Quentin, Émile (1888-1961) et Amélie (1892-1981)

Lorsque la guerre éclate, Émile (né le 14 septembre 1888) et Amélie (née Chaudion, le 29 mars 1892) forment un couple de jeunes mariés creusois. Lui est issu d’une famille de « cultivateurs » à Semnadisse, commune de Rimondeix Creuse. Ils savent tous deux lire et écrire, mais il ne semble pas avoir atteint le niveau du certificat d’études (sur la fiche militaire d’Émile, est indiqué pour l’instruction le chiffe 3, qui indique un niveau scolaire très acceptable). Il est sabotier. Amélie est couturière. Sa mère tient un petit café à Crépon tout près de Boussac. Ils ont convolé le 25 mars 1913 et leur premier enfant, Émilienne, naît le 6 août 1914, quelques jours à peine après la mobilisation d’Émile. Le père ne pourra voir sa fille qu’à la toute fin de l’année, bénéficiant d’une permission après une première blessure. Le couple, juste avant que la guerre n’éclate, a loué un atelier, boutique et logement à Parsac.

Émile est incorporé au 78e régiment d’infanterie. Il est nommé sergent en septembre 1914. Première blessure, légère, à Rouvroy-en-Santerre, le 5 décembre de la même année. Le 19 octobre 1915, il est muté au 201e RI (le doublon réserviste du 1er RI, régiment de Paris replié sur Limoges). Le 16 avril 1917, il est très grièvement blessé sur le Plateau de Californie et restera handicapé d’une jambe. Ses longs séjours d’hôpitaux se poursuivent jusqu’en 1919.

Amélie élève sa fille auprès de ses parents, non sans avoir des difficultés relationnelles importantes avec sa mère, jusqu’à ce qu’elle décide, en 1916, de partir avec sa petite fille occuper seule le logement de Parsac, et d’y ouvrir et faire par elle-même fonctionner la boutique de sabots et chaussures. Elle réalise aussi, sur commande, des couvertures en piqué.

Après la guerre et la naissance d’une seconde fille, Odette, le couple s’installe à Gouzon et y ouvre une boutique de sabots et chaussures. Ils passeront toute leur vie dans cette localité. Il reçoit la croix de guerre en 1921 et la légion d’honneur en 1946. (Décès d’Emile le 19 novembre 1961, d’une infection relative à son ancienne blessure de guerre, et d’Amélie, le 18 mai 1981.)

Le témoignage est constitué par la correspondance du couple (lettres, souvent longues, surtout de sa part à elle et cartes postales), dont la conservation de part et d’autre est exceptionnelle. S’y ajoute une centaine de lettres reçues d’autres personnes (famille, camarades d’Émile…), pour un total de 1385 pièces. L’auteur de la notice est dépositaire du fonds, reçu fortuitement de la famille, qui sera remis aux archives départementales de la Creuse. Une publication partielle de la correspondance est prévue aux éditions Maïades (19).

Dès les premiers jours Émile et Amélie s’écrivent à un rythme très soutenu, quasi quotidien et leurs lettres (surtout celles d’Amélie) sont longues et fournies. Cette correspondance est presque entièrement préservée et s’avère d’une richesse et d’un intérêt hors du commun.

Le couple possède un niveau scolaire équivalent au certificat d’études et développe une forme d’écrit qui s’appuie sur des formes standards de la correspondance amoureuse et familiale pour s’en affranchir entièrement à travers la production d’une langue écrite décomplexée, sans rature ni remord, visant l’oralité, recherchant un substitut écrit à la conversation de vive voix. L’influence du parler marchois, que l’un et l’autre pratiquaient, s’y fait fortement entendre, dans le lexique, mais aussi la syntaxe. Émile, de son côté, initie Amélie à l’argot des tranchées : « Le pinard ses [= c’est] le vin »… Par la magie de cette fiction d’oralité la correspondance est un espace et temps de relations intimes. Au delà de formules amoureuses que l’on pourrait trouver convenues (mais l’intensification par l’oralité et la variation brisent la convention), la correspondance est toute vouée à célébrer un bonheur conjugal entrevu dans « le doux nid d’amour » de Parsac (leur boutique de sabotier en location), un bonheur sans cesse appelé, sans cesse repoussé par la guerre. Le sujet central est sans doute le bébé, puis l’enfant que le père ne peut voir grandir et dont la mère décrit par le menu et avec une grande délicatesse les attitudes et les progrès. Mais la sexualité, le désir amoureux, sont aussi présents, appréhendés sous le voile des formules amoureuses mais aussi sur le mode « dire des bêtise » (faire des allusions sexuelles). Les époux se racontent également certains de leurs rêves, où s’éprouvent le désir du corps et l’attente du retour, mais aussi la hantise de la mort suspendue. Ils adoptent également un rituel spécifique dans la pratique à deux de la ménomancie : divination à partir du jour et de la date de survenue des règles.

L’intimité implique la mise en forme d’un pacte de véracité, qui dans la situation exceptionnelle de la guerre est extrêmement difficile, et en fait impossible à tenir pour Émile, qui cherche d’abord à rassurer sa femme et les siens. Il insiste ainsi pour souligner que, bien que les obus sifflent sur sa tête, sa main, comme peut constater sa destinataire « ne tremble pas ». Aussi, comme beaucoup d’autres, se concentre-t-il sur les scènes de repos, qu’il ne cherche nullement à enjoliver : prise exagérée d’alcool, jeux de cartes incessants, désœuvrement déprimant… Le récit est ainsi entièrement pris dans la tension entre la répétition incessante de « je vais très bien », « je ne porte pas peine », « je ne me fais pas de souci » et l’horizon noir et sanglant du lendemain. Aussi, ce sont les mots de « cauchemar » et d’« enfer » qui leur servent à tous deux à qualifier la guerre, car l’arrière est aussi plongé dans la déréliction, avec la liste des morts aux combats, des suicides (Amélie ne décrit pas moins de trois suicides de soldats) et des blessés, qui s’allonge de jour en jour. La situation est telle, très vite (fin 14) que l’accord se fait entre la tranchée et l’arrière : « cela ne peut plus durer comme cela », sans pourtant qu’aucune perspective rationnelle de résolution rapide ne se présente ; d’où la recherche de signes prémonitoires et le bon accueil fait aux propos des devins et « prophètes » dans les journaux que lisent l’un et l’autre et qui vaticinent une prompte victoire.

Nonobstant la vie continue et une part non négligeable de la correspondance d’Amélie est dédiée à la geste quotidienne des travaux et des jours à Boussac et Parsac : fête du cochon, moissons à la batteuse, jours de foire, commerce familial, etc. La précision et les talents de narratrice d’Amélie sont impressionnants et son mari, qui sur le front cherche toujours et partout les camarades du pays, se repaît de tous ces « détails », et en redemande. De même la chronique des mœurs de Boussac constitue un point fort des échanges, des histoires grivoises et tristes en fait, de femmes volages et de jeunes filles engrossées par des soldats de passage, qui attirent sur elles la réprobation générale, à commencer par celle d’Amélie, qui de son côté, ne rassure jamais trop son Émile sur sa fidélité. Cette chronique « des femmes de Boussac » comme ils disent, fait échapper un instant à la vague morbide qui semble tout emporter sur son passage, Émile trouve tous ces détails scabreux « épatants », mais ils sont aussi pour lui le signe d’une sorte d’effondrement moral produit par la guerre, et il est vrai en tout cas qu’en fait, ces chroniques ramènent invariablement au cœur de la guerre (jeunes veuves, cocus au front, soldats en convalescence logés chez l’habitante…) et en sont aussi la pure expression.

Jean-Pierre Cavaillé, juillet 2024

Bibliographie :

Jean-Pierre Cavaillé, « Une correspondance au quotidien : Amélie et Émile Quentin, 1914-1919 », in Agnès Steuckardt, Corinne Gomila et Chantal Wionet (dir.), Gens ordinaires dans la Grande Guerre Correspondances, récits, témoignages, Maison des Sciences de l’Homme, 2024, p. 89-108.

– « La correspondance de guerre d’un sabotier et d’une couturière en pays marchois : Amélie et Émile Quentin (1914-1919) », Lemouzi, n° 224, 2019-2, p. 88-140.

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Pierre, Joseph (1880-1917)

L’information ci-dessous est tirée de La Lettre du Chemin des Dames, n° 35, octobre 2015, p. 16-19, confirmée par la fiche de mort pour la France sur le site Mémoire des hommes.
Joseph Pierre est né à Saint-Cast (Côtes du Nord, aujourd’hui Côtes d’Armor) le 1er mars 1880, fils d’un laboureur devenu exploitant de carrière. Lui-même a travaillé comme carrier. Il a fait le service militaire dans la marine et a obtenu le grade de quartier-maître. Mais il est mobilisé en 1914 dans l’infanterie, au 78e RIT, avant de passer au 201e RI où il devient sergent. Le témoignage, complété par le JMO du 201e, repose sur des lettres adressées à une jeune femme prénommée Aline, qui était peut-être sa fiancée. S’y ajoutent quatre photos.
La lettre du 22 décembre 1914 est envoyée du secteur de Berry-au-Bac. Elle décrit la situation misérable dans les tranchées, les morts sur le no man’s land, les ruines. Au repos, « tout le monde trouve déjà drôle de ne plus entendre le sifflement des balles et des obus mais je les reconsole en leur disant que demain nous retournons ». Après ce trait d’humour, il ajoute : « Probablement que prochainement nous donnerons un coup d’assaut pour chasser ces barbares. Cela nous coûtera cher en fait de vies humaines mais cela ne peut durer ainsi. Espérons que nous aurons le dessus et que nous les renverrons chez eux pour toujours. »
De Bouffignereux (Aisne), le 1er janvier 1915, il remercie Aline de sa lettre récente : « car ici le seul désennui que j’ai c’est de lire les rares correspondances que je reçois ». L’humour est toujours présent, comme dans cette scène qui s’est déroulée dans le cimetière de Berry-au-Bac : « Les obus tombaient tout autour de nous, les plus près bombardaient tout et nous recouvraient de terre, nous étions méconnaissables, et lorsqu’on voyait qu’aucun de nous n’était blessé sérieusement on en rigolait, c’est épatant on ne pense pas à mourir. » Il se réjouit des dégâts faits par un obus sur la tranchée allemande : « Nous avons très bien vu têtes, jambes, bras sautés séparément à 15 mètres en l’air, tu parles si on était contents. » Une description peut-être exagérée car il a écrit que la tranchée ennemie était à 200 mètres et que la visibilité était obscurcie par fumées et projection de terre. Il continue ainsi : « Si le système de tranchées continue, la guerre durera bien dix ans. » Il termine sur les rigueurs du temps, la pluie, la boue, le froid aux pieds.
Le 17 mai suivant : « Ah ! Ce qu’on a pu perdre du monde, c’est épouvantable. Je t’assure que je voudrais bien que tout ça soit terminé, j’en ai plein le dos, c’est tout de même trop long pour nous surtout depuis décembre que nous sommes dans les tranchées et dire qu’il y a encore des régiments qui n’ont pas vu le feu. »
Aucune autre lettre n’est donnée, on peut le regretter, mais c’est qu’elles ne concernaient pas les alentours du Chemin des Dames. En mars 1916, à Verdun, il reçoit une citation pour avoir « tué de sa main un officier allemand qui, d’un poste d’écoute, repérait nos positions ». Joseph Pierre participe ensuite à l’offensive de la Somme, puis aux combats sur l’Yser où il est tué le 31 juillet 1917 au cours d’une attaque.
Rémy Cazals

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Richebé, Gaston (1895-1963)

Souvenirs de guerre d’un fantassin
Arras, Imprimerie centrale de l’Artois, 1956 et 1962

Appartenant à une famille bourgeoise de Béthune, Gaston Richebé, arrière-petit-fils d’un maire de Lille, est étudiant en 1ère année de mathématiques spéciales en 1914. Classe 15, il est ajourné au début 1915, puis incorporé au dépôt du 33e RI (Arras/Cognac) en septembre. Il est reçu à un concours pour l’école d’aspirants de Joinville (stage de janvier à avril 1916). Il monte au front dans l’Aisne à Vendresse-Beaulne (juin-juillet). Transféré sur la Somme le 8 août, le 33ème RI commence sa marche d’approche le 3 septembre. Au moment d’une relève (10 septembre 1916), l’aspirant Richebé est blessé au bras par de petits éclats ; après une convalescence, il rejoint son unité à Pontavert en février 1917. Il participe à l’offensive d’avril en réserve d’Armée derrière le 201e RI. Dans les Flandres pendant l’été et l’automne, le 33e revient à Craonne en janvier 1918. Richebé est fait prisonnier le 12 juin lors de la percée allemande du Chemin des Dames ; prisonnier à Rastatt puis à Graudenz (Prusse Orientale), il est rapatrié en janvier 1919 par Copenhague et Cherbourg et démobilisé en septembre 1919.

Richebé écrit ses souvenirs (1952) plus de trente ans après les faits, plutôt « pour son plaisir personnel que pour tout autre motif. » Il souhaite, dans sa préface, compléter l’histoire générale par l’énonciation de faits particuliers. Il s’essaie à la précision, se servant de carnets de poche où il notait les événements au jour le jour (cependant certains se sont perdus). Une 2e édition (1962) fait quelques corrections secondaires, supprime quelques noms propres, et précise dans l’introduction : « je compte surtout sur la compréhension, sinon toujours sur l’adhésion, des hommes de mon âge ; les jeunes ont d’autres soucis, mais s’ils me lisent, je souhaitent qu’ils apprécient l’immense sacrifice consenti par ceux de 1914 – 1918. »

Le récit de Gaston Richebé est neutre, assez mesuré dans ses descriptions, et peu précis sur les états d’âme de l’auteur. Celui-ci est aspirant et parle d’un grade assez décevant, peu considéré mais entraînant pas mal d’inconvénients (rôle de chef de section assez ingrat selon lui), avec notamment celui d’être dans certaines compagnies assimilé aux sous-officiers (popote). Il est assez vite désabusé, évoquant par exemple les ivresses fréquentes de son commandant de compagnie (Aisne, printemps 1916). Il évoque la bataille de la Somme, le marmitage permanent et l’impossibilité de sortir à l’assaut, à cause de la difficulté à réduire les mitrailleuses allemandes. Le récit se fait ici plus vivant, plus précis : « Je ne sais comment cette relève s’est effectuée sans grosse casse. La lune s’était levée dans un ciel assez clair, et les tirailleurs allemands n’étaient pas loin. La compagnie, mal dirigée, se trouve à la file indienne debout sur ce terrain battu par les mitrailleuses. Il y a de la pagaille, des bruits d’armes entrechoquées, des ordres criés trop haut. Les boches devaient être bien fatigués, eux aussi, pour ne pas nous avoir inquiétés. »
Il est ensuite blessé légèrement au bras : « nous avions ce qu’on appelait la fine blessure .»
L’attaque du 16 avril 1917 est décrite depuis une position de 2ème ligne. Richebé dit voir du plateau où il se trouve brûler les chars du commandant Bossut, lancés à sa droite dans la plaine de Corbeny. L’avancée du 33ème, en soutien du 201ème RI, est très difficile et les hommes sont bloqués à contre-crête, avec une artillerie placée en contre-bas et qui ne peut les aider efficacement. Le combat est dur « je vois encore un de nos sergents, debout sur les parapets, lançant des grenades dans les abris et me demande toujours comment il en est sorti », la progression décevante et après le 19, journée confuse, un calme relatif s’établit. Richebé résume : « cette période reste pour moi un cauchemar. »
Le récit évoque ensuite le transfert en Belgique et le soutien à l’offensive anglaise dans les Flandres (bois d’Houthulst, août 1917). Il évoque les désagréments liés à un phénomène nouveau, le bombardement aérien de nuit par l’aviation allemande : « A 10 ou 15 km du front, nous n’avions pas de tranchées, et aux alertes nous devions quitter précipitamment nos cantonnements trop exposés, nous égailler dans la campagne et passer, en somme, une fort mauvaise nuit. »
L’auteur décrit ensuite la vie de tranchée de retour dans le secteur de Berry-au-Bac puis de Craonne, puis l’entraînement en liaison avec les chars Ft 17 (mai 1918). L’esprit « militaire » est absent chez lui, « j’en avais assez de rester sous-officier avec mon grade d’aspirant, bien que j’eusse le commandement d’une section. »
Fait prisonnier le 12 juin 1918 vers Soissons (Vertefeuille) à la fin de la percée allemande, il insiste sur le rôle positif de la Croix-Rouge qui, au long de sa captivité, contribue à adoucir sa vie matérielle. Transféré en décembre 1918 en France, il rencontre de Gaulle en passant au dépôt de Cognac, capitaine hautain et distant, rentrant aussi de captivité « Il ne fréquentait pas grand monde .»
Au total un récit intéressant surtout pour la description du combat de la Somme, de l’Aisne et la reprise de la guerre de mouvement en 1918.

Vincent Suard

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Carlier, Emile (1882-1947)

1. Le témoin
Né à Valenciennes (Nord), marié en 1910, il a deux enfants en 1914 et exerce la profession d’agent d’assurance ; mobilisé à Douai, il réussit à quitter la ville avec le dernier train le 1er octobre 1914. Il rejoint ensuite Guéret, où il est mis en disponibilité par l’autorité militaire. Le réserviste est rappelé en mai 1915 et incorporé au 127e Régiment d’infanterie (1ère DI).
Il est en secteur devant Reims jusqu’en février 1916, à Verdun (février-mars 1916), puis dans l’Aisne, participe aux attaques de septembre 1916 dans la Somme, retourne en Champagne fin 1916, participe à l’offensive d’avril 1917 à Vauclerc, est dans les Flandres de juillet à décembre 1917. Le 127e participe ensuite à la bataille de Picardie (défense d’Amiens en avril 1918) puis à la défense de l’Aisne (offensive allemande du 27 mai 1918, percée au Chemin des Dames). Il est transféré dans les Vosges puis participe à l’occupation de Mayence ; Carlier est démobilisé en février 1919.
Après le conflit, il se consacra à des activités culturelles, fut conservateur adjoint du musée de Valenciennes, spécialiste de la peinture hollandaise et journaliste au Petit Valenciennois. Il s’occupa aussi de l’Association des Anciens Combattants du 127e dont il fut un des principaux animateurs. Il eut six enfants dont un fils tué lors des combats de la Libération en Alsace en janvier 1945 (19e BCP). « Emile Carlier atteint au plus profond de son être par la mort de Daniel, mourut le 17.09.1947 pensant souvent à ces deux guerres, à ses morts et à son fils. » (p.7, présentation de l’auteur).

2. Analyse du témoignage
Le récit d’E. Carlier est d’abord paru anonymement par épisodes sous l’intitulé « Souvenirs d’un Ancien soldat du 127e » dans la feuille locale le Petit Valenciennois. Il a fait l’objet d’un manuscrit global en 1937 sous la signature de l’auteur : p. 141 « C’est aujourd’hui que se termine la publication de « Mes Souvenirs de Guerre ». Ai-je été sincère ? Ai-je dit la vérité ? Ai-je fait un récit exact des faits dont j’ai été le témoin ? J’ai, entre les mains pour l’affirmer, de nombreuses lettres de mes anciens compagnons d’armes dont plus de 20 lettres d’officiers. » L’édition définitive date de 1993 : Carlier Emile, Mort ? Pas encore ! Mes souvenirs 1914 – 1918, par un ancien soldat du 127e RI, Editions Société Archéologique de Douai, 1993.
Le récit se présente comme le journal de son passage au front comme téléphoniste ; cette fonction est un « filon » en secteur calme, mais le poste se révèle très exposé lors des coups durs. Cet emploi donne à Carlier, au PC du 3e Bataillon, un point de vue qui le tient bien informé de la vie de sa division (1ère DI puis ID162).
Le témoignage est un récit classique de combattant, des carnets avec les mouvements, événements, lieux et dates ; son souci est l’exactitude, la vérité des faits vécus. C’est un Valenciennois qui parle sous le contrôle de ses lecteurs compagnons d’armes (publication en feuilleton dans la presse locale). Cet aspect original induit un auto-contrôle particulier de l’écriture, car Carlier cite des individus nommément, vivants ou morts, des voisins, des collègues voire des membres de sa famille encore actifs dans l’entre-deux guerres. Il s’occupe d’autre part de l’amicale des Anciens du 127e. On sent que Carlier pense à ses lecteurs, témoins comme lui, et en même-temps aux morts du régiment dont il se sent le légataire, lorsqu’il rédige son témoignage : p. 49 « Si ces heures furent glorieuses pour notre cher régiment, il ne convient pas de laisser dans l’ombre leur côté tragique et de taire les souffrances physiques et morales des combattants. »
C’est d’abord un récit patriotique, qui glorifie le sacrifice : p. 42, capitaine R. Billiet (apparenté à E. Carlier) : « ce qui devait fatalement arriver arriva. Frappé en plein cœur par un éclat d’obus, Roger Billiet meurt bravement comme il avait vécu, fidèle aux principes et aux enseignements qu’il avait reçus dès l’enfance et qui se résument en un mot : le Devoir ! » Le témoin n’évoque pas de considérations politiques ou de questionnement sur la guerre, ses justifications ou ses buts. Sa perception des mutineries est classique (mauvaise perception de l’esprit du troupier, tout rentre dans l’ordre grâce à Pétain) : p. 50 « je me hâte de dire que dès la nomination de ce dernier, les intolérables abus et les pratiques dont nous eûmes à souffrir précédemment disparurent. »
C’est aussi un récit de l’infanterie, qui veut montrer la spécificité de la souffrance du troupier (p. 49 « Le fantassin a bu le calice jusqu’à la lie »). Son sort est considéré par l’auteur comme largement inconnu de l’opinion commune : p. 49 « Beaucoup de personnes ignorent la vie de martyr que mena le simple soldat dans l’infanterie pendant la guerre. Il convient de la faire connaître à tous. C’est rendre hommage à nos morts et à ceux qui ont souffert pour que la France vive. » C’est un propos « d’en bas », de ceux qui n’ont pas la parole, d’une certaine manière, c’est une position « politique » (au sens de L. Smith), c’est-à-dire qui conteste à l’intérieur d’une structure d’autorité, mais qui ne la remet pas en cause et ne réfléchit pas à la guerre dans sa globalité. Curieusement pour le lecteur du XXIe siècle, le scandale à dénoncer n’est pas la stupidité d’offensives meurtrières et vouées à l’échec, mais celle des « chiens de quartier », celle des brimades inutiles et évitables d’officiers, surtout à l’arrière et au repos : p. 28 « Il n’admettait pas (lieutenant Davaine) les brimades et les vexations dont certains officiers de métier étaient vraiment prodigues à l’égard de leurs soldats, à tel point que le repos faisait regretter les tranchées. Pour ceux d’entre eux qui considèrent le galon seul comme critérium de l’intelligence, du savoir-vivre et de la distinction, un soldat est un soldat, c’est-à-dire une brute à laquelle on n’a pas de comptes à rendre, attendu que dans le métier militaire, il ne faut pas chercher à comprendre. » Carlier insiste plusieurs fois sur ce fait p. 13 «La perspective de partir à l’arrière, où tout est prétexte à exercices et brimades, nous donne le cafard » ou p. 55 « Mon bataillon part au repos à l’arrière et je dois suivre sa fortune, bien que je préférerais de beaucoup rester aux tranchées. »
Nous sommes ici dans un « moment historiographique », le récit dominant de la guerre à ce moment (A. Prost/J. Winter) restant celui de l’encadrement (officiers supérieurs) p. 49 « Certes la publication d’un récit de ce genre n’ira pas sans soulever les susceptibilités de ceux qui n’ont connu la guerre que par les histoires des « bourreurs de crâne » ou qui, de bonne foi, ne peuvent admettre que certaines erreurs aient pu être commises, que des souffrances inutiles aient été imposées à la troupe.» Notable plutôt conservateur après-guerre, Carlier est insensible dans son propos à l’environnement pacifiste, mais il insiste sur la vérité du témoin, et en cela il est représentatif de la démarche de J. N. Cru. Des réactions d’officiers à la lecture de son manuscrit sont à cet égard intéressantes, et on a presque l’impression d’une gradation des opinions qui suivrait les grades militaires:
Général de Fonclare (1937) « j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article et à ce sujet je vous remémore la suggestion que je vous ai déjà faite de publier en un volume les « Souvenirs » concernant le 127e RI. Les écrits des grands chefs abondent à ce sujet… Ils ont valeur d’ensemble, mais ceux des « petits » qui mirent plus ou moins obscurément la main à la pâte, ceux-là ne sont pas moins précieux (…) ce « plus ou moins obscurément la main à la pâte » est à mettre en relation avec les « visions d’Apocalypse » (p. 35) de la Somme… une autre lettre du paternaliste général, ancien commandant de la 1ère DI : « En ce qui concerne les appréciations un peu vives qui sont les échos de vos souffrances physiques et morales et de celles de vos camarades, je sais l’indulgence qui leur est due… »
p. 142 colonel Carrot « J’ai reçu avec plaisir votre magnifique journal de campagne (…) C’est une belle période de ma vie que je retrouve en lisant vos pages de guerre. »
capitaine Pendaries « Ces souvenirs dépeignent d’une façon aussi juste que touchante les souffrances que nous avons eu à supporter pendant la guerre. »
capitaine Guérin-Séguier « Je ne puis que vous féliciter de fixer ainsi les détails de cette guerre que l’on oublie trop, hélas ! »

3. Thèmes

Relation des nordistes avec les méridionaux
p. 23 « Le régiment reçoit, pour combler les vides de Verdun, un important renfort de méridionaux. Le Colonel les harangue. Il fait l’éloge des gens du Nord dont a été formé jusqu’à présent le 127e. Il espère que les gens du Midi sauront imiter leur vaillance. Intérieurement, nous approuvons. Ce n’est pas sans une certaine méfiance que nous recevons les nouveaux arrivés. Méfiance parfaitement injustifiée et qui ne tarda pas à se dissiper au chaud contact de nos exubérants camarades. Nous n’eûmes jamais de plus gais compagnons et quand arriveront les sombres jours de la Somme et de Craonne, ils sauront, eux aussi, donner l’exemple du patriotisme et du devoir. »

Perception critique de l’arrière, ambiance à Paris, permission 23 mai 1916
p . 25 « Je reste dans la capitale et pour la première fois depuis mon incorporation, je peux juger de visu de la mentalité de l’arrière. La vie est bien différente de celle que j’ai vécue moi-même à Paris, dans les premiers mois de la guerre alors que j’attendais mon ordre de mobilisation. On sentait alors qu’il y avait quelque chose de changé dans les mœurs de la capitale. La population fiévreuse et surexcitée, attendait dans une angoissante inquiétude la marche des événements. L’âme du peuple vibrait en songeant aux souffrances et aux dangers de ses défenseurs. Les Zeppelins venaient survoler la ville. C’était la guerre !
En juin 1916, ce n’est plus la guerre. On ne connaît pas encore les restrictions. Le naturel a repris le dessus. Les théâtres, les cinémas regorgent de spectateurs, la mode donne libre cours à tous les caprices. Luna Park a rouvert ses attractions. On s’est organisé dans la guerre. Paris s’amuse pendant qu’à Verdun toute une génération souffre et meurt. Je me sens tout dépaysé. J’ai presque hâte de retrouver mes camarades et ma solitude et je repars sans le moindre cafard. »

Après Verdun, considérations sur la guerre et le devoir
2 avril 1916 p. 21 « Certes, nous sommes sortis indemnes de la sanglante tragédie et nous voici maintenant au repos, mais tous, nous savons que ce repos une fois terminé, nous sommes destinés à être jetés dans de nouvelles fournaises et, comme le dit le fabuliste, « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Ces considérations ne nous empêcheront pas de faire notre devoir, mais nous songeons, avec mélancolie, que la patrie exige de nous de bien durs sacrifices. Elle est comme Saturne. Elle dévore ses enfants ! »

Evocation des attaques dans la Somme Marche vers le front, août 1916, chaleur
p.29 « Après toutes ces marches plus éreintantes les unes que les autres, le moral est assez bas. La fatigue physique, portée au-delà de son extrême limite, abat les âmes les mieux trempées. Nous essayons de nous remonter mutuellement. Nous sommes bien sortis vivants de Verdun, la Somme ne peut pas être plus terrible. Hélas ! ce qui nous attendait là-bas dépassa de beaucoup tout ce que notre imagination aurait pu supposer. Jamais nous n’aurions pu concevoir que de pareilles souffrances, de tels spectacles , de tels dangers nous étaient réservés.»

La Somme Préparation de l’offensive
20 août 1916 Camp des Célestins
p. 33 « Nous ne savons pas grand-chose des événements militaires qui se déroulent devant nous et auxquels nous sommes destinés à prendre part. Par des évacués du front rencontrés dans les villages voisins, de vagues rumeurs circulent. Il paraît que les combattants n’ont pas d’autres abris que les trous d’obus . Les Allemands massacreraient tous les prisonniers. On nous raconte de terrifiantes histoires à ce sujet. Les journaux qui nous parviennent s’étendent, d’autre part, avec complaisance sur les ravages effrayants occasionnés de part et d’autre par l’artillerie : les mots de marmitage, de pilonnage reviennent fréquemment. Si le moral de l’arrière est toujours aussi élevé, les perspectives qui s’ouvrent devant nous sont des moins réjouissantes. »

La Somme des cadavres partout
24 août 1916 p. 35 « ce sont des visions d’Apocalypse qui se dressent devant nous quand nous nous avisons de passer la tête au-dessus de la tranchée. »

Des prisonniers allemands pendant l’attaque
Midi, 2 septembre 1916, Maurepas, lisière du bois Louage
p. 38 « Trois soldats passent conduisant un capitaine, un feldwebel et deux autres prisonniers de moindre importance. Le capitaine Rouhier, à la porte de son P.C., regarde philosophiquement défiler les prisonniers ; l’officier boche le toise avec insolence, s’arrête et l’invective, se plaignant avec aigreur que les Français ne respectent pas les lois de la guerre. Comme le Boche, ne recevant pas de réponse, revient à la charge de plus en plus arrogant, notre brave capitaine le repousse et lui décoche dans… la banlieue de son dos un énergique coup de pied qui l’envoie valser dix pas plus loin. La liaison s’empresse de suivre l’exemple et passe à tabac les trois autres prisonniers. »

Relève 5 septembre
p. 41 « Depuis dix-neuf jours, nous n’avons pu nous laver, nous raser, nous déshabiller, enlever nos chaussures. Nous avons passé toutes nos nuits à la belle étoile. Nous avons été successivement rôtis par le soleil, noyés et glacés par la pluie. Nous avons connu la faim, la soif. Nous sommes dévorés par la vermine. Plusieurs fois, nous avons senti passer les affres de la mort. Nous avons vécu des heures entières d’agonie. »

Description d’un « état de choc», qui nous choque aujourd’hui pour d’autres raisons 8 septembre, retour en arrière, camp des Célestins
p. 43 « Les visages pâlis et maigris de ceux qui m’entourent témoignent assez les fatigues des survivants et dans les baraquements hier trop étroits et aujourd’hui trop larges, la place des morts est restée vide. Dans le camp, des nègres passent. On se détourne d’eux avec horreur. Ils évoquent trop de souvenirs des cadavres en pourriture qui nous entouraient sur le champ de bataille. »

Messe vengeresse 9 septembre 1916, camp des Célestins
p. 44 « Après l’évangile, l’aumônier, M. l’abbé Branquet, prend la parole. Il adresse un souvenir ému et reconnaissant à la mémoire de tous ceux qui sont tombés pour la défense de la Justice et du Droit : « Et maintenant, dit-il en terminant, vengeons-les ! ».
Cette messe, en plein air au milieu du camp, cette foule de soldats massés au pied de l’autel, ce prêtre aux accents belliqueux prêchant une nouvelle croisade, tout cela ne manque pas de grandeur. L’âme s’exalte à l’idée du Devoir et du sacrifice. »

Distraction au repos 21 novembre 1916
p. 56 « Le programme comportait une « Revue ». Le régiment avait à son actif assez de faits glorieux pour que l’on profitât de l’occasion pour relever le moral des hommes, faire vibrer chez eux la corde patriotique et rappeler la mémoire des chers disparus. On préféra tomber dans le trivial et l’obscène, flatter les basses passions de l’individu. Bien souvent, j’ai fait cette triste constatation en assistant aux séances de cinématographe et aux représentations du Théâtre aux armées, offertes aux soldats du front. Se croyait-on revenu aux tristes temps de la décadence romaine, où l’on jetait en pâture à la plèbe « du pain et des jeux ? ». Le soldat français – mais il faut savoir le prendre – a d’autre idéal, grâce à Dieu, que l’ivrognerie et la débauche ! »

Opinion sur les troupes coloniales Champagne, 6 octobre 1916
p. 54 « Le poste est occupé par des coloniaux qui n’ont pas l’air de s’en faire et desquels nous nous efforçons de tirer les renseignements pratiques et techniques qui nous sont nécessaires. C’est en vain que nous leur demandons leurs consignes, le relevé des lignes téléphoniques et le schéma du réseau. Nos prédécesseurs ne connaissent rien de tout cela. Une seule question les intéresse, « le pinard », et les seules consignes qu’ils peuvent nous passer sont des indications très nettes et très précises sur les moyens de faire parvenir le précieux liquide jusqu’à nous. »

Offensive d’avril 1917 Attaque du plateau Vauclerc
16 avril 1917 18 heures
p. 69 « Aucune progression n’a pu être réalisée depuis le matin par le 327e et le 43e. Ces deux régiments sont toujours arrêtés par les mitrailleuses du bois B.1 que notre artillerie n’est pas parvenue à détruire. Plus impitoyables encore que les barrages d’artillerie, les nappes de balles fauchent au passage tous ceux qui s’aventurent sur le bled. (…) Le 201e est relevé après être resté seulement quelques heures en ligne. L’emplacement occupé par ce régiment est marqué au loin par la grande tâche bleu horizon de centaines de cadavres amoncelés au même endroit. (…) « C’est pire que dans la Somme ! » me disent ceux de mes camarades qui viennent des premières lignes. »

Offensive allemande, bataille de l’Aisne 1er juin 1918 midi
p. 106 « Le général Messimy (ancien Ministre, commandant l’ID 162) arrive en auto. Il déclare que maintenant, il ne faut plus céder aucun terrain à l’ennemi. Il faut résister coûte que coûte. « Dites bien à tout le monde, déclare-t-il à haute voix, que je viens d’abattre à coup de révolver un homme qui voulait se sauver ! ». « Ce n’est pas vrai, ajoute-t-il plus bas en s’adressant aux officiers qui l’entourent, mais qu’on le dise et qu’on le répète aux soldats. »

Spécificité du soldat des régions envahies
p. 59 « Le mois de décembre 1916 nous amène également de nombreux rapatriements du Nord envahi. J’ai la joie de voir revenir les miens. Je demande aussitôt la permission à titre exceptionnel à laquelle j’ai droit, mais comme ma famille est restée en Suisse, il me faut un certain temps pour obtenir les papiers nécessaires ( …) je trouve un train qui m’emmène à Paris où je prendrai la correspondance pour Genève. »

En secteur en Flandre après juillet 1917
p. 83 « Depuis le jour où la guerre nous a si brusquement arrachés à nos familles et au pays natal, nous nous sommes sentis partout déracinés. Pour la première fois depuis trois ans, en Belgique et en Flandre française, nous nous sommes retrouvés chez nous et le sympathique et chaleureux accueil que nous avons rencontré chez nos braves et honnêtes populations du Nord a contrasté étrangement avec l’indifférence, voire même l’hostilité qui nous a accueillis partout ailleurs. »

Grande offensive 18 juillet 1918
p. 111 « On pousse vers la grotte des flots de prisonniers. Il y a parmi eux des gamins complètement imberbes, de véritables enfants dont l’arrivée soulève une hilarité générale. Je constate une fois de plus le bon cœur du soldat français. Pour celui qui a vécu la vie du front avec ses peines, ses dangers et ses souffrances, un prisonnier est un frère de misère, et il ne viendrait à personne l’idée de le maltraiter. On oublie que l’on a devant soi un Boche bien souvent bourreau des nôtres dans les régions envahies. On aime mieux passer pour naïf que cruel. »

Découverte des Américains
mars 1918, la bataille de Picardie secteur Montdidier
p. 95 « Les troupes américaines sont au bivouac dans le parc et une cuisine roulante s’est installée dans les dépendances du château. Nous remarquons que les officiers ont le même ordinaire que leurs hommes. »

Volonté de témoigner après la Somme
p. 50 « Je suis sûr, dans la circonstance, d’être l’interprète de tous mes camarades, de tous ceux qui ont vécu ces souvenirs et de traduire fidèlement leurs impressions. »

Vincent Suard 10/05/2012

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Liénart, Achille (1884-1973)

1. Le témoin

Né le 7 février 1884. Issu d’une famille bourgeoise lilloise. Entre à 17 ans au séminaire d’Issy-Les-Moulineaux. Fait son service militaire en 1903-1904 au 43e RI en devançant l’appel. Bénéficie de la loi militaire de 1889 qui ne prévoit qu’un an d’obligation militaire pour les séminaristes. Simple soldat car cette loi ne leur permettait pas de suivre les pelotons. Poursuit ses études de théologie à Saint-Sulpice dans le contexte de la Loi de Séparation. Membre de l’ACJF (catholicisme social). Ordonné prêtre en 1907 mais poursuit ses études pour échapper à une année de service militaire supplémentaire. Obtient durant cette même année une réforme pour raison médicale. Licence de philosophie puis doctorat en théologie. Nommé professeur d’écritures saintes au séminaire diocésain de Cambrai. Engagé volontaire à la déclaration de guerre. Aumônier à l’ambulance 3 de la 51e DR (prévu par le décret du 5 mai 1913 qui attache 2 aumôniers catholiques au niveau du CA et un au niveau de la DI). Devient aumônier volontaire à partir du 11 janvier 1915, rattaché au groupe de brancardiers d’une division supplémentaire et provisoire du 3e CA. En juin il rejoint les rangs du 201e RI, apte à suivre cette unité vu son âge. Blessé une première fois en avril 1916 sur le Chemin des Dames (Paissy). Blessé une seconde fois sur la Somme en août. (Maurepas). Citations et décorations. Reçoit en 1917 la croix de la Légion d’honneur remise par Pétain. Démobilisé le 12 mars 1919.

Redevient professeur au séminaire de Lille. Nommé curé-doyen à Tourcoing en 1926. Evêque de Lille en 1928. Cardinal en 1930. Conserve des liens avec les anciens du 201e. Soutien le régime de Vichy. Œuvre à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux en participant aux travaux de Vatican II. Meurt en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre 1914-1918, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 131 p. Cartes, extraits de canevas de tir (légendés par l’auteur), croquis (de l’auteur), photographies et documents divers ont été compilés par l’auteur dans ces souvenirs.

Préface et annotations de Catherine Masson. Avertissement de l’éditeur. Edition dotée d’un appareil critique fourni et d’une riche iconographie.

L’édition papier est accompagnée d’un DVD comprenant :

  • – une transcription dactylographiée d’un journal quotidien (carnets) tenu du 2 août 1914 au 12 mars 1919 (fichiers Word et PDF). La version présentée ici est celle détenue par les archives diocésaines de Lille.
  • – le scan complet des souvenirs objets de la présente publication (et comprenant la totalité des documents qui l’accompagnent). L’auteur les intitule «La guerre de 1914-1918 vue par un Aumônier Militaire. Achille Liénart»
  • – le scan de 2 carnets de sépultures.
  • – diverses éphémérides (produites par l’auteur).

Ces souvenirs (publication papier) ont été établis à partir de cahiers (reproduits dans le DVD). Ils ont été écrits après la guerre, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la date de rédaction (sans doute avant 1928). Ces cahiers sont eux-mêmes issus d’ « agendas de poche », rédigés sur le front, qui n’ont pu être retrouvés. Quelques pages des cahiers ont été retranscrites par la mère de l’auteur et par un scripteur inconnu (dans la version présentée ici, détenue par les archives diocésaines). Il existe une autre version manuscrite de ces cahiers (au nombre de 6), détenus quant à eux par la famille.

Les souvenirs présentés ici sont découpés en 13 chapitres respectant une chronologie précise.

Une carte, placée au début, synthétise tous les mouvements de l’auteur durant la guerre et les éphémérides offrent une vue panoramique des événements de guerre. L’ensemble – cahiers, souvenirs, éphémérides et documents – soulignent à l’évidence combien l’expérience de guerre a marqué son auteur.

3. Analyse

Nous n’évoquerons ici que les souvenirs publiés dans la version papier de cette publication. Ils se révèlent utiles pour qui veut comprendre le retour et l’implantation du clergé catholique durant la Grande Guerre auprès des combattants, neuf ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ils soulignent combien ce retour n’était pas acquis au début du conflit et combien sa réalisation se fit dans une réelle et parfaite improvisation. Une forme d’improvisation durable qui aura tendance à se maintenir durant tout le conflit.

Bien que l’auteur soit prêtre, il s’agit bien de souvenirs calquant le style d’un journal de guerre de combattant et qui en adoptent souvent la sécheresse formelle. L’auteur sera d’ailleurs convié par sa hiérarchie à participer à la rédaction de l’historique régimentaire du 201e juste avant sa dissolution. Priorité est ici donnée aux lieux et aux événements. Assez peu de place accordée à l’analyse et au ressenti de la guerre. La mission pastorale elle-même est plus souvent notée que décrite dans le détail.

Chapitre 1 : 2 août 1914-25 mars 1915 Aumônier bénévole, à l’ambulance 3/51. Départ en campagne – Bataille et retraite de Belgique – Combat de Guise – Bataille de la Marne – Secteur sud-est de Reims

Nomination dans l’improvisation

Aumônier volontaire aux armées dès le 3 août. Les 4 places officielles d’aumôniers au 1er CA étant prises, obtient de l’autorité militaire une affectation officieuse : « Mon cas n’étant pas prévu par les règlements, c’était à moi de me débrouiller pour trouver un emploi. » (p 15) Obtient une affectation à l’ambulance 3 de la 51e DR. : « Il était entendu par ailleurs, entre le médecin-chef et moi, que je ne demandais ni solde, ni nourriture, ni prestation d’aucune sorte (…) » (p 16) Accueil favorable « car un grand souffle d’union sacrée était passé sur le pays » (p 16). L’aumônier est pris en charge par une escouade d’unité inconnue pour la nourriture. Reçoit le 8 décembre une note du commandement qui « fit disparaître une menace qui pesait sur moi (…) » (p 20) La visite d’un médecin-inspecteur à l’ambulance régularise la situation de l’auteur qui obtient le statut d’« aumônier volontaire agréé » par lettre ministérielle du 11 janvier 1915. Il bénéficie désormais d’une assimilation de grade à celui de capitaine

Retraite de Belgique

Franchet d’Esperey (commandant le 1er CA) intervient directement auprès des troupes en retraite afin que celle-ci se fasse en bon ordre (p 17).

Chapitre 2 : 25 mars – 10 juin 1915 Aumônier volontaire agréé à la DI provisoire du 3e CA. Secteur nord-est de Reims

Brancardier divisionnaire ; affectation au 201e

Quitte l’ambulance 51/3, nommé brancardier divisionnaire le 23 mars (DI provisoire). Désire rapidement se retrouver au contact de la troupe pour officier (messes, confessions, visites de secteur). Prise de contact avec la troupe rendu difficile du fait de leur incessante mobilité. Demande une affectation auprès du 201e RI (unité de nordistes dont est issu l’auteur), la rejoint le 3 juin. S’efforce d’obtenir un poste qui lui permette d’être proche de la troupe (groupe des infirmiers régimentaires). Devient aumônier de cette unité : « J’avais maintenant comme « paroisse militaire » une unité d’infanterie combattante dont j’allais partager les risques, les souffrances et les gloires, et où j’allais exercer, près des vivants et des mourants, un ministère sacerdotal tel qu’il marquerait sur toute ma vie son empreinte et me laisserait les plus émouvants souvenirs. » (p 27)

Chapitre 3 : 10 juin 1915 – 21 février 1916. Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – 1er corps d’armée – Secteur de combat de Sapigneul

Un secteur actif : Sapigneul – cote 108

Installation d’une chapelle souterraine entre l’écluse nord et Sapigneul, à 30 mètres des lignes allemandes. L’auteur, au cours de ses tournées, apporte la communion aux guetteurs des postes d’écoute, l’entretien de la foi et la (re)conquête des âmes se faisant dans la proximité de la troupe.

Creusement de sapes souterraines jusqu’au canal en vue d’une attaque (p 30). Attaques répétées et infructueuses : « A quoi bon tant de sacrifices pour un si maigre résultat ? » (p 30)

L’échec de l’offensive de Champagne rend le secteur encore moins confortable qu’il ne l’était. Les maigres conquêtes de terrain au nord du canal sont aménagées mais l’espace demeure insuffisant pour une installation solide. Recherche et inhumation des soldats tombés entre les lignes : « Il y a là des cadavres français de 1914 encore en pantalon rouge et nous réussissons à en identifier plusieurs, à les recouvrir de terre et à planter des croix sur leur tombe. Il y en a aussi du 201e que nous ramenons derrière le canal et que nous inhumons sur place. Il en reste hélas quelques-uns qui sont tombés dans les réseaux de fil de fer allemands et que nous ne pouvons aller chercher jusque là. » (p 32. Noter la différence de traitement des corps entre les hommes appartenant à l’unité de l’auteur et les autres.)

Chapitre 4 : 22 février 1916 – 23 juillet 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille de Verdun – Secteur du plateau de Paissy (Aisne)

Verdun

Arrivée à Verdun le 26 février. Montée en secteur (calme) le 2 mars (fort Saint Michel). 6 mars, installation d’un poste de secours dans la redoute de Thiaumont. Le 201e est engagé devant Douaumont à l’un des moments les plus critique de la bataille. L’auteur fait office d’agent de liaison. Relève des morts lorsque cette tâche est possible (rapatriement du corps du lieutenant Brancourt qui sera inhumé vers la redoute de Thiaumont sous un bombardement intense après repérage par une batterie de 77). Relève dans la nuit du 12 au 13, les restes du régiment rejoignent Verdun. L’auteur repart sur le champ de bataille pour inhumer les corps dont il a noté les emplacements avec deux volontaires « chargés d’un grand nombre de croix (…) » (p 39). Les tombes des hommes du 201e ont été retournées par les obus : « Sans doute ne restera-t-il rien de ces pauvres corps, ni de la croix que nous plantons à la hâte au-dessus d’eux. » (p 39) L’auteur nomme, avec une pointe d’humour rétrospectif, cette équipée macabre « notre chemin de croix ». 22 mars, remontée vers la Côte du Poivre. L’abbé reçoit sa première citation. Installation d’un poste de secours à Bras. Retrait de la zone dans la nuit du 7 au 8 avril. Etape à Trélou. Remise de la Croix de guerre avec citation à l’ordre de la brigade.

Plateau de Paissy (Chemin des Dames)

Arrivée 22 avril (relève du 18e CA). Secteur particulièrement calme : « (…) nous trouvions que c’était bien notre tour de garder des tranchées commodes et bien aménagées, tandis que le 18e corps nous remplacerait à Verdun. Ce n’était pas très charitable, mais c’était si humain ! » (p 41) La tâche du prêtre n’est pourtant pas simplifiée dans ce nouveau secteur : l’éloignement des hommes et la faible occupation des tranchées l’oblige à parcourir de longues distances pour officier. Le calme du secteur autorise les déplacements à cheval. Blessure bénigne par obus au cours de l’un de ces déplacements. Rare critique du commandement au sujet des coups de main : « (…) nos chefs se  trompaient en croyant que par ces coups de main entretenir chez nos soldats l’esprit d’offensive. En réalité ces petites opérations de détail coûtaient cher et rapportaient peu, elles déprimaient le moral de nos soldats. » (pp 42-43)

Relation en fin de chapitre, à la manière d’un aparté hagiographique, d’« un souvenir qui m’est resté particulièrement cher » : un agent de liaison connu du prêtre ne peut poursuivre sa mission à Verdun. Ce dernier l’encourage en lui donnant la communion et le soldat repart terminer sa mission.

Chapitre 5 : 24 juillet – 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Camp de Crèvecoeur (Oise) – bataille de la Somme

Crèvecoeur et Gressaire

Déplacement du 201e à partir du 25 juillet vers le front de la Somme. Séjour au camp de Crèvecoeur pour une manœuvre visant à anticiper le futur engagement. 13 août : embarquement pour Villers-Bretonneux puis pour le camp de Gressaire où le 201e est doté d’une musique régimentaire : « Désormais nous n’avions plus rien à envier au 1er d’infanterie avec qui nous faisions brigade. » (p 45)

Bataille de la Somme

Arrivée en secteur à partir de la nuit du 19 au 20 août, relève du 20e CA. Un regard rétrospectif mi-admiratif et mi-critique sur l’allié britannique : « L’armée anglaise est bien différente de ce qu’elle était au début de la guerre. Elle a mis deux ans à se former mais elle est devenue nombreuse, puissante, admirablement équipée et très bien pourvue d’artillerie (…) La bataille de la Somme est leur première grande offensive, ils y sont entrés avec une ardeur magnifique, mais avec une inexpérience et une témérité qui nous rappellerons plus d’une fois nos erreurs du début de la guerre, et qui leur coûteront beaucoup de pertes inutiles. » (pp 15-46) Engagement du 201e à l’ouest de Maurepas. Installation d’un poste de secours de première ligne dans un ancien abri bétonné allemand dont la porte est tournée du côté de l’ennemi et qui reçoit le choc d’un obus allemand : l’auteur est blessé mais ne quitte pas son poste. « De fait je passe la matinée dans le chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions. Quand j’ai fini, mes soldats me confient leur lettres, pour beaucoup, peut-être le dernière. Ils l’ont écrite comme ils ont pu, au crayon, sur leurs genoux, avant le combat, ils y ont mis toutes leurs affections et ils tiennent à ce qu’elle parte. J’en apporte bien 300 au poste de secours d’Hardecourt » (pp 46-47) L’attaque du 201e réussit partiellement, les britanniques et le 1er RI n’ayant pu progresser au même rythme.

Multiples attaques mais progression limitée qui permet à l’aumônier d’aller à la recherche des morts et des disparus de l’attaque du 24. Court repos. 13 septembre, le 201e attaque à nouveau aux côtés des « joyeux » (bataillons disciplinaires africains) dans le secteur de Rancourt. Prise de Rancourt et de Combles. Citation du 201e à l’ordre de l’armée pour ces combats. 24 septembre, remise de la croix de guerre au drapeau du régiment et 2e citation de l’auteur, à l’ordre de l’armée.

Chapitre 6 : 2 octobre 1916 – 25 mars 1917 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Secteur de Champagne – Affaire de Maisons de Champagne – En Brie

Champagne

Arrivée secteur Dampierre – Saint-Etienne-au-Temple – La Cheppe : « J’en profite pour aller visiter les bataillons et prendre contact avec les renforts qui sont venus combler les vides creusés dans nos rangs. Nous avons reçu des hommes de tous âges, des territoriaux grisonnants et des jeunes de la classe 16, de toutes régions aussi, car il en est venu de tous les recrutements et il y a même des Sénégalais du plus beau noir ! Heureusement, si j’ai désormais quelques païens et quelques musulmans parmi mes ouailles, la majorité reste catholique. » (p 55) Exploration du champ de bataille de Souain afin d’y retrouver des restes de corps de soldats du 201e abandonnés lors de l’offensive de mars 1915. Constitution d’un ossuaire surmonté d’une croix sur laquelle figurent les noms des soldats tombés dans ce secteur. Promotion du lieutenant-colonel Hebmann au grade de colonel. Il quitte le 201e pour prendre le commandement de l’ID : « Je le regrettais personnellement plus que les hommes qui l’appréciaient mal, car il n’avait pas la manière de leur parler. » (p 57) Remplacement par le lieutenant-colonel Mougin « qui, tout de suite, sut attirer l’estime et la confiance de tous. Notre premier entretien fut très cordial, il préludait à l’amitié sincère et profonde qui n’allait pas tarder à s’établir entre nous. » (p 57)

Maisons-de-Champagne

Le 201e est chargé d’aller porter secours au 208e dont deux bataillons ont été capturés par un coup de main allemand (c’est au cours de ce coup de main que des documents importants concernant l’offensive du printemps 1917 vont être pris par les Allemands ; Liénart semble ignorer ce fait.)

Les hommes du 201e sont pressentis pour reconquérir ce qui a été perdu par le 208e : « Pourtant le 23 [janvier 1917], le bruit court que c’est pour demain (…) Les hommes sont mornes et je ne sais que leur dire, car le bon sens me paraît être de leur côté. » (p 59) Cette attaque est finalement ajournée et le 201e quitte le secteur. Il part au repos pour Condé-en-Brie.

Maizy (Chemin des Dames)

Anecdote relatant la capture d’un soldat français du 233e accusé d’être un espion par un soldat du 201e.

Chapitre 7 : 26 mars 1917 – 26 juin 1917 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Assaut du Chemin des Dames – Vauchamps -Mailly – Gonaix

Du 16-23 avril au plateau de Craonne

« Le séjour à Maizy est assez agité. L’ennemi se rend compte de la concentration de troupes qui s’opère et bombarde tous les villages. » (p 63) Préparation difficile des festivités de Pâques (confessions, messes) dans un contexte de préparation d’offensive. « Le capitaine Battet m’explique le plan de notre offensive, qui nous paraît à tous deux effarant. » (p 63) Critique lucide de ce plan par l’auteur au regard de ce qui s’est passé dans la Somme (attaques successives de positions après préparations méthodiques d’artillerie) : « Cela faisait une pénétration prévue de sept kilomètres en profondeur qui devait s’opérer d’après horaire fixé d’avance, en sept heures. En regardant la carte d’état-major, nous constations combien la topographie de notre secteur était propice à la défense (…) S’il n’y avait pas eu d’Allemands, l’effort physique d’un tel assaut avec l’armement complet et la surcharge de quatre jours de vivres que les hommes devaient emporter, eut été déjà été très considérable. Aussi malgré la puissance de notre artillerie et la densité de l’armée de rupture dont nous faisions partie, ne pouvions-nous nous défendre d’un sentiment d’effarement devant un plan aussi audacieux. La position à enlever était formidable, et tout de même l’ennemi qui la tenait était de ceux dont il n’était pas si aisé de faire abstraction (…) Jamais pourtant la confiance et le moral de l’armée n’avaient été plus élevés. » (p 63)

Le 16 avril, le brancardier Liénart suit la progression du 5e bataillon du 201e décimé par les tirs allemands de la tranchée du Balcon. Il est contraint de se replier sur la « maison sans nom », au pied de la falaise, transformée en poste de secours avancé. Le capitaine Battet, commandant le 4e bataillon, parvient à s’infiltrer au sud du Tourillon de Vauclerc et à prendre pied dans la tranchée du Balcon qui est progressivement conquise par ses extrémités et conservée. Malgré la conquête du Balcon, l’évacuation des blessés de la « maison sans nom » demeure particulièrement périlleuse. La recherche des blessés ne peut se faire qu’à la nuit tombée. Le 17, après une dure journée passée à soigner les blessés, Liénart quitte le poste de secours avancé et se dirige, épuisé, vers le poste de secours de Craonnelle. Il ne reprend son service que le 20. Le 21, il part à le recherche des corps de soldats disparus : l’identification est possible mais non l’inhumation. Le 22, regroupement sommaire de 125 corps : « Les corps sont réunis dans de grands trous d’obus, et les objets sont recueillis, les noms sont inscrits dur des billets et placés dans des bouteilles laissées dans des trous d’obus, au milieu des corps. » (p 68) L’inhumation des corps ne peut être accomplie du fait d’une relève.

Chapitre 8 : 26 juin 1917 – 18 janvier 1918 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille des Flandres – Retour en Seine-et-Marne – Crouy-sur-Ourcq

Les Flandres

Acheminement du 201e vers le nord : « Allions-nous enfin, nous qui appartenions au 1er corps d’armée, nous battre directement pour arracher notre régions envahie à l’oppression de l’ennemi ? » Entrée en Belgique, observation « de l’armée belge, que nous avions vu en 1914 si peu préparée à soutenir le terrible choc de l’armée allemande, et que nous retrouvions à présent fortement équipée et très bien encadrée. » Relève d’une unité belge sur le rive ouest du canal de l’Yser : «  Dans ce pays plat, saturé d’eau, où les tranchées, au lieu d’être creusées dans la terre étaient établies en superstructure, point commode pour loger les compagnies de réserve. » Mise au repos : « Le commandement soucieux d’avoir des troupes d’attaque en parfait état physique et moral, nous avait fait voir le champ de bataille, et nous mettait au vert jusqu’à l’offensive. » (p 73) Le 201e attaque le 31 juillet mais son avance est stoppée par la pluie. A son habitude, comme après chaque offensive, Liénart inhume les morts du régiment. Au repos, il reçoit la croix de la Légion d’honneur des mains de Pétain : « Il me félicita d’un mot, mais ce qui me fut plus sensible encore, ce furent les félicitations vraiment cordiales et émouvantes qui me vinrent de tous mes soldats et des officiers du 201e.» (p 76) Le régiment est engagé à plusieurs reprises dans le même secteur, jusqu’à la fin octobre.

Paris

4 novembre : départ en permission. Messe à Montmartre (probablement au Sacré-Cœur). Visite à la famille. Retraite spirituelle de 3 jours au séminaire de Saint-Sulpice.

Secteur d’Oost-Cappel et changement d’affectation

Visite aux bataillons en secteur au nord d’Ypres : « Heureusement, il y a un prêtre-soldat à chaque bataillon (…) pour assurer le service religieux. » (p 80) 7 décembre : préparatif de départ du 1er CA. Liénart est convoqué par le médecin-divisionnaire « qui m’apprend qu’une circulaire ministérielle rappelle les aumôniers dans les groupes de brancardiers. Je suis pour ma part l’un des deux aumôniers du groupe de brancardiers de la 1ère DI (GBD). Le prétexte invoqué pour nous éloigner de nos régiments, est que par suite du départ des aumôniers dans les régiments d’infanterie, certains éléments de la division (artillerie, génie, cavalerie), se plaignent de ne jamais avoir d’aumôniers. En réalité, ils ont les prêtres-soldats qui font très bien l’affaire, et on veut surtout, au nom des règlements, nous éloigner de notre champ d’apostolat. Heureusement nos chefs immédiats sont plus compréhensifs, et le médecin-divisionnaire se contente de m’affecter pour ordre au GBD, en me laissant toute liberté de résider où je m’estime être le plus utile. En principe, je ne suis plus aumônier du 201e, en fait je le reste. » (p 81) Long déplacement à pied de la DI jusqu’à Crouy-sur-Ourcq.

Chapitre 9 : 18 janvier – 9 mai 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Secteur de Beaumarais – Bataille de Noyon – Secteur d’Ourscamp

Chemin des Dames

De retour dans ce secteur, au début de l’année 1918, Liénart note « On n’y apercevait pas encore les signes avant-coureurs de l’orage. » (p 85) Il y poursuit l’entretien des cimetières provisoires, constatant leur bon état ou les ravages causés par l’artillerie (cimetière du Blanc-Sablon). Le secteur conquis en 1917 est toujours l’objet d’aménagements défensifs : « Notre séjour dans cette zone assez calme n’est rendu pénible que par l’exécution d’importants travaux de défense. Il s’agit d’établir des réseaux de barbelés puissants et des centres de résistance solide en vue de contenir l’ennemi, s’il s’avisait d’utiliser la plaine pour tourner notre position du Chemin des Dames et du plateau de Craonne, si chèrement conquis. » (pp 85-86) Liénart entreprend avec une équipe de musiciens la réfection du cimetière du Blanc-Sablon et poursuit la recherche des corps de soldats du 201e tombés en 1917 dans le Ravin sans Nom, abandonnée quelques mois plus tôt du fait d’un départ précipité. Il constate que le travail d’identification et d’inhumation est resté en l’état, soulignant ici combien le devenir des corps des soldats dépend étroitement de l’unité à laquelle ils appartiennent.

L’Oise

La 1ère DI est jetée dans la brèche qu’ont ouvert les Allemands entre l’armée française et britannique le 21 mars. Le 201e résiste dans le secteur de Crisolles, sans le soutien de l’artillerie qui n’a pu suivre. L’unité se replie sur Noyon et est relevée par le 57e RI qui se fixe sur le Mont Renaud. Le 201e occupe une position en retrait dans le secteur de la forêt d’Ourscamp.

Chapitre 10 : 9 mai – 11 juillet 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – En réserve à Plassis-Bion – Bataille de l’Aisne – Forêt de Villers-Cotterêts

Au retour d’une permission, le 201e est envoyé dès le 28 mai pour soutenir une division qui tient le secteur entre Crouy et Chivres au nord de l’Aisne (suite à l’enfoncement du Chemin des Dames par les Allemands le 27 mai). Utilisation d’un bac pour passer au sud de l’Aisne. Repli sur Soissons alors que les ponts sur l’Aisne ont été détruits. Nouveau repli sur Noyant. Liénart rejoint la division à Septmonts qui est finalement pris : repli sur Vierzy puis Villers-Hélon et la forêt de Villers-Cotterêts. « Le 201e est anéanti. A l’appel qui se fit ce jour-là à Mongobert, nous étions en tout 170, et l’on nous envoyait à la division marocaine à Vivières, dès le soir, en attendant que l’on décide si le régiment serait dissous ou reconstitué. » (p 94) Le 4 juin, la première DI est reconstituée avec les restes de ses régiments et des renforts à venir. Participation du 201e à des combats locaux face à Longpont.

Chapitre 11 : 12 juillet – 13 octobre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Brève relève – Reprise de l’offensive – Prise du Plessier-Huleu – Oise et Alsace

Mention d’un combat au corps à corps  dans le secteur de Plessis-Huleu (pp 98-99). Obtention le 28 mai de 2 nouvelles citations, à l’ordre de l’armée et du régiment (p 99). Le 28 août, le 201e est envoyé en Alsace : « Je n’ai passé que trois jours à St Amarin mais quelle impression profonde j’en ai gardée. Ici toute la population parle de français, et elle est restée française de cœur. » (p 100) Les succès remportés par les armées alliées renforcent « les sympathies de la population alsacienne pour la France. » (p 102) A Bitchwiller, le nom de la place et de certaines rues est modifié (place Jeanne d’Arc et rues du président Wilson et du maréchal Joffre, p 102).

Chapitre 12 : 14 octobre – 11 novembre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Le dénouement – Granville – Lille – Vers Metz – Armistice

Difficulté à obtenir un laisser-passer pour Lille occupée par l’armée anglaise. Rencontre avec Thellier de Poncheville et obtention de permissions pour se rendre à Hazebrouck afin de se « débrouiller » pour entrer dans Lille. L’auteur parvient à se rendre chez son oncle. Surprise des lillois de voir un aumônier français arborant ses décorations. Départ pour les Vosges afin d’y rejoindre le 201e qui doit être engagé vers Saint Avold. L’auteur apprend la signature de l’armistice à Diarville : « A 11 heures, la joie éclate. Les cloches des églises sonnent à toute volée. C’est fini. Notre bonheur est si grand que nous avons peine à y croire, et que nous sommes obligés de réfléchir pour en prendre pleinement conscience. » (p 108)

Chapitre 13 : 12 novembre – 12 mars 1919 Aumônier du GBD détaché au 201e – Accueil triomphale en Lorraine – Occupation de la tête de pont de Myence – Dissolution du régiment – Congé de démobilisation

A partir du 15 novembre, le 201e se déplace vers la Lorraine : « A présent nous n’entrerons plus en Lorraine en combattants mais en triomphateurs. » (p 111) « Tous les villages sont pavoisés. Les habitants nous font un accueil enthousiaste. Tout le monde parle ici français, et nous sentons bien que la Lorraine est vraiment un lambeau de France qui nous a été arraché. » (p 112) Manifestations de joie dans les villages traversés. « Parmi les spectateurs de notre défilé, nous aperçûmes des soldats allemands en uniforme avec armes et bagages. Ils portaient la cocarde rouge, signe que la révolution qui avait éclaté dans l’armée vaincue. C’étaient des Lorrains qui s’étaient eux-mêmes démobilisés et qui étaient en train de regagner leur foyer. » (p 112)

1er décembre, mise en route pour la région de Mayence. Découverte des villes et villages intacts : « Les enfants pullulent littéralement, ce qui n’est pas sans faire réfléchir nos soldats sur l’avenir… Ils se pressent en foule sur notre passage et les hommes et femmes aussi, avec une curiosité qui nous étonne, et qui nous semble un manque complet de dignité. » (p 114) L’auteur loge chez l’habitant : « L’accueil est bon, mais visiblement les gens ont peur de nous. Et cela vaut mieux, car dès qu’ils ne nous craignent plus, ils deviennent aussitôt trop familiers. Force nous est de demeurer sur la réserve et un peu distants sous peine d’être traités presque en camarades. » (p 114) L’auteur est logé chez un curé qui fut aumônier militaire durant l’occupation de Lille. « Je lui dis que je suis de Lille, il baisse la tête et se tait. Il était chez moi, et voici que je suis chez lui. » (p 114) Fin décembre, l’auteur est atteint par la grippe espagnole. Participation à la rédaction de l’historique du 201e : « Je me hâte tant que je puis, d’achever l’historique du 201e avant que nous soyons dispersés. » (p 117). Le 13 février 1919, le régiment est dissous. Evocation de la cérémonie. Parti en permission, Liénart apprend sa future démobilisation qui sera effective le 12 mars.

4. Autres informations

Témoignages :

Grandmaison (de) Léonce, Impressions de guerre de prêtres soldats, Plon, 1917, 406 p.

Etudes :

Boniface Xavier, L’aumônerie militaire française 1914-1962, Le Cerf, 2001, 596 p.

Chaline Nadine-Josette, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française » in Marie-Josette Chaline (dir.), Chrétiens dans la première guerre mondiale, Cerf, 1993, pp 95-120

Cru Jean-Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929, 729 p. (notices consacrées à Bessières, Dubrulle, Lelièvre, Lissorgues, Payen, Thellier de Poncheville)

Masson  Catherine, Le cardinal Liénart, évêque de Lille, 1928-1968, Le Cerf, 2001, 769 p.

J.F. Jagielski, juillet 2009

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