, s’agit-il de la réalité, ou des clichés « orientalistes » attendus, à propos des mœurs supposés des Joyeux et autres troupes coloniales ? Cette répétition pourrait être le signe d’un intérêt particulier de l’auteur, mais celui-ci mentionne aussi des rencontres qui ne le laissent pas indifférent avec des femmes (p. 56 dans un train, p. 216 une occasion non saisie avec une institutrice « j’ai du paraître idiot. », ou encore p. 268, une fermière séduisante) et on sait aussi qu’il s’est marié après la guerre. Il reste que sa façon de décrire le deuil de ses deux camarades tués, Michel Romain et Ismaël Raymond, est faite d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ainsi M. Romain tué aux Dardanelles : p. 40 « un autre m’affirme qu’il est tombé à ses côtés ; je l’aimais, j’en éprouve un terrible choc. » et p. 48 « ton pauvre corps n’aura même pas de sépulture et ta chair qui fut belle et forte, tes beaux yeux sombres, si tristement profonds sont roulés, pulvérisés dans cette terre chaotique (…) ». À Verdun, son ami Ismaël Raymond a le pressentiment de sa mort prochaine, scène de prémonition assez fréquente, mais ici elle a lieu avec des modalités qui ne le sont pas du tout. Ils dorment dans un petit abri (p. 114, avant l’attaque sur Bezonvaux) « je sens une main saisir la mienne, la serrer avec une sorte de pudeur contenue ; je serrai à mon tour, alors dans l’ombre, je sentis contre mon visage le visage de Raymond, son souffle frôlait mes cheveux et je sentis brusquement ses lèvres et je vis qu’il avait pleuré ; je me relevais stupéfait ; que signifiait cela ? Je l’interrogeais ; il me répondit doucement : « ne bouge pas, demeure contre moi ; il faut que je te parle ; je t’aime, je n’ai que toi ici ; demain je vais mourir. (…) » C. Hanin lui impose de dormir. La prédiction se réalise et l’auteur vient se recueillir devant le corps, pensant (p. 123) aux « purs sentiments nés dans la communauté de notre vie rude ». Dans un dernier item, il décrit p. 239 les hommes qui se baignent nus, mentionnant des corps en « mouvement, signes de ce que la nature a voulu façonner de force virile et harmonieuse mais hélas, pétri dans la fragilité » et on pense immédiatement au style de Montherlant dans les Olympiques. Donc un caractère original, qui n’entraîne aucune certitude, mais qui traduit une sensibilité rarement rencontrée dans ces termes dans les carnets de guerre : il serait intéressant d’avoir ici l’avis d’une historienne ou d’un historien du genre.

Aisne 1917

Au début de 1917, Charles Hanin promu sous-lieutenant devient officier de renseignement, navigue de l’EM du régiment à celui de la DI, et cela lui permet de pittoresques descriptions d’officiers, en général peu laudatives. L’attaque du 16 avril (Mont Spin), est un échec dramatique au 3e zouave et c’est aussi l’occasion d’évoquer les Russes qui combattent à leurs côtés ; l’auteur est très critique, évoquant leur préoccupation dominante pour l’alcool et la danse : « nous comprenons Moukden et Tannenberg (p. 163) ». Il décrit une armée multi-ethnique, avec des hommes qui ne se comprennent pas entre eux, et dangereux car ils n’identifient pas les zouaves. Il reconnaît toutefois leur courage dans un assaut (toujours au Mont Spin) où eux aussi se font massacrer sans résultat.

Lorraine 1917

À l’été, son unité est dans un secteur très calme de Lorraine, et c’est l’occasion d’une description d’une patrouille offensive (Allemands à 800 mètres) dans les hautes herbes (p. 184) ; c’est une progression de « Sioux », alternant planque et reptation pendant des heures ; arrivés derrière les lignes allemandes, ils interceptent la dernière voiture d’un convoi, et ramènent le conducteur ahuri dans leurs lignes. La réécriture soignée des notes est ici payante, nous sommes dans un authentique western. Les Allemands en ont du reste fait autant en hiver : un étang borde et protège le secteur (Étang de Paroy), et ils ont rampé sur la glace revêtus de draps blancs, capturé quelque territoriaux et leur artillerie a cassé la glace pour protéger leur retour. Il évoque ensuite (p. 194) une inspection de Ph. Pétain, les colonels étant interrogés pour savoir s’ils répondent de leur régiment, s’il leur demande de marcher contre un ennemi qui ne serait allemand ; il comprend à cette occasion pourquoi – les mutineries – on les a maintenus dans ce secteur calme de Lorraine (fin août 1917).

1918

L’évocation de la période de 1918 est plus rapide, le moment charnière a lieu le 26 mai, son ordonnance est tué et lui blessé par l’éclatement d’un obus à ypérite dans leur abri, et c’est l’évacuation (Rennes, convalescence en Algérie). Revenu à son unité fin août 1918, il narre les combats de poursuite jusqu’à l’armistice, avec un style plus concis mais toujours aussi acerbe, voire méprisant (p. 256, retour dans son unité) : « Grapinet nous reçoit avec affabilité (…) il sent le Saint-Maxentais à plein nez : il y a en lui un de ces petits fumets sous-officier qui ne trompe pas. » Cette aigreur peut aussi s’expliquer par le fait que l’auteur reste durement touché par les séquelles de sa blessure : sa vie reste menacée en 1919.

Donc des carnets très intéressants, qui montrent l’endurcissement d’un jeune étudiant d’Algérie pétri d’humanités classiques qui, à travers les combats vécus dans une unité de choc, se transforme en un guerrier efficace et cynique, mais gardant encore une profonde considération pour les hommes du rang et un goût intact pour la rédaction littéraire.

Vincent Suard, septembre 2024

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Lefort, Edouard (1896-1963)

1 – Le témoin
Né à Paris, Édouard Lefort est l’aîné de quatre enfants. Son père tient une confiserie-chocolaterie, rue Notre-Dame-de-Lorette. Après son certificat d’études, le jeune Édouard travaille dans le magasin de son père comme ouvrier chocolatier-confiseur.
Pendant la guerre, son parcours va connaître diverses étapes : la sécurité hors des champs de bataille (avril 1915 – janvier 1917), l’armée d’Orient (janvier – avril 1917), et trois années d’hospitalisation en tant que « gueule cassée » (avril 1917 – mars 1920).
Mobilisé en avril 1915, Édouard Lefort commence son instruction militaire dans la Nièvre, au 79e RI. À partir de décembre 1915, il continue sa formation d’élève caporal dans un bataillon du 113e RI cantonné dans la Meuse, à trente kilomètres de la ligne du front, et regrette d’être désigné grenadier. Il creuse des tranchées dans le secteur de Vauquois en avril 1916, et dans le secteur de Verdun en juin-juillet.
Fin juillet 1916, il intègre le 311e RI et s’apprête à monter au Mort-Homme (région de Verdun) en étant grenadier, mais un écoulement à l’oreille lui permet d’être évacué le 5 août et d’être hospitalisé jusqu’en octobre. Après un temps de caserne dans le sud-est de la France et un bref passage au 35e RI, il est versé au 3e régiment de zouaves en janvier 1917.
Cinq jours plus tard, il devient zouave au 2e RMA (régiment de marche d’Afrique), un régiment disciplinaire et régiment d’attaque qui rejoint l’armée d’Orient. Les troupes débarquent à Salonique fin janvier, vont en Albanie sur le front qui fait face aux Bulgares, reviennent en Grèce, partent en Serbie sur le front situé près de Monastir face aux Allemands. Pendant l’attaque du 19 avril, Édouard Lefort est grièvement blessé aux mâchoires.
D’abord soigné en Grèce, puis sur un navire-hôpital faisant partie d’un convoi qui ramène 4000 blessés en France, il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Marseille pendant un peu moins de deux ans et au Val-de-Grâce à Paris pendant une année.
À sa sortie d’hôpital en mars 1920, il a retrouvé un visage presque normal après treize opérations et grâce au port de la barbe. L’armée le déclare réformé et l’État lui accorde une pension. Il reprend sa place à la confiserie et se marie. Plus tard, lorsque la confiserie doit fermer, il devient encaisseur de primes d’assurance à Paris, pour la compagnie « l’Urbaine Vie ». Devenu veuf en 1937, il se remarie l’année suivante. Il décédera en 1963 lors d’un accident de voiture.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de sa famille qu’Édouard Lefort a rédigé ses Souvenirs de guerre entre 1930 et 1931. Vingt ans plus tard, il a ajouté des remarques sur son état de santé. L’ensemble est édité par son petit-fils, Benoît Lefort, auteur de la préface, tandis que Pierre Lefort, le fils d’Édouard, fournit en fin de volume de brèves informations sur la vie de son père.
L’édition se veut fidèle au cahier manuscrit en reproduisant les photographies, les cartes postales, les plans géographiques, trois lettres d’amis ayant lu ce témoignage en 1932 et 1933, des extraits de journaux recopiés dans le cahier, ainsi que le tableau établi par Édouard Lefort pour récapituler ses cantonnements militaires, ses séjours en hôpitaux et ses treize opérations. Deux pages du cahier sont visibles.

3 – Analyse
L’intérêt de ce témoignage, c’est bien sûr celui d’une « gueule cassée », mais aussi celui d’un soldat quittant l’infanterie pour rejoindre l’armée d’Orient avec les « joyeux » ou les « têtes brûlées » (p. 98), que sont les zouaves.
En 1915, Édouard Lefort part à l’armée plein d’enthousiasme, désirant être un soldat modèle. Évoquant ses premiers mois, il écrit : « Je fus heureux le jour où j’ai tenu pour la première fois un fusil. Mais ma joie ne fut complète que lorsque je tirai ma première balle véritable » (p. 32).
En février 1916, Édouard Lefort regrette la spécialité qui lui est attribuée : « Me voilà promu pour être grenadier. Ce n’est pas précisément un filon. On parle de couteau de tranchée, vrai couteau de boucher, fixé dans une gaine, à la ceinture du grenadier ; pour se battre au corps à corps, quand les grenades font défaut » (p. 47). Il ajoute plus tard : « Nanti de ces engins [un petit obusier lance-grenade, une cuirasse abdominale], je suis pris d’un véritable cafard, le travail du grenadier est vraiment du sale boulot, pourtant je n’ai rien de ce que l’on appelle un < nettoyeur de tranchées ! > » (p. 78).
En juillet 1916, après son passage dans la région de Verdun, où il a vu au matin l’arrivée des corps des soldats tués pendant la nuit, il écrit : « Il me semble que je sors d’un cauchemar, et pourtant qu’ai-je vu ? Ayant à peine frôlé cette terrible région de Verdun » (p. 67).
En janvier 1917, Édouard Lefort découvre le 2e RMA : « J’arrivai dans un régiment de… forçats ! Tous mes nouveaux camarades étaient passés en conseil de guerre. Mon caporal avait dix ans de travaux forcés, un autre cinq ans, un autre dix, etc. » (p. 150). Un camarade lui explique : « Pas en Albanie, mais sur d’autres secteurs, les zouaves sont toujours en avant pour attaquer, résultat : de grosses pertes. La guerre se prolongeant, il n’y a plus assez de ces vieux zouaves de métier pour alimenter le régiment. Obligation de puiser dans l’infanterie, nous avons été pris au hasard dans un groupe de 400 pour compléter le 2e RMA » (p. 150-151). Mêlé aux anciens de Biribi (établissements pénitentiaires d’Afrique du Nord), il note : « Le soir, au cantonnement, j’ai eu maintes fois l’occasion d’entendre les récits de la vie des bagnards. La vie que nous menions en Orient était pénible, ce n’était rien paraît-il avec Biribi, tous les condamnés demandaient à partir au front » (p. 152-153).
Le 19 avril 1917, après la blessure qui vient de le défigurer, Édouard Lefort marche vers le poste de secours et croise d’autres soldats : « Oh, avec quels yeux ils me regardent ! des yeux d’épouvante, faut-il que je sois si affreux ? Et de fait, je sens qu’à chaque pas mon menton balance, des lambeaux de chair sanguinolente pendent lamentablement. Ma capote est rouge de sang jusqu’en bas » (p. 179). Il a perdu 19 dents, presque tout le maxillaire inférieur, ne peut plus parler, ni manger. Il est nourri au biberon avec du « lait de poule » (voir l’explication p. 204) et ses nuits sont hantées de cauchemars. Il écrit : « Je trouve absolument monstrueux les gens qui osent prétendre la guerre… nécessaire pour punir les peuples trop ambitieux. […] La guerre est un terrible fléau, il faut y passer pour s’en rendre compte » (p. 184).
À bord du navire-hôpital qui le ramène en France, il apprend ce qu’il advient des blessés décédés pendant le voyage : « L’enterrement ou plutôt  l’emmerment  est, paraît-il, vite fait : à la nuit, on les jette par-dessus bord pour le grand régal des poissons. Quelques jours de plus de voyage et c’était le sort qui m’était réservé… » (p. 215).
Relatant son débarquement à Marseille, il note : « Je ne suis plus qu’une loque humaine » (p. 220). Cependant, quatre mois après sa blessure, une greffe de chair lui permet de fermer la bouche, de retenir sa salive et de parler, mais son alimentation restera principalement liquide. Édouard Lefort décrit les traitements reçus et parle de ses compagnons de chambre, tous mutilés de la face. Il mentionne Auguste, qui n’a plus de visage et sera interné dans un asile d’aliénés (p. 241-244). En mars 1919, Édouard Lefort est transféré au Val-de-Grâce, à Paris. Cet hôpital infecté de rats est surnommé « Le Val-de-Crasse » par tous les malades.

Édouard Lefort se souvient également des femmes rencontrées : la première à exercer le métier de barbier en avril 1916 (p. 58), les premières conductrices des tramways de Besançon en janvier 1917 (p. 96), des Grecques entièrement voilées (p. 131), des Albanaises miséreuses cassant des pierres au bord des routes (p. 134) ; puis, ce sont les infirmières, celle qui le soigne en Grèce et qu’il appelle « ma petite maman d’Orient » (p. 189 et s.), et la jeunesse joyeuse du personnel féminin de Marseille (p. 229).
À la fin de son cahier, Édouard Lefort a inséré une photo du colonel Picot, le président des « Gueules cassées », et quelques cartes du château de Moussy-le-Vieux en Seine-et-Marne, devenu le domaine des « Gueules cassées ». En 1951, il écrit : « J’appartiens à l’Association des mutilés de la face n° 135. De la guerre 14-18, nous étions 7000. À l’heure actuelle, il en manque déjà la moitié, tous fauchés vers la cinquantaine… » (p. 302).

Édouard Lefort, Souvenirs de guerre d’un gueule cassée, 1915-1920, Préface de Benoît Lefort, Éditions Société des Écrivains, Saint-Denis, 2015, 308 pages.

Isabelle Jeger, septembre 2017

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