Lapeyre, Louis (1882-1949)

Trouver sur le carnet de Louis Lapeyre l’adresse de Louis Barthas, caporal au 280e d’infanterie, n’a rien d’étonnant quand on apprend que Lapeyre était, lui aussi, tonnelier à Peyriac-Minervois. Né le 17 avril 1882 à Rieux-Minervois (Aude), village tout proche voisin de Peyriac, fils de tonnelier, Louis Lapeyre a fait son service militaire en Algérie de 1903 à 1906 ; il s’est marié en 1907 et installé à Peyriac en 1910. En août 1914, il est mobilisé dans une section de COA, puis au 44e RI en novembre 1915, au 294e RI en avril 1916. Il donne pour titre à ses carnets « Campagne de 1914 », ensuite étendue aux quatre autres années. Conservés par ses petits-enfants, non publiés, beaucoup plus succincts que ceux de Barthas, ils opposent la beauté de la France, décrite au cours des déplacements, aux horreurs de la guerre. Lapeyre est sensible à la rencontre de camarades avec qui il est agréable de parler du pays. Le militarisme se manifeste lorsqu’une réclamation à propos de la nourriture vaut huit jours de prison. Il signale rapidement la mutinerie du 129e en 1917 et la répression. S’étant débarrassé de son 8e carnet le jour de sa capture (1er novembre 1918), il l’a reconstitué de manière approximative et y a ajouté la description originale de ces quelques jours très particuliers de prisonnier d’une armée en pleine débandade. Tout au long du parcours, les prisonniers sont nourris et congratulés par la population belge. Le 11 novembre : « En cours de route, nous avions appris la signature de l’armistice ; et cette heureuse nouvelle nous comble de joie. En entrant dans la ville [Bastogne], toute la population est en liesse ; les maisons sont superbement pavoisées aux couleurs de tous les Alliés. » Le comité de ville prend en charge les prisonniers en place de leurs gardiens, et apporte, « dans de grands récipients, de la bonne soupe et du café fumant ». « Vers 4 h du soir, passe devant nous le 27e régiment d’infanterie bavaroise, revenant des tranchées. Tous les soldats chantent ; la musique de leur régiment joue. Les officiers ont arraché leurs galons de sur leurs épaules. Les soldats portent leurs fusils crosse en l’air et nous font comprendre qu’ils sont tout joyeux que la guerre ait pris fin. Belges, Boches et Français, tout ce monde fraternise en ce moment tellement la joie est grande parmi tous. »
Le retour vers la France se fait par étapes, les Belges continuant à « gorger » les Français de victuailles : « Il est impossible de leur refuser quoi que ce soit. Quels braves gens que tous ces Belges ! » En France, le département de la Meuse est plein de troupes américaines et on y distingue le « spectacle des plus hideux » produit par les quatre années de guerre. Le 23 novembre, enfin, Louis Lapeyre arrive à Peyriac-Minervois.
Rémy Cazals
*Fiche matricule Arch. Dép. Aude RW 537 (recherche de Jean Blanc que nous remercions).

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Durosoir, Lucien (1878-1955)

1. Le témoin
Né à « Boulogne près de Paris » le 6 décembre 1878, il devient, avant 1914, un célèbre violoniste, soliste faisant des tournées internationales. Lors de la déclaration de guerre, il a 36 ans ; célibataire, il vit avec sa mère. D’abord territorial, il est envoyé sur le front au 129e RI en novembre 1914. Fin juin 1915, il devient brancardier. Son talent de musicien reconnu, notamment par le général Mangin, il alterne alors les périodes musicales et de services divers (brancardier, secrétaire, colombophile). En juin 1918, il avoue : « Dans tout cela mon sort, comparé aux destinées des anciens camarades, est autrement enviable. Je sais bien qu’il y a mon violon et ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon instrument que si j’avais eu de puissantes interventions. »
Après la guerre, il se retire dans le sud de la France pour composer. Le livre cité ci-dessous contient un DVD donnant trois pièces pour violoncelle et piano, œuvre dédiée à son ami Maurice Maréchal (voir notice).
2. Le témoignage
Le corpus de lettres adressées quotidiennement à sa mère pendant toute la guerre est considérable. Son fils dit avoir sélectionné 30 % de l’ensemble. L’allègement est très important pour la période 1916-1918. Des allusions à des femmes ont été supprimées parce que « rares et atypiques ». Des photos complètent le dossier dans : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p. Les lettres de Lucien témoignent parfois, comme en septembre 1918, de son exaspération devant les sollicitations de sa mère : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose : quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. […] Hélas, je suis dans la boue et la poussière, je sens mauvais, je sue, et j’essaie de passer à travers les dangers du mieux possible. » Le présentateur, signalant la présence de Lucien Durosoir au 129e, puis au 274e et au 74e, remarque : « Du début à la fin, son sort est lié à celui de la 5e division. » Mais le livre de Leonard Smith sur la 5e DI n’est jamais mentionné dans des notes, intéressantes pour les identifications de musiciens et d’œuvres, plus contestables sur le plan de l’histoire : l’une va jusqu’à conseiller de « lire les ouvrages récents qui font enfin la part de la violence dans la guerre » !
3. Analyse
Les premières lettres de 1914 contiennent illusions et contradictions, ce qui est tout à fait normal quand il s’agit d’un témoignage. « Il est officiel que les troupes françaises sont dans Colmar et que les Allemands se sauvent, surtout devant les charges à la baïonnette » (11 août) ; les Français « se font tuer en chantant » (13 août) ; il est clair « que notre droit est évident, que nous représentons la justice et la liberté » (24 août) ; « les pertes des Allemands sont absolument énormes, sans comparaison avec les nôtres » (28 août) ; « il n’y a pas à s’effrayer, l’envahissement de la France dans le Nord-Est a été un plan voulu et concerté » (9 septembre). Le 26 août : « Notre régiment, très entraîné maintenant, est vraiment frémissant, nous ne demandons qu’à partir » ; mais « il y a avec nous 40 % de Normands qui n’arrêtent pas de gémir » (10 septembre) ; « beaucoup de mes camarades ont le cafard, ils boivent trop et surtout fument beaucoup, plus qu’il ne faudrait. Il est certain que le temps commence à sembler long, et cependant c’est bien loin d’être fini. » Et, le 8 novembre, il signale « certains individus veules et froussards qui essayent par tous les moyens d’éviter d’être envoyés au front ».
Il découvre les tranchées le 15 novembre 1914, et cette « terrible vie qui met bien à nu le caractère et les ressources morales de chacun ». « Il nous faut beaucoup de patience et de résignation, qualités beaucoup plus difficiles à avoir qu’éclats de bravoure plus ou moins passagers ; car souffrir de toutes les intempéries, recevoir les obus sur la tête stoïquement dans les tranchées, c’est terrible » (2 février 1915). Il sélectionne deux camarades avec lesquels il peut parler : « Nous ne nous quittons guère tous les trois car, dans le reste de l’escouade, ce sont certainement de très braves gens, mais des paysans avec lesquels nous n’avons pas beaucoup d’affinités. » Ces paysans supportent les fatigues de la guerre moins bien que lui-même, toujours en train de « geindre », qui boivent à l’excès (« tout le recrutement normand est en majeure partie composé d’ivrognes », 28 mars 1915), vice partagé par les officiers qui sont « des gens bien ordinaires et bien vulgaires avec souvent tendance à être des poivrots » (4 février). Il critique aussi les aberrations (les peaux de moutons protectrices qui arrivent après les grands froids), le bourrage de crâne des journaux, l’arrière qui montre une incompréhension totale des choses du front, les embusqués dont il faudrait afficher les noms. Le 20 février 1915, il écrit : « L’épreuve que nous subissons est vraiment très dure ; ce qui la rend ainsi, c’est la durée et l’incertitude que nous avons tous au sujet de la fin de cette guerre maudite. Il y a des jours où les plus courageux ont le cafard. Je vois les camarades, ceux surtout qui ont des enfants jeunes, cette vie leur pèse et leur devient pour ainsi dire insupportable ; j’ai bien du mal à remonter leur courage défaillant. Cette souffrance morale ajoutée rend plus pesantes nos souffrances physiques. »
Sa haine des Allemands s’exprime particulièrement entre mars et juin 1915, sur les fronts de Craonne et de l’Artois. « Il faut que ces gens qui ont tout volé, tout ruiné et détruit, tuant les femmes et les enfants et les torturant, il faut que ces monstres soient écrasés. Quelle joie quand nos obus pleuvent sur eux ! » Cette expression du 23 mars est reprise le surlendemain, puis le 18 et le 25 mai. Le 23 mai, il demande à sa mère de lui envoyer un poignard et un pistolet, qui pourraient se révéler utiles pour un combat au corps à corps car fusil et baïonnette y sont « des armes peu pratiques ». Il semble qu’il ne se soit pas servi du poignard mais, le 7 juin, il écrit qu’il a descendu « beaucoup » de Boches en tirant au fusil « avec le plus grand calme », puis qu’il a tué deux autres Boches à bout portant avec son pistolet. Il ajoute : « Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer. Tous les amis sont debout. Un peu de calme va nous faire du bien car notre agitation est fébrile et notre soif ardente. » Grand calme ou agitation fébrile ? Il y a là quelque contradiction, de même qu’entre « tout le monde est plein d’enthousiasme » (24 mai) et « entendre des gens parler de rentrer chez eux en disant qu’ils se foutent bien des Allemands et qu’ils peuvent bien occuper les pays conquis » (14 mai). Après ces journées infernales, il est clair que c’est l’épuisement et la hantise d’une nouvelle campagne d’hiver (25 juin) : « Je crois pour ma part que nous arriverons difficilement à les sortir de chez nous. » Auparavant, il avait noté, devant Craonne : « Nous n’attaquerons probablement jamais Craonne, ce plateau est inattaquable de front. Nous y resterions tous inutilement, il faudra le tourner pour que les Boches délogent de cette position formidable. »
Après avoir écrit à sa mère : « Dans cette affaire, en dehors des obus qui sont tombés par milliers, c’est à qui a pu le mieux endurer le manque de sommeil, la faim et la soif, et dans cette endurance nous nous sommes montrés supérieurs à nos ennemis et beaucoup plus rusés. Nous en avons beaucoup tué, avec malice à la clef ; dans cette chasse à l’homme horrible, il y a cependant quelque chose de passionnant. » Puis il devient brancardier, à l’approche de l’été 1915, soulignant que les « risques sont infiniment moindres », même lors de l’offensive de septembre. Celle-ci est un échec. Des chefs incapables (obtus, ne reconnaissant jamais leurs erreurs, coupables de faire la noce) ont fait tuer « tant de monde ». « Dans cette guerre le peuple a été admirable, il a tout sacrifié, pour qui ? Pour des dirigeants dont beaucoup emplissent leurs poches pendant que les autres se font tuer. » Brancardier n’est pas encore « un vrai filon » mais, dès octobre, Lucien Durosoir est chargé par le colonel de monter un quatuor à cordes. Il joue devant Mangin, passe son temps en répétitions, est confortablement logé. « Plongés de plus en plus dans une atmosphère musicale », les membres du quatuor peuvent éviter les « conversations stupides ». Le salon de Mme L. réunit officiers et intellectuels. Quel contraste avec les soldats des tranchées transformés en blocs de boue !
En avril 1916, il connaît cependant un nouvel enfer, à Verdun. « Tout le monde appelle la fin de tous ses vœux, mais cela, hélas, ne change pas la face des choses, écrit-il en août. Le temps s’écoule et les hostilités continuent, et les mois succèdent aux mois. Quelle vie et comme nous gaspillons nos plus belles années ! » Son opinion sur l’ennemi devient plus nuancée : « Les Boches, dans tous ces événements, font preuve d’un incroyable ressort et ne donnent nullement l’impression de gens qui lâchent pied, comme on voudrait bien le dire. Ils combattent au contraire avec acharnement, et ce n’est pas un mince mérite quand on pense à tout ce qui dégringole sur leurs têtes. C’est ce qui fait croire que la guerre ne peut durer de longs mois, car, avec de pareilles luttes, les effectifs fondent comme neige au soleil. » Et pourtant elle dure ! « C’est triste, l’intellectuel s’enlise, il sent qu’il perd sa culture, les gens médiocres qui nous entourent, leurs raisonnements médiocres, leurs idées médiocres, tout est bien fait pour vous faire perdre l’idéal et la culture donnés par quinze ou vingt ans d’efforts. » De son côté, « le pauvre poilu attend sa permission avec une fébrile impatience. Elle est la seule raison de sa résignation. »
En 1917, dès février, Lucien note : « Ce qui est étonnant, c’est que les poilus subissent tout cela sans se révolter. » En mars, il précise qu’après la guerre « il faudra craindre des mouvements révolutionnaires de la part des poilus qui, trop longtemps, auront été maintenus dans une discipline de fer, et qui, lorsqu’ils recouvreront la liberté, manifesteront certainement dans un sens non équivoque. » Le 30 mai, il écrit à sa mère que « de très graves événements viennent de se produire », mais il ne développe pas : « Plus tard je pourrai te parler, car je pense ne jamais écrire sur ce sujet, car c’est trop dangereux. » C’est pourquoi on n’aura pas le témoignage de Lucien Durosoir sur les « mutineries » au sein de la 5e DI. A peine quelques bribes : « Le pauvre poilu qui, depuis bientôt trois ans, endure les pires souffrances morales et physiques, est las, il n’en peut plus. Davantage serait dépasser les forces humaines et s’exposer à de graves mécomptes. J’ai peu d’espoir que le commandement supérieur comprenne bien la question ; il a si peu vécu avec le poilu et l’a traité tellement comme une chose. » Il ajoute que « les sanctions ont été rudes ». Cela n’empêche pas des aviateurs, venus en visite, d’offrir un baptême de l’air aux infirmières et aux musiciens (voir aussi les photos d’avions et de dames du lieutenant Berthelé).
En février 1918, Lucien note l’émotion ressentie par les hommes du front à l’annonce des raids aériens sur Paris : « C’est une angoisse de savoir sa famille exposée ». En mai et juin, il se plaint des Anglais qui ne consacrent pas tous leurs efforts à la guerre, tandis que « le moral de nos troupes est extraordinaire et ce serait à souhaiter que nos alliés possèdent tous ces qualités au même degré. » La guerre devient de plus en plus celle des avions et des tanks. Dès juillet, la victoire se dessine. En septembre, « c’est un peuple en marche que notre armée », mais il aura fallu payer cher cette victoire. Les lettres reproduites se terminent au 11 novembre : « C’est fou de voir ici la joie générale, c’est comme une sorte d’ivresse. Et nous avons attaqué encore hier dans la soirée, et il y a des malheureux qui encore ont laissé leur vie. A ce moment de fin de guerre, je songe à tous les camarades qui sont tombés, aux longues souffrances subies par tous et l’émotion me secoue en voyant enfin les résultats acquis par tant de sacrifices. »
Rémy Cazals, 16 novembre 2011

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Le Petit, Jacques (1887-après 1966)

1. Le témoin
Quatrième enfant d’une famille de propriétaires fonciers possédant manoir des champs et maison de ville, Jacques Le Petit est né à Bayeux (Calvados), le 20 juillet 1887. Après le collège Sainte-Croix d’Orléans (qu’il désigne comme sa prison), il mène ses études de médecine jusqu’au doctorat obtenu en 1913. Installé au Mans, il est bientôt mobilisé comme médecin auxiliaire. Avec le 11e RAC, il fait la retraite d’août et la marche en avant de septembre 1914. Médecin aide-major, il passe au 5e RI puis au 129e en décembre. Blessé en juillet 1916, il est ensuite affecté à l’ambulance 4/54, puis à la 14/5, puis à l’arrière, à Caen. Il revient sur le front en juillet 1917 au 267e RAC. Une grave blessure, le 3 octobre 1918 met fin à sa guerre, après laquelle il revient au Mans et se marie en 1919.

2. Le témoignage
Jacques Le Petit s’est appuyé sur ses notes et les lettres à sa famille pour une rédaction qui date de 1966 ; il avoue parfois ne pas se souvenir de certains faits (p. 94, 109 par exemple). Sous le titre Journal de guerre de Jacques Le Petit, 1914-1919, Un médecin à l’épreuve de la Grande Guerre, des extraits de son texte ont été publiés en 2009 par les éditions Anovi (127 p.), ses héritiers proposant à qui le souhaite de consulter l’ensemble. Les chapitres suivent l’ordre chronologique. Chacun est précédé d’un résumé général des événements de la période. Croquis et photos viennent en complément.

3. Analyse
Ce médecin a vraiment vécu au milieu des hommes des tranchées. Il en a connu les conditions de vie (voir p. 53 : les mouches ; p. 59 : la boue « fantastique » de la Somme) et il en a partagé les sentiments contre les profiteurs (p. 82), les embusqués (p. 83) et même contre les civils sans distinction (p. 58 : ils sont ignobles ; p. 90 : « les civils restant l’ennemi héréditaire »). Il critique à plusieurs reprises le bourrage de crâne (p. 46, 49, 50) et annonce qu’il va essayer de s’abonner à La Tribune de Genève (p. 90) « pour savoir la vérité si possible ». Hostilité aussi envers les artilleurs (p. 44, janvier 1915) : « Les artilleurs ont beaucoup de munitions maintenant, et ils se font même eng… quand ils n’ont pas tiré dans la journée le nombre de coups imposés. Ils ne savent d’ailleurs pas toujours sur quoi ils tirent ; leur coup tiré, ils se cachent et c’est nous qui recevons la réponse. »
Proche des soldats, il les voit se livrer à des jeux étranges avec les Allemands d’en face (p. 44, secteur de Pontavert, janvier 1915) : « D’une tranchée à l’autre, on met parfois des cibles, souvent des marmites ou de vieilles ferrailles, et on signale consciencieusement à l’ennemi les « rigodons », c’est-à-dire les coups au but. » Et encore (p. 46, secteur de Concevreux, février 1915) : « Les Boches nous envoient des patates et nous demandent des journaux ; ils mettent des écriteaux annonçant un nombre kolossal de prisonniers russes et nous ripostons par des chansons sur Guillaume. Nous mettons des écriteaux disant : « Il ne vient pas souvent vous voir, votre empereur, le nôtre vient ce soir. » À la fin de l’après-midi, on promène en première ligne, au bout d’un bâton, un chapeau haut-de-forme que les Boches canardent de leur mieux. »
Les épisodes particulièrement décrits sont le départ en août 14 avec un « moral splendide », en route pour Berlin, d’autant que les nouvelles sont excellentes. C’est ensuite la retraite (p. 25) : « Retraite dans l’ignorance de tout, au milieu des incendies dont on donne diverses explications, des mugissements de bestiaux abandonnés qui nous suivent, ainsi que le son du canon toujours derrière nous, au milieu des convois de fuyards dirigés tant bien que mal par les gendarmes, et des vaches qui gémissent de ne plus être traites (et que nous trayons au passage pour boire un peu), échappées de leurs prés, leurs clôtures étant hachées par l’artillerie. » En septembre 1915, c’est l’offensive en Artois, vers Neuville-Saint-Vaast. En avril 1916, Verdun : la soif, la poussière, l’air irrespirable, l’insomnie (p. 74). « Les hommes sont éreintés, les seules ébauches de boyaux qui existent les obligent, en dehors des attaques fréquentes, à rester tout le jour aplatis par terre sous le bombardement meurtrier sans aucun mouvement ; la nuit, ils manient la pelle et la pioche pour s’enterrer. »
Si la blessure est une aubaine, et si beaucoup de blessés ont évoqué l’hôpital comme un petit paradis, ce n’est pas le cas de Jacques, dirigé vers Lodève, oublié à la gare, transporté ensuite dans une charrette à fumier vers « une vieille bâtisse lépreuse, immonde et puante » sous la coupe d’une « vieille bonne sœur grincheuse », et négligé par le médecin, un embusqué.
Autres remarques :
– La découverte que les nuits peuvent être d’une noirceur absolue, mais que les soldats venus de la campagne « arrivaient à distinguer quelque chose » (p. 22).
– Entre Villenauxe et Montmirail, lors de la bataille de la Marne (p. 29) : la situation décrite (« Blessés et morts le long des routes ; ferme avec morts et blessés boches avec leurs infirmiers ») évoque celle de Hans Rodewald, exactement à la même date dans le même secteur (voir la notice Rodewald).
– Plus on lit de témoignages, plus on découvre de mentions d’exécutions. Ici p. 54 (9 août 1915, sans préciser le régiment ; il s’agit peut-être du 129e) et p. 77 (30 avril 1916, au 129e RI).
– Il faut signaler aussi les contacts, en été 1918, avec la 93e Division d’infanterie américaine, « coloured », illustrés par quelques photos.

Rémy Cazals, juin 2011

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Tanty, Étienne (1890-1970)

1. Le témoin

La famille Tanty, dreyfusarde, anticléricale, est originaire de la Creuse. Le père est professeur au lycée Hoche à Versailles. Étienne fait des études classiques à Henri IV puis à la Sorbonne, et se destine à l’enseignement comme son grand-père, son père et ses deux sœurs. Sa connaissance du grec lui permettra de faire passer des informations qui n’auraient pas plu à la censure, en particulier lorsqu’il dit regretter de ne pas s’être rendu aux Allemands au tout début de la guerre (p. 155, 174, et sur d’autres sujets p. 225, 432). Par contre, le 18 septembre 1915, il indique que, s’il connaissait le langage Morse au lieu du grec ancien, il pourrait trouver une planque.
Lorsque la guerre éclate, il est en train d’effectuer le service militaire au 129e RI du Havre, depuis octobre 1913. D’août 1914 à septembre 1915, il fait la guerre en Belgique, sur la Marne, dans l’Aisne et en Artois. Nommé caporal depuis peu, il est blessé le 25 septembre à Neuville-Saint-Vaast : « Je jouis de revivre, au sortir de la plus abominable fournaise où j’aie jamais pénétré », écrit-il à ses parents. Guéri, il revient au front au 24e RI ; il est au Chemin des Dames en avril-mai 1917 avant d’être à nouveau évacué ; il est fait prisonnier à Tahure en mars 1918, envoyé au camp de Giessen où il assiste en spectateur à la révolution allemande.
Démobilisé en 1919, il se marie en 1921 (il aura trois fils) et exerce son métier de professeur de lettres classiques en différents postes avant d’être nommé au lycée de Saint-Germain-en-Laye (1936-1955). Il n’appartient pas aux associations d’anciens combattants, mais lit beaucoup sur la Première Guerre mondiale, en particulier les ouvrages de Pierrefeu et du général Percin.

2. Le témoignage

La correspondance d’Étienne Tanty est considérable. La publication des 400 lettres d’août 14 à septembre 15 donne un livre de 606 pages. Le soldat a voulu écrire presque tous les jours : c’était comme une conversation avec sa famille. Les lettres contenaient parfois des fleurs aujourd’hui séchées, d’où le titre du livre : Les violettes des tranchées, Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, éditions Italiques, 2002. Claude Tanty, son fils, a rédigé une notice biographique et un texte complémentaire sur « l’esprit de la famille » ; il a ajouté quelques pièces annexes et deux cahiers de photos. Dans sa préface, Annette Becker dit des choses très justes, mais surprenantes sous sa plume, à propos du non-consentement à la guerre du personnage du livre : sa seule haine était pour la guerre ; il savait bien qu’il n’avait pas le choix ; il attendait la paix ou la planque représentée par la capture, la bonne blessure ou la maladie. Plus discutable de la part de la préfacière est l’affirmation que la guerre transformait les hommes en brutes : en effet, s’il est exact qu’Étienne Tanty décrit son escouade en août 14 formée de brutes, frappes ou gouapes, il est clair que ces gens étaient des malotrus dès avant la guerre ; d’autre part, si on lit le livre jusqu’à la p. 553, on découvre qu’au 24e RI il a vécu au milieu de « bons types » et que l’escouade du 129e était une exception.
Dans les annexes figure un extrait de l’historique du 129e qui note l’enthousiasme des soldats, leur esprit merveilleux, l’héroïsme d’hommes impatients d’aller de l’avant pour écrire d’immortelles pages de gloire et venger la cathédrale de Reims. La comparaison de ces expressions avec celles qui suivent, extraites de la correspondance d’un du 129e, permet de confirmer la méfiance quant à la fiabilité des sources officielles.

3. Analyse

– Le départ et la découverte de la guerre
Avant même de laisser la parole à Étienne Tanty, on peut citer une lettre du 4 août de son père, sans doute lecteur de Jean Jaurès, qui affirme que la guerre sera « épouvantable », « une guerre d’extermination » (p. 572). Étienne remarque que les femmes pleurent ; des hommes mariés pleurent aussi ; des troubles ont lieu au Havre (p. 43-48). Il n’éprouve aucun emballement, aucune idée de revanche ; il part « avec une résignation confiante et avec le sentiment de contribuer à la défense des gens et des choses [qu’il] aime ». Les « patriotes en chambre » applaudissent ; certains vont se saouler ; « nul ne saura jamais quelles sources de patriotisme recèlent les comptoirs des bistrots » (p. 55). Mais la semaine du 13 au 20 août est terrible. C’est l’horreur, un massacre. La réalité dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer. Dès le 25 septembre, il est « complètement démoralisé ».
– Les facettes de son non-consentement
C’est d’abord la condamnation de la guerre par principe. C’est une stupidité (p. 170, 182). On se bat contre des ennemis « sans savoir pourquoi ni comment » (p. 370). Le sentiment est largement partagé (29 janvier 1915) : « Tout le monde en a plein le dos de la guerre, on ne soupire plus qu’après la paix, quelle qu’elle soit. » C’est ensuite la condamnation des fauteurs de guerre, Guillaume certes, mais aussi Poincaré ; des grands chefs qui font massacrer les soldats pour obtenir « une vaine gloire ». Il faudrait tirer sur eux, « sans remords, sans scrupules et sans pitié » (p. 271) ; il faudrait que les artilleurs pointent « leurs pièces sur l’Élysée, la Wilhelmstrasse, les Parlements, les salons, les hôtels de journaux et cette vieille crapule de pape ». Sont condamnés aussi de façon véhémente les profiteurs de la guerre, les embusqués, et plus largement les civils jusqu’au-boutistes. Concrètement, les souffrances infligées à l’infanterie sont inadmissibles, que ce soit au feu, sous les bombardements et dans les attaques fauchées par les mitrailleuses, ou dans la vie quotidienne, la boue des tranchées, la soif, les cantonnements lamentables. Les fantassins sont des esclaves, du bétail parqué pour l’abattoir (p. 266, 340, etc.). Et en plus il faut subir le bourrage de crâne. Botrel est condamné dès le 2 octobre 1914, « ce crétin qui flâne paisiblement et vient vous poser au héros et vous sermonner dans un jargon sans nom, honte de la langue française ». L’Écho de Paris l’est quelques jours plus tard, ainsi que tous les « apologistes du carnage ». Des expressions très fortes comme « J’en ai soupé, de la patrie » (p. 395) reviennent fréquemment. Aussi cherche-t-il à s’échapper dans une sorte d’anesthésie générale, tandis que beaucoup d’autres choisissent l’alcool. Il souhaite la capture ou la blessure. Il exprime à plusieurs reprises le regret de ne pas s’être fait capturer à Courcy dès le début de la campagne.
– Quelques notations intéressantes dans un ensemble très riche
Pour notre combattant, comme pour beaucoup d’autres, le courrier a une importance capitale. Il éprouve un véritable soulagement à écrire ; il a besoin des lettres de la famille pour tenir. Il n’hésite pas à lancer à la Censure : « tu es aussi vieille que le monde car tu es fille de l’Impuissance et du Mensonge » (p. 475).
La guerre est une guerre moderne, celle du canon. Le fusil ne joue qu’un rôle secondaire : le 29 octobre 1914, après trois mois de guerre, Étienne signale qu’il n’a pas encore tiré 50 cartouches. « La balle blesse et tue, écrit-il (p. 241). L’obus torture. » Les outils ont une importance capitale car ils permettent de creuser la terre pour se protéger. Mais la guerre a aussi cet aspect de chaos (p. 333) : « La terre est semée de trous de percutants, les arbustes sont déchiquetés de balles de shrapnels ; des morceaux de marmites traînent çà et là ; un vieux bonnet de police boche, une capote boche en lambeaux, du fumier, des bouts de pain, un gros os de bœuf, encore plein de viande et rouge, ça traîne pêle-mêle dans les trous. »
Les fantassins portent un regard critique sur leurs officiers, bien logés, coutumiers de mauvais traitements, de véritables « petits seigneurs féodaux » (p. 311). Sur les artilleurs qui emmerdent les Boches, et les Français aussi parce qu’ils provoquent des tirs de représailles (p. 488, 541). Les « familiarisations » entre ennemis sont très précoces, puisqu’elles sont interdites par un ordre lu aux soldats le 5 décembre 1914. Notre combattant signale des trêves tacites (p. 262, 351). Son opinion des Allemands passe, durant la courte période du 22 mai au 7 juin 1915, par deux cris de haine : pas de pitié pour eux ! On n’en voit pas bien l’origine, mais c’est une preuve de la complexité des situations et des sentiments. Avant et après cette période, la position d’Étienne est de dire que « les Allemands sont comme nous » (p. 219, 266), de parler des « pauvres diables français ou boches qui râlent et crèvent sur les champs de bataille » (p. 504).
Étienne Tanty a assisté deux fois à des exécutions de soldats français, le 25 septembre 1914 et le 9 août 1915. Les annexes, lettres d’une sœur et du père d’Étienne, les 4 et 5 août 1915, révèlent une véritable émeute des parents de permissionnaires au Bourget (p. 577-581).
Les conclusions sont dans le texte des lettres : « Il y a des gens qui sont sous les crapouillots et d’autres qui n’y sont pas. Ceux qui n’y sont pas ne veulent pas y aller et ceux qui y sont voudraient bien s’en aller » (p. 478) ; « L’homme n’est rien, la chance est tout. C’est là le caractère démoralisant de la guerre des tranchées » (p. 518) ; « Se demander si chaque minute n’est pas la dernière, sentir d’imagination le choc d’un éclat… » (p. 548). Ce qui précède ne peut donner qu’un écho insuffisant d’un témoignage qui fait partie de ceux qu’il faut lire absolument. Par les situations décrites, la pensée, les expressions employées, il est très proche de celui de Louis Barthas.
Rémy Cazals, 8 mai 2011

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