1. Le témoin
Il est né le 3 octobre 1892 à Dijon où son père était receveur des postes. Sa mère est présentée dans le livre cité ci-après une fois comme institutrice, une fois comme professeur à l’Ecole normale d’institutrices de Dijon. Maurice est reçu au Conservatoire de Paris en novembre 1905 ; il devient violoncelliste soliste en 1911. Il fait le service militaire à Rouen à la musique du 74e RI et, en temps de guerre, dépend alternativement du 274e et du 74e. Il ne combat pas les armes à la main, mais se trouve exposé comme brancardier et agent de liaison cycliste. Dès mars 1915, il fait « de la musique plus que jamais » et, en février 1916, il vient compléter le quatuor de Durosoir (voir cette notice) après avoir reçu cette invitation : « Ne vous frappez pas, vous ne serez pas malheureux, il nous manque juste un violoncelliste pour faire de la musique devant le général Mangin. » Son instrument, fabriqué à partir de bois de caisse, est surnommé « le Poilu ».
Il est évacué pour faiblesse générale le 6 juillet 1918, vers l’hôpital de Dijon. Il se marie après la guerre, entreprenant une carrière internationale de violoncelliste. Après la Deuxième Guerre mondiale, il est professeur au Conservatoire de Paris.
2. Le témoignage
Maurice Maréchal a rempli pendant la guerre 9 carnets de petit format dont le contenu a été reproduit en quasi totalité dans le livre : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p., photos. La plupart des coupures sont les longues citations faites à partir de ses lectures. Dans ces carnets, il se parle à lui-même et il leur livre des confidences sur ses amours et ses ruptures, sur son vice, le jeu, qui lui coûte cher et qu’il se promet de surmonter (31 décembre 1914) pour entrer dans l’année nouvelle « pur comme on doit entrer au séjour éternel ». Une confidence étonnante (17 septembre 1914) : « Jamais je n’ai senti autant d’antipathie contre moi. A part quelques-uns, les brancardiers me détestent. Oh, petite mère que j’aime, comme tu serais contente de me consoler ! »
3. Analyse
Le premier jour de la mobilisation, malgré le spectacle d’un commandant abruti et des réservistes saouls qui se vautrent sur le trottoir, il note de belles pensées : « Un artiste doit se dévouer pour la plus noble cause, et la plus noble, en temps de guerre, n’est-ce pas de mourir pour le drapeau ? » Quelques jours plus tard, il précise : « Je vais faire tout ce que je pourrai pour quitter cette compagnie où, comme cycliste, je suis vraiment trop exposé. Si j’étais à la Croix Rouge, je serais du moins plus sûr de revenir. Je ne suis pas, je ne veux pas être lâche, mais l’idée que je pourrais, pour une balle idiote qui ne prouvera rien ni pour le Droit ni pour la Force, gâcher tout mon avenir et surtout briser tout l’édifice édifié péniblement par ma chère petite mère au prix de tant et tant de sacrifices, je suis pris d’un tremblement d’angoisse qui me tord. »
Il connaît alors l’épuisante retraite d’août et les horribles visions de guerre. Il compatit sur « la malheureuse infanterie » dont « la tâche est bien facile à résumer : se faire tuer le moins possible par l’artillerie ». En septembre et octobre, il note que la cathédrale de Reims crie « Vengeance ! » ; mais il trouve stupides « les articles haineux des journaux de Paris » contre les œuvres des artistes allemands. Dès février 1915, on apprend qu’il travaille son violoncelle en Champagne, puis en Artois ; le 9 août, il écrit trois fois « je m’ennuie ».
Le 24 septembre 1915, à la veille de la grande offensive, installé à l’observatoire du colonel, il pense que « le sort de la guerre va se jouer ». Le 27, il décrit un poste de secours encombré de blessés : « Je ne peux plus y tenir, odeur de sang caillé, chaud, mêlée de l’odeur des intestins ouverts. Les blessés sont partout dans tous les coins, les brancards s’empêtrent. » Le 28 : « Résumé de l’attaque jusqu’à aujourd’hui : pertes formidables. » Et le 1er octobre : « Mon avis est que notre victoire est une bûche puisque, même en y mettant le prix, on n’est pas parvenu à passer. »
Peu de temps après, il faut constater que « la musique ouvre bien des portes ». Maurice passe plusieurs semaines au château de Mme de F. ; il répète, il joue devant les officiers, il reçoit même la visite de sa mère. Fin décembre, retour en ligne pour retrouver la boue, les rats, les ruines, les morts. A Verdun, en avril 1916, c’est à nouveau une vision d’enfer, les arbres déchiquetés, les trous d’obus, les cadavres, les trop nombreux blessés. Mais c’est pour peu de temps. La musique reprend ses droits et, le 2 mars 1917, partant pour Paris afin de faire réparer son instrument, il note : « Retourner en permission parce qu’on a cassé son violoncelle, quelle chose plus naturelle ? »
Plus tard, c’est un nouveau constat d’échec à propos de l’offensive Nivelle du 16 avril. Son carnet personnel n’étant pas redevable de la censure, il peut livrer un témoignage sur les mutineries, mais il ne se trouve pas vraiment au cœur de l’action. Le 29 mai, il signale l’influence des permissionnaires retour de Paris et, à propos du capitaine Lebrun, il écrit : « Il paraît qu’il a voulu parler aux types et on ne l’a pas écouté. Quelques-uns l’ont traité d’ordure, d’embusqué, de con, etc. Il a l’air anxieux lui aussi. Tout à l’heure sont passés des manifestants des trois régiments. Ils sont calmes, crient à peine. Quelques cris seulement de « A bas la guerre », « Vive la grève ». Les officiers sont tous rentrés un peu précipitamment, m’a-t-il semblé, au château, et n’ont soufflé mot. On s’endort avec la sensation bien nette que la situation devient grave. » Le 30 mai, il décrit encore quelques troubles, des cris contre un officier, mais il conclut de curieuse façon, peut-être influencé par son entourage de gradés : « N’est-ce pas le gouvernement qui fomente tout cela pour dégager sa responsabilité ? »
Rémy Cazals, 17 novembre 2011
Durosoir, Lucien (1878-1955)
1. Le témoin
Né à « Boulogne près de Paris » le 6 décembre 1878, il devient, avant 1914, un célèbre violoniste, soliste faisant des tournées internationales. Lors de la déclaration de guerre, il a 36 ans ; célibataire, il vit avec sa mère. D’abord territorial, il est envoyé sur le front au 129e RI en novembre 1914. Fin juin 1915, il devient brancardier. Son talent de musicien reconnu, notamment par le général Mangin, il alterne alors les périodes musicales et de services divers (brancardier, secrétaire, colombophile). En juin 1918, il avoue : « Dans tout cela mon sort, comparé aux destinées des anciens camarades, est autrement enviable. Je sais bien qu’il y a mon violon et ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon instrument que si j’avais eu de puissantes interventions. »
Après la guerre, il se retire dans le sud de la France pour composer. Le livre cité ci-dessous contient un DVD donnant trois pièces pour violoncelle et piano, œuvre dédiée à son ami Maurice Maréchal (voir notice).
2. Le témoignage
Le corpus de lettres adressées quotidiennement à sa mère pendant toute la guerre est considérable. Son fils dit avoir sélectionné 30 % de l’ensemble. L’allègement est très important pour la période 1916-1918. Des allusions à des femmes ont été supprimées parce que « rares et atypiques ». Des photos complètent le dossier dans : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p. Les lettres de Lucien témoignent parfois, comme en septembre 1918, de son exaspération devant les sollicitations de sa mère : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose : quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. […] Hélas, je suis dans la boue et la poussière, je sens mauvais, je sue, et j’essaie de passer à travers les dangers du mieux possible. » Le présentateur, signalant la présence de Lucien Durosoir au 129e, puis au 274e et au 74e, remarque : « Du début à la fin, son sort est lié à celui de la 5e division. » Mais le livre de Leonard Smith sur la 5e DI n’est jamais mentionné dans des notes, intéressantes pour les identifications de musiciens et d’œuvres, plus contestables sur le plan de l’histoire : l’une va jusqu’à conseiller de « lire les ouvrages récents qui font enfin la part de la violence dans la guerre » !
3. Analyse
Les premières lettres de 1914 contiennent illusions et contradictions, ce qui est tout à fait normal quand il s’agit d’un témoignage. « Il est officiel que les troupes françaises sont dans Colmar et que les Allemands se sauvent, surtout devant les charges à la baïonnette » (11 août) ; les Français « se font tuer en chantant » (13 août) ; il est clair « que notre droit est évident, que nous représentons la justice et la liberté » (24 août) ; « les pertes des Allemands sont absolument énormes, sans comparaison avec les nôtres » (28 août) ; « il n’y a pas à s’effrayer, l’envahissement de la France dans le Nord-Est a été un plan voulu et concerté » (9 septembre). Le 26 août : « Notre régiment, très entraîné maintenant, est vraiment frémissant, nous ne demandons qu’à partir » ; mais « il y a avec nous 40 % de Normands qui n’arrêtent pas de gémir » (10 septembre) ; « beaucoup de mes camarades ont le cafard, ils boivent trop et surtout fument beaucoup, plus qu’il ne faudrait. Il est certain que le temps commence à sembler long, et cependant c’est bien loin d’être fini. » Et, le 8 novembre, il signale « certains individus veules et froussards qui essayent par tous les moyens d’éviter d’être envoyés au front ».
Il découvre les tranchées le 15 novembre 1914, et cette « terrible vie qui met bien à nu le caractère et les ressources morales de chacun ». « Il nous faut beaucoup de patience et de résignation, qualités beaucoup plus difficiles à avoir qu’éclats de bravoure plus ou moins passagers ; car souffrir de toutes les intempéries, recevoir les obus sur la tête stoïquement dans les tranchées, c’est terrible » (2 février 1915). Il sélectionne deux camarades avec lesquels il peut parler : « Nous ne nous quittons guère tous les trois car, dans le reste de l’escouade, ce sont certainement de très braves gens, mais des paysans avec lesquels nous n’avons pas beaucoup d’affinités. » Ces paysans supportent les fatigues de la guerre moins bien que lui-même, toujours en train de « geindre », qui boivent à l’excès (« tout le recrutement normand est en majeure partie composé d’ivrognes », 28 mars 1915), vice partagé par les officiers qui sont « des gens bien ordinaires et bien vulgaires avec souvent tendance à être des poivrots » (4 février). Il critique aussi les aberrations (les peaux de moutons protectrices qui arrivent après les grands froids), le bourrage de crâne des journaux, l’arrière qui montre une incompréhension totale des choses du front, les embusqués dont il faudrait afficher les noms. Le 20 février 1915, il écrit : « L’épreuve que nous subissons est vraiment très dure ; ce qui la rend ainsi, c’est la durée et l’incertitude que nous avons tous au sujet de la fin de cette guerre maudite. Il y a des jours où les plus courageux ont le cafard. Je vois les camarades, ceux surtout qui ont des enfants jeunes, cette vie leur pèse et leur devient pour ainsi dire insupportable ; j’ai bien du mal à remonter leur courage défaillant. Cette souffrance morale ajoutée rend plus pesantes nos souffrances physiques. »
Sa haine des Allemands s’exprime particulièrement entre mars et juin 1915, sur les fronts de Craonne et de l’Artois. « Il faut que ces gens qui ont tout volé, tout ruiné et détruit, tuant les femmes et les enfants et les torturant, il faut que ces monstres soient écrasés. Quelle joie quand nos obus pleuvent sur eux ! » Cette expression du 23 mars est reprise le surlendemain, puis le 18 et le 25 mai. Le 23 mai, il demande à sa mère de lui envoyer un poignard et un pistolet, qui pourraient se révéler utiles pour un combat au corps à corps car fusil et baïonnette y sont « des armes peu pratiques ». Il semble qu’il ne se soit pas servi du poignard mais, le 7 juin, il écrit qu’il a descendu « beaucoup » de Boches en tirant au fusil « avec le plus grand calme », puis qu’il a tué deux autres Boches à bout portant avec son pistolet. Il ajoute : « Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer. Tous les amis sont debout. Un peu de calme va nous faire du bien car notre agitation est fébrile et notre soif ardente. » Grand calme ou agitation fébrile ? Il y a là quelque contradiction, de même qu’entre « tout le monde est plein d’enthousiasme » (24 mai) et « entendre des gens parler de rentrer chez eux en disant qu’ils se foutent bien des Allemands et qu’ils peuvent bien occuper les pays conquis » (14 mai). Après ces journées infernales, il est clair que c’est l’épuisement et la hantise d’une nouvelle campagne d’hiver (25 juin) : « Je crois pour ma part que nous arriverons difficilement à les sortir de chez nous. » Auparavant, il avait noté, devant Craonne : « Nous n’attaquerons probablement jamais Craonne, ce plateau est inattaquable de front. Nous y resterions tous inutilement, il faudra le tourner pour que les Boches délogent de cette position formidable. »
Après avoir écrit à sa mère : « Dans cette affaire, en dehors des obus qui sont tombés par milliers, c’est à qui a pu le mieux endurer le manque de sommeil, la faim et la soif, et dans cette endurance nous nous sommes montrés supérieurs à nos ennemis et beaucoup plus rusés. Nous en avons beaucoup tué, avec malice à la clef ; dans cette chasse à l’homme horrible, il y a cependant quelque chose de passionnant. » Puis il devient brancardier, à l’approche de l’été 1915, soulignant que les « risques sont infiniment moindres », même lors de l’offensive de septembre. Celle-ci est un échec. Des chefs incapables (obtus, ne reconnaissant jamais leurs erreurs, coupables de faire la noce) ont fait tuer « tant de monde ». « Dans cette guerre le peuple a été admirable, il a tout sacrifié, pour qui ? Pour des dirigeants dont beaucoup emplissent leurs poches pendant que les autres se font tuer. » Brancardier n’est pas encore « un vrai filon » mais, dès octobre, Lucien Durosoir est chargé par le colonel de monter un quatuor à cordes. Il joue devant Mangin, passe son temps en répétitions, est confortablement logé. « Plongés de plus en plus dans une atmosphère musicale », les membres du quatuor peuvent éviter les « conversations stupides ». Le salon de Mme L. réunit officiers et intellectuels. Quel contraste avec les soldats des tranchées transformés en blocs de boue !
En avril 1916, il connaît cependant un nouvel enfer, à Verdun. « Tout le monde appelle la fin de tous ses vœux, mais cela, hélas, ne change pas la face des choses, écrit-il en août. Le temps s’écoule et les hostilités continuent, et les mois succèdent aux mois. Quelle vie et comme nous gaspillons nos plus belles années ! » Son opinion sur l’ennemi devient plus nuancée : « Les Boches, dans tous ces événements, font preuve d’un incroyable ressort et ne donnent nullement l’impression de gens qui lâchent pied, comme on voudrait bien le dire. Ils combattent au contraire avec acharnement, et ce n’est pas un mince mérite quand on pense à tout ce qui dégringole sur leurs têtes. C’est ce qui fait croire que la guerre ne peut durer de longs mois, car, avec de pareilles luttes, les effectifs fondent comme neige au soleil. » Et pourtant elle dure ! « C’est triste, l’intellectuel s’enlise, il sent qu’il perd sa culture, les gens médiocres qui nous entourent, leurs raisonnements médiocres, leurs idées médiocres, tout est bien fait pour vous faire perdre l’idéal et la culture donnés par quinze ou vingt ans d’efforts. » De son côté, « le pauvre poilu attend sa permission avec une fébrile impatience. Elle est la seule raison de sa résignation. »
En 1917, dès février, Lucien note : « Ce qui est étonnant, c’est que les poilus subissent tout cela sans se révolter. » En mars, il précise qu’après la guerre « il faudra craindre des mouvements révolutionnaires de la part des poilus qui, trop longtemps, auront été maintenus dans une discipline de fer, et qui, lorsqu’ils recouvreront la liberté, manifesteront certainement dans un sens non équivoque. » Le 30 mai, il écrit à sa mère que « de très graves événements viennent de se produire », mais il ne développe pas : « Plus tard je pourrai te parler, car je pense ne jamais écrire sur ce sujet, car c’est trop dangereux. » C’est pourquoi on n’aura pas le témoignage de Lucien Durosoir sur les « mutineries » au sein de la 5e DI. A peine quelques bribes : « Le pauvre poilu qui, depuis bientôt trois ans, endure les pires souffrances morales et physiques, est las, il n’en peut plus. Davantage serait dépasser les forces humaines et s’exposer à de graves mécomptes. J’ai peu d’espoir que le commandement supérieur comprenne bien la question ; il a si peu vécu avec le poilu et l’a traité tellement comme une chose. » Il ajoute que « les sanctions ont été rudes ». Cela n’empêche pas des aviateurs, venus en visite, d’offrir un baptême de l’air aux infirmières et aux musiciens (voir aussi les photos d’avions et de dames du lieutenant Berthelé).
En février 1918, Lucien note l’émotion ressentie par les hommes du front à l’annonce des raids aériens sur Paris : « C’est une angoisse de savoir sa famille exposée ». En mai et juin, il se plaint des Anglais qui ne consacrent pas tous leurs efforts à la guerre, tandis que « le moral de nos troupes est extraordinaire et ce serait à souhaiter que nos alliés possèdent tous ces qualités au même degré. » La guerre devient de plus en plus celle des avions et des tanks. Dès juillet, la victoire se dessine. En septembre, « c’est un peuple en marche que notre armée », mais il aura fallu payer cher cette victoire. Les lettres reproduites se terminent au 11 novembre : « C’est fou de voir ici la joie générale, c’est comme une sorte d’ivresse. Et nous avons attaqué encore hier dans la soirée, et il y a des malheureux qui encore ont laissé leur vie. A ce moment de fin de guerre, je songe à tous les camarades qui sont tombés, aux longues souffrances subies par tous et l’émotion me secoue en voyant enfin les résultats acquis par tant de sacrifices. »
Rémy Cazals, 16 novembre 2011
Olivier, Gaston (1884-1915)
1. Le témoin
Son petit-fils, Alain Chaupin, a retrouvé les lettres qui constituent le témoignage. Il a composé un livre appartenant à la catégorie des réalisations de piété familiale, intitulé Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d’un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le spécialiste de l’histoire de ce régiment, Stéphan Agosto, en a écrit la préface. Les éditions Anovi l’ont publié en 2008. C’est de cet ouvrage que sont tirés les renseignements biographiques.
Gaston Olivier est né le 26 mai 1884 à Wambrechies (Nord). Ses parents, catholiques, sont dits journaliers, mais la photo de la famille (nombreuse) reproduite p. 12 montre une certaine aisance, et Gaston lui-même va devenir sous-directeur à la Société rouennaise d’engrais et de produits chimiques à Petit-Quevilly en 1913. Il est alors marié et père de deux garçons ; une fille allait naître en 1914. Gaston Olivier part dès les premiers jours d’août 1914 comme simple soldat au 274e RI. Sa mort, le 14 janvier 1915, est provoquée par l’éclatement du mortier de tranchée dont il est devenu le serveur.
2. Le témoignage
Il est constitué d’un carnet brièvement tenu du 10 août au 13 octobre 1914 et des lettres écrites à sa femme et à ses enfants. L’orthographe en a été respectée ; elle est plutôt bonne. Quelques rares erreurs de transcription sont immédiatement identifiables. Le témoignage est accompagné de notes historiques sur la vie avant 1914, la mobilisation, la marche des régiments, de textes officiels et autres qui n’étaient sans doute pas indispensables. Le témoignage lui-même est intéressant.
3. Analyse
L’introduction nous donne, sur cinq pages, les extraits les plus significatifs du témoignage, ce qui peut faire gagner du temps à l’historien qui veut l’utiliser, mais ce serait alors au détriment de la lecture intégrale. Gaston Olivier, simple soldat d’infanterie, décrit les marches terribles lors de la retraite en août, les spectacles horribles, la vie sous la pluie, le froid, les brimades de certains chefs qui « seraient excellents pour commander les armées de Guillaume ». Notons deux passages remarquables : la description d’une fraternisation à Noël (lettre du 26 décembre 1914) ; l’aveu à sa femme, le 30 décembre seulement, que ses souffrances insupportables l’avaient presque conduit au suicide quatre mois auparavant : « Je puis te le dire, le 26 août, pendant la nuit, nous marchions dans un bois, par une nuit noire comme ça depuis deux jours, je souffrais tellement des pieds de partout, que dans un moment de fièvre, sans doute, j’ai mis une cartouche dans mon fusil et par un hasard tout à fait heureux, je n’avais pas fait 100 mètres de plus, en pensant à vous tous à mes chers gosses, et j’allais me faire sauter la tête quand enfin on s’est arrêté. Nous sommes tous tombés, morts de fatigue, de soif, de sommeil, de mal et nous avons dormi là sans faire un pas de plus, où nous étions. » Sur son carnet personnel, il avait noté : « Plus grande souffrance de ma vie (mes enfants m’empêchent de me détruire). »
Il écrit toujours à sa femme que la fin de la guerre est pour bientôt, par épuisement des Boches et victoires des Russes. Le dit-il pour rassurer son épouse ou y croit-il sérieusement ? On a l’impression qu’il a du mal à imaginer que la guerre puisse durer au-delà de mars 1915. Lui-même résiste en disant qu’il évite de penser, mais, en même temps, il avoue (23-24 octobre) : « Si j’avais su j’aurais fait cinq gosses. » Il témoigne aussi de son angoisse devant le sort de ses parents restés à Lille, et dans l’attente de nouvelles de son beau-frère porté disparu. Il répète ses conseils : ne pas payer le loyer, ne pas payer les impôts. Il s’inquiète en apprenant que les femmes de Rouen et de Quevilly se font consoler par les Anglais. Et on découvrirait ici et là des allusions sexuelles étonnantes.
Rémy Cazals, novembre 2010