Né à Vincey (Vosges) le 13 mars 1886 de père inconnu et de Marie-Joséphine Ballot. Avant la guerre, il est contrôleur à la Compagnie Lorraine d’Électricité. Il rejoint le 146e RI de Toul lors de la mobilisation. Réformé n°2 fin novembre de la même année, on le retrouve après la guerre directeur de la brasserie-restaurant Mollard-Wepler à Paris. En 1919, il épouse la directrice du Negresco de Nice, établissement dans lequel il est chef de rang. Mais le Negresco périclite et le couple se sépare ; François-Xavier rentre à Vincey où il devient comptable. Profondément pieux et marqué par deux guerres, il publie entre 1945 et 1948 sept ouvrages touchant à la religion et à la paix dans une Europe qu’il souhaite pacifiée. Il décède à Nancy le 27 février 1954 (merci à Bernard Visse pour les éléments biographiques fournis).
Son témoignage de guerre est publié sous un nom d’emprunt, formé par l’anagramme de son patronyme : Tollab, François-Xavier, Jusqu’à l’Infini, Nancy, Imprimerie nancéienne, 1931, 229 p. Le texte évoque un mois et demi de campagne en Lorraine d’un sergent fourrier, agent de liaison, du 2 août au 11 septembre 1914, date à laquelle il est évacué. De santé fragile, un « état pulmonaire et général » dégradé lui vaut d’être réformé n°2. S’il quitte le front, il reste mobilisé et « versé dans l’auxiliaire en avril 1915, puis affecté le 1er octobre de la même année à la 22e section de COA [Commis et Ouvriers d’Administration], caserne Latour-Maubourg » à Paris. En février 1916, une rechute l’envoie au sanatorium de Bligny, et une longue convalescence s’achève par une réforme définitive en mars 1917.
Souvenirs délayés et teintés de gouaille française, Ballot évoque sa guerre par tableaux, mêlant dialogues, impressions et panoramas. Ainsi sont mélangés inégalement fictions inutiles, bourrage de crâne (bien que la publication date de 1930), et touches réalistes et opportunes de la description de la bataille des frontières en Lorraine, à l’est de Nancy. Sans être exceptionnelle, la partie réellement testimoniale de son parcours est à prendre en compte. Sa description de l’habillement des réservistes est épique, comme celle des quolibets et invectives au croisement de régiments de l’Est avec ceux du Midi, souvent stigmatisés dans les témoignages. Les poncifs du bourrage de crâne sont présents, avec leur lot d’exactions plus supposées que constatées, d’espionnite et de trahisons des populations locales : « C’est un fait, et les psychologues l’expliqueront s’ils le peuvent. » Il recherche tous les signes prouvant la préparation allemande à la guerre bien avant qu’elle soit déclarée. Alors qu’il est désigné comme agent de liaison entre deux compagnies, et qu’il effectue une patrouille au nord de Château-Salins, il rencontre « tout un réseau de fils de fer rouillés et dont personne n’aurait pu déceler la présence. Ici encore, les Allemands avaient bien prévu la guerre ! » Il y revient plus loin : « Nous savions très bien que les Allemands, auteurs de la guerre, avaient su s’y préparer. De nombreuses tranchées avaient été creusées dès juin 1914, même avec le concours de civils de la région. Ces derniers durent s’exécuter parfois sous la menace du revolver. Nous savions aussi que les retranchements organisés sur les hauteurs dominant Prévocourt, Frémery, Chicourt et bien au-delà, étaient d’une puissance formidable. Pour nous, soldats et chefs, c’était le massacre à coup sûr ; néanmoins, il fallait aller de l’avant. » La réalité de la guerre est tout autre ; il subit son baptême du feu le 20 août à Frémery, terrible : « À l’appel, sur le plateau de la Marchande, le 20 août à la nuit, la 12e compagnie du 146e régiment d’infanterie put d’abord présenter quatorze hommes et onze qui arrivèrent peu après ; soit au total vingt-cinq hommes sur trois cents environ qu’ils étaient à l’aube, avant la bataille ; les autres compagnies du régiment, réduites à l’état squelettique, avaient perdu presque tous leurs officiers. » Est-ce pour cela que les pages du 17 au 21 août 1914 sont manquantes dans le JMO ? Lui-même indique qu’un obus lui a frôlé la joue, se fichant en terre à ses pieds sans exploser, que son uniforme est troué de multiples balles, qu’il a évité de justesse d’être embroché par la baïonnette d’un soldat français devenu fou et qu’il a sauvé la vie d’un autre en s’interposant entre un traînard et un officier qui voulait lui brûler la cervelle. Véritable traumatisme, l’échec de Morhange l’interroge sur l’héroïsme vain des soldats trahis par les erreurs commises, et entraîne le raccourcissement des galons des officiers. Lui-même supprime ses galons de fourrier pour éviter de tomber sous les balles des bons tireurs allemands. La bataille achevée, il fait le bilan d’un ennemi forcément déloyal ; ici un blessé achevé par un Allemand, là des balles dum-dum ou explosives, ailleurs un mort « brandissant vers le ciel son revolver » ou d’autres « debout et abrités derrière une haie, épaulant encore leur fusil » et souvent des artilleurs qui tirent délibérément sur les ambulances. Il voit aussi des 77 qui n’éclatent pas, des soldats qui jouent « aux cartes par le plus fort du bombardement » et des Allemands s’exprimant en français pour tromper les défenseurs. Malade, il entre le 11 septembre dans une ambulance installée dans un bateau sur le canal de la Marne au Rhin à Varangeville et cet épisode est riche d’enseignements : « Nous étions plus de cent qui reposions dans la cale ; une trentaine de blessés allemands étaient des nôtres et, pour la première fois, face à face, nous fraternisâmes pour le bien de l’humanité. » Une conclusion déjà amorcée quelques dizaines de pages auparavant : « Est-il possible de se faire une guerre aussi cruelle pour quelques mégalomanes notoires ? »
Yann Prouillet
Drieu La Rochelle, Pierre (1893-1945)
Critique littéraire à la NRF, Albert Thibaudet a pu noter que dans l’après-guerre « on délégua à Montherlant et à Drieu la Rochelle, pour représenter dans le roman et ailleurs le combattant qui revenait, une sorte de fonction collégiale ». L’importance du conflit dans la production des deux auteurs, leur référence commune à une morale héroïque et élitiste, justifie ce rapprochement. La parole de Drieu se base toutefois sur un vécu plus large que celui de Montherlant dont la participation effective aux combats fut tardive et très limitée. Son rapport à l’événement s’avère plus complexe qu’il n’y parait. L’analyse de cette voix atypique suppose de situer Drieu au sein de la génération des « vingt ans en 1914 », de revenir sur son parcours militaire puis sur la postérité de cette expérience fondatrice dans son itinéraire littéraire et politique ultérieur.
Pierre Drieu la Rochelle est né le 3 janvier 1893 dans « une famille de petite bourgeoisie catholique, républicaine, nationaliste ». Son patronyme d’allure aristocratique remonte aux guerres de la Révolution et à son arrière-grand-père, le sergent Drieu « dit la Rochelle ». Les descendants du grognard ont accédé au monde de la petite notabilité : juges de paix, pharmaciens, avocats. La branche maternelle est de bourgeoisie plus récente mais plus fortunée. Incarnation des valeurs d’une classe moyenne travailleuse et excessivement prudente, le grand-père Lefebvre, architecte parisien, a accumulé une solide aisance. Il a marié sa fille Eugénie à Emmanuel Drieu la Rochelle avocat d’affaire qui se révélera rapidement un coureur de dot peu scrupuleux. Fruit de cette union, Pierre Drieu la Rochelle connaît une enfance lourde de tensions, marquée par la peur du déclassement social provoqué par les frasques du père. La famille reporte sur le jeune Pierre tous ses espoirs. Elève du lycée catholique Sainte-Marie de Monceau, envoyé à plusieurs reprises pour des séjours linguistiques en Angleterre, il intègre après le baccalauréat l’Ecole libre des sciences politiques, pépinière des élites politiques et administratives de la Troisième République. Jeune homme en recherche de soi, il fréquente des étudiants de gauche comme Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier qui se rallieront l’un et l’autre à la révolution bolchévique, mais reste plus attiré par la prose violente de Maurras et de Sorel. Il suit avec intérêt la création en 1911 du cercle Proudhon qui se veut le point de convergence d’un socialisme « français » dégagé de l’influence marxiste et des partisans d’une restauration nationale . Il partage avec les Jeunes gens d’aujourd’hui décrits dans l’essai d’Agathon le goût de l’action et le culte de l’effort physique . Drieu reste par contre insensible au retour vers la foi de certains de ses condisciples. Eloigné depuis le lycée d’une religion catholique qu’il assimile à la faiblesse, il professe une vive admiration pour la philosophie nietzschéenne dont il retient le rejet des visions providentielles ou progressistes de l’histoire et du rationalisme hérité du XVIIIe siècle.
En 1913 il vit durement son échec à l’examen de sortie de Sciences-Po : ses espoirs d’une carrière diplomatique sont ruinés. Refusant la session de rattrapage, il devance l’appel en rejoignant le 5e RI en garnison à Paris. L’expérience n’est guère enthousiasmante. Drieu en vient à désirer une guerre qui briserait la routine dans laquelle il s’englue et lui donnerait l’occasion de se ressaisir. Se distinguant du modèle brossé par Agathon, il refuse pourtant de suivre le peloton des élèves officiers et reste caporal ce qui le fait apparaître aux yeux de ses chefs, selon ses propres mots, « comme un bourgeois frileux, tire-au-flanc et pessimiste ». Au vu des textes contradictoires rédigés sur le sujet, il est difficile de connaître avec précision son état d’esprit lors de l’entrée en guerre. Dans un article rédigé pour le vingtième anniversaire de la mobilisation, il insiste sur la touffeur de l’été 1914 et la difficulté pour les contemporains de réaliser l’impact de l’événement . Dans ses poèmes de guerre publiés en 1917, il se montre plus sensible aux élans patriotiques qui secouent la capitale. Dans Genève ou Moscou en 1928, il évoque enfin le sombre pressentiment suscité par le geste d’un paysan breton illettré qui, au matin du 3 aout, brise la crosse de son fusil. « Tous les deux seuls, nous ressentions quelle violence nous faisait cette folie collective, l’insensibilité imbécile de ce grand corps abstrait du régiment qui, gonflé d’emphase, allait se briser huit jours après, comme une métaphore démodée sur les mitrailleuses du Kaiser, elles-mêmes brisées par le 75 . » Ces différentes réactions – étonnement, ferveur patriotique, inquiétude – le montrent partagé entre les différents pôles d’aimantation agissant sur l’opinion publique.
Le jeune homme « dont on avait peint les jambes en rouge » – allusion aux célèbres pantalons garance – va dès lors se confronter à différentes facettes de l’expérience combattante. Le 5e RI est ainsi engagé dans la bataille des frontières. Quittant Paris le 6 aout 1914, le régiment s’achemine vers la frontière belge au terme d’éprouvantes étapes de marche forcée sous un soleil de plomb. Lors d’une halte à proximité de Charleroi, Drieu dit avoir éprouvé une forte pulsion suicidaire. L’irruption d’un camarade dans la grange où il s’était retiré pour retourner contre lui son arme aurait interrompu son geste. Le jeune nietzschéen attendait que la guerre le hisse vers un idéal héroïque bien éloigné du piétinement des jours précédents au milieu des milliers de conscrits anonymes. Le baptême du feu du jeune soldat a lieu dans la plaine de Charleroi deux jours après. C’est à cette occasion que le caporal Drieu, soudain débarrassé de toutes ses inhibitions, dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence. Chargeant le fusil à la main, il entraine dans son sillage plusieurs de ses hommes aimantés par sa détermination. L’assaut le porte vers un moment de grâce qu’il comparera à l’extase des mystiques. L’illumination est pourtant fugitive. Les coups de buttoir de l’artillerie allemande précédent une vigoureuse contre-offensive qui disloque le dispositif français. Le 5e RI est contraint à la retraite. Les pertes sont lourdes. André Jéramec, le meilleur ami de Drieu depuis la rue Saint-Guillaume, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers un hôpital militaire de Deauville.
Lorsqu’il repart pour le front, la guerre de mouvement a cédé la place à la guerre de position. Nommé sergent le 16 octobre 1914, Drieu est envoyé en Champagne, dans le secteur d’Hermonville. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse. En 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Embarqué à Marseille dans le 176e RI au début du mois de mai 1915, il passe cinq semaines sur l’île de Lemnos qui sert de base arrière au corps expéditionnaire. L’inutilité d’une opération mal conçue lui apparaît très tôt. Le séjour lui laisse un souvenir cuisant. « Etre pauvre, c’est être sale. J’ai des morpions que ma crasse engraisse. J’ai pioché et j’ai des ampoules. Mes muscles me font mal. J’ai soif tout le temps. Tondu et barbu, je suis laid. Je ne reçois pas de lettres. Je mourrai totalement oublié » écrit en 1934 le narrateur de la nouvelle Le voyage aux Dardanelles . A la fin du mois de juin, l’unité de Drieu est envoyée relever les troupes du camp retranché sur la presque-île de Gallipoli. Soumis au pilonnage d’artillerie d’un ennemi qui les surplombe, les combattants croupissent dans des conditions d’hygiène déplorables. La chaleur exacerbe la puanteur de l’air due à la décomposition des victimes des différentes vagues d’assaut que l’on n’a pu évacuer. La dysenterie gagne de jour en jour. Dans la nouvelle évoquée plus haut, la participation du narrateur à la campagne des Dardanelles s’achève avec la bataille du Kérévès-Déré qui allait tenter – vainement – de bousculer le dispositif ottoman. La correspondance de Drieu avec sa fiancée Colette, sœur de son ami André Jéramec, indique qu’atteint par la dysenterie il a été évacué avant l’assaut puis rapatrié à Toulon . Cette entorse à la chronologie vient rappeler qu’un texte littéraire, même quand il voisine avec l’autobiographie, s’inscrit dans un registre qui n’est pas celui de la simple déposition de témoin.
Le retour du front d’Orient a laissé Drieu dans un état de délabrement physique et moral avancé. Sa convalescence s’étend tout au long de l’automne 1915. Lorsqu’éclate la bataille de Verdun, il vient d’être versé dans la 9e Compagnie du 146e RI commandée par l’historien catholique Augustin Cochin. Son régiment rejoint le secteur des combats le 25 février 1916, le jour de la chute du fort de Douaumont. Son bataillon est à la pointe de la contre-attaque du lendemain. Le sergent Drieu découvre la guerre moderne dans toute son horreur. « Je m’étais donné à l’idéal de la guerre et voilà ce qu’il me rendait : ce terrain vague sur lequel pleuvait une matière imbécile. Des groupes d’hommes perdus. Leurs chefs derrière, ces anciens sous-lieutenants au rêve fier, devenus de tristes aiguilleurs anxieux chargés de déverser des trains de viande dans le néant… », notera-t-il dans la nouvelle Le lieutenant des tirailleurs . En fin de journée Drieu et ses camarades refugiés dans un abri bétonné endurent le déluge d’artillerie, les nerfs à vif, les pantalons souillés par la colique. L’arrivée d’un obus qui s’écrase sur la redoute tire à Drieu un hurlement qui épouvante ses camarades. Sérieusement blessé au bras, le tympan crevé, il est évacué vers l’arrière. Déclaré inapte au combat, il est affecté en décembre 1916 auprès de la 20e section des secrétaires de l’Etat Major à l’hôtel des Invalides. Il épouse le 15 octobre 1917 Colette Jéramec. Richement doté par son épouse qui lui a consenti une donation de 500 000 francs, Drieu s’étourdit un temps dans la vie de plaisir de l’arrière qu’il décrira de façon saisissante dans la première partie du roman Gilles intitulée « La permission ». Honteux de cette position d’embusqué, il passe à sa demande à la fin de l’année 1917 devant une commission qui le déclare apte à servir. Disposant d’importants soutiens – sa belle-famille est proche d’Alexandre Millerand – son retour au front se fait toutefois dans des conditions choisies. Il est ainsi affecté à la fin de l’été 1918 comme interprète auprès d’un régiment américain – il qualifie lui-même sa position de « demi-arrière ».
Les marques de la Grande Guerre seront durables dans le corps et dans l’esprit de Drieu. Il décrira avec précision médicale dans le roman Gilles les séquelles irréversibles de la « blessure sournoise au bras qui avait enfoncé son ongle de fer dans les chairs jusqu’au nerf et qui avait là surpris et suspendu le courant de la vie . » La frénétique quête des plaisirs à laquelle il se livre dans les années vingt procède visiblement d’une volonté de compensation par rapport aux souffrances endurées. Une partie importante de sa production littéraire tentera, par approches successives et parfois contradictoires, de dire au plus juste son expérience de la guerre. Dès l’automne 1917 il a publié chez Gallimard un recueil de poèmes Interrogation. La plaquette a été bien reçue par les milieux nationalistes qui retiennent surtout la célébration du combattant d’élite trouvant dans le conflit la jouissance supérieure du dépassement de soi. La censure s’alerte pourtant de deux poèmes « A vous Allemands » et « Plainte des soldats européens » dont le ton est jugé trop fraternel à l’égard de l’adversaire. L’écrivain ne cache pas non plus le cri d’horreur poussé lors du pilonnage de Verdun. Dans les textes de la maturité il accorde une importance croissante au versant tragique de l’événement. En novembre 1929, il envoie une lettre ouverte au critique Benjamin Crémieux qui l’avait cité dans un compte rendu du roman A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque afin de reprocher à l’écrivain allemand d’ignorer tout ce que la guerre avait eu de noblesse . Drieu refuse qu’on l’oppose à Remarque : leur expérience n’est pas la même et ses propres écrits témoignent de l’ambivalence d’une expérience faite d’exaltation et de souffrances mêlées. Publié en 1934, le recueil La comédie de Charleroi lui permet d’unifier sa vision du conflit. La nouvelle éponyme paraît en prépublication dans la revue Europe alors dirigée par Jean Guéhenno. Dans ce texte, le narrateur, devenu secrétaire de la mère d’un camarade mort à Charleroi, revient à ses côtés sur le site du combat. La vanité d’une mère tyrannique désireuse de tirer un bénéfice moral et social de son deuil transforme en comédie ce retour sur les lieux de la tragédie. Si l’extase de la charge et l’idéal du chef ne sont pas oubliés, c’est le désenchantement qui l’emporte dans les textes rassemblés ici : les hommes « ont été vaincus par cette guerre. Et cette guerre est mauvaise, qui a vaincu les hommes. Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. (…) Cette guerre de civilisation avancée . »
Les recherches politiques de Drieu la Rochelle procèdent également des leçons tirées de la guerre. Dans l’essai Mesure de la France, publié en décembre 1922, il dénonce ainsi les faux semblants d’une victoire. Affaiblie par plus d’un siècle de malthusianisme et saignée par la Grande Guerre, la France n’est plus qu’une puissance déclinante, au cœur d’un continent fatigué. Le dépassement des patries est dès lors le seul moyen d’éviter le retour à la guerre et d’assurer un avenir aux peuples du vieux continent. Dans Genève ou Moscou en 1928 il soutient « l’effort admirable et fécond » d’Aristide Briand. A cette date, Genève, siège de la SDN et des organisations de coopération européenne, constitue de son point de vue la seule alternative à une intégration sous la tutelle autoritaire de Moscou. La grande crise des années trente et la montée des totalitarismes l’amènent à des révisions radicales. En 1933 dans une pièce de théâtre Le Chef il décrit la montée du fascisme dans un petit Etat d’Europe centrale. Il semble encore s’interroger : la force nouvelle est-elle une juste émanation du mouvement ancien-combattant ou une exploitation de celui-ci par des leaders démagogues ? Au lendemain du 6 février 1934 ses doutes disparaissent. Il est l’un des premiers intellectuels français à proclamer son adhésion au fascisme. Spectateur enthousiaste du congrès de Nuremberg de 1935, il adhère au comité France-Allemagne piloté par l’habile Otto Abetz. En 1936 il voit en Doriot l’homme fort capable de réveiller la société française et met sa plume au service du PPF dont il épouse la radicalisation en se ralliant à un discours antiparlementaire, xénophobe et antisémite. Au lendemain de l’armistice de 1940, il prend la direction de la NRF et, encouragé par son ami Abetz, en fait une tribune de la collaboration intellectuelle. Le souvenir de la Grande Guerre est invoqué dans ses plaidoyers pour une intégration de la France dans une Europe continentale rassemblée autour de l’Allemagne. « Après le retour d’une ancienne guerre, j’ai découvert que la force ne pouvait plus s’épanouir dans aucun peuple, que ce temps n’était plus celui des peuples séparés, des nations mais celui des fédérations, des empires », note-t-il ainsi dans le numéro d’avril 1942 de la NRF. Il s’émeut, lors d’une soirée à l’Institut allemand, de découvrir qu’à l’automne 1914 l’écrivain Jünger servait dans le même secteur du front que lui. Refusant de renier ses choix, il tente une première fois de se suicider quelques jours avant la Libération de Paris. Sauvé par ses proches, il renouvelle son geste, cette fois avec succès, le 16 mars 1945. François Mauriac qui fut son adversaire au cours de l’occupation publie un article dans lequel il dénonce la fascination pour la force de Drieu mais souligne le destin paradoxal de l’ancien combattant de l’autre guerre « ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles ».
Jacques Cantier, MCF Histoire Contemporaine, Université Toulouse le Mirail
Bibliographie :
Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979.
Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la grande guerre 1914-1918, Paris, Albatros, 1989.
Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011.
Jean-Baptiste Bruneau, Le cas Drieu la Rochelle entre écriture et engagement : débats, représentations, interprétations de 1917 à nos jours, Paris, Eurédit, 2011.
Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978.
Riou, Gaston (1883-1958)
1. Le témoin
Né le 7 janvier 1883 à Vernoux-en-Vivarais (Ardèche). Homme de lettres qui commence sa carrière littéraire en 1913, année durant laquelle il publie Aux écoutes de la France qui vient. Participe début 1914 à un ouvrage collectif avec Henri Bergson, Charles Gide et Henri Poincaré intitulé Le matérialisme actuel. Soldat ambulancier de 2e classe durant la guerre. Unité inconnue. La mention d’une ancienne appartenance au 31e R.I. (p 103 de l’édition de 1916) ne peut être retenue car ce régiment n’est pas engagé dans le secteur de Dieuze fin août 1914 où le témoin a été fait prisonnier. A cette époque, son unité semble appartenir à la 29e D.I. (111e, 112e, 3e et 141e RI) qui a été engagée dans la bataille dite de Morhange. Interné pendant 11 mois en Allemagne dans la forteresse d’Orff près d’Ingolstadt. Semble rapatrié à l’occasion d’un échange de prisonniers. Publie à partir de 1923 plusieurs romans qui constitueront les différents volets d’une œuvre d’ensemble sous le titre de La vie de Jean Vaucanson. Participe en 1926 à Vienne au premier Congrès paneuropéen. Devient cette même année le principal animateur de l’Union économique et douanière européenne. Publie en 1927 un essai politique dans lequel il défend l’idée d’un fédéralisme européen, Europe, ma patrie. Il reçoit pour cette publication les encouragements de deux hommes politiques aussi différents que Poincaré et Briand. Poursuit une activité consacrée à la défense de l’idée européenne. Publie en 1928 un second livre en faveur de la construction de l’Europe, S’unir ou mourir. Fonde en 1930 la Ligue France-Europe qui deviendra la Ligue internationale pour les Etats-Unis d’Europe dont il est élu président en 1935. Proche d’Herriot, il fonde en 1934 la fédération radicale-socialiste de son département natal, l’Ardèche. Est élu premier vice-président du parti radical et président d’honneur des Jeunesses radicales. Est élu député de l’Ardèche aux législatives de 1936 dans la première circonscription de Privas. Siège à la commission des affaires étrangères. En février 1938, quand le chancelier Schuschnigg refuse tardivement de céder aux pressions allemandes au moment de l’Anchluss, il intervient dans le débat d’interpellations tout en apportant son soutien au gouvernement. Il se livre alors à une critique des traités de 1919 qui ont morcelé l’Europe et se déclare favorable à la poursuite de négociations en vue d’un règlement pacifique des tensions. Il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. Mort le 12 juillet 1958 à Lablachère.
2. Le témoignage
Gaston Riou, Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Hachette, 1916, 251 p. (préface d’Edouard Herriot, illustrations de Jean Hélès). Cette édition – que nous utilisons ici – possède des passages censurés. Réédité en 1917 chez Hachette et traduit cette même année en espagnol. Cet ouvrage est également réédité après la guerre sous le titre Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Valois, 1931, 283 p., avec restitution des passages censurés. Bien qu’antérieur à 1928, ce témoignage n’a pas été recensé par J.N. Cru.
3. Analyse
Les 26 chapitres de ce témoignage possèdent tous des repères chronologiques précis, notés en tête de chapitre, permettant de dater précisément les faits ou l’évolution du ressenti de la captivité.
Capture et entrée en captivité
Le premier chapitre évoque l’arrivée en Allemagne du prisonnier par le train, le 2 septembre 1914. L’accueil est glacé : menaces de mort à l’égard des ambulanciers qui, selon la propagande allemande, achèvent les blessés, premières privations alimentaires et manifestations d’hostilité par la population civile allemande (femmes et enfants). Cette arrivée est aussi l’occasion pour l’auteur d’évoquer un récent voyage en Allemagne accompli en 1913 à Heidelberg et Leipzig, voyage durant lequel l’auteur fut accueilli dans les milieux intellectuels allemands libéraux. Riou intercale dans ces souvenirs l’évocation de sa campagne en Lorraine dans une division qui « était sacrifiée d’avance » pour permettre la retraite. Il est fait prisonnier à Kerprich près de Dieuze. Cette période de la fin août est ressentie par lui comme particulièrement difficile à vivre : « (…) défaillant de sommeil et de fatigue, dix fois mis en joue par les patrouilles, jour et nuit, j’ai charrié de la chair humaine : des morts, encore des morts (…) » (p 26) Les Allemands lui confient une quarantaine de blessés français issus du 20e corps qui agonisent dans une tente dépourvue de matériel médical. L’auteur relate l’exécution sommaire d’officiers français blessés par des patrouilleurs allemands (p 28). Ignorant son statut – retenu ou prisonnier ? – il est finalement emmené le 28 août sur Dieuze d’où il embarque pour Ingolstadt, toujours persuadé d’être en partance pour la Suisse du fait de son statut d’ambulancier. Lors de son transfert à pied vers son futur lieu de détention, il peut constater les effets de la propagande allemande sur les civils et militaires de l’arrière qui accusent les Français d’être les « agresseurs » (p 34).
Les conditions matérielles de la détention
Le fort d’Orff, situé dans la région d’Ingolstadt, possède le « confort » des vieilles bâtisses militaires… Toutefois, son architecture et son étendue offrent aux prisonniers la possibilité de longues promenades dans les contre-escarpes du fort. L’étendue des lieux atténue assurément le sentiment d’enfermement (p 71-72). La réclusion n’est pas totale. L’auteur est ainsi invité – sous bonne garde – à se rendre en ville avec deux camarades et trois officiers français des services de santé grâce à l’autorisation d’un commandant-major allemand (pp 145-146). Une autorisation spéciale, accordée par le commandant de la forteresse, lui permet également de rendre visite à d’autres détenus français internés dans une redoute située à plusieurs kilomètres de son lieu de détention. La configuration matérielle des lieux et les conditions de détention y sont nettement plus dures que celles du fort d’Orff (pp 179-183). Riou mentionne un rationnement de la nourriture dès son arrivée. Les privations matérielles sont toutefois légèrement atténuées par un trafic clandestin de marchandises, notamment du thé et du tabac (p 71 et 93). Le temps passant et le nombre de prisonniers augmentant, la nourriture devient moins abondante et la question des vivres demeure la préoccupation principale des prisonniers. Le commandant du camp n’est pas tenu pour responsable de cette pénurie. Ce sont « deux épiciers d’Hepperg », profiteurs de guerre détournant des vivres pour leur profit personnel qui subissent la vindicte des prisonniers… Les gardes allemands, chargés de fournir la part de vivres attribuée aux prisonniers, sont également accusés de se servir largement et d’alimenter le marché noir (p 129-130). Il en est de même pour certains officiers, notamment un certain Bursch dont les agissements douteux ne semblent guère être connus du commandant du camp (pp 139-143). Les querelles d’ordinaire entre compagnies au sujet des parts attribuées à chacune sont arbitrées par les gradés français du camp, en l’occurrence les majors appartenant au service de santé (pp 125-126). Les « canards » les plus fréquents ont pour sujet la question de la répartition des vivres (p 131). Les colis envoyés par les familles ne sont mentionnés qu’à partir du mois de décembre (p 185). A la pénurie de vivres s’ajoute la description de la vie « vide et stérile » du prisonnier et de son amertume face à l’interdiction de correspondre avec les proches. Cette dernière est cependant levée en octobre 14. Toute correspondance est soumise à une réglementation qui paraît sévère aux prisonniers : des cinq compagnies présentes (1 100 hommes) dans la citadelle, seule l’une d’elle a droit à l’envoi d’une lettre chaque 5 jours. Le contenu des lettres est soumis à la censure et ne peut en aucun cas évoquer la guerre (p 92). L’évocation du contenu de cette correspondance par l’auteur laisse apparaître les mêmes phénomènes d’autocensure affective que l’on retrouve chez les combattants (pp 94-95). L’arrivée du rare courrier (lettres et paquets) est toujours vécue comme un événement : « On chante, c’est qu’il y a des lettres ! » (p 183) Outre la description des lieux et des conditions de détention, l’auteur – qui est et demeure un intellectuel – revient à plusieurs reprises sur la souffrance de vivre en permanence en compagnie d’autres prisonniers dans une promiscuité complète et pesante (p 38, pp 55-56 et p 85). Il parvient, grâce à l’intervention d’un camarade, à obtenir l’accès à un lieu d’isolement à proximité d’une cuisine et se félicite d’y avoir une table pour écrire (pp 55-58). Rien ne permet d’affirmer de façon sûre que l’ensemble du récit de Riou ait été totalement rédigé au moment de sa captivité mais rien non plus ne permet d’infirmer cette hypothèse : à plusieurs reprises l’auteur s’adresse à une « amie » qui semble être la première destinatrice de ce récit (p 88, p 109). Les datations au début de chaque chapitre et la mention de carnets de captivité (note 1 p 186) confortent l’idée d’une rédaction au moins partielle en captivité. Ce n’est qu’au début novembre que l’auteur mentionne le départ d’une centaine d’hommes pour un camp de travail situé à 8 km de la citadelle. Cette proportion correspond donc à moins de 10% de l’effectif des détenus du fort. L’auteur ne précise pas si l’engagement se fait sur la base du volontariat ou de la contrainte. La seule compensation matérielle est d’ordre alimentaire : « une petite saucisse d’un doigt. » Le rythme de travail paraît assez peu soutenu, les carences alimentaires ayant affaibli les organismes (p 135). Ce recours à la main d’œuvre des prisonniers est à mettre en relation avec les départs des soldats allemands qui, jusque là, n’ont pas encore rejoint le front.
Une expérience de guerre, courte mais intense.
L’évocation des scènes de guerre est également au centre des discussions de ces hommes de derrière les murs. Même si leur campagne a été courte, on y retrouve le rappel des faits de guerre, de l’attitude des supérieurs hiérarchiques au feu, de leur plus ou moins grande compétence, du comportement des hommes au combat, empreinte de peur ou, au contraire, d’une trop grande assurance due à leur inexpérience (pp 49-53). L’auteur revient également sur son expérience d’infirmier et sur le manque de moyens du service de santé dans les premières semaines de la guerre : insuffisance des brancards pour récupérer les corps, recours à « une fourragère de réquisition, rembourrée de paille » pour évacuer les blessés vers des postes de secours improvisés dans des fermes, majors débordés par l’afflux de blessés, manque de matériel chirurgical, conditions d’hygiène plus qu’insuffisantes entraînant des amputations abusives et constantes menaces pesant sur ces postes de secours improvisés qui, à tout moment, risquent d’être pris par l’avance de l’ennemi (pp 74-80).
La guerre vue… d’Ingolstadt.
Pratiquant peu la langue allemande, Riou parvient pourtant à obtenir des renseignements sur le déroulement du conflit grâce à l’Alsacien Durupt. Ce dernier qui parle l’Allemand couramment mène à l’encontre des gardiens allemands une véritable guerre de propagande visant à miner le moral de l’adversaire. Les arguments de ce dernier, sincères, sont certes un peu courts mais témoignent de la confiance et du patriotisme des prisonniers en ce début de guerre (pp 59-66). Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la forteresse d’Orff n’est pas un univers hermétiquement clos aux visites de l’extérieur. Des civils – dont des femmes – y déambulent régulièrement. Ces contacts avec le monde de l’extérieur sont l’occasion de discussions au cours desquelles les prisonniers maîtrisant l’allemand parviennent à connaître l’essentiel des informations véhiculées par la presse. Leur contenu permet également de mesurer l’efficacité de la propagande de guerre allemande sur les civils (p 66-68). La fréquentation des offices religieux catholiques par les civils et les prisonniers favorise également ces échanges entre prisonniers et civils allemands (pp 70-71). Certaines idylles platoniques parviennent parfois à se nouer entre prisonniers et civiles allemandes (pp 116-118). A l’évidence, les relations privilégiées que l’auteur noue avec le commandant du camp (promenades en sa compagnie) l’autorisent à bénéficier d’un régime de faveurs d’autant plus important que les conditions de captivités demeurent libérales. Au fil des mois, le poids de la guerre sur la population allemande est une réalité qui semble relativement bien perçue par les prisonniers français, sans pour autant que l’auteur n’omette l’affirmation de quelques clichés bien rodés : « Ces pauvres gens souffrent. Ils ont tous sept ou huit enfants. Leurs économies sont épuisées. La misère menace (…) Ce sont de bonnes natures, point compliquées du tout, un tantinet serviles, lourdes d’un infini de siècles de soumission silencieuse. » (p 228) Riou s’emploie – à l’image de la propagande alliée – à bien différencier le « petit peuple allemand » de ses gouvernants pour mieux disqualifier ces derniers. Il n’hésite pas à forcer le trait sur la prétendue soumission des Allemands aux ordres de leur hiérarchie militaire ou civile (pp 231-232). Le chapitre intitulé « Le petit peuple allemand et la guerre » (pp 228-245) est bien une œuvre de propagande qui n’a sans doute pas été entièrement rédigée à Ingolstadt… L’arrivée de nouveaux prisonniers dans la citadelle en provenance de l’hôpital d’Ingolstatdt permet également aux prisonniers d’avoir des nouvelles récentes de la guerre. Ainsi l’arrivée d’un caporal du 146e R.I. ayant entendu les récits d’un officier hospitalisé permet-il à l’auteur de connaître la victoire de la Marne et de prendre ainsi conscience de la stabilisation du front occidental (pp 80-84).
La mise en place d’une sociabilité des barbelés : de l’acceptation résignée aux inévitables tensions.
Dans un premier temps, les relations entre prisonniers et geôliers sont cordiales. L’obligation de vivre ensemble crée visiblement des liens. Ainsi des apports de nourriture supplémentaire sont effectués par certains gardiens de façon tout à fait désintéressée (p 89). Il arrive que quelques prisonniers aillent trinquer et fumer avec leurs geôliers (pp 102-103). L’officier responsable du camp, le baron Von Stengel, est qualifié de « type achevé du gentilhomme, amène, courtois, juste. » (p 104) L’auteur lui consacre un chapitre dans lequel il dresse un portrait amène de ce septuagénaire plutôt francophile qui a participé à la campagne de 1870 (pp 150-164). Son départ, en décembre 1914, est source d’inquiétude pour les prisonniers français : « Il me semblait qu’avec le rappel de Von Stengel une nouvelle captivité commençait, vexatoire, sans sécurité, inhumaine ; que ça allait être désormais la vraie prison… » (p 201). Ce pressentiment est par la suite confirmé par les faits (pp 210-212). A l’opposé, les subalternes de Von Stengel sont dépeints comme de « francs hypocrites, tonitruant de patriotisme, qui vantent les vertus allemandes et simulent des rhumatismes et des faiblesses de cœur pour ne point partir au feu. » (p 172) Les récits de malades venant d’autres camps confirment l’idée que le régime de détention d’Ingolstadt est, sur tous points, bien moins sévère qu’ailleurs (pp 105-106). Un fourrier allemand pourtant qualifié de « franc malotru et bassement haineux vis-à-vis des Français » n’en fournit pas moins une paillasse à l’auteur en vue d’affronter les rigueurs de l’hiver (p 110-113). L’esprit de camaraderie et d’entraide entre prisonniers est largement évoqué. Du moins dans un premier temps. Pourtant, l’ennui aidant, le désoeuvrement de certains peut devenir un prétexte à tensions. Les rumeurs sont monnaie courante : « Il y a toujours un canard dans le fort. Aujourd’hui, par exemple, l’on commente, sur les couverts, la prise de Breslau par les Russes ! », précise l’auteur (p 107). L’apparition de trafics liés à la pénurie alimentaire est un autre facteur de tension entre les prisonniers. Un petit noyau d’une vingtaine d’entre eux parvient ainsi à créer une oligarchie de nantis dans un monde où « l’on [ne] dure, par ruse, violence ou génie, qu’au prix d’une constante victoire. » (p 120) L’illusion d’une guerre courte s’étiole avec l’arrivée de l’hiver. Désormais les plus optimistes prévoient que « la guerre durera deux ans » et « tous sont à bout de patience. » (p 135) Un chapitre consacré au « cafard » fait son apparition à la fin novembre (pp 170-174). Il est à l’évidence à mettre en rapport avec la perception d’une guerre qui est désormais entrevue comme forcément longue. L’absence de courrier, la séparation des proches, le désoeuvrement, le « mal du pays » et la découverte de l’enlisement du conflit sont à l’origine de ce que l’auteur nomme un « énervement dont je ne suis point maître.» La vieille forteresse devient alors un « sépulcre ». La qualité des soins apportés aux prisonniers blessés se dégrade fortement à partir de décembre. Le fort d’Orff accueille des prisonniers français convalescents qui ont dû quitter précipitamment l’hôpital d’Ingolstast face à l’afflux de populations civiles venues de Poméranie. Un soldat français sévèrement touché à la face doit endurer les dures souffrances de sa blessure, faute de soins appropriés. « Un abcès maintenant se déclare dans l’oreille interne, il en mourra sans doute », observe lucidement Riou (pp 196-198). L’arrivée en avril 1915 de prisonniers russes avait été présentée aux prisonniers français comme une menace par les gardes allemands. Ceux-ci sont pressentis comme « une peste asiatique » (p 213). L’accueil qu’organisent les Français pour leurs alliés russes semble contredire cette tentative de mise en opposition. Echange de vivres et de cigarettes, chants et danses mêlent les deux communautés de prisonniers qui sont désormais appelées à vivre ensemble. Mais derrière cette attitude bienveillante des prisonniers français il faut sans doute aussi percevoir un moyen approprié de s’opposer aux discours des gardiens allemands… Les Russes paraissent s’intégrer facilement, notamment en participant activement aux diverses corvées (p 226).
Les maigres distractions…
Au début de la détention, assez peu de travaux d’intérêt général sont imposés aux prisonniers, à l’exception de la confection des maigres repas. Les scènes descriptives de la vie des prisonniers laissent plutôt apparaître une réelle liberté pouvant confiner au désoeuvrement. L’occupation du temps est et demeure donc l’une des plus grandes préoccupations des prisonniers. Les distractions sont rares : observation grâce à « un poste d’observation » des manœuvres d’artilleries lourdes dans une forêt proche du lieu de détention, participation aux offices religieux protestants (en guise de distraction…), jeux sportifs, sculpture sur cailloux de képis ou casques à pointe « écussonnés aux armes de Bavière », exploration de la citadelle en ses parties souterraines ou inconnues (pp 97-99 et pp 118-119). La fabrication d’objets ainsi que l’organisation d’une forme de marché noir entre prisonniers permettent de s’occuper mais apportent également un certain enrichissement visant à lutter contre la faim (pp 120-121 et 178-179). L’existence de cette pratique, où le principe du chacun pour soi est de mise, heurte la conscience de l’auteur qui reconnaît pourtant que le système D demeure une obligation incontournable permettant d’améliorer l’ordinaire. La lecture reste l’un des passe-temps favori de ceux qui ont un goût pour les occupations intellectuelles. Les livres sont rares, « on se les passe les uns aux autres jusqu’à effritement complet. » (p 185). On écrit également beaucoup : des poèmes, des chansons dont les textes caustiques amusent la communauté des prisonniers. L’écriture de carnets de captivité demeure l’activité littéraire la plus répandue. L’autorité allemande s’oppose à cette pratique et l’auteur confie que c’est au moyen « de ruses quasi-quotidiennes » qu’il peut conserver ses carnets personnels (note 1 p 186). Certains soldats profitent de leur captivité pour relater les péripéties des combats d’août et leur capture. Riou les retranscrit textuellement (et sans doute partiellement) dans ses propres carnets (pp 187-193). On notera combien les activités manuelles ou intellectuelles de ces prisonniers ressemblent à bien des égards à celles des combattants du front.
L’échappée belle…
Riou est finalement libéré par la Suisse. Rien dans son témoignage n’explique les circonstances précises de cette libération. Il semble que l’auteur se soit livré ou à une autocensure ou que son manuscrit ait subi une censure extérieure sur cette question sensible au moment de son édition, ce qui pourrait expliquer qu’aucun passage de ce dernier chapitre n’ait eu à subir les foudres d’Anastasie…
4. Autres informations
Archives de l’auteur déposées aux archives départementales de l’Ardèche (cote 69J1-26), manuscrits et correspondance littéraires.
J.F. Jagielski, 27/02/07