Auque, Charles (1895-1986)

1. Le témoin

Charles Albert Auque est né le 21 mai 1895 au Pont-de-l’Arn, canton de Mazamet, département du Tarn. Son père, Léon, était fileur ; sa mère, Rosalie Galy, ménagère. Le Pont-de-l’Arn est un village du bassin industriel de Mazamet. Le père est ouvrier du textile, mais les années 1890 sont celles de la reconversion de la fabrication traditionnelle vers le délainage des peaux de moutons importées d’Amérique du Sud, activité qui va dominer dans le bassin jusqu’à la fin du 20e siècle. D’après ses lettres, Charles Auque était avant la guerre ouvrier dans une des grandes entreprises de délainage, Jules Cormouls-Houlès et fils, dont l’usine se trouvait juste en amont du village (usine de Montlédier). Charles signale qu’il reçoit des colis envoyés par Mme Cormouls. Il y avait deux entreprises Cormouls-Houlès au Pont-de-l’Arn. La lettre du 4 septembre 1916 (Mme Cormouls a envoyé à tous les ouvriers mobilisés la photo de son fils Pierre tué à Verdun, et 100 francs) désigne la maison Jules Cormouls-Houlès (l’autre entreprise, Gaston Cormouls-Houlès, avait son usine dans le village). Il semble que Charles ait exercé un métier d’appoint, celui de coiffeur, pour améliorer l’ordinaire. Sa première lettre (15 septembre 1914) le montre aux vendanges dans l’Hérault, pratique courante pour les ouvriers du délainage de Mazamet car cette activité ralentissait fortement en été à cause de la chaleur et du manque d’eau. En 1914, c’est peut-être dû aussi aux perturbations tenant à l’entrée en guerre. Autre trait caractéristique de la population du bassin : tandis que les patrons, dont les Cormouls, étaient protestants, les ouvriers étaient en très large majorité catholiques pratiquants et politiquement conservateurs. Les lettres de Charles évoquent messe, vêpres, confession, prière, pèlerinage à Lourdes, lecture du périodique Le Pèlerin. Ces traits semblent venir de la mère, car Léon Auque doit être poussé par son fils à accomplir ses devoirs religieux, la guerre aidant (le 7 avril 1915, Charles note avec satisfaction que son père a fait Pâques pour lui faire plaisir). Cette appartenance religieuse forte doit être soulignée pour mettre en valeur le contenu des lettres qui sera résumé ci-dessous.

Après la guerre, Charles devient cheminot à la gare de Faugères, Hérault, entre Béziers et Bédarieux. Le 15 juin 1920, il y épouse Hélène Cabrol. Il meurt à Faugères le 5 août 1986.

2. Le témoignage

Nous connaissons la guerre de Charles par les lettres adressées à ses parents (deux ou trois lettres par semaine). La première date du 15 septembre 1914 ; la correspondance va jusqu’à la fin de la guerre ; il y a en plus quelques lettres d’Allemagne en janvier et février 1923 : en tant que cheminot, Charles y a été envoyé lors de la grève des cheminots allemands à la suite de l’occupation de la Ruhr. Les lettres sont entièrement écrites en français, avec de rares phrases ou expressions en patois. Le 17 mars 1915, Charles demande à ses parents de conserver les lettres ou de les brûler. Elles ont été conservées, récupérées par sa fille aînée, puis transcrites par un de ses petits-fils avec de rares erreurs de lecture et de classement. Des exemplaires dupliqués ont été distribués aux divers membres de la famille. C’est ainsi que Mme D. Auque, une petite-fille vivant à Alzonne (Aude), a communiqué son exemplaire à la FAOL à Carcassonne en souhaitant que cela puisse « servir à la société ». Elle a été suivie : le témoignage de son grand-père est cité à plusieurs reprises dans le livre de Rémy Cazals et André Loez, Dans les tranchées de 1914-18, Pau, éditions Cairn, 2008. Il est regrettable que les propriétaires de la correspondance originale n’aient pas donné suite à un projet d’édition.

3. Analyse

– En décembre 1914, Charles, qui est de la classe 15, se trouve à Privas, caserne du 61e RI. S’il est clair pour lui que la guerre, c’est la faute à Guillaume (9/3/15), il espère que la victoire et la paix se produiront avant son départ (13/1/15) ; il remarque qu’on ne trouve pas de volontaires pour partir plus tôt (26/2/15) ; il pense qu’attraper les oreillons lui donnerait une chance de rester à l’arrière (27/4/15) ; il reçoit des lettres de copains déjà dans les tranchées qui lui donnent le conseil de demeurer à Privas le plus longtemps possible (1/5/15). Après un passage par Draguignan et la Provence, où il voit la mer pour la première fois en mai 1915, il part pour le front dans le 7e BCP.

– Le voici, fin mai, en Alsace où il voit des écoliers apprenant le français, des anciens souhaitant « la bonne blessure » (10/6/15), des prisonniers allemands qui en ont marre (22/6/15). Ça chauffe (19/6/15), mais aussi pour les « pauvres boches » sous les obus de 220 (22/6/15). On mène « une vie de renards » (31/7/15), éclairée par l’arrivée des lettres et des colis, mais point trop n’en faut car le sac pèse (2/11/15). « Tout le monde en a le plein derrière de cette maudite guerre », écrit-il le 29 juin. Il demande, le 2 juillet, « comment la population civile ne se lève pas en masse pour se révolter contre ce fléau ». Et le 18 juillet : « Sur une carte que j’ai reçue de Privas on me dit qu’on habille la classe 16 de la tenue de guerre. J’ai tout de même l’espoir que la guerre finira sans qu’ils viennent eux aussi se faire massacrer. Voyant qu’il n’y a qu’eux pour renforcer, j’ai une idée qui me dit que les autorités ne voudront pas envoyer ces enfants à la boucherie. Il faudrait que mon idée se réalise. »

– Il est blessé à la jambe gauche par un éclat d’obus le 24 décembre 1915 : « J’ai une blessure heureuse qui me fera passer les rudes jours de l’hiver à l’abri. » Le 27, il est à l’hôpital à Lyon : « Tout va pour le mieux, je serai bien mieux que dans les tranchées et si la blessure devait me faire souffrir, eh bien je vous assure que je saurai prendre le mal avec patience car on connaît trop bien les souffrances du front. Je suis dans un bon plumard et ça vaut davantage que la paille ou les branches de sapins remplies de poux. De suite arrivé dans la chambre on m’a apporté des effets propres et me voilà sur le coup débarrassé de la vermine. J’ai passé une bonne nuit à dormir. De me savoir à Lyon blessé légèrement doit vous faire bien plus de plaisir que de me savoir en bonne santé à l’Hartmannwillerkopf car je vous assure que ça y chie salement. On est à tout instant sujet à recevoir quelques marmites sur le coin de l’œil ou quelque balle dans le citron. » En convalescence à Antibes, la lecture des journaux lui fait penser qu’il se passe quelque chose car « ils ne tiennent plus les mêmes discours d’il y a trois mois » : « Quelque chose couve dans le secret ; quand est-ce que ce beau jour de paix arrivera ? Le tout est que quand il n’y aura plus d’argent et plus d’or, ils seront bien obligés de commencer des négociations de paix, et je crois que ce jour n’est pas si loin que ça. Ce que j’ai à vous dire, c’est de ne pas vous laisser prendre par les belles brochures patriotiques qui vous invitent à porter votre or. Attention, c’est la vie de vos enfants que vous compromettez, le proverbe est d’une réalité absolue » (12/4/16).

– En juin, il est à nouveau sur le front des Vosges, mais il a un filon : il sert les officiers de la compagnie et il mange les restes. En août, la Somme : « Notre compagnie s’est vue commandée par un caporal. Cherchez pourquoi, c’est facile à trouver » (21/8/16). « Si les civils savaient et voyaient où sont leurs enfants, la guerre finirait demain » (7/10/16). Noël est une belle fête, mais le plus beau jour sera celui de la fin de cette guerre qui coûte tant de sang (26/12/16).

– Retour dans les Vosges, les bois, la neige. Froid terrible : « Le pinard, pas besoin de le mettre au frais, au contraire près du poêle. » « Le secteur est d’une tranquillité absolue, pas un coup de fusil ni un coup de canon, rien, rien. » Un fil de fer partant de la cagna des officiers permet de faire sonner une clochette à la cuisine, et « le garçon » est ainsi averti qu’on a besoin de lui (16/1/17). Mais on parle d’une nouvelle offensive, et « le printemps semble vouloir avancer son heure » : « Enfin vivement la paix, à bas la guerre » (16/2/17). « Ce serait criminel de souhaiter la faim à ses parents, mais soyez convaincus de l’efficacité de cette situation qui plus tôt arrivera, plus de vies elle épargnera. Car, par le fait, la guerre ne peut finir que par la pénurie complète des matières indispensables » (22/2/17).

– 16 avril 1917, une lettre très brève : « Mes chers parents, Avant de monter en ligne, je vous envoie deux mots, avec mille baisers. Ma santé est excellente. L’attaque a commencé ce matin. Nous sommes troupe de poursuite, on a avancé. Je vous embrasse de tout mon cœur. Au revoir. Le courage va bien. Votre fils qui vous oublie pas. » La lettre du 20 avril apporte des informations : « En lisant les communiqués vous comprenez que de grands événements sont en cours. Comme je vous le faisais prévoir on allait à l’attaque ; ou plutôt, laissez-moi vous expliquer, on était troupes de poursuite. On nous avait approchés à quelques 7 ou 8 kilomètres, prêts à aller de l’avant si le succès attendu se poursuivait, et talonner ainsi le Boche en déroute. Seulement les espérances ont été déçues. Le matin, tandis que les canons faisaient rage, le colonel faisait circuler dans les rangs un bulletin de victoire qui avait pour but naturellement de remonter le moral. Sur le papier, les Boches devaient lâcher, etc., etc. Notre terrain, si tout avait bien marché, aurait été Craonne. Là, les Boches ont tenu bon. » En conséquence, la division a fait marche arrière : « L’autre nuit, sous une pluie diluvienne, nous avons marché de 8 h ½ du soir à 3 h du matin et pour faire que 10 kilomètres. Les routes étaient si encombrées qu’on faisait 10 m, puis on s’arrêtait et on n’en quittait pas le sac sur le dos. La pluie faisait rage. Le moindre arrêt, je dormais debout. Chacun s’affalait sur la boue du bord de la route et malgré la pluie deux secondes suffisaient pour nous trouver endormis. »

– 7 mai : il est photographié en corvée de soupe (« mon panier au bras, ma série de courroies de bidons et musettes ») par un photographe des Armées qui lui dit que le cliché paraîtra dans Le Miroir. [Si un lecteur de ce texte découvre cette photo, il lui est demandé de la faire connaître. Merci.] Au retour de permission, début juin, il note que les permissionnaires crient « A bas la guerre ! Vive la Révolution ! » à toutes les gares, et que certains bataillons ont refusé de monter en ligne (6/6/17). Le 7 juin, il précise : ce sont les 47e et 53e BCP. [Dans sa liste des principaux incidents, Denis Rolland, La Grève des tranchées, Les mutineries de 1917, p. 407-411, mentionne le 53e, mais pas le 47e, ce qui confirme la remarque d’André Loez dans 14-18, Les refus de la guerre, Une histoire de mutins, selon laquelle le mouvement de désobéissance dans l’armée française au printemps 1917 serait minimisé si l’on s’en tenait à la documentation disponible dans les archives.] « Ma santé est parfaite, écrit-il le 9 juin, mais le moral est dans l’ensemble des troupes très mauvais. » Et le 9 juillet, il s’emporte contre sa sœur qui a parlé de héros morts au champ d’honneur : « Non, c’est pas à moi qu’il faut envoyer ces boniments ! »

– En octobre, départ pour l’Italie. En avril 18, le retour sur le front français ne lui plait pas. En mai, il est évacué pour cause de grippe. Le 8 juin, il note : « Ici, beaucoup se croient délaissés de Dieu à la vue des ruines et des carnages ; aussi, que de fois on entend maudire le Maître des Cieux et de la Terre. » Le 21 juin : « Il faut souhaiter que tout aille du mieux ou alors la débâcle ; l’un ou l’autre et qu’on en finisse une fois pour toutes. » Le 3 septembre : « Tout le monde est démoralisé à un degré tel qu’il m’est impossible de vous le décrire. » Mais les fortes pertes font avancer le tour des permissions (6/9/18) et celle qu’il obtient en octobre « a valu de l’or » car pendant ce temps la compagnie a écopé. Devant Saint Quentin en ruines, il évoque la barbarie boche. « La guerre semble toucher à sa fin », écrit-il le 2 novembre, et le 11 : « Je remercie le bon Dieu de m’avoir conservé des dangers de la guerre. »

4. Autres informations

– État-civil de la commune du Pont-de-l’Arn (Tarn)

Archives professionnelles et personnelles de la famille Cormouls-Houlès, Répertoire méthodique, Albi, Archives départementales du Tarn, 2009

– Rémy Cazals, Avec les ouvriers de Mazamet (dans la grève et l’action quotidienne 1900-1914), Carcassonne, CLEF89, 1995.

 

Rémy Cazals, février 2010

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Sarrazin, Alfred (1887-1941)

1. Le témoin

Issu d’une famille de propriétaires terriens et protestants convaincus, Alfred Sarrazin est né le 13 novembre 1887 à Saint-Avit du Moiron, dans la banlieue de Sainte-Foy la Grande en Gironde. Fils d’un viticulteur considéré comme un homme de progrès et qui sut transmettre à son fils son sens des initiatives, Alfred entreprit à 20 ans de hautes études de commerce à Bordeaux à une époque où les enfants d’agriculteurs étaient principalement destinés à reprendre l’affaire familiale. Désireux à son retour de gérer le domaine de ses parents, il ne rencontra que l’hostilité de son père et, ne pouvant profiter concrètement de ses initiatives, il s’engagea volontairement le 7 mars 1907 en tant que soldat de 2e classe dans le 26e Bataillon de Chasseurs à pied pour y effectuer une formation d’officier. Devenu sergent le 5 novembre 1908, il abandonna sa première expérience militaire en janvier 1910 avec un sentiment mitigé vis-à-vis de la discipline et du sens de la hiérarchie militaire. Alors qu’il démarrait une carrière de négociant en vin, et tout juste marié, il fut mobilisé à Libourne le 4 août 1914 en tant qu’officier subalterne du 257e RI. Il participa à la grande offensive de Lorraine de l’été 1914 avant de se stabiliser avec ses hommes dans le secteur du Grand Couronné de Nancy le 24 août 1914. Alternant travaux d’aménagement et occupation du front sur les premières lignes, le 257e occupa la zone jusqu’au départ pour Verdun en février 1916. Passé au 212e RI en tant que lieutenant après la dissolution du 257e en juin 1916, il retourna en Lorraine dans les secteurs de Parroy, Arracourt et Nomény avant de participer à la campagne du Chemin des Dames jusqu’au 28 novembre 1917. Afin de compléter les manques en officiers dans les effectifs, Alfred est envoyé au 133e RI stationné dans l’Aisne où il prend la pleine mesure de son goût pour le commandement. Cependant, blessé à la main durant une offensive à Hautevesnes en juillet 1918, il est écarté du front pendant trois mois avant de revenir participer à la dernière grande offensive française qui l’amènera jusqu’en Belgique. Marqué par de gros problèmes de santé et des drames familiaux, certainement lassé de son expérience dans l’armée et souffrant d’un manque de reconnaissance dans son implication qu’il voulait toujours impeccable, il rompt assez nettement avec les affaires militaires quelques années après la fin de la guerre. Très fatigué, il meurt en novembre 1941 d’une infection rénale.

2. Le témoignage

Les traces écrites de l’expérience guerrière d’Alfred Sarrazin sont rares. Quelques lettres récupérées dans les affaires de son frère cadet tué au combat en 1918, un lot de cartes d’Etat-major datant de la seconde moitié du conflit sont les derniers vestiges de son séjour au front. Car l’ensemble de son témoignage repose sur un important fonds de 300 photographies couvrant l’ensemble de la période de stationnement du 257e RI dans le secteur du Grand Couronné de Nancy d’octobre 1914 à février 1916 (avec quelques exceptions de mai et juin 1916). Classées de manière relativement aléatoire dans trois vieux cahiers scolaires, elles furent soigneusement annotées par Alfred Sarrazin, s’efforçant d’indiquer sur chacune la date et le lieu de la prise de vue dans les limites que pouvaient lui accorder la censure (ou l’autocensure). Propriétaire d’un Kodak Vest Pocket, particulièrement répandu dans les effets personnels des poilus à une époque où les appareils photo portables étaient en plein essor, avec un groupe d’officiers de la 18e Compagnie qui partageaient son quotidien, Alfred s’est attaché à garder sur pellicule un ensemble de détails de sa vie quotidienne. Entre photographies de groupes, de « compagnons d’armes », travaux d’aménagement du front et bâtiments mis en ruine par l’activité de l’artillerie, la diversité des thèmes et des situations caractérise un fonds particulièrement riche. Il a fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’un master de recherche disponible à la BUFR d’Histoire de l’université de Toulouse Le Mirail.

3. Analyse

Plusieurs thèmes se retrouvent dans le fonds photographique d’Alfred Sarrazin. Les photos de groupe dominent l’ensemble de la collection, comme une manière de garder une trace d’une solidarité et d’un esprit de corps qui fut le ciment de la vie quotidienne d’Alfred durant ces deux années en Lorraine. Dans le même genre, les portraits devant les ruines laissées par l’activité destructrice de l’artillerie lourde reviennent aussi souvent que les clichés de paysages détruits par la guerre. Etant un homme de foi et de la terre, l’indignation et la stupéfaction d’Alfred face à un conflit qui saccageait la nature et les édifices se remarquent dans certains de ces clichés, parfois accompagnés d’une légende explicite et condamnatrice. Mais au-delà de l’expression d’un sentiment particulier, la photographie pour Alfred Sarrazin était aussi un œil captant les détails de sa vie quotidienne. Les armes et les fournitures, les lieux de passages et ses habitants, les équipements de défense dont les aménagements occupèrent le quotidien du 257e RI durant de longues semaines, les installations en tout genre qui composaient le réseau complexe de la tranchée mais aussi, et surtout, les moments de répit de toute nature qui permettaient au soldat de s’extraire temporairement de la réalité guerrière. Ces clichés relatifs au thème du repos sont parmi les pièces les plus intéressantes du fonds, par leur originalité d’une part mais également par le regard qu’ils offrent sur une autre réalité du front, loin des combats, où la peur semble moins présente et où les sentiments d’humanité semblent reprendre quelques droits. Il peut s’agir aussi bien de moments de répit anodins comme les repas, improvisés dans des endroits plus ou moins confortables, que des moments de relative intimité. Mais plus originales sont les photographies d’exhibitions de soldats exerçant leur art devant un public attentif. Qu’il s’agisse d’un acrobate, d’un orchestre de cuivres, de soldats travestis en mariés pour l’occasion d’une photo ou de sportifs en pleine course, ces clichés ont tendance à nous rappeler que derrière chaque combattant se cachait un civil avec ses talents caractéristiques qu’il pouvait mettre à l’œuvre au front malgré l’uniformité dans laquelle baignaient les soldats quotidiennement. De plus, chaque moment loin des préoccupations militaires et de l’atmosphère des combats pouvait être l’occasion de retrouver un semblant de moral par ces instants qui rapprochaient les soldats de leur vie laissée à l’arrière au moment de la mobilisation.

Cependant, si le fonds lui appartient, Alfred Sarrazin ne semble pas l’auteur de l’ensemble des photographies de la collection. René Bergé, sous-lieutenant à la 18e Compagnie du 257e RI en même temps qu’Alfred, et Edmond Potet, lieutenant et supérieur direct des deux hommes, furent aussi photographes sur le même appareil. Il semblerait ainsi que beaucoup de clichés furent reproduits en plusieurs exemplaires lors de leur mise sur papier. Malgré leurs origines diverses (Alfred était un homme d’affaire girondin ambitieux et très croyant, René un ancien déserteur issu d’une famille de militaires tarbais, et Edmond un instituteur parisien ayant un sens des valeurs et du travail irréprochable) l’homogénéité des thèmes dans le fonds témoigne de la construction d’un regard commun sur le conflit et ses effets des trois officiers de la 18e Compagnie du 257e RI.

Benoit Sarrazin, février 2010.

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Bobier Louis (1893-1960)

1. Le témoin

Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).

2. Le témoignage :

Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.

Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.

A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »

Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.

Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.

3. Analyse

Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.

Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).

La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.

Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.

Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet, février 2009

Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.

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Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Massignac, Clément (1894-1917)

1. Le témoin

Massignac Henri, Alfred, Louis, dit Clément, est né le 22 février 1894 à Tournecoupe (Gers). Fils de cultivateurs, il devient apprenti dans une briqueterie du village. Avant-guerre, il cherche à créer sa briqueterie sur l’exploitation paternelle qui permet difficilement à elle seule de faire vivre la famille. On lit La République des Travailleurs, organe de presse radical-socialiste, mais Clément est catholique et participera aux offices à la guerre quand il le pourra. Mobilisé le 8 septembre 1914 au 11e RI de Montauban. Départ pour le front de Champagne dès le 16 novembre. Transfert à Arras le 23 avril 1915. Départ de ce secteur le 1er mars 1916. Montée en ligne à Verdun le 20 juillet 1916. Le 25, blessé à Thiaumont. Hospitalisé jusqu’au 20 août. Il participe ensuite à un stage de mitrailleurs, puis à un stage de servant du canon de 37, du 26 septembre au 27 octobre 1916. Il remonte à Verdun, côte du Poivre, du 14 au 26 novembre 1916, avant de tenir les tranchées dans le secteur d’Apremont du 3 décembre 1916 à mars 1917. Le 17 avril, il participe à l’assaut de la 4e armée sur les Monts de Champagne ; il est tué sur les pentes du Téton le 19 avril 1917.

2. Le témoignage

Lettres originales conservées par les descendants. 19 pour 1914, 106 pour 1915, 99 pour 1916, 26 pour 1917. Au total 250 lettres pour une période de 879 jours de campagne. Une correspondance régulière, un courrier tous les 3 à 4 jours. Les lettres sont publiées, in extenso ou en fragments commentés, in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références données dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage. Pendant toute la période considérée, le témoin appartient à la même unité, le 11e RI.

3. Analyse

Les lettres relatent à la famille les scènes habituelles de la guerre (tranchées inondées, poux, rats, médiocrité du ravitaillement parfois), et les remarques souvent rencontrées sur les rapports combattants/arrière (prix exorbitants pratiqués par les commerçants sur le marché captif des soldats, diatribes contre les embusqués).

Dans un style difficile, contraint d’une part par un faible niveau de formation scolaire et d’autre part par la superposition du français à l’usage du gascon, l’expression et la pensée du témoin progressent de façon nette dans le fil de la correspondance. Cet échantillon de lettres significatif en volume et en durée est intéressant car écrit par un jeune homme socialement représentatif de la masse des fantassins. On y découvre en premier lieu l’instruction bâclée réservée à la classe 1914, la plongée immédiate de cette classe dans la guerre des tranchées. Très vite, dès le 7 décembre 1914, le témoin comprend la nature de cette guerre : « Nous sommes dans les tranchées mais on ne tire presque jamais. Il n’y a que l’artillerie qui donne, surtout celle des Boches » (tome I, p. 482). La lassitude de la guerre est vite exprimée, Clément cherche à survivre en devenant ordonnance d’officiers, puis, dès 1915, en avouant espérer “la fine blessure”, enfin en expliquant que les stages suivis n’ont d’autre but que de profiter d’un sursis. Il relate plusieurs épisodes où la mort l’a frôlé : un ensevelissement à Verdun (tome II, p. 415), deux marmitages (tome II, p. 383 et 385). Les lettres sont riches d’indices de stratégie d’évitement, ou de “vivre et laisser vivre”.

Pour le premier thème, une lettre du 19 mars 1916 explique sa survie lors de l’assaut meurtrier du 9 mai 1915 en Artois, survie qu’il impute au comportement de son capitaine : « Il a refusé de sortir à l’ordre du commandant et lui a dit que sa compagnie ne sortirait que quand les mitrailleuses boches qui étaient devant nous seraient démolies par l’artillerie et qu’il ne voulait pas nous conduire à la boucherie » (tome II, p. 351). On trouve en outre trace d’une “délégation” au commandant sur l’insuffisance de la ration qui débouche sur un sabotage discret des travaux : « Tout le monde n’était pas content, mais aussi, le travail qu’on fait est petit » (11 mai 1916, tome II, p. 367).

S’agissant du second thème, Clément note le 29 mai 1915 : « Ici, on nous fait couper l’herbe devant les Boches, et eux font de même, ils nous tirent pas un coup de fusil » (tome II p. 109). Un témoignage indirect sur une scène qui se serait déroulée au 9e RI sur le front d’Arras est rapporté dans une lettre du 30 octobre (tome II, p. 200) : « Eux sont moins en danger que nous parce qu’ils sont bien avec les Boches. Ils se sont passés du pain entre eux, mais vous savez, leur pain n’est pas si blanc que le nôtre. Un sergent de notre compagnie y est allé les voir à leur secteur, ils sont à deux kilomètres de nous plus sur la droite et ils lui ont raconté ça. Ils plaçaient des fils de fer ensemble et ils ne se tiraient pas un coup de fusil, ils sont allés dans leurs tranchées. Quelqu’un et des officiers boches ont causé avec des officiers à nous, et ils disent qu’eux aussi en ont marre. Le jour de l’attaque du 25 septembre, il y en avait dans les entonnoirs près de la tranchée boche et pendant la nuit les Boches leur ont porté des confitures, et toute la journée le 75 a tapé sur notre tranchée, et il a esquinté la moitié du 9e. Et sur tout le front, ça devrait être comme ça. Peut-être que la guerre comme ça se finirait. Seulement, maintenant, ils les ont avertis : le premier qui parle avec un Boche est fusillé sur place. »

Un autre élément intéressant réside dans la quantification (bien entendu approximative) des épisodes où le témoin a été confronté à l’alternative “tuer ou être tué”. Dès son arrivée en Champagne, Clément relate des scènes de bombardements quasi ininterrompus. Le risque d’être enseveli est fréquent : « Nous sommes restés toute la journée dans une tranchée, couchés à plat ventre, et il y avait des moments que les obus nous couvraient de terre, on avait des blessés et des morts à côté de nous » (19 février 1915, tome II, p. 41). Le 11 janvier 1915, Clément passe à côté du pire : « Hier, nous avons passé une terrible journée, les obus sont tombés toute la journée, nous n’avons eu qu’un mort et un blessé. À moi, il m’en a éclaté un devant la cabane, et a brisé la gamelle à un copain qui était à côté de moi » (p. 30). Mais le danger vient aussi des balles : « J’ai vu les casques à pointe de près, j’ai eu la capote trouée par une balle » (25 décembre 1914, tome II, p. 26). Les narrations du danger subi sur le front d’Arras en 1915 évoquent exclusivement les bombardements. Mais un risque nouveau est mentionné le 12 mai : « Je crois que bientôt les tranchées seront inhabitables à cause des mines. Moi, j’ai sauté à 2m de l’autre côté des tranchées, sans avoir mal » (tome II, p. 87).

Fin janvier 1916, pour faire diversion aux préparatifs de l’offensive de Verdun, le front d’Arras est embrasé par les Allemands. L’historique régimentaire du 11e liste trois attaques allemandes, une contre-attaque et un combat à la grenade. Le 4 février 1916, Clément relate le premier assaut adverse du 28 janvier : « L’autre matin, ils ont sauté en face de nous et les tranchées ne sont qu’à 20 mètres l’une de l’autre et ils ont commencé à monter sur les tranchées en criant “hurrah” mais les mitrailleuses ont ouvert un feu croisé et ils sont vite redescendus quand ils ont entendu ces pruneaux siffler » (tome II, p. 279). On réalise très vite que les adversaires sont restés à distance, d’ailleurs ce sont les mitrailleuses qui ont bloqué la tentative, les fantassins ont-ils seulement eu le temps d’intervenir par le feu individuel ? Le 17 février 1916, nouvelle lettre, nouveau combat pour la reprise d’une tranchée gagnée par les Allemands, dont les formulations montrent que Clément n’est pas acteur : « Hier, il y en a qui ont voulu la reprendre, il y en a deux qui se sont fait tuer » (p. 282). Mais la lettre du 19 février, qui relate la dernière des tentatives de diversion allemande dans le secteur tenu par le 11e RI, évoque une réalité d’une autre nature. Pour la deuxième fois sans doute, Clément est engagé dans une lutte interpersonnelle : « Hier, dans la nuit, nous avons fait 4 prisonniers et 2 ou 3 morts. C’était une patrouille qui s’avançait sur nous. Ils étaient 9, ils avaient pour mission de reconnaître la 1ère ligne à nous. […] Mais seulement, on les a arrêtés, il n’y en a que 2 qui n’ont pas eu de mal, ils ont sauté dans notre tranchée en abandonnant le fusil et l’équipement, les autres étaient broyés par les balles » (p. 282). On peut penser que, cette nuit là, Clément a tué, au minimum il a tiré à faible distance sur des ennemis visibles…

En avril 1916, changement de secteur, retour à la butte du Mesnil, retour à la “routine” du bombardement : « Nous sommes terrés comme des renards toute la journée » (5 mai 1916, p. 362). Au passage, Clément demande à recevoir La République des Travailleurs car « par ici, les journaux nous disent toujours qu’on les aura. Moi aussi je dis qu’on les aura – les bidons vides ou les poux – mais les Boches jamais ».

Un nouveau danger est rapporté : « Avant-hier, nous avons eu une attaque allemande. Nous autres, nous avons souffert beaucoup des gaz lacrymogènes qu’ils ont envoyés en arrière. Et vous savez, c’est très mauvais, ça vous brûle les yeux et ça vous fait vomir » (4 juin 1916, p. 375). Pour le reste, les bombardements sont très majoritairement évoqués. On comprend d’ailleurs pourquoi : Clément manque à deux reprises de mourir. Alors qu’il est de corvée de paille, « voilà qu’il arrive un obus et qui éclate en plein sur nous. C’était peut-être du 200 » (15 juin 1916, p. 383), « Encore maintenant, au moment où j’allais commencer cette lettre avec plusieurs qu’on était, voilà qu’il arrive une rafale d’obus qui tombent à 10 mètres de nous. Heureusement que personne n’a été touché » (20 juin 1916, p. 385).

Le 1er juillet 1916, le 11e quitte la Champagne pour monter à Verdun le 21 juillet. Le 25, Clément est blessé à la jambe par un éclat d’obus. Il avoue s’être terré dans un trou d’obus, il a vécu là plusieurs jours de combats. Outre la blessure, une autre mort aurait pu le prendre : « J’ai été enterré par un obus dont j’ai pas pu me dégager pendant 2 heures avec Guiobert de Saint-Clar » (27 juillet 1916, p. 415).

Enfin, les lettres montrent un soldat paysan s’intéressant à distance à la marche de l’exploitation familiale (date des semis, prix du bétail, opportunité d’acheter une nouvelle machine), s’informant du sort des camarades du village mobilisés, tentant, dès qu’il le peut, de retrouver des habitudes rurales, par la pêche et la chasse (tome II, p. 353). Clément, gourmand, nous montre son dégoût de l’excès de viande, sa nostalgie des légumes du pays, sa découverte de la bière et de la cuisson au beurre des crêpes…

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Lapointe, Arthur Joseph (1895-1960)

1-Le témoin

Né à Saint-Ulric, comté de Matane (Québec), Arthur-Joseph Lapointe a 21 ans quand il se porte volontaire pour rejoindre les rangs du 189e bataillon de Gaspé, en 1916. L’unité étant dissoute à son arrivée en Angleterre, il intègre, en 1917, les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien lors de la Grande Guerre. Il y obtiendra le grade de lieutenant. Il participa également à la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs des Veteran Guards, où il sera promu major. Arthur-Joseph Lapointe fit carrière en politique fédérale comme député de Matapédia-Matane, de 1935 à 1945.

2-Le témoignage

De la date de son départ du camp de Valcartier, à Québec, le 21 septembre 1916, jusqu’à son retour dans sa famille, le 8 février 1919, Arthur-Joseph Lapointe tient un journal personnel dans lequel il couche presque quotidiennement ses impressions sur son expérience de soldat. Il le publie en 1919 sous le titre Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (Saint-Ulric, sans éd., 109 p.). Ce témoignage est réédité plusieurs fois, en 1930 et en 1944, en plus d’être traduit en anglais, en 1931, sous le titre Soldier of Quebec, 1916-1919. Tout l’intérêt de cet écrit est qu’il demeure l’un des rares témoignages d’un ancien combattant canadien-français de la Grande Guerre. Rappelons que les Canadiens français ont généralement été réticents à participer au conflit outre-mer. Ce récit permet donc de disposer d’une expérience canadienne-française de la guerre de 14-18.

3-Analyse

Avec son journal personnel, Arthur-Joseph Lapointe partage ses impressions sur sa vie de soldat, faisant état de ses sentiments les plus intimes. Cette particularité donne à son récit une dimension véritablement humaine. Son récit chronologique peut se partager en quatre parties.

-La première concerne son départ du Canada et sa traversée de l’Atlantique, du 21 septembre au 5 octobre 1916. Récit à taille humaine, le soldat Lapointe décrit le déchirement qu’il éprouve, le 22 septembre 1916, à quitter ce frère venu seul lui dire adieu sur le quai de la gare, d’où un train doit le conduire au port d’Halifax pour s’embarquer pour l’Angleterre : « Malgré tous mes efforts pour me montrer courageux, je ne puis surmonter l’émotion intense dont mon âme est remplie et je sens des sanglots me monter à la gorge. Pendant plusieurs instants je ne puis proférer une parole et cependant, j’aurais une multitude de choses à dire… pourtant je sais que dans quelques instants, il sera trop tard. Le train va bientôt partir et ce frère que j’ai devant moi, je ne le reverrai probablement jamais… » (p. 6, citations tirées de l’édition de 1919). Sur le navire qui le conduit vers l’Europe en guerre, il note également, à la date du 26 septembre 1916, sa nostalgie de quitter la terre canadienne : « Maintenant c’est fini, mes yeux fouillent en vain l’horizon. Tout a disparu. L’océan semble avoir tout submergé. Adieu, Canada… Adieu, cher pays… » (p.8).

-La deuxième partie rend compte de son entraînement en Angleterre, du 6 octobre 1916 au 28 avril 1917. Il est intéressant d’y noter les différents exercices effectués, les conditions de vie, les permissions passées dans la société anglaise, ou sa fidélité à la foi catholique avec le devoir qu’il se fait d’assister chaque dimanche à la messe. Rappelons que la foi catholique constituait alors l’un des piliers identitaires de la communauté canadienne-française. Même s’il demeure fidèle à son identité culturelle sur le sol anglais, il remarque amèrement, à la date du 7 février 1917, combien la question de l’engagement pour outre-mer ne fait pas l’unanimité au Québec. Le volontaire canadien-français fait alors face à l’indifférence de ses compatriotes restés au pays et rejetant toute participation au front : « Un épais brouillard de neige s’est abattu sur le camp et il fait très froid. Nous continuons quand même les exercices sous un vent glacial qui nous fait grelotter. Et pendant que nous sommes à la peine, je connais des gens qui là-bas au pays s’amuseront gaiement aujourd’hui, et n’auront pas la moindre pensée pour le petit soldat canadien qui poursuit vaillamment la tâche qu’il s’est volontairement imposée. D’autres cracheront de mépris en songeant à nous, et répéteront pour la centième fois peut-être que nous n’avions pas de raison d’aller nous faire casser la tête pour la France et l’Angleterre. » (p. 16).

-La troisième partie de son journal traite de son expérience au front, en France et dans les Flandres, du 3 mai 1917 au 2 novembre 1918. Arthur-Joseph Lapointe décrit sans pudeur toutes les horreurs du front dont il est témoin, que ce soit les corps en décomposition, témoins d’offensives antérieures, la mort aveugle donnée par l’artillerie et à laquelle le fantassin est soumis, ou encore le calvaire du soldat dans l’environnement boueux des tranchées. Au cours de la bataille de Paschendaele, en octobre-novembre 1917, il décrit la vision que le front offre aux combattants : « Dans une tranchée inondée, des cadavres d’Allemands, le ventre démesurément gonflé, flottent dans une eau bourbeuse. Çà et là, des morts ensevelis dans la boue laissent émerger un bras ou une jambe. Des figures macabres apparaissent, noircies par un long séjour sur le sol. Partout où ma vue se porte, elle ne rencontre que des cadavres informes roulés dans un linceul de boue. » (p. 70).

-Enfin, la quatrième partie du journal, du 11 novembre 1918 au 8 février 1919, traite du séjour d’Arthur-Joseph Lapointe à l’hôpital, pour des douleurs que les médecins attribuent aux gaz absorbés en France, jusqu’à son retour au Canada, auprès de ses parents. C’est depuis l’Europe qu’Arthur-Joseph Lapointe apprend la mort de membres de sa famille emportés par la grippe espagnole qui toucha durement le Canada. A la date du 1er janvier 1919, il note : « Un soldat de mon village que j’ai rencontré aujourd’hui m’a offert ses sympathies en me disant : « Pauvre ami, mais c’est épouvantable, tu as perdu six membres de ta famille pendant l’épidémie de grippe.-Non, lui dis-je, j’ai perdu deux frères et une sœur.-Ah oui, reprend-il, c’est une autre famille. » Cependant je crois lire sur sa figure un air d’embarras. « Mon Dieu ! Ayez pitié… C’est trop cruel… » (…) Je ne saurai donc l’étendue de mon malheur que lorsque je serai de retour dans ma famille ? Ce sera donc, jusque-là, des jours remplis d’inquiétude que j’aurai à vivre » (p. 104-105). Au-delà de la joie des retrouvailles avec ses parents, son retour dans sa famille est marqué par la tristesse face à l’absence de frères et de sœurs emportés par la grippe.

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Id., « Souvenirs et impressions de ma vie de soldat d’A.-J. Lapointe : rare témoignage d’un ancien combattant canadien-français de la Grande guerre », in Bulletin d’histoire politique, vol. 17, n°2, hiver 2009, p. 111-124.

Mourad Djebabla, octobre 2009

 

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Corneloup Claudius (1883- ?)

1-Le témoin

Né en Alsace, descendant de Bretons, Claudius Corneloup sert en Algérie de 1901 à 1905 dans les rangs de la Légion étrangère. Il y acquiert l’expérience militaire qui lui sera précieuse au cours de la Première Guerre mondiale. En 1908, il émigre au Canada et s’occupe d’horticulture. Il s’enrôle en 1915 dans le Corps Expéditionnaire canadien et rejoint directement les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien durant la Grande Guerre. Il reçoit 6 décorations pour sa bravoure au front : la Médaille de la conduite distinguée, la Médaille du mérite militaire, l’Étoile de 1914-1915, la Médaille de guerre britannique, la Médaille de la victoire et la Médaille militaire de France. En janvier 1917, alors qu’au Canada est débattue la question de la conscription, Claudius Corneloup prend position et écrit une lettre destinée au nationaliste Henri Bourassa, directeur du journal Le Devoir, pour lui faire part de son opposition à une telle mesure si impopulaire au Québec. Cette lettre, interceptée par le commandant de son unité, ne sera jamais envoyée, et lui vaudra un procès en cour martiale et une condamnation humiliante à la peine du piquet. Après la guerre, Claudius publie dans la presse québécoise des extraits de ses témoignages de guerre.

2-Le témoignage

En 1919, Claudius Corneloup publie L’Épopée du vingt-deuxième (Montréal, La Presse et Librairie Beauchemin Limitée, 150 p.). Il y rassemble les différents articles publiés dans la presse québécoise au sujet de son expérience de guerre. Comme il l’annonce dans sa préface, plus qu’un simple récit personnel, le but premier de l’ouvrage est de mettre en lumière les exploits du 22e bataillon canadien-français lors de la Grande Guerre. En tant qu’ancien-combattant, Claudius Corneloup donne à son récit une dimension qu’il veut véridique, et non littéraire : « m’éloignant de toute étiquette littéraire et bannissant le style et les mensonges de l’art, ainsi que tous ses artifices (…), j’ai tenu à n’en faire, au lieu d’une œuvre de science, qu’un simple composé de sentiments, écrit au fil de la plume, au hasard, au jour le jour (…); j’ai écrit ces pages pour tous ceux qui ont souffert, vécu, pleuré dans les tranchées; j’ai écrit pour tous les blessés qui ont généreusement donné leur sang, pour tous les parents et amis qui ont pansé nos blessures, qui nous ont aidés et pour toutes les saintes âmes qui ont prié pour nous ». (p. 7). L’Épopée du vingt-deuxième revêt ainsi la forme d’une chronique mettant en lumière les exploits du 22e bataillon en France durant la Première Guerre mondiale.

3-Analyse

Dans un premier temps, Claudius Corneloup brosse un rapide historique des causes de la guerre et de la réponse du Canada : « Notre pays, le Canada, qui suivait douloureusement les phases émouvantes de cette sanglante levée d’hommes, décida de participer aux événements futurs. De l’est à l’ouest, du nord au sud, un cri d’indignation s’éleva contre la brutale Allemagne, dont toutes les atrocités relevées sur le passage de ses troupes soulevaient le cœur de nos laborieuses populations. De jeunes gens, artisans, artistes, étudiants, laboureurs, trappeurs, de toutes les professions, de toutes les religions, se levaient, accouraient, s’enrôlaient et demandaient à partir au secours de leur mère-patrie, l’Angleterre. » (p. 11).

Par la suite, il développe les principales étapes de la formation du 22e bataillon, au Québec, à l’automne 1914. Il souligne alors combien cette unité fit honneur aux Canadiens français, même si ces derniers se montraient plutôt indifférents envers ceux des leurs qui se portaient volontaires pour servir outre-mer : « déjà à l’époque de sa formation ne trouva-t-on pas, même au sein des populations canadiennes-française, des gens illogiques et déloyaux qui s’étaient écriés : « qu’est-ce qu’ils vont faire en France ?… Ils n’ont jamais vu un fusil seulement… ». Et des critiques cherchèrent à émousser les fiévreuses ardeurs de cette belle jeunesse qui, traînée aux gémonies par certains de ses compatriotes, jeta autour d’elle un rayon si pur de gloire que la France et l’Angleterre en furent éblouies » (p. 33-34). Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pour Claudius Corneloup, les exploits et les sacrifices des hommes du 22e bataillon doivent imposer le silence à toutes critiques, un peu à l’exemple de la définition de la mémoire officielle canadienne de la Grande Guerre qui se met en place dans l’entre-deux-guerres : « (…) le passé du 22e est devenu un sanctuaire d’espérance, un lieu de pèlerinage pour les jeunes générations (…) sur ces traces fraîches, sont accumulées d’innombrables siècles de courage sur lesquels tout bruit clandestin serait une injure à leur terrible grandeur. Sur ces traces fraîches, silence !… Nos morts pourraient vous entendre; ne troublez pas leur sommeil de martyre… » (p. 8).

L’autre partie de son récit traite des principaux engagements en France et en Flandres : Ypres, Courcelette, Vimy, Lens… Son récit met particulièrement en avant la valeur du soldat canadien, que ce soit pour sa bravoure, son audace, sa hardiesse ou son moral à toute épreuve. Au sujet de la bataille de Lens, il décrit l’unité canadienne acquise au front par la camaraderie des combattants : « ce duel va durer un mois. Un mois, les Canadiens du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, de la Nouvelle-Ecosse et de l’Alberta, de la Colombie-Anglaise et de Québec, un mois durant, dans les crises furibondes, dans les assauts combinés, dans les sacrifices sanglants, les proies hideuses, blêmes de terreur, incapables de briser ce socle de jeunesse entendant la répétition solennelle d’un serment sacré : -«ce que les Canadiens ont, ils le gardent!» » (p. 83).

A l’opposé, Claudius Corneloup critique le manque d’organisation ou de ténacité des troupes britanniques, ou certaines de leurs erreurs stratégiques et tactiques. Tout son récit est ainsi empreint de sentiments francophiles, tandis qu’il demeure critique à l’égard des Anglais.

Claudius Corneloup évoque également les échos qui arrivent au front au sujet des troubles que la conscription fait naître au Québec, en 1918. Mais L’Épopée du vingt-deuxième s’attarde d’abord à magnifier les soldats du 22e bataillon dont Claudius Corneloup souligne combien les exploits ont permis de forger un nom à l’unité, que ce soit en Europe ou au Canada. Même si le récit est avant tout un panégyrique à la gloire du 22e bataillon, le chroniqueur exploite son expérience d’ancien-combattant pour révéler des éléments de l’horreur de la guerre : « Dans les boyaux de communication ce n’étaient que gémissements, plaintes entrecoupées, émergement de mains tendues, suppliantes, bottes maculées de sang, éboulements gluants, loques éparses. Un malheureux était mort le long d’un talus comblé d’épaves, crispant dans sa main droite son bras gauche arraché. Son masque de protection traversé par un éclat d’obus laissait percevoir au travers l’effilochement d’une lettre. » (p. 114).

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Steve Fortin, « A la recherche de Claudius Corneloup », in The Maple Leaf / La Feuille d’Érable, vol. 12, n°20, mai 2009, p. 5.

Mourad Debabla, octobre 2009

 

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Marquiset, Jean (1885-1984)

Le témoin

Fils d’un architecte, Jean Marquiset est né à Laon (Aisne) le 28 septembre 1885. Il devient avocat. Son frère Paul, architecte, a signé de nombreux bâtiments laonnois. Il fait donc partie des élites sociales : il est d’ailleurs le premier nom sur la liste des otages dressée par la police militaire allemande en octobre 1916 (p. 175) ; il bénéficie également d’un accès privilégié aux ordres de la kommandantur adressés à la mairie (p. 241). Mort à Paris le 15 février 1984.

Jean Marquiset parle très peu de lui et on n’a que peu d’éléments biographiques. Jeune, on ne sait pas pourquoi il n’a pas été mobilisé en 1914. D’ailleurs, il ne fait pas partie des hommes évacués en tant que mobilisables au moment du retrait allemand (p. 275) en octobre 1918.

Du fait de sa maîtrise de l’allemand, Jean Marquiset sert occasionnellement d’interprète. Cela ne l’empêche pas de s’affirmer comme très germanophobe en brodant autour des thèmes classiques de l’Allemand qui serait tout à la fois un barbare et un génie de l’organisation la plus tatillonne (p. 2). Sans surprise, Jean Marquiset développe une vision conservatrice de la nation dans laquelle les sentiments patriotiques sont mêlés aux sentiments religieux (p. 2, 37). Il chante également les vertus d’une petite ville vivant dans une tradition séculaire loin des usines (p. 14) et affiche une certaine condescendance pour les milieux populaires (p. 20).

Le seul événement de l’occupation le concernant qu’il évoque ici est son arrestation suite à une dénonciation l’accusant de cacher des armes. Il passe 3 jours en cellule. Du vin ayant été découvert par les gendarmes, il doit s’acquitter d’une amende de 1500 marks (p. 102-103).

Le témoignage

Publié une première fois en 1919 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, Paris, Bloud et Gay), il fait l’objet d’une nouvelle impression en 2007 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, 1914-1918, Paris, collection « des faits et des hommes », Le Livre d’Histoire). Il avait déjà été l’auteur d’un article (Jean Marquiset, « A Laon : 4 ans sous le joug des barbares », La Revue hebdomadaire, n°7, daté du 15 février 1919, pp. 363-382).

Son témoignage se présente sous la forme d’un journal tenu d’août 1914 au 13 octobre 1918, jour de la libération de Laon. Les notes sont d’abord quotidiennes puis leur régularité évolue en fonction du contexte. Le journal est découpé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une période de 1 à 4 mois que l’auteur résume en un titre suivi d’une citation d’un auteur allemand (Schiller, Heine, Goethe) censée témoigner de la barbarie allemande. Jean Marquiset ne se livre pas dans son journal mais il décrit des scènes dont il a été témoin en ville, recopie des ordres allemands, et livre ses commentaires sur ces ordres. On constate que les premières pages sont écrites au passé, jusqu’à la date du 30 août 1914. On peut supposer que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il décide de tenir son journal et rattrape le temps perdu. Le journal apparaît comme soigneusement rédigé : l’auteur prend le temps de décrire certaines ambiances avec une plume assez lyrique (p. 149 par exemple). L’auteur a certainement revu et retravaillé son journal pour la publication. D’ailleurs les extraits du journal publiés dans La Revue hebdomadaire ne correspondent pas à ceux qui ont été publiés dans Les Allemands à Laon.

Jean Marquiset annonce clairement son intention en préface. Il ne souhaite pas écrire une histoire de Laon sous la guerre mais un « recueil d’impressions et de souvenirs » (p. 1). Il assume donc la subjectivité de son texte. Bien plus, son projet est de dénoncer ce qu’il considère être un plan méthodique de destruction mis en place par les Allemands : « Rien n’était fait à la légère, tout répondait à un plan, concourait à un but. Détruire, anéantir, torturer » (p. 2). Il veut de cette manière entretenir « comme un feu sacré, cette haine des Allemands qui brûle en nous de toute son ardeur » (p. 11). Il destine donc son ouvrage aux jeunes générations mais également à tous les Français qui n’ont pas connu l’occupation et parmi lesquels circule le stéréotype du « Boche du Nord » : « Ceux qui ne sont pas demeurés à Laon, ne peuvent se faire une idée de l’existence qui fut la nôtre pendant ces quatre années, de nos tristesses, de nos misères et de nos angoisses. On ne saurait comparer l’occupation allemande de 1914 à celle de 1870 (p. 9) »

Analyse

Le journal de Jean Marquiset est peu personnel. En revanche, il rend assez bien compte de la manière dont les différentes phases de la guerre impriment leur marque sur Laon. L’entrée des Allemands à Laon, le 2 septembre 1914, est bien marquée par des pillages et quelques incidents mais elle se déroule dans un certain ordre et sans les violences qui ont pu être connues ailleurs. Le reflux allemand après offensive de la Marne est observé à partir du 14 septembre du haut des remparts, d’où les combats sur le Chemin des Dames sont visibles et attirent les spectateurs (p. 33). En janvier 1915, ce sont les canons de la bataille de Soissons qui se font entendre (p. 71) puis en septembre, la préparation d’artillerie pour les offensives en Champagne (p. 111).

En juillet 1916, le « Trommelfeuer » s’abattant sur la Somme est entendu sans interruption (p. 157). Et de nouveau, la population oisive va sur les promenades pour entendre le canon (p. 158). Mais cette guerre se rapproche au moment de l’offensive du Chemin des Dames : dès février 1917, les troupes affluent en ville, des hôpitaux de campagne sont créés et les circulations sont davantage contrôlées. Début mars, Laon n’est plus qu’un « vaste casernement » (p. 193). La canonnade devient intense à partir du 25 mars (p. 199) et se transforme en un roulement ininterrompu le 12/04 (p. 203). Laon, qui a déjà été victime de bombardements aériens, est désormais touchée par les canons français : Jean Marquiset compte, du 14 au 24 avril, une salve toutes les 10 minutes dirigée vers les faubourgs et le bas de ville. Le plateau apparaît alors comme protégé. Pour les habitants de la vieille ville, l’offensive redevient un spectacle : le narrateur aperçoit par exemple les fumées autour du fort de la Malmaison en octobre (p. 232). Avec la perte du fort de la Malmaison par les Allemands, la ville se trouve sous la menace permanente de bombardements. En effet, « le front, paraît-il, se rapproche. Les ballons captifs sont maintenant au-dessus de la ville »(p. 236). La ville semble s’être rétrécie, les communications avec les faubourgs étant interdites. Et les bombes tombent désormais sur le Plateau : Jean Marquiset passe plusieurs nuits dans sa cave (p. 251) et les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses (p. 255) en mars-avril 1918. Les Laonnois sont témoins de l’avancée rapide des Allemands à partir du 27 mai 1918 : Jean Marquiset constate ainsi la disparition des ballons et du bruit du canon alors que les prisonniers français affluent en ville (p. 259). Le canon fait sa réapparition le 20 juillet 1918 après la contre-offensive alliée menée dans la vallée de la Marne (p. 267) et les ballons allemands reviennent au-dessus de l’Ailette (p. 268), puis les ballons français sont de nouveau visibles (p. 270). Lorsque les Allemands sont contraints de se retirer, les hommes sont évacués (p. 274) le 9 octobre et les mines explosent dans les établissements militaires et à la gare (p. 277).

La ville de Laon n’est pas seulement témoin de la guerre, elle est transformée par cette guerre. Les Allemands en font une ville de garnison stratégique puis elle devient une ville du front après le 25 octobre 1917. Dès les premières semaines, elle accueille de nombreux services allemands : kommandantur, Etat Major de la VIIe armée, police et justice militaire, service de topographie… Ces services s’installent dans les bâtiments administratifs français et les symboles républicains sont remplacés par les emblèmes allemands (p. 73 et 78). La ville semble ainsi se germaniser : les panneaux et les inscriptions en allemand se multiplient (p. 48 et 60), le nom des rues est d’ailleurs germanisé (p. 96), les commerces allemands remplacent les boutiques françaises (p. 121-122). Laon vit à l’heure allemande au sens propre (p. 49) comme au figuré. Elle devient un décor à la gloire de l’empereur pour sa fête et plus particulièrement pour celle organisée en 1915 (p. 74-75). Cette présence militaire allemande est également marquée par les nombreux casinos et cantines réservés aux soldats et officiers (p. 134). L’autorité allemande devient le principal employeur de la ville avec l’installation des ateliers de la kommandantur (p. 138). La ville est également organisée pour répondre à d’autres besoins de la guerre : des hôpitaux sont ouverts dans les écoles si bien que la ville se couvre des drapeaux de la Croix-Rouge (p. 61). Laon n’accueille pas seulement les blessés mais également les morts de la guerre : des cimetières sont alors créés, car constate Jean Marquiset, « il y a tant de morts » (p. 40).

Cette ville n’est plus tout à fait la même non plus au niveau de sa population. Cette population aurait changé : les plus riches seraient partis au début de la guerre (p. 37) et Laon accueille de nombreux évacués ayant tout perdu (p.43) et des colonnes de travailleurs civils (p. 177). Cette population est d’abord majoritairement oisive (p. 58) avant d’être mise systématiquement au travail par les Allemands (p. 173). Cette population est traversée par de nombreuses tensions sociales du fait des pénuries. Les nouveaux arrivants ne sont pas bien vus : la mairie refuse par exemple d’assurer le ravitaillement des évacués (p. 43). Les prisonniers russes ou les prisonniers civils belges, décrits comme affamés, agresseraient les habitants pour avoir de quoi manger (p. 182 et 204). Même les prisonniers français ne sont pas toujours très appréciés vers la fin de la guerre : ils sont décrits comme « gros et gras » (p. 260) et leurs remarques choquent parfois les habitants : « Cela nous montre bien qu’en France on ne se rend pas compte de notre situation (p. 216) ». Les pénuries semblent plus durement ressenties dans les milieux ouvriers (p. 106). Chacun improvise alors un système de débrouille : plusieurs s’entendent avec des soldats pour avoir un peu de pain ou marmelade (p. 172), les habitants, même « des gens à l’aise avant la guerre se pressent pour profiter de la soupe aux cuisines roulantes » (p. 213), les enfants voleraient ou siffleraient l’hymne allemand pour avoir un peu de nourriture (p. 216), sans compter les femmes accusées de coucher avec les Allemands pour avoir de quoi manger (p. 216). Les dénonciations fleurissent également (p. 92). Ces dénonciations font peur et incitent les habitants à obéir aux ordres allemands : « Qui n’a rien caché ? et qui peut se croire à l’abri d’une dénonciation ? » (p. 84).

Le témoignage de Jean Marquiset donne des indications sur son moral et sa vision de l’avenir. Comme tous les Français, il estime que la délivrance ne saurait tarder dans les premières semaines d’occupation (p. 43) et il est étonné que les Allemands soient encore là à la Toussaint 1914 (p. 52). Progressivement, il établit sa ligne de conduite : « il vaut mieux se résigner sans perdre courage ni espoir » (p. 114), écrit-il en octobre 1915. Certes, il se reprend à espérer à chaque nouvelle offensive (p. 157) ou quand le printemps revient (p. 89) mais les espérances sont fugaces : il témoigne même du découragement de la population laonnoise (p. 162), fin juillet 1916. Dès lors, les journées paraissent bien grises (p. 184). Même quand les offensives reprennent en 1917, l’optimisme n’est plus de rigueur par crainte d’une évacuation, d’où une « tension nerveuse inexprimable » (p. 199) en mars 1917, accrue par le bombardement de la ville. De telles angoisses conduisent les habitants à se précipiter sur les trains de rapatriement organisés par l’autorité allemande : « La vie est si douce ici que chacun songe à fuir. Devant la Kommandantur, on fait la queue pour se faire inscrire » (p. 245).

La tension est encore plus grande lorsque le Plateau de Laon est bombardé : la mort est dans tous les esprits. « La mort hurle autour de nous » écrit alors Jean Marquiset (p. 252) et on n’hésite plus à dénigrer les responsables français : « Chacun se demande comment il se fait qu’après avoir visé les premiers jours les abords de la gare, les Français dirigent leur feu sur le plateau »(p. 254). La nervosité ambiante peut également avoir pour origine l’affaiblissement physique dû à la situation de disette : « Nous sommes tous, à des degrés différents des neurasthéniques : l’affaiblissement du corps, les souffrances physiques nous ont amenés là » (p. 127). L’inflexion du moral est donc nette à partir de 1916, à mesure que la pénurie s’accroît.

Autres informations

  • Henri Pasquier, Quarante-neuf mois d’esclavage. La ville de Laon sous le joug allemand, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1922 (un récit de l’occupation organisé de manière thématique).
  • Francis Pigeon, «Les Allemands à Laon», Mémoires de la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, tome LII, 2007, pp. 209-236.
  • Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, octobre 2009

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Liénart, Achille (1884-1973)

1. Le témoin

Né le 7 février 1884. Issu d’une famille bourgeoise lilloise. Entre à 17 ans au séminaire d’Issy-Les-Moulineaux. Fait son service militaire en 1903-1904 au 43e RI en devançant l’appel. Bénéficie de la loi militaire de 1889 qui ne prévoit qu’un an d’obligation militaire pour les séminaristes. Simple soldat car cette loi ne leur permettait pas de suivre les pelotons. Poursuit ses études de théologie à Saint-Sulpice dans le contexte de la Loi de Séparation. Membre de l’ACJF (catholicisme social). Ordonné prêtre en 1907 mais poursuit ses études pour échapper à une année de service militaire supplémentaire. Obtient durant cette même année une réforme pour raison médicale. Licence de philosophie puis doctorat en théologie. Nommé professeur d’écritures saintes au séminaire diocésain de Cambrai. Engagé volontaire à la déclaration de guerre. Aumônier à l’ambulance 3 de la 51e DR (prévu par le décret du 5 mai 1913 qui attache 2 aumôniers catholiques au niveau du CA et un au niveau de la DI). Devient aumônier volontaire à partir du 11 janvier 1915, rattaché au groupe de brancardiers d’une division supplémentaire et provisoire du 3e CA. En juin il rejoint les rangs du 201e RI, apte à suivre cette unité vu son âge. Blessé une première fois en avril 1916 sur le Chemin des Dames (Paissy). Blessé une seconde fois sur la Somme en août. (Maurepas). Citations et décorations. Reçoit en 1917 la croix de la Légion d’honneur remise par Pétain. Démobilisé le 12 mars 1919.

Redevient professeur au séminaire de Lille. Nommé curé-doyen à Tourcoing en 1926. Evêque de Lille en 1928. Cardinal en 1930. Conserve des liens avec les anciens du 201e. Soutien le régime de Vichy. Œuvre à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux en participant aux travaux de Vatican II. Meurt en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre 1914-1918, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 131 p. Cartes, extraits de canevas de tir (légendés par l’auteur), croquis (de l’auteur), photographies et documents divers ont été compilés par l’auteur dans ces souvenirs.

Préface et annotations de Catherine Masson. Avertissement de l’éditeur. Edition dotée d’un appareil critique fourni et d’une riche iconographie.

L’édition papier est accompagnée d’un DVD comprenant :

  • – une transcription dactylographiée d’un journal quotidien (carnets) tenu du 2 août 1914 au 12 mars 1919 (fichiers Word et PDF). La version présentée ici est celle détenue par les archives diocésaines de Lille.
  • – le scan complet des souvenirs objets de la présente publication (et comprenant la totalité des documents qui l’accompagnent). L’auteur les intitule «La guerre de 1914-1918 vue par un Aumônier Militaire. Achille Liénart»
  • – le scan de 2 carnets de sépultures.
  • – diverses éphémérides (produites par l’auteur).

Ces souvenirs (publication papier) ont été établis à partir de cahiers (reproduits dans le DVD). Ils ont été écrits après la guerre, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la date de rédaction (sans doute avant 1928). Ces cahiers sont eux-mêmes issus d’ « agendas de poche », rédigés sur le front, qui n’ont pu être retrouvés. Quelques pages des cahiers ont été retranscrites par la mère de l’auteur et par un scripteur inconnu (dans la version présentée ici, détenue par les archives diocésaines). Il existe une autre version manuscrite de ces cahiers (au nombre de 6), détenus quant à eux par la famille.

Les souvenirs présentés ici sont découpés en 13 chapitres respectant une chronologie précise.

Une carte, placée au début, synthétise tous les mouvements de l’auteur durant la guerre et les éphémérides offrent une vue panoramique des événements de guerre. L’ensemble – cahiers, souvenirs, éphémérides et documents – soulignent à l’évidence combien l’expérience de guerre a marqué son auteur.

3. Analyse

Nous n’évoquerons ici que les souvenirs publiés dans la version papier de cette publication. Ils se révèlent utiles pour qui veut comprendre le retour et l’implantation du clergé catholique durant la Grande Guerre auprès des combattants, neuf ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ils soulignent combien ce retour n’était pas acquis au début du conflit et combien sa réalisation se fit dans une réelle et parfaite improvisation. Une forme d’improvisation durable qui aura tendance à se maintenir durant tout le conflit.

Bien que l’auteur soit prêtre, il s’agit bien de souvenirs calquant le style d’un journal de guerre de combattant et qui en adoptent souvent la sécheresse formelle. L’auteur sera d’ailleurs convié par sa hiérarchie à participer à la rédaction de l’historique régimentaire du 201e juste avant sa dissolution. Priorité est ici donnée aux lieux et aux événements. Assez peu de place accordée à l’analyse et au ressenti de la guerre. La mission pastorale elle-même est plus souvent notée que décrite dans le détail.

Chapitre 1 : 2 août 1914-25 mars 1915 Aumônier bénévole, à l’ambulance 3/51. Départ en campagne – Bataille et retraite de Belgique – Combat de Guise – Bataille de la Marne – Secteur sud-est de Reims

Nomination dans l’improvisation

Aumônier volontaire aux armées dès le 3 août. Les 4 places officielles d’aumôniers au 1er CA étant prises, obtient de l’autorité militaire une affectation officieuse : « Mon cas n’étant pas prévu par les règlements, c’était à moi de me débrouiller pour trouver un emploi. » (p 15) Obtient une affectation à l’ambulance 3 de la 51e DR. : « Il était entendu par ailleurs, entre le médecin-chef et moi, que je ne demandais ni solde, ni nourriture, ni prestation d’aucune sorte (…) » (p 16) Accueil favorable « car un grand souffle d’union sacrée était passé sur le pays » (p 16). L’aumônier est pris en charge par une escouade d’unité inconnue pour la nourriture. Reçoit le 8 décembre une note du commandement qui « fit disparaître une menace qui pesait sur moi (…) » (p 20) La visite d’un médecin-inspecteur à l’ambulance régularise la situation de l’auteur qui obtient le statut d’« aumônier volontaire agréé » par lettre ministérielle du 11 janvier 1915. Il bénéficie désormais d’une assimilation de grade à celui de capitaine

Retraite de Belgique

Franchet d’Esperey (commandant le 1er CA) intervient directement auprès des troupes en retraite afin que celle-ci se fasse en bon ordre (p 17).

Chapitre 2 : 25 mars – 10 juin 1915 Aumônier volontaire agréé à la DI provisoire du 3e CA. Secteur nord-est de Reims

Brancardier divisionnaire ; affectation au 201e

Quitte l’ambulance 51/3, nommé brancardier divisionnaire le 23 mars (DI provisoire). Désire rapidement se retrouver au contact de la troupe pour officier (messes, confessions, visites de secteur). Prise de contact avec la troupe rendu difficile du fait de leur incessante mobilité. Demande une affectation auprès du 201e RI (unité de nordistes dont est issu l’auteur), la rejoint le 3 juin. S’efforce d’obtenir un poste qui lui permette d’être proche de la troupe (groupe des infirmiers régimentaires). Devient aumônier de cette unité : « J’avais maintenant comme « paroisse militaire » une unité d’infanterie combattante dont j’allais partager les risques, les souffrances et les gloires, et où j’allais exercer, près des vivants et des mourants, un ministère sacerdotal tel qu’il marquerait sur toute ma vie son empreinte et me laisserait les plus émouvants souvenirs. » (p 27)

Chapitre 3 : 10 juin 1915 – 21 février 1916. Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – 1er corps d’armée – Secteur de combat de Sapigneul

Un secteur actif : Sapigneul – cote 108

Installation d’une chapelle souterraine entre l’écluse nord et Sapigneul, à 30 mètres des lignes allemandes. L’auteur, au cours de ses tournées, apporte la communion aux guetteurs des postes d’écoute, l’entretien de la foi et la (re)conquête des âmes se faisant dans la proximité de la troupe.

Creusement de sapes souterraines jusqu’au canal en vue d’une attaque (p 30). Attaques répétées et infructueuses : « A quoi bon tant de sacrifices pour un si maigre résultat ? » (p 30)

L’échec de l’offensive de Champagne rend le secteur encore moins confortable qu’il ne l’était. Les maigres conquêtes de terrain au nord du canal sont aménagées mais l’espace demeure insuffisant pour une installation solide. Recherche et inhumation des soldats tombés entre les lignes : « Il y a là des cadavres français de 1914 encore en pantalon rouge et nous réussissons à en identifier plusieurs, à les recouvrir de terre et à planter des croix sur leur tombe. Il y en a aussi du 201e que nous ramenons derrière le canal et que nous inhumons sur place. Il en reste hélas quelques-uns qui sont tombés dans les réseaux de fil de fer allemands et que nous ne pouvons aller chercher jusque là. » (p 32. Noter la différence de traitement des corps entre les hommes appartenant à l’unité de l’auteur et les autres.)

Chapitre 4 : 22 février 1916 – 23 juillet 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille de Verdun – Secteur du plateau de Paissy (Aisne)

Verdun

Arrivée à Verdun le 26 février. Montée en secteur (calme) le 2 mars (fort Saint Michel). 6 mars, installation d’un poste de secours dans la redoute de Thiaumont. Le 201e est engagé devant Douaumont à l’un des moments les plus critique de la bataille. L’auteur fait office d’agent de liaison. Relève des morts lorsque cette tâche est possible (rapatriement du corps du lieutenant Brancourt qui sera inhumé vers la redoute de Thiaumont sous un bombardement intense après repérage par une batterie de 77). Relève dans la nuit du 12 au 13, les restes du régiment rejoignent Verdun. L’auteur repart sur le champ de bataille pour inhumer les corps dont il a noté les emplacements avec deux volontaires « chargés d’un grand nombre de croix (…) » (p 39). Les tombes des hommes du 201e ont été retournées par les obus : « Sans doute ne restera-t-il rien de ces pauvres corps, ni de la croix que nous plantons à la hâte au-dessus d’eux. » (p 39) L’auteur nomme, avec une pointe d’humour rétrospectif, cette équipée macabre « notre chemin de croix ». 22 mars, remontée vers la Côte du Poivre. L’abbé reçoit sa première citation. Installation d’un poste de secours à Bras. Retrait de la zone dans la nuit du 7 au 8 avril. Etape à Trélou. Remise de la Croix de guerre avec citation à l’ordre de la brigade.

Plateau de Paissy (Chemin des Dames)

Arrivée 22 avril (relève du 18e CA). Secteur particulièrement calme : « (…) nous trouvions que c’était bien notre tour de garder des tranchées commodes et bien aménagées, tandis que le 18e corps nous remplacerait à Verdun. Ce n’était pas très charitable, mais c’était si humain ! » (p 41) La tâche du prêtre n’est pourtant pas simplifiée dans ce nouveau secteur : l’éloignement des hommes et la faible occupation des tranchées l’oblige à parcourir de longues distances pour officier. Le calme du secteur autorise les déplacements à cheval. Blessure bénigne par obus au cours de l’un de ces déplacements. Rare critique du commandement au sujet des coups de main : « (…) nos chefs se  trompaient en croyant que par ces coups de main entretenir chez nos soldats l’esprit d’offensive. En réalité ces petites opérations de détail coûtaient cher et rapportaient peu, elles déprimaient le moral de nos soldats. » (pp 42-43)

Relation en fin de chapitre, à la manière d’un aparté hagiographique, d’« un souvenir qui m’est resté particulièrement cher » : un agent de liaison connu du prêtre ne peut poursuivre sa mission à Verdun. Ce dernier l’encourage en lui donnant la communion et le soldat repart terminer sa mission.

Chapitre 5 : 24 juillet – 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Camp de Crèvecoeur (Oise) – bataille de la Somme

Crèvecoeur et Gressaire

Déplacement du 201e à partir du 25 juillet vers le front de la Somme. Séjour au camp de Crèvecoeur pour une manœuvre visant à anticiper le futur engagement. 13 août : embarquement pour Villers-Bretonneux puis pour le camp de Gressaire où le 201e est doté d’une musique régimentaire : « Désormais nous n’avions plus rien à envier au 1er d’infanterie avec qui nous faisions brigade. » (p 45)

Bataille de la Somme

Arrivée en secteur à partir de la nuit du 19 au 20 août, relève du 20e CA. Un regard rétrospectif mi-admiratif et mi-critique sur l’allié britannique : « L’armée anglaise est bien différente de ce qu’elle était au début de la guerre. Elle a mis deux ans à se former mais elle est devenue nombreuse, puissante, admirablement équipée et très bien pourvue d’artillerie (…) La bataille de la Somme est leur première grande offensive, ils y sont entrés avec une ardeur magnifique, mais avec une inexpérience et une témérité qui nous rappellerons plus d’une fois nos erreurs du début de la guerre, et qui leur coûteront beaucoup de pertes inutiles. » (pp 15-46) Engagement du 201e à l’ouest de Maurepas. Installation d’un poste de secours de première ligne dans un ancien abri bétonné allemand dont la porte est tournée du côté de l’ennemi et qui reçoit le choc d’un obus allemand : l’auteur est blessé mais ne quitte pas son poste. « De fait je passe la matinée dans le chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions. Quand j’ai fini, mes soldats me confient leur lettres, pour beaucoup, peut-être le dernière. Ils l’ont écrite comme ils ont pu, au crayon, sur leurs genoux, avant le combat, ils y ont mis toutes leurs affections et ils tiennent à ce qu’elle parte. J’en apporte bien 300 au poste de secours d’Hardecourt » (pp 46-47) L’attaque du 201e réussit partiellement, les britanniques et le 1er RI n’ayant pu progresser au même rythme.

Multiples attaques mais progression limitée qui permet à l’aumônier d’aller à la recherche des morts et des disparus de l’attaque du 24. Court repos. 13 septembre, le 201e attaque à nouveau aux côtés des « joyeux » (bataillons disciplinaires africains) dans le secteur de Rancourt. Prise de Rancourt et de Combles. Citation du 201e à l’ordre de l’armée pour ces combats. 24 septembre, remise de la croix de guerre au drapeau du régiment et 2e citation de l’auteur, à l’ordre de l’armée.

Chapitre 6 : 2 octobre 1916 – 25 mars 1917 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Secteur de Champagne – Affaire de Maisons de Champagne – En Brie

Champagne

Arrivée secteur Dampierre – Saint-Etienne-au-Temple – La Cheppe : « J’en profite pour aller visiter les bataillons et prendre contact avec les renforts qui sont venus combler les vides creusés dans nos rangs. Nous avons reçu des hommes de tous âges, des territoriaux grisonnants et des jeunes de la classe 16, de toutes régions aussi, car il en est venu de tous les recrutements et il y a même des Sénégalais du plus beau noir ! Heureusement, si j’ai désormais quelques païens et quelques musulmans parmi mes ouailles, la majorité reste catholique. » (p 55) Exploration du champ de bataille de Souain afin d’y retrouver des restes de corps de soldats du 201e abandonnés lors de l’offensive de mars 1915. Constitution d’un ossuaire surmonté d’une croix sur laquelle figurent les noms des soldats tombés dans ce secteur. Promotion du lieutenant-colonel Hebmann au grade de colonel. Il quitte le 201e pour prendre le commandement de l’ID : « Je le regrettais personnellement plus que les hommes qui l’appréciaient mal, car il n’avait pas la manière de leur parler. » (p 57) Remplacement par le lieutenant-colonel Mougin « qui, tout de suite, sut attirer l’estime et la confiance de tous. Notre premier entretien fut très cordial, il préludait à l’amitié sincère et profonde qui n’allait pas tarder à s’établir entre nous. » (p 57)

Maisons-de-Champagne

Le 201e est chargé d’aller porter secours au 208e dont deux bataillons ont été capturés par un coup de main allemand (c’est au cours de ce coup de main que des documents importants concernant l’offensive du printemps 1917 vont être pris par les Allemands ; Liénart semble ignorer ce fait.)

Les hommes du 201e sont pressentis pour reconquérir ce qui a été perdu par le 208e : « Pourtant le 23 [janvier 1917], le bruit court que c’est pour demain (…) Les hommes sont mornes et je ne sais que leur dire, car le bon sens me paraît être de leur côté. » (p 59) Cette attaque est finalement ajournée et le 201e quitte le secteur. Il part au repos pour Condé-en-Brie.

Maizy (Chemin des Dames)

Anecdote relatant la capture d’un soldat français du 233e accusé d’être un espion par un soldat du 201e.

Chapitre 7 : 26 mars 1917 – 26 juin 1917 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Assaut du Chemin des Dames – Vauchamps -Mailly – Gonaix

Du 16-23 avril au plateau de Craonne

« Le séjour à Maizy est assez agité. L’ennemi se rend compte de la concentration de troupes qui s’opère et bombarde tous les villages. » (p 63) Préparation difficile des festivités de Pâques (confessions, messes) dans un contexte de préparation d’offensive. « Le capitaine Battet m’explique le plan de notre offensive, qui nous paraît à tous deux effarant. » (p 63) Critique lucide de ce plan par l’auteur au regard de ce qui s’est passé dans la Somme (attaques successives de positions après préparations méthodiques d’artillerie) : « Cela faisait une pénétration prévue de sept kilomètres en profondeur qui devait s’opérer d’après horaire fixé d’avance, en sept heures. En regardant la carte d’état-major, nous constations combien la topographie de notre secteur était propice à la défense (…) S’il n’y avait pas eu d’Allemands, l’effort physique d’un tel assaut avec l’armement complet et la surcharge de quatre jours de vivres que les hommes devaient emporter, eut été déjà été très considérable. Aussi malgré la puissance de notre artillerie et la densité de l’armée de rupture dont nous faisions partie, ne pouvions-nous nous défendre d’un sentiment d’effarement devant un plan aussi audacieux. La position à enlever était formidable, et tout de même l’ennemi qui la tenait était de ceux dont il n’était pas si aisé de faire abstraction (…) Jamais pourtant la confiance et le moral de l’armée n’avaient été plus élevés. » (p 63)

Le 16 avril, le brancardier Liénart suit la progression du 5e bataillon du 201e décimé par les tirs allemands de la tranchée du Balcon. Il est contraint de se replier sur la « maison sans nom », au pied de la falaise, transformée en poste de secours avancé. Le capitaine Battet, commandant le 4e bataillon, parvient à s’infiltrer au sud du Tourillon de Vauclerc et à prendre pied dans la tranchée du Balcon qui est progressivement conquise par ses extrémités et conservée. Malgré la conquête du Balcon, l’évacuation des blessés de la « maison sans nom » demeure particulièrement périlleuse. La recherche des blessés ne peut se faire qu’à la nuit tombée. Le 17, après une dure journée passée à soigner les blessés, Liénart quitte le poste de secours avancé et se dirige, épuisé, vers le poste de secours de Craonnelle. Il ne reprend son service que le 20. Le 21, il part à le recherche des corps de soldats disparus : l’identification est possible mais non l’inhumation. Le 22, regroupement sommaire de 125 corps : « Les corps sont réunis dans de grands trous d’obus, et les objets sont recueillis, les noms sont inscrits dur des billets et placés dans des bouteilles laissées dans des trous d’obus, au milieu des corps. » (p 68) L’inhumation des corps ne peut être accomplie du fait d’une relève.

Chapitre 8 : 26 juin 1917 – 18 janvier 1918 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille des Flandres – Retour en Seine-et-Marne – Crouy-sur-Ourcq

Les Flandres

Acheminement du 201e vers le nord : « Allions-nous enfin, nous qui appartenions au 1er corps d’armée, nous battre directement pour arracher notre régions envahie à l’oppression de l’ennemi ? » Entrée en Belgique, observation « de l’armée belge, que nous avions vu en 1914 si peu préparée à soutenir le terrible choc de l’armée allemande, et que nous retrouvions à présent fortement équipée et très bien encadrée. » Relève d’une unité belge sur le rive ouest du canal de l’Yser : «  Dans ce pays plat, saturé d’eau, où les tranchées, au lieu d’être creusées dans la terre étaient établies en superstructure, point commode pour loger les compagnies de réserve. » Mise au repos : « Le commandement soucieux d’avoir des troupes d’attaque en parfait état physique et moral, nous avait fait voir le champ de bataille, et nous mettait au vert jusqu’à l’offensive. » (p 73) Le 201e attaque le 31 juillet mais son avance est stoppée par la pluie. A son habitude, comme après chaque offensive, Liénart inhume les morts du régiment. Au repos, il reçoit la croix de la Légion d’honneur des mains de Pétain : « Il me félicita d’un mot, mais ce qui me fut plus sensible encore, ce furent les félicitations vraiment cordiales et émouvantes qui me vinrent de tous mes soldats et des officiers du 201e.» (p 76) Le régiment est engagé à plusieurs reprises dans le même secteur, jusqu’à la fin octobre.

Paris

4 novembre : départ en permission. Messe à Montmartre (probablement au Sacré-Cœur). Visite à la famille. Retraite spirituelle de 3 jours au séminaire de Saint-Sulpice.

Secteur d’Oost-Cappel et changement d’affectation

Visite aux bataillons en secteur au nord d’Ypres : « Heureusement, il y a un prêtre-soldat à chaque bataillon (…) pour assurer le service religieux. » (p 80) 7 décembre : préparatif de départ du 1er CA. Liénart est convoqué par le médecin-divisionnaire « qui m’apprend qu’une circulaire ministérielle rappelle les aumôniers dans les groupes de brancardiers. Je suis pour ma part l’un des deux aumôniers du groupe de brancardiers de la 1ère DI (GBD). Le prétexte invoqué pour nous éloigner de nos régiments, est que par suite du départ des aumôniers dans les régiments d’infanterie, certains éléments de la division (artillerie, génie, cavalerie), se plaignent de ne jamais avoir d’aumôniers. En réalité, ils ont les prêtres-soldats qui font très bien l’affaire, et on veut surtout, au nom des règlements, nous éloigner de notre champ d’apostolat. Heureusement nos chefs immédiats sont plus compréhensifs, et le médecin-divisionnaire se contente de m’affecter pour ordre au GBD, en me laissant toute liberté de résider où je m’estime être le plus utile. En principe, je ne suis plus aumônier du 201e, en fait je le reste. » (p 81) Long déplacement à pied de la DI jusqu’à Crouy-sur-Ourcq.

Chapitre 9 : 18 janvier – 9 mai 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Secteur de Beaumarais – Bataille de Noyon – Secteur d’Ourscamp

Chemin des Dames

De retour dans ce secteur, au début de l’année 1918, Liénart note « On n’y apercevait pas encore les signes avant-coureurs de l’orage. » (p 85) Il y poursuit l’entretien des cimetières provisoires, constatant leur bon état ou les ravages causés par l’artillerie (cimetière du Blanc-Sablon). Le secteur conquis en 1917 est toujours l’objet d’aménagements défensifs : « Notre séjour dans cette zone assez calme n’est rendu pénible que par l’exécution d’importants travaux de défense. Il s’agit d’établir des réseaux de barbelés puissants et des centres de résistance solide en vue de contenir l’ennemi, s’il s’avisait d’utiliser la plaine pour tourner notre position du Chemin des Dames et du plateau de Craonne, si chèrement conquis. » (pp 85-86) Liénart entreprend avec une équipe de musiciens la réfection du cimetière du Blanc-Sablon et poursuit la recherche des corps de soldats du 201e tombés en 1917 dans le Ravin sans Nom, abandonnée quelques mois plus tôt du fait d’un départ précipité. Il constate que le travail d’identification et d’inhumation est resté en l’état, soulignant ici combien le devenir des corps des soldats dépend étroitement de l’unité à laquelle ils appartiennent.

L’Oise

La 1ère DI est jetée dans la brèche qu’ont ouvert les Allemands entre l’armée française et britannique le 21 mars. Le 201e résiste dans le secteur de Crisolles, sans le soutien de l’artillerie qui n’a pu suivre. L’unité se replie sur Noyon et est relevée par le 57e RI qui se fixe sur le Mont Renaud. Le 201e occupe une position en retrait dans le secteur de la forêt d’Ourscamp.

Chapitre 10 : 9 mai – 11 juillet 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – En réserve à Plassis-Bion – Bataille de l’Aisne – Forêt de Villers-Cotterêts

Au retour d’une permission, le 201e est envoyé dès le 28 mai pour soutenir une division qui tient le secteur entre Crouy et Chivres au nord de l’Aisne (suite à l’enfoncement du Chemin des Dames par les Allemands le 27 mai). Utilisation d’un bac pour passer au sud de l’Aisne. Repli sur Soissons alors que les ponts sur l’Aisne ont été détruits. Nouveau repli sur Noyant. Liénart rejoint la division à Septmonts qui est finalement pris : repli sur Vierzy puis Villers-Hélon et la forêt de Villers-Cotterêts. « Le 201e est anéanti. A l’appel qui se fit ce jour-là à Mongobert, nous étions en tout 170, et l’on nous envoyait à la division marocaine à Vivières, dès le soir, en attendant que l’on décide si le régiment serait dissous ou reconstitué. » (p 94) Le 4 juin, la première DI est reconstituée avec les restes de ses régiments et des renforts à venir. Participation du 201e à des combats locaux face à Longpont.

Chapitre 11 : 12 juillet – 13 octobre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Brève relève – Reprise de l’offensive – Prise du Plessier-Huleu – Oise et Alsace

Mention d’un combat au corps à corps  dans le secteur de Plessis-Huleu (pp 98-99). Obtention le 28 mai de 2 nouvelles citations, à l’ordre de l’armée et du régiment (p 99). Le 28 août, le 201e est envoyé en Alsace : « Je n’ai passé que trois jours à St Amarin mais quelle impression profonde j’en ai gardée. Ici toute la population parle de français, et elle est restée française de cœur. » (p 100) Les succès remportés par les armées alliées renforcent « les sympathies de la population alsacienne pour la France. » (p 102) A Bitchwiller, le nom de la place et de certaines rues est modifié (place Jeanne d’Arc et rues du président Wilson et du maréchal Joffre, p 102).

Chapitre 12 : 14 octobre – 11 novembre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Le dénouement – Granville – Lille – Vers Metz – Armistice

Difficulté à obtenir un laisser-passer pour Lille occupée par l’armée anglaise. Rencontre avec Thellier de Poncheville et obtention de permissions pour se rendre à Hazebrouck afin de se « débrouiller » pour entrer dans Lille. L’auteur parvient à se rendre chez son oncle. Surprise des lillois de voir un aumônier français arborant ses décorations. Départ pour les Vosges afin d’y rejoindre le 201e qui doit être engagé vers Saint Avold. L’auteur apprend la signature de l’armistice à Diarville : « A 11 heures, la joie éclate. Les cloches des églises sonnent à toute volée. C’est fini. Notre bonheur est si grand que nous avons peine à y croire, et que nous sommes obligés de réfléchir pour en prendre pleinement conscience. » (p 108)

Chapitre 13 : 12 novembre – 12 mars 1919 Aumônier du GBD détaché au 201e – Accueil triomphale en Lorraine – Occupation de la tête de pont de Myence – Dissolution du régiment – Congé de démobilisation

A partir du 15 novembre, le 201e se déplace vers la Lorraine : « A présent nous n’entrerons plus en Lorraine en combattants mais en triomphateurs. » (p 111) « Tous les villages sont pavoisés. Les habitants nous font un accueil enthousiaste. Tout le monde parle ici français, et nous sentons bien que la Lorraine est vraiment un lambeau de France qui nous a été arraché. » (p 112) Manifestations de joie dans les villages traversés. « Parmi les spectateurs de notre défilé, nous aperçûmes des soldats allemands en uniforme avec armes et bagages. Ils portaient la cocarde rouge, signe que la révolution qui avait éclaté dans l’armée vaincue. C’étaient des Lorrains qui s’étaient eux-mêmes démobilisés et qui étaient en train de regagner leur foyer. » (p 112)

1er décembre, mise en route pour la région de Mayence. Découverte des villes et villages intacts : « Les enfants pullulent littéralement, ce qui n’est pas sans faire réfléchir nos soldats sur l’avenir… Ils se pressent en foule sur notre passage et les hommes et femmes aussi, avec une curiosité qui nous étonne, et qui nous semble un manque complet de dignité. » (p 114) L’auteur loge chez l’habitant : « L’accueil est bon, mais visiblement les gens ont peur de nous. Et cela vaut mieux, car dès qu’ils ne nous craignent plus, ils deviennent aussitôt trop familiers. Force nous est de demeurer sur la réserve et un peu distants sous peine d’être traités presque en camarades. » (p 114) L’auteur est logé chez un curé qui fut aumônier militaire durant l’occupation de Lille. « Je lui dis que je suis de Lille, il baisse la tête et se tait. Il était chez moi, et voici que je suis chez lui. » (p 114) Fin décembre, l’auteur est atteint par la grippe espagnole. Participation à la rédaction de l’historique du 201e : « Je me hâte tant que je puis, d’achever l’historique du 201e avant que nous soyons dispersés. » (p 117). Le 13 février 1919, le régiment est dissous. Evocation de la cérémonie. Parti en permission, Liénart apprend sa future démobilisation qui sera effective le 12 mars.

4. Autres informations

Témoignages :

Grandmaison (de) Léonce, Impressions de guerre de prêtres soldats, Plon, 1917, 406 p.

Etudes :

Boniface Xavier, L’aumônerie militaire française 1914-1962, Le Cerf, 2001, 596 p.

Chaline Nadine-Josette, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française » in Marie-Josette Chaline (dir.), Chrétiens dans la première guerre mondiale, Cerf, 1993, pp 95-120

Cru Jean-Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929, 729 p. (notices consacrées à Bessières, Dubrulle, Lelièvre, Lissorgues, Payen, Thellier de Poncheville)

Masson  Catherine, Le cardinal Liénart, évêque de Lille, 1928-1968, Le Cerf, 2001, 769 p.

J.F. Jagielski, juillet 2009

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