Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Chaumette, Gérard (1892-1951)

Il est né à Mansle (Charente) le 23 mai 1892. Ses parents sont instituteurs. Après le bac, il prépare le concours de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm et il est reçu en 1913. Aspirant au 115e RI, il termine la guerre au grade de capitaine. Il se marie en août 1918, il obtient l’agrégation de lettres classiques en 1919 et devient professeur au lycée Clemenceau de Nantes jusqu’à la retraite. Mobilisé à nouveau en 1939, il est fait prisonnier en 1940 et libéré en 1941 comme ancien combattant de 14-18. Il participe à la Résistance. Il écrit divers livres, mais ne réussit pas à publier ses récits de la Première Guerre mondiale. (Ces renseignements biographiques sont donnés par les éditeurs du livre dont il va être question.)
La persévérance de sa fille et de ses petits-enfants aboutit en novembre 2013 à la publication du texte : Gérard Chaumette, Le Casque bleu, Mémoires des tranchées sortis de l’oubli, Editions Les 2 Encres, 277 p. Le texte proprement dit est précédé d’un bref rappel du contexte historique et d’un glossaire qui se réfère à celui du site du CRID 14-18. Mais l’appareil critique ignore les témoins en dehors de Dorgelès.
Le texte de Gérard Chaumette est subdivisé en tableaux thématiques dont le titre est souvent précédé de l’article défini : Le Poilu, Le Cuistot, Le Grenadier, Le Coup de main ; La Patrouille, La Montée en ligne, La Mine. Beaucoup n’ont ni date, ni localisation ; ceux qui sont un peu plus précis sont mélangés : un tableau daté du 22 juin 1916 vient après un autre d’octobre 1918. L’écriture est lissée, pour mieux correspondre aux demandes supposées du public, mais sans doute est-il allé trop loin dans ce sens et dans la livraison de clichés trop attendus (par exemple sur le cuisinier). Dans le détail des descriptions, le Poilu est énergique et gouailleur ; il est beau « jusque sur son fumier et dans sa crasse » ; la Patrie est divinisée ; un lieutenant seul à sa mitrailleuse « tenait tête à la horde qui le cernait », criant : « Un Français ne se rend pas ! »
Un des tableaux décrit une exécution à laquelle l’auteur semble avoir assisté, mais son titre, « L’Exécution capitale » ne donne aucune précision ni de lieu ni de date. Mais Chaumette ne parle ni de fraternisations ni de mutineries. Pourtant, Pierre Roullet (voir ce nom) a signalé des incidents au 115e RI ; apparemment peu graves, ils ont été cependant repérés par Denis Rolland et André Loez.
On peut imaginer le conseil qu’aurait donné Jean Norton Cru à Gérard Chaumette : ne cherchez pas à définir LE Poilu, LA Guerre ; donnez-nous plutôt votre carnet de notes quotidiennes si vous en avez tenu un.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Jury, Jean-Elie (?-?)

1. Le témoin

On sait peu de choses de Jean-Elie Jury qui ne donne que des indications biographiques floues dans ses carnets. Il est peut-être originaire de l’ancienne commune de Saint-Julien-en-Jarez dans la Loire, où son frère, Stéphane-Irénée est né le 3 juin 1877. Il dit d’ailleurs quitter, le 1er août son lieu de résidence pour aller à Saint-Chamond. Sur son parcours militaire, il indique dans sa très courte préface « quand éclata la première guerre mondiale de 1914-1918, j’étais déjà un réserviste chevronné, j’avais exécuté mes périodes de réserve, dont j’étais sorti brigadier à l’une, sous-officier aux autres. Je fus affecté au parc d’artillerie de la 27e division » (page 5). Semble-t-il fonctionnaire du ministère des finances, il est mobilisé à la déclaration de guerre comme maréchal des logis affecté à la conduite et au ravitaillement de l’artillerie régimentaire du 155e RI de la 27e division du 14e corps. Il est promu sous-lieutenant dans une section d’artillerie le 16 mars 1918.

2. Le témoignage

Jury, Jean-Elie, Mes carnets de guerre. 1914-1918, chez l’auteur, 1964, 171 pages.

« Comme toujours, depuis ma plus tendre enfance, j’ai confié à de petits carnets mes intimes pensées de chaque jour ; j’ai continué pendant ces quatre années de 1914-1918 » (page 5). Sa pratique d’écriture est déjà ancienne et son rôle de ravitaillement ne l’expose pas au combat. Ainsi, il parcourt les arrières du front mobile de la bataille des frontières dans les Vosges d’août 1914, témoignant des visions sommaires qui s’offrent à lui. Après une entrée anxieuse et sans débordement de joie en pays reconquis, il recule et retraite par Bruyères avant de quitter les Vosges le 14 septembre pour renforcer l’armée du Nord, dans la Somme. Il reprend ses corvées de cantonnement, ponctuées de ravitaillement, mais sans réelle activité ; les jours passent dans une immobilité commentée.

En août 1915, il est transféré sur la Marne où là aussi, il rapporte peu d’activité sauf un ravitaillement de l’avant qui lui permet de s’approcher de la ligne de feu. La fin de 1915 le ramène dans les Vosges quand en février 1916 les lignes s’allument à Verdun. La division renforce le front menacé de la ville martyre mais Jury égrène les jours dans la même monotonie. Au cours d’un de ces ravitaillements vers l’avant, le sous-officier reçoit une blessure légère à la jambe, qui lui vaudra la croix de guerre. Il ne quitte ce secteur qu’avec la fin de 1916.

De retour dans la Somme en 1917, il ressent superficiellement les mutineries du printemps alors que les jours succèdent aux mois et les changements d’affectation sont rares. La deuxième offensive de la Marne le conduit à colmater les brèches sans toutefois bouleverser la placidité de sa vie d’arrière front.

Août 1918 signe la fin des offensives allemandes et le début de la débâcle, l’auteur délaisse alors son carnet et apprend l’Armistice alors qu’il est en congé. Lassé de la guerre et de la licence qu’elle occasionne, il pense sans joie, ce 11 novembre 1918, à ceux que l’on semble déjà oublier.

3. Résumé et analyse

Le journal de guerre de Jean-Elie Jury est original sous deux aspects : le premier est la vision d’un non-combattant, chargé du ravitaillement d’artillerie régimentaire stationné à l’immédiat arrière front et y faisant des incursions aussi épisodiques que brèves. Cette vision offre un regard particulier mais superficiel car n’apportant pas le témoignage vécu de la guerre. L’auteur suit les événements militaires par procuration, selon les ragots de cuisine et son récit se réduit en proportions égales à des prospectives et des banalités. Il se qualifie d’ailleurs lui-même de « demi-guerrier » (page 37). Le 3 août 1914, il constate en gare de Saint-Chamond « les trains pris d’assaut. Enthousiasme. Des cris, des hurlements, quelques ivrognes malheureusement » (page 7) mais en guerre, il rapporte les ragots : « Il paraît qu’à Saint-Dié les ennemis n’ont pas enterré leurs cadavres et que la région empuantie est inabordable » (page 18) ou cette odyssée du capitaine Boust et de 22 soldats du 140e RI parvenus à regagner les lignes françaises déguisées en paysans ! (page 19), rapporte le 14 septembre que « les soldats allemands commencent à se mutiler » (page 23). Si un de ses chefs lui donne une définition cocasse du drapeau : « Ça  qu’il faut se faire casser la gueule pour », il n’est pas concerné par son emploi militaire. Plus loin il analyse deux sortes de courages : « Celui que nous avons quand nous traversons des populations qui nous acclament (…) et « l’autre qui consiste à faire simplement chaque jour, à toute heure, son métier, son devoir, de se mesurer quotidiennement avec la camarde. Celui-ci est le plus admirable » (page 27). Plus tard, il continue de rapporter une guerre dont il ne perçoit que les bruits : « D’aucuns prétendent que d’une tranchée à l’autre on fait des échanges de cigarettes » (page 43). Parfois, son analyse est plus personnelle et opportune : le 23 novembre 1914, « nous voyons défiler deux régiments, le 115ème et le 117ème qui traversent Harbonnières pour aller à Hangest. Quelle tristesse de voit tant d’hommes âgés parmi eux ! Quelques-uns, fatigués, mal rasés, paraissent des vieillards. Ils défilent bien ; on surprend dans leurs yeux des rêves qui ne sont pas très belliqueux, mais ils sont résolus. Ils n’ont plus le patriotisme paonnesque des débuts devant les femmes ; ils ont souffert ; ils ont senti le souffle de la camarde, maintenant, ils marchent froidement, résolument parce qu’il le faut et parce que beaucoup d’entre eux, qui ont vu tomber à côté d’eux d’excellents camarades ont des comptes à régler avec les Boches » (page 49). Parfois, il s’emporte contre ses supérieurs, quand, le 4 avril 1916, il « trouve à [s]on retour nos deux officiers  occupés à faire un petit jardin autour de leur cagna. Jamais, jamais, je ne les ai vus s’occuper du bien-être des hommes. C’est un peu écœurant » (page 95) et y revient en mai 1916 : « Il faut que je confie à mon petit carnet tout l’écœurement que me donne nos officiers. Je ne parle pas de tous les officiers naturellement, mais des nôtres, de ceux de la 1ère S.M.I. Ils ne font rien, rien » (page 104). Il étend cette acrimonie aux généraux : « Qu’on foute donc nos généraux en 1ère ligne pour observer les mouvements de leurs troupes ! ils feraient peut-être moins de gaffes. (…) Maintenant ces messieurs après avoir fait massacrer des milliers d’hommes vont tranquillement jouer au bridge à Limoges et jouir des douceurs d’une grosse retraite. Quand je vois les souffrances et la mort autour de moi, je ne peux m’empêcher de dire comme les poilus : « Tas de crapules ! » (page 138). Cela participe du sentiment rencontré le 15 juin 1917, à l’esprit gâté de la troupe proche de la rébellion (page 139). Il participe également à l’ostracisme constaté contre les « gens du midi » : « Oh ! ces corps du midi toujours à la blague et à l’honneur, jamais à la peine » (page 102) et plus loin, le 4 juin 1916, « on murmure que tous les corps méridionaux ont flanché (une fois de plus) » (page 107).

La seconde originalité présente une attirance marquée du soldat pour un élément de sa vie dont le manque est cruellement ressenti : les femmes. Ce sentiment n’est toutefois pas développé, le récit n’étant émaillé que de quelques annotations ponctuelles sur le sujet. Cette thématique est finalement assez peu évoquée dans les témoignages de soldats, s’accordant tous à la pudeur ; le texte de Jury éclaire un peu l’historien sur ces sentiments éludés. Il indique en effet, dans la Somme en octobre 1914 : « Il y a de jolies ouvrières qui nous sourient. On ajuste son uniforme, on frise sa moustache, on se drape dans sa dignité de guerrier. Des regards s’échangent qui ne sont point chastes… Beaucoup d’entre nous, hommes et femmes, souffrent du besoin d’aimer » (page 40). Il connaîtra d’ailleurs un amour furtif en septembre 1915 (page 76). Cette préoccupation des femmes reste une préoccupation récurrente dans son parcours, favorisé par sa position de front-arrière.

Ces deux points sont malheureusement les seuls qui offrent un attrait à cet ouvrage superficiel et répétitif très fortement entaché d’une imprécision toponymique et patronymique qui confine à une systématique perturbatrice car faisant perdre ses repaires au lecteur. L’ouvrage perd de sa substance au fur et à mesure de l’avancée du conflit, se traduisant par un ressassement des jours et des expériences, à peine rehaussé par quelques missions « dangereuses » dont l’auteur sent de lui-même la pauvreté de l’intérêt. Certes, l’on sent que les souvenirs sont livrés bruts, sans retouches apparentes mais surtout sans vérification. Dès lors, cette qualité apparaît comme un défaut très largement souligné par le peu d’intérêt que revêtent la plupart des dates reportées. L’auteur dévoile des sentiments selon ce qu’il vit et une certaine incurie qui l’irrite mais c’est surtout l’ennui, le répétitif qui prévaut au fil des pages où les mois sont représentés par quelques dates éparses et quelques paragraphes délayés. Beaucoup d’erreurs toponymiques augmentent encore ce sentiment.

Au final, les carnets de guerre de Jean-Elie Jury n’offrent que peu d’intérêt à l’historien du fait de la pauvreté documentaire et descriptive du témoignage qu’il semblait vouloir apporter. L’ouvrage, semblant d’un tirage limité à compte d’auteur, est correctement rédigé, dans un style diariste simple et n’est pas iconographié. Cette présentation très austère peut rappeler les carnets dont le texte est issu.

Yann Prouillet, CRID14-18, décembre 2011

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Roullet, Pierre (1887-1979)

1. Le témoin

Pierre Roullet est né le 17 mai 1887 à Mozé-sur-Louet, au sud d’Angers (Maine-et-Loire) dans une famille d’agriculteurs de tradition républicaine (Bleus de l’Anjou). Il obtient le certificat d’études primaires en 1898 et reçoit un enseignement de plus haut niveau de la part de son instituteur. Il devient meunier au moulin de la Bigotière, commune de Mozé, mais il doit abandonner le métier pour effectuer le service militaire au 25e Dragons d’Angers (il dit lui-même qu’il est un passionné des chevaux). Il devient brigadier en 1909. Au retour, il exploite le peu de vignes qu’il possède et en loue d’autres. Il se marie le 17 février 1914 (sa fille Lucette va naître en novembre). Lors de l’entrée en guerre, il est détaché comme éclaireur monté au 277e RI de Cholet ; il servira comme agent de liaison du colonel, ayant ainsi l’occasion d’entendre les propos d’officiers supérieurs et de généraux (voir ci-dessous). Démobilisé le 5 mars 1919, il reprend le travail de la vigne, puis une petite entreprise de battage. Il meurt le 11 mars 1979.

2. Le témoignage

Pierre Roullet avait écrit un premier cahier de souvenirs de 63 pages entre 1968 et 1973, date à laquelle il rencontra l’ethnologue toulousain Claude Rivals, spécialiste de l’étude des moulins. A la demande de celui-ci, il rédigea trois autres cahiers sur les moulins, la vie du meunier, des pages pour contribuer à une sociologie de la campagne angevine. Il répondit également par lettres à des questions posées par l’universitaire, lui confiant : « Je vous remercie, M. Rivals, par vos questions vous donnez un sens à ma vieillesse. » Le témoignage repose exclusivement sur la mémoire. Il est forcément incomplet, les épisodes marquants revenant dans le souvenir. Cela peut donner à réfléchir sur ce qui est resté très clair malgré le passage du temps et ce qui a été obscurci (par exemple le bilan exagéré de la répression des mutineries de 1917). Il a l’avantage de faire connaître la vie du témoin avant et après la période de guerre.

Claude Rivals a utilisé cette documentation pour composer le livre Pierre Roullet, la vie d’un meunier, paru aux Editions Jeanne Laffitte (Marseille) en 1983, 234 pages, illustrations. Les deux chapitres sur la Grande Guerre (p. 89-146) occupent la partie centrale de l’ouvrage qui en comporte six. Le témoignage de Pierre Roullet y tient la plus grande place ; des commentaires de Claude Rivals viennent en complément.

3. Analyse

– Nouveau témoignage sur la consternation au moment de l’annonce de la mobilisation, et sur la volonté de chacun de ne pas démoraliser l’autre (p. 104). A Angers, un jeune homme ayant crié « A bas l’armée » au passage du 25e Dragons est « presque écharpé » par la foule.

– L’épreuve du feu en septembre 1914 dans les parages de Nomény, en Lorraine, à la frontière de 1871. Les avant-postes français sont « aux villages de Arraye et Ajoncourt, le premier en France, le second en Lorraine annexée » (p. 108-109). « Les habitants d’Ajoncourt allemand et d’Arraye français étaient restés, nous faisions bon ménage ensemble, c’étaient de braves gens dont les enfants ou les maris étaient eux aussi mobilisés qui en Allemagne, qui en France… Une petite rivière, la Seille, les séparait mais un pont les reliait. » [Sur les combats de part et d’autre de la Seille, près du château de Clémery, dans le même secteur, voir le témoignage de Charlotte Moulis et la notice qui lui est consacrée ici-même.]

– La boue de Verdun (p. 121).

– Le travail de sa femme pendant son absence (p. 125).

– Un bref récit de la mutinerie d’un bataillon du 277e RI au pied de la montagne de Reims (p. 131) et d’incidents au 115e RI dans le même secteur en 1917, date non précisée.

– L’affaire Claire Ferchaud et le refus de marcher si l’emblème du Sacré-Cœur est cousu sur le drapeau (p. 128-129). L’épisode rejoint cette anecdote (p. 115) : « Au début de la guerre 1914, un capitaine bien pensant m’a posé la question suivante : « D’après vous qu’y a-t-il de plus grand que la grandeur de Dieu ? » Je lui réponds : « La bêtise humaine. Si les peuples n’étaient pas si bêtes, nous ne serions pas là à nous entretuer sans nous connaître. » Il haussa les épaules et s’en alla. » Roullet épingle aussi une série de citations de généraux, évêques, académiciens affirmant la beauté de la guerre (p. 133).

– Le propos d’un colonel en mai 1918 lorsque Roullet s’étonne que l’artillerie lourde ne tire pas sur des trains de minerais visibles en territoire allemand aux environs d’Hagondange : « Vous, vos camarades, votre colonel lui-même, nous nous battons pour des intérêts capitalistes internationaux : un de ces deux trains va nous revenir par le truchement de la Hollande ou du Danemark, pays neutres, pour fabriquer canons et munitions, et nous récupérerons l’autre en le recevant sur la gueule sous forme d’obus ou de grenades » (p. 139). « Et pourtant je n’ai pas cessé de croire à la patrie puisque à la deuxième guerre j’ai choisi la Résistance », conclut Pierre Roullet.

Rémy Cazals, juillet 2008

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