Coeurdevey, Edouard (1882-1955)

1. Le témoin

Aîné d’une famille nombreuse de paysans pauvres de Verne (Doubs). Placé comme valet de chambre chez un sénateur, il se donne une culture d’autodidacte. Il peut faire des études, devenir instituteur, obtenir une licence ès lettres, fréquenter l’historien Albert Mathiez (qu’il retrouvera pendant la guerre, lors d’une permission, et dont il critiquera les opinions, p. 473 du livre). Un long stage en Autriche lui permet d’acquérir une bonne connaissance de l’allemand, langue qu’il utilise parfois dans ses carnets lorsqu’il s’agit de critiquer des camarades proches.

Adjudant, mobilisé en 1914 au CVAD 1/7 (Convoi de Véhicules Administratifs Divisionnaire), il se considère comme un embusqué. On remarque que, dans cette unité, un officier punit au choix de 8 jours d’arrêts ou de l’envoi dans l’infanterie (p. 149). Il devient ensuite chef de bureau de dépôt divisionnaire, « un filon » (p. 517). Il ne découvre le séjour en tranchée de première ligne, avec le 417e RI, que le 25 août 1917 en « chic secteur » (« Si vous laissez les Boches tranquilles, ils laissent la paix », p. 602). Le 30 mai 1918, il n’a pas encore reçu « le baptême du feu » (p. 797). Cela se produit en août ; il est blessé le 20 août et évacué.

Après l’armistice, il devient interprète auprès d’un tribunal militaire en Allemagne. Démobilisé, il occupe divers postes dans l’enseignement, dont celui de directeur de l’Ecole normale d’instituteurs catholiques du Bas-Rhin. Marié après la guerre, quatre enfants. Dans l’avant-propos, son fils le présente comme politiquement de droite, ce qui apparaît dans le témoignage. Il meurt le 26 mai 1955.

2. Le témoignage

Les 12 carnets, considérés par l’auteur comme précieux, ont été redécouverts par la famille, transcrits, mis en ligne et publiés dans la collection « Terre humaine » (Édouard Cœurdevey, Carnets de guerre 1914-1918, Un témoin lucide, Paris, Plon, 2008, préface de Jacques Marseille). L’ensemble fait 932 pages dont 856 représentant la transcription. Annexes : croquis de localisation ; données statistiques ; composition des gouvernements successifs de la France ; chronologie ; glossaire ; index des noms de personnes et des thèmes. Deux cahiers de photos dont un en rapport direct avec l’auteur, et l’autre, moins utile, sur la guerre en général.

Le sous-titre (« Un témoin lucide ») évoque davantage une lucidité sur lui-même et sur le comportement de ses proches que sur l’extérieur. Il se laisse abuser par certains bobards (p. 41, les creutes de l’Aisne achetées avant 14 par les Allemands et aménagées pour la guerre). En mars 17, il est persuadé de la fuite des Allemands (p. 531 : « Les Allemands ne reculent pas, ils fuient ! »). Ses jugements, toujours péremptoires, sont souvent remis en question : par exemple sur Joffre (p. 107 : « Comme il décidera, ce sera bien » ; p. 143 : un vieux gaga ; p. 812 : il aurait fallu le fusiller) ; sur Briand (p. 417 : « grand homme d’Etat » ; p. 461 : « le mielleux Briand ») ; etc. La condamnation est par contre totale et fréquente des politiciens, des fils à papa, des francs-maçons, des socialistes, des instituteurs… et des « genss du Midi », information intéressante sur l’Union sacrée.

3. Analyse

– Le rédacteur de la présente notice n’a pas compétence pour tenter une analyse psychologique de l’auteur des carnets. Pourtant, la matière est abondante. Il évoque fréquemment les problèmes sentimentaux au milieu desquels il se débat, par exemple, le 14 avril 1918 : Marguerite, Marthe, Camille, Emmy… « Quel monstre je suis. » Quelques passages ont cependant été grattés par Édouard, et d’autres, « de caractère intime », n’ont pas été retenus dans l’édition, comme le lecteur en est averti (p. 21). Le rapport à Dieu est de plus en plus fréquent en avançant : « … la guerre, ses dangers, ses épreuves, ses ruines m’ont rapproché de Dieu, ont réveillé, retrempé ma foi catholique, et donné une activité très vive à mon sens religieux » (p. 631). On ne retiendra ci-dessous que quelques aspects intéressant l’histoire de la guerre.

– La mobilisation à Verne : larmes des femmes, « silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer », épouvante, cris (p. 25).

– Les pillages de villages français par des troupes françaises (p. 30, 798).

– La critique des officiers, leur « encombrante nullité » (p. 44), « frelons bourdonnants et dorés » (p. 161), se comportant comme des « hobereaux tout puissants » (p. 814).

– Une vie sexuelle fort active des embusqués : « séances de pornographie » dans les propos de cantine des adjudants ; femmes infidèles ; recherche des « ressources en fesse de la localité » (p. 300)…

– Le bourrage de crâne par les grands quotidiens, les contradictions dans les communiqués officiels…

– Peu de choses sur les « mutineries » de 1917 : début juin 1917, 200 hommes du 404e RI partent en désordre en chantant l’Internationale. « Et pas une tête, pas un chef pour fermer ces gueules ! »

– Il est étonnant de trouver dans la dernière partie du livre la première description d’une corvée de nuit (p. 662), d’un cantonnement dans des conditions scandaleuses (p. 688), d’une très dure marche à l’issue de laquelle seuls les officiers sont bien logés (p. 698), d’une attaque (p. 845), alors qu’elles figurent dès le début des récits des combattants de l’infanterie. Mais c’est normal, puisque notre auteur n’a connu ces épisodes que très tardivement.

– Sa formation, ses idées politiques et sa méconnaissance de la guerre réelle font d’Edouard un « patriote ». Mais sa lucidité l’oblige à noter les attitudes des soldats comme celui qui ne veut pas monter en disant : « Je sais trop ce que c’est » (p. 545) ; ceux qui imaginent ces utopies brèves devant mettre fin à la guerre (p. 659) ; qui estiment que les Russes ont raison de cesser le combat (p. 663) ; qui refusent de verser pour l’emprunt de défense nationale en disant : « Quand ils n’auront plus de galette, il faudra bien qu’ils s’arrêtent de faire la guerre » (p. 690) ; qui décident de ne pas avoir d’enfants car « pour les faire tuer on en a toujours trop » (p. 766)…

– Lorsqu’il rend visite à son frère Julien dans la tranchée en octobre 14, celui-ci a ce cri du cœur : « C’est terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que je ne reverrai jamais Verne » (p. 60) « Quels pâles guerriers nous sommes à l’arrière, nous à qui il ne manque rien », conclut Édouard (p. 61). Julien sera gravement blessé, perdant un œil. C’est avec son autre frère, Louis, que l’opposition devient conflictuelle. Édouard voudrait lutter contre les « idées anarchistes » du « pauvre Louis » ; celui-ci critique les idées de sacrifice et de gloire du premier (p. 242). « Il me fait la remarque que mes actes ne sont pas en rapport avec mes idées. Il a raison. Mais que faire ? » (p. 441). « Il me demande si je jouis de toutes mes facultés et regrette pour moi que je n’ai pas été en première ligne depuis le début de la guerre » (p. 629). Édouard s’accroche aussi avec sa mère qui ne veut pas donner de l’or pour la défense nationale (p. 154).

– Le témoignage sera utile à Alexandre Lafon pour sa thèse de doctorat sur la camaraderie. Camaraderie/répulsion par rapport à l’autre adjudant embusqué. Amitié d’avant la guerre revenant sans cesse à l’évocation de Maurice Colin tué dès le début.

– Enfin, à l’issue de cette trop brève analyse de contenu, il est bon de signaler que la presque totalité du témoignage a pour cadre géographique le sud du département de l’Aisne.

Rémy Cazals, juin 2010

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Jünger, Ernst (1895-1998)

1. Le témoin

Enfance et jeunesse :

Ernst  Jünger est né le 29 mars 1895 à Heidelberg. Son père, chimiste dans un laboratoire d’analyse est aussi expert auprès du tribunal de Hanovre avant de devenir pharmacien. À l’école, le jeune Ernst se montre inattentif, rétif à la discipline mais se révèle aussi grand amateur de lectures, féru des œuvres de Conan Doyle, de Hackländer, des romans d’aventures de Karl May ; il lit les grands classiques comme Robinson Crusoë de Defoe, Don Quichotte, Don Juan de Byron, Roland furieux de l’Arioste, Le Comte de Monte Cristo de Dumas.

À l’occasion d’un échange scolaire, durant l’été 1909, un séjour en France près de Saint-Quentin lui permet de perfectionner son français. Jünger tient déjà un journal. En 1911, il s’inscrit au Wandervogel, mouvement de jeunesse proche du scoutisme mais mixte et non confessionnel. En 1913, Ernst Jünger, fortement impressionné par la lecture des récits de l’explorateur Henri Morton Stanley commence à rêver d’aventures en Afrique au point de s’enrôler dans la Légion étrangère française au bureau de recrutement de Verdun avec l’intention de déserter pour pouvoir pénétrer au cœur de l’Afrique. Incorporé le 3 novembre, il subit une courte période d’instruction à Sidi-Bel-Abbès, puis déserte. Il est repris. Pendant cet épisode, son père effectue des démarches pour le récupérer, arguant de son jeune âge. L’armée libère alors Ernst qui intègre la classe de première au lycée de Hanovre. Suite au décret de mobilisation du 1er août 1914, il s’engage à Hanovre au 73e Régiment de fusiliers (régiment de Gibraltar). Le 21 août, il passe en urgence une session exceptionnelle du baccalauréat et croyant en une guerre courte, s’inscrit à l’Université de Heidelberg. Le 6 octobre, il rejoint son régiment et subit trois mois de formation. Lorsqu’il rejoint le front de Champagne, on est déjà le 27 décembre. Il n’a donc pas connu la guerre de mouvement du début de la guerre. Il est blessé une première fois aux Éparges, le 25 avril 1915, presque en même temps que Maurice Genevoix, son vis-à-vis.

Pendant l’été 1915, il suit une formation d’élève-officier à Döberitz dans le Brandebourg. En septembre, il retrouve la guerre de position à Monchy (tranchées) et Douchy (repos) en tant qu’aspirant. Il est lieutenant le 27 novembre 1915. En avril 1916, E. Jünger suit un nouveau stage de formation à Croisilles ; après des heurts avec un colonel, il demande sa mutation dans l’aviation qui lui est refusée. Blessé une deuxième fois en août, il est soigné puis rejoint son régiment dans le secteur de Saint-Vaast. Le 12 novembre, troisième blessure. Le 16 décembre, il reçoit la Croix de fer de 1ère classe. Le 18 décembre, il commande la 2e compagnie de son régiment.

À partir du 17 janvier 1917, E. Jünger subit quatre nouvelles semaines d’instruction au camp de Sissonne, près de Laon. Il s’oppose alors à son père qui se montre soucieux de le voir trouver un poste moins exposé.  On retrouve ici l’expression des stratégies de protection familiale. En mars 1917 : il prend part à la retraite de la Somme. Avril, combats dans le secteur de Fresnoy ; juin : combats d’escarmouches contre des troupes hindoues ; juillet, combats autour de Languemarck ; à cette occasion, il sauve la vie de son frère grièvement blessé. Une nouvelle demande d’être versé dans l’aviation lui est refusée, ce que ne mentionne pas son journal publié. Août, secteur de Regniéville ; 17 octobre, Flandres ; 15 novembre, double bataille de Cambrai contre les troupes britanniques. Le 9 décembre, il est blessé à la tête ; il obtient une permission pour Noël et il est fait chevalier de l’Ordre de la Maison de Hohenzollern.

Les trois premiers mois de 1918 sont consacrés à la préparation de la grande offensive. Le 19 mars, sa compagnie est presque entièrement anéantie par un obus. Ernst Jünger sort profondément traumatisé par cette expérience, ce dont il témoignera particulièrement dans Orages d’acier et Feu et sang. Le 21 mars commence la grande offensive pendant laquelle Ernst reçoit deux nouvelles blessures qui lui valent un séjour dans les hôpitaux militaires d’Allemagne. De retour sur le front le 4 juin dans le secteur de Vraucourt, il participe aux ultimes tentatives menées pour contenir les poussées anglaises. Des combats acharnés se déroulent notamment autour du Boqueteau 125 (qui donnera le titre d’un de ses livres de guerre), près de Bapaume. Le 25 août, une blessure sérieuse au poumon reçue près de Cambrai met un terme à la guerre d’Ernst Jünger.

L’après-guerre :

Le 22 septembre 1918, il reçoit la plus haute distinction militaire de l’armée allemande : « l’Ordre pour le mérite ». Au terme de sa convalescence, il intègre au printemps 1919 la nouvelle Reichswehr au 16e RI, sous les ordres du capitaine Oskar Hindenburg. En mars 1920, il se trouve engagé dans la répression du putsch de Kapp. Compte tenu de son expérience en tant que chef de groupe de choc, il est alors chargé au ministère de la guerre à Berlin de rédiger le nouveau règlement de l’infanterie ; ce dernier est publié en 1922.

En septembre 1923, bien que n’appartenant pas au N.S.D.A.P., il publie un article dans la revue du parti nazi Révolution et idée. En septembre, E. Jünger accepte d’être responsable pour la Saxe des Corps francs de Gerhard Rossbach mais trouvant ses camarades bien peu révolutionnaires, il en démissionne dès le mois suivant.

En 1924, il entame des études de zoologie à Leipzig. En 1925, il se marie, et, adhère au Stalhelm, association paramilitaire d’anciens combattants refusant l’humiliation du traité de Versailles. Jünger est alors considéré comme un journaliste politique actif de la droite allemande radicale qui se proclame révolutionnaire. Il rejoint un groupe de jeunes extrémistes hostiles à la République de Weimar dans lequel figurent entre autres, son frère Friedrich Georg, et l’écrivain Werner Beumellung. Son ouvrage Feu et sang est publié aux éditions du Stalhelm.

À partir de 1927, tout en éprouvant une certaine sympathie à l’égard du mouvement d’Hitler, il tient néanmoins à s’en démarquer et repousse les avances de Goebbels. En avril il collabore à la revue d’Ernst Niekisch, Widerstand. Zeitschrift für sozialistisches und national-revolutionäre Politik (Résistance. Revue pour une politique socialiste et nationale-révolutionnaire). Cette revue s’oppose alors à la République de Weimar comme elle s’opposera ensuite à la politique d’Hitler, même après son accession au pouvoir. Le 1er juillet 1927, il repousse une offre de devenir député national-socialiste.

Erich Maria Remarque fait l’éloge d’Orages d’acier et du Boqueteau 125 dans l’hebdomadaire Sport im Bild du 18 juin 1928. Jünger publie l’année suivante sa première œuvre prenant une distance avec l’expérience de la Première Guerre mondiale : Cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit.

Bien qu’invité, il ne se rend pas au Congrès du parti nazi qui se tient à Nüremberg en août 1929. Le 1er septembre, il soutient l’action terroriste du mouvement paysan du Schleswig-Holstein condamnée par les Nazis ; Jünger critique alors le légalisme de ces derniers et « leur nature foncièrement bourgeoise ». Le 27 octobre, Jünger est violemment attaqué par Goebbels dans le journal du parti nazi, Der Angriff (l’Attaque). Fin 1929-début 1930, il fait la rencontre de Carl Schmidt ; puis publie deux ouvrages assortis de près de 300 photographies, Le Visage de la guerre mondiale. 1. Expériences vécues sur le front par les soldats allemands. 2. La parole est à l’ennemi. Expériences vécues à la guerre par nos adversaires (voir l’étude de Nicolàs Sanchez Durà, Ernst Jünger, técnica y fotografia, Univ. De Valence, 2000.)

En 1933, son domicile est perquisitionné par la police ; il refuse de siéger au Reichstag en tant que député national-socialiste, et le 16 novembre, d’entrer à l’Académie de poésie.

2. Le témoignage

Composée après-guerre, à partir des notes consignées dans un carnet tenu pendant la guerre, Orages d’acier est un témoignage et une œuvre littéraire peu ordinaire en ce qu’elle vit, évolue, se façonne et se refaçonne pendant 60 années, au gré des rééditions successives, au prix d’un travail de réécriture permanent. Bien qu’écrit après la guerre, le récit proprement dit intègre des notes consignées dans le carnet de guerre (ex. p. 45-46), ainsi que d’autres documents (lettres, témoignages de camarades, ex. p. 96 ; de son frère Fritz p. 157).

La première édition d’Orages d’acier sort en octobre 1920 à compte d’auteur. Puis, en 1922 paraît une édition légèrement revue, chez l’éditeur Mittler & Sohn à Berlin, en même temps que Le Combat comme expérience intérieure composé l’année précédente. En 1924 paraît une troisième version d’Orages d’acier dotée d’une coloration plus nationaliste (extrait de la préface de 1924 : « […] Nous ne sommes pas d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice – nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. […] Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire ; la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêts à mourir… », p. 274). La même année paraît le Boqueteau 125 (octobre). En 1934 paraît une quatrième version d’Orages d’acier expurgée des passages ultranationalistes susceptibles d’être exploités par les nazis. L’année suivante paraît une cinquième version accentuant l’orientation de 1934. Au total, ce sont sept versions d’Orages d’acier que Jünger aura publiées (4 du Boqueteau 125 et 5 de Feu et sang).

La première traduction française d’Orages d’acier paraît en 1930, réalisée et présentée par le lieutenant-colonel Grenier ; cette traduction est conforme à la troisième version du texte, celle de 1924, non expurgée.

Une remarquable dernière édition française d’Orages d’acier vient d’être publiée sous l’égide de Julien Hervier dans la collection de la Pléiade (Gallimard), dans la traduction d’Henri Plard publiée en 1970 (chez Christian Bourgeois Éditeur, à partir de l’édition allemande de 1961 publiée chez Ernst Klett Verlag de Stuttgart), traduction revue par Julien Hervier pour Gallimard, en 2008. Toutes les informations d’ordre biographique ci-dessus sont empruntées à la présentation fort bien renseignée de Julien Hervier : Jünger, Journaux de guerre, 1914-1918. Une introduction situe historiquement l’action pour chacun des chapitres. Ce dispositif est complété par les différentes préfaces ayant accompagné les éditions de 1920, 1922, 1924, 1934 ; préfaces aux traductions anglaise de 1929 et française de 1960. Notons encore que dans ce volume, Orages d’acier est suivi des trois autres journaux de guerre : Le Boqueteau 125, Feu et sang, La Déclaration de guerre de 1914 ainsi que d’autres récits sur la Première Guerre mondiale : Le combat comme expérience intérieure, Sturm.

3. Analyse.

L’œuvre de Jünger constitue une véritable mine de renseignements à plus d’un égard : concernant le fonctionnement des petits groupes de soldats ; les mécanismes de cohésion, le conformisme aux normes et aux valeurs du groupe, le rôle et les postures des chefs d’unités, le combat rapproché ; les relations avec les civils en zone occupée ; le rapport aux corps et aux cadavres…

Motivations du départ : D’après Jünger, son propre départ, et le départ de nombreux jeunes allemands, furent avant tout motivés par une soif d’aventures, de prise de risque, l’idée de ne pas rater un événement exceptionnel : la guerre… : « […] Ah, surtout, ne pas rester chez soi, être admis à cette communion ! » (p. 3 : N.B. toutes les pages indiquées dans cette notice sont celles de l’édition en Pléiade). En même temps, la guerre est perçue comme une épreuve de virilité. Mais à peine arrivées sur le front, les jeunes recrues enthousiastes sont vite dégrisées : premiers obus, premiers blessés… (p. 4-5) ; les anciens assaillent les nouveaux de questions et essaient d’obtenir des informations du pays : « On nous demanda ce qui se passait à Hanovre, et si la guerre n’allait pas bientôt finir » (p. 6) ; Jünger note également que les nouveaux, qui sont en outre des engagés volontaires, ne sont pas très bien accueillis par leurs camarades plus anciens et simples mobilisés : « Les anciens ne laissaient passer aucune occasion de nous ?mettre en boîte? de la belle manière, et tous les empoisonnements, toutes les corvées imprévues tombaient tout naturellement sur les ?enragés volontaires?. Cet usage […] disparut d’ailleurs après qu’une première bataille subie en commun nous eut donné le droit de nous considérer comme des anciens » ; l’expérience partagée du danger, l’épreuve du feu soudent les groupes primaires.

La guerre réelle ne correspond pas aux attentes formées depuis l’arrière par les recrues : « Un court séjour au régiment avait suffi à nous guérir de nos illusions premières. Au lieu des dangers espérés, nous avions trouvé la crasse, le travail, les nuits sans sommeil, tous maux dont l’endurance exigeait un héroïsme peu conforme à notre naturel. Mais le pire, c’était l’ennui, plus énervant pour le soldat que la proximité de la mort. Nous espérions une attaque… » (p. 10)

Les Éparges : 23 avril 1915, premier combat (p. 19).

Notations sur le commandement, la conduite de la guerre et des hommes : En première ligne, il ne peut être question de repos ; ni le jour, ni la nuit, du fait des gardes et des travaux divers et incessants ; Jünger évoque la « torpeur » dans laquelle tombent de nombreux soldats. Les périodes dites de « repos » ne sont d’ailleurs pas plus reposantes ; là encore, les travaux se succèdent (p. 8).  Le surmenage est également mis sur le compte d’un commandement qui n’a pas encore pris l’exacte mesure des exigences de la guerre de  position. Jünger critique également l’aménagement d’abris profonds et confortables qui « crée la manie de s’accrocher au dispositif de défense, un besoin de sécurité auquel on a ensuite du mal à renoncer » (p. 11) ; « Ces brefs coups de main, durant lesquels il fallait serrer les dents, était un moyen de s’endurcir le courage et de rompre la monotonie de l’existence dans les tranchées. Il faut avant tout que le soldat ne s’ennuie pas » (p. 79) ;

Discipline : Un soldat puni est envoyé monter la garde en poste avancé muni seulement d’une pioche (p. 12). Le vandalisme, le pillage sont nuisibles à la cohésion et à la discipline : Cf. destructions lors de la retraite sur la ligne Siegfried (Hindenburg) au printemps 1917 ; son commentaire vis-à-vis de ces destructions a varié : « Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction préméditée, systématique, que, plus tard dans ma vie, j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement ; elle est sinistrement liée aux doctrines économiques de notre temps, rapporte au destructeur lui-même plus de tort que de profit et ne fait aucunement honneur au soldat » (p. 114-115) [Une note précise : « ce paragraphe est un ajout assez tardif ; les destructions sont décrites sans commentaire dans les versions de 1934 et 1935. De 1920 à 1924, le commentaire était le suivant : ?la légitimité morale de ces destructions est très contestée, mais sur ce point, les réactions de colère et de tristesse chauvines me semblent plus compréhensibles que les applaudissements satisfaits des guerriers en chambre et des scribouillards des journaux. Quand des milliers de personnes pacifiques sont dépouillées de leur patrie, le sentiment complaisant de notre puissance doit se taire./ Naturellement, en tant qu’officier prussien, je ne doute pas un instant de la nécessité de ces actes. Faire la guerre, cela veut dire essayer d’anéantir l’adversaire en déployant sa force sans restriction aucune. La guerre est le plus rude des métiers, ses maîtres d’œuvre ne doivent ouvrir leur cœur aux sentiments d’humanité que dans la mesure où celle-ci ne risque pas de leur nuire./ Quant au fait que ces destructions qui répondaient aux exigences de l’heure n’étaient pas belles, il ne changeait rien à l’affaire? » (note 5, p. 730)] ; « […] à la découverte des réserves de vin rouge, le village, déjà pris sous le feu de l’ennemi, était devenu le théâtre d’un débridement bachique qu’il avait eu le plus grand mal à réfréner. […] nous prîmes l’habitude, les fois suivantes, de fracasser à coups de pistolet les dames-jeannes et autres récipients de même calibre » (p. 118).

La force de l’exemple : Postures de chefs et de meneur d’hommes  : (p. 20) ; « À 3 heures de l’après-midi, mes guetteurs de gauche arrivèrent et me rapportèrent qu’ils ne pouvaient plus tenir, leurs trous étant démolis par les obus. Je dus déployer toute mon autorité pour les renvoyer à leur poste. Il est vrai que je me trouvais à l’emplacement le plus dangereux, et c’est là qu’on dispose de la plus haute puissance de commandement » (p. 89.) ; « La méthode d’approche [patrouille] que je viens de mentionner consistait à faire alternativement ramper en avant chaque homme de la patrouille, sur un terrain où nous pouvions à chaque instant nous heurter à l’ennemi. […] Je prenais naturellement mon tour dans cette fonction, bien que ma présence dans la patrouille eût été mieux indiquée ; mais à la guerre, les considérations tactiques ne sont pas toujours les seules décisives » (p. 130) ; « Je fus le dernier à quitter le petit fortin… » (p. 152) ; (p. 171).

Obtenir l’obéissance : « […] les jeunes de ma section s’étaient déjà enquis une bonne de douzaine de fois de savoir si je n’étais pas encore revenu. Cette nouvelle me toucha profondément et m’emplit de force ; elle m’apprit que dans les jours brûlants qui nous attendaient, je pouvais compter sur plus encore que la seule obéissance due à mon grade, et que je disposais aussi d’un crédit personnel » (p. 80) (21 août 1916) ; « En avant ! En avant ! Des hommes s’abattaient soudain dans leur course et nous les cinglions de menaces pour les forcer à tirer de leurs corps épuisés leurs dernières énergies » (p. 86) ; (p. 92) ; (p. 123) ; « Comme notre petit groupe était très réduit, je tentai de le renforcer à l’aide des nombreux hommes qui battaient le terrain sans chef. La plupart déférèrent de bonne grâce à nos sommations, […], tandis que d’autres poursuivaient leur course après s’être arrêtés un moment, surpris, quand ils avaient vu qu’il n’y avait rien à gagner chez nous. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de ménagement qui tienne. Je les fis mettre en joue » (p. 151) ; idem p. 152 ; « [patrouille] ne connaissant pas le chemin […]. Tout en me hâtant de passer, je le demandai à un sous-officier inconnu qui se tenait à une entrée de cave. Pour toute réponse, il se fourra les mains dans les poches et haussa les épaules. Comme je n’avais pas de temps à perdre au milieu des projectiles, je bondis sur lui et lui arrachai les renseignements nécessaires en lui mettant mon pistolet sous le nez.

Ce fut la première fois où je rencontrai au combat un homme qui me fit des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernières années, une telle manifestation, en pleine action, n’en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis que l’inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. C’est au contraire lors des marches, au milieu des colonnes revenant de la bataille de matériel, qu’on pouvait le plus ouvertement observer la manière dont la discipline s’effritait » (p. 175-176) ; (p. 185)

Altercation avec des soldats de l’arrière : (p. 125)

Alcool : « on nous versait en abondance une gnôle d’un rouge pâle […] qui avait un franc goût d’alcool à brûler, mais qui par ce temps humide n’était nullement à dédaigner » (p. 10) ; « duels bachiques, selon la bonne vieille tradition allemande » à Douchy (p. 31) ; conduites déviantes, inconscientes du danger sous l’effet de l’alcool (p. 58) ; « Le 17 [mars 1917] au matin, nous remarquâmes qu’une attaque devait être imminente. Dans la tranchée anglaise de première ligne, fortement embourbée et vide à l’ordinaire, on entendait le clapotis de multiples bottes. Les rires et les cris d’une troupe nombreuse révélaient que nos gaillards avaient aussi dû s’humecter sérieusement le gosier » (p. 116)

Corps : on ne trouve pas de trace d’aseptisation chez le témoin Jünger : [après un bombardement] « Nous attrapâmes les membres qui sortaient des décombres et tirâmes les cadavres. L’un avait eu la tête arrachée : le cou était planté sur le tronc comme une grosse éponge sanguinolente… […] Je dressai la liste des objets de valeur que nous trouvâmes sur les corps. C’était un travail lugubre. […] mes hommes me tendaient les portefeuilles et les objets d’argent comme s’ils observaient un rite sombre et mystérieux. La fine poussière jaune des briques s’était déposée sur le visage des morts, lui donnant la rigidité de masques en cire. Nous jetâmes des couvertures sur leurs restes et nous hâtâmes de quitter la cave, après avoir emmailloté notre blessé dans une toile de tente » (p. 122). « L’odeur de décomposition, dans cet air lourd, avait crû jusqu’à devenir presque intolérable. Nous arrosâmes les morts de chlorure de chaux que nous avions emporté dans des sacs. Les taches blanches luisaient dans l’obscurité comme des suaires » (p. 139). D’autres soldats se montrent moins respectueux des morts ; certains pillent les cadavres (p. 22) et (p. 204) ; (p. 145) ; (p. 172)

Tranchées constituées dans des charniers : (p. 46), (p. 88) ; (p. 154) ; Inhumation (p. 76) ; pendant la bat de la Somme : « Des blessés tombaient, appelaient à l’aide, sans que personne y prît garde, de droite et de gauche, dans les trous d’obus, les yeux rivés à l’homme de devant, le long d’un fossé qui ne nous venait qu’au genou, fait d’une chaîne de gigantesques entonnoirs où les morts se suivaient à la file. Le pied écrasait avec dégoût les corps flasques qui cédaient sous lui ; l’obscurité dérobait leurs formes aux yeux. Le blessé qui tombait en travers du chemin n’était pas moins destiné à être piétiné par les bottes de ceux qui poursuivaient en hâte leur route. » (p. 86-87)

Tirs amis : (p. 148-149) ; p. 152 ; p. 171 ; p. 219 ; p. 243-244

Peur : Jünger est surpris de voir que les artilleurs se montrent plus impressionnés par le sifflement des balles que par celui des obus (p. 12) ; « Le feu d’artillerie, en terrain aussi découvert où l’on peut se mouvoir librement, n’a ni la même puissance matérielle ni le même effet moral que dans les agglomérations ou les tranchées » (p. 71) ; « Nous nous égaillâmes d’un bond et nous plaquâmes dans les entonnoirs. Je tombai le genou dans le produit de la frousse d’un prédécesseur et, en hâte, je me fis nettoyer au couteau, vaille que vaille, par mon ordonnance » (p. 253).

La force des normes sociales dominantes : « Un froussard se plaqua au sol sous les rires un peu contraints de ses camarades » (p. 19). Orgueil du groupe : « Le colonel a souvent voulu nous affecter à un secteur plus calme […] mais chaque fois, la compagnie demandait comme un seul homme de pouvoir garder son secteur C » (p. 45) ; « Le 8 novembre  [1916]. […] Ce capitaine de cavalerie logeait avec quatre officiers chefs de patrouille, deux officiers-observateurs et son adjoint dans le vaste presbytère, dont nous nous partageâmes les pièces. Dans la bibliothèque, l’un des premiers soirs, une longue discussion s’engagea au sujet des offres de paix allemandes, qui venaient d’être publiées. Böckelmann y mit fin d’une phrase : chaque soldat devait s’interdire de prononcer seulement le mot de paix, tant que durait la guerre. » (p. 101)

« Nous devions nous infiltrer en deux points dans la tranchée ennemie et tâcher d’y faire des prisonniers. […] Quand je demandais des volontaires, j’eus la surprise de voir – car nous étions tout de même à la fin de 1917 – se présenter dans presque toutes les compagnies du bataillon près des trois quarts de l’effectif. […] Quelques volontaires en surnombre pleurèrent presque lorsqu’ils furent refusés. […] Les casse-cous les plus cinglés du 2e bataillon avaient fait équipe.

Dix jours durant, nous nous exerçâmes au lancer de grenades et répétâmes notre coup de main contre des défenses qui reproduisaient notre objectif. […] A part cela, nous étions dispensés de service…  » (p. 166-167).

Gestes de solidarité : Encouragements mutuels (p. 23) ; « En franchissant la route, nous rencontrâmes la 2e compagnie. Kius avait été mis au courant de notre situation par des blessés et, tant de son propre mouvement que sur les instances de ses hommes, il s’était mis en route pour nous sortir de ce mauvais pas. Il l’avait fait sans ordre. Cela nous émut et nous emplit d’une exubérance joyeuse, un de ces états d’âme où l’on voudrait arracher des arbres » (p. 152). « De temps à autre, l’un de nous disparaissait dans la boue jusqu’aux hanches, et si ses camarades ne lui étaient pas venus en aide en lui tendant la crosse de leurs fusils, ils s’y seraient immanquablement noyé » (p. 180) ; à l’occasion de sa dernière blessure, ses hommes se sacrifient pour le ramener au poste de secours « […] Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire… » (p. 259-260)

Hindous : p. 134-135

Jünger témoigne de ce qu’un soldat peut tuer sans haine ; on note chez lui un profond respect pour l’ennemi ; même s’il n’hésite pas à tuer en cas de danger : « Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir […] « Dans ce désordre gisaient les corps des braves défenseurs, dont les fusils étaient encore appuyés aux créneaux… » (p. 21-22); « Alerté par un guetteur, Eisen accourut avec quelques hommes et lança des grenades, contraignant l’adversaire à se retirer en laissant deux hommes sur le terrain. L’un d’eux, un jeune lieutenant, mourut aussitôt après, l’autre, un sergent, était grièvement blessé au bras et à la jambe. Nous apprîmes par les papiers de l’officier qu’il s’appelait Sokes et appartenait au 2e fusiliers, le Royal Munster. Il était très bien habillé, et son visage convulsé par l’agonie avait des traits intelligents et énergiques. Son calepin contenait une foule d’adresses de jeunes filles, à Londres ; ce détail m’émut. Nous l’ensevelîmes derrière notre tranchée et lui plantâmes une croix sans ornement, où je fis marquer son nom avec des clous de soulier. Cet incident me fit voir que toutes les patrouilles ne se terminaient pas aussi heureusement que les miennes, jusqu’à présent du moins. » (p. 111-112) ; « Cette chasse à courre dans le marais était totalement exténuante » (p. 181) ; « […] nous vîmes les premiers Anglais venir vers nous, les bras en l’air. L’un après l’autre, ils contournèrent la traverse et débouclèrent leurs armes ; menaçants, nos fusils et nos pistolets étaient braqués sur eux. […] La plupart montraient par leur sourire confiant qu’ils ne s’attendaient pas à des atrocités de notre part. D’autres essayaient de se concilier nos bonnes grâces en nous tendant des paquets de cigarettes et des tablettes de chocolat. Je vis avec la joie croissante du vrai chasseur que nous avions fait une prise considérable ; […] J’arrêtai un officier et l’interrogeai sur la suite du tracé de la position et sur les effectifs qui la tenaient. Il me répondit très poliment ; qu’il se mit par surcroît au garde-à-vous, c’était totalement superflu. […] il me conduisit au commandant de compagnie, un captain blessé, qui se trouvait dans un abri voisin. J’y fis la connaissance d’un jeune homme d’environ vingt-six ans […] qui s’appuyait au châssis de galerie, le mollet traversé d’une balle. Quand je me présentai, il porta à sa casquette sa main où brillait une gourmette d’or, me donna son nom et me tendit son pistolet. Ses premières paroles me montrèrent que j’avais affaire à un homme : ?We were surrounded about?. Il se sentait obligé d’expliquer à son adversaire pourquoi sa compagnie s’était si vite rendue. Nous nous entretînmes en français de choses et d’autres. Il me raconta qu’une série de blessés allemands, que ses hommes avaient pansés et ravitaillés, étaient étendus dans un abri voisin. […] Lorsque j’eus promis de le faire ramener à l’arrière, ainsi que les autres blessés, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes » (p. 189-190) ; « Nous passions à la hâte devant des corps encore chauds, robustes, sous les kilts courts desquels luisaient des genoux vigoureux, ou nous rampions par-dessus eux. C’étaient des Highlanders, et l’allure de leur résistance montrait bien que nous avions affaire à de vrais hommes » (p. 223) ; « J’eus une vive empoignade avec le chef du train des équipages, qui voulait faire jeter en bas de la voiture deux Anglais blessés, alors qu’ils m’avaient soutenu durant la dernière partie de notre trajet » (p. 230)

Réduction de la violence, trêves tacites : « En maints endroits de la position […] les sentinelles sont à trente mètres à peine l’une de l’autre. Il s’y noue parfois des relations personnelles […]. De brèves apostrophes, qui ne manquent pas d’un certain humour primitif, volent d’une ligne à l’autre. ?Hé, tommy, t’es toujours là ? – Ouais ! – Alors, planque ta tête, je vais tirer !? » (p. 39-40) ; « L’infanterie des deux côtés s’en tenait, par convention tacite, au fusil, et l’emploi d’explosifs provoquait un tir de représailles deux fois plus intense » (p. 58) ; ces trêves ne sont pas réservées aux premiers mois de guerre : « Ce jourlà, je vis de petits groupes de brancardiers, drapeaux de la Croix-Rouge déployés, se mouvoir à découvert dans la zone des feux d’infanterie, sans qu’un seul coup fût tiré contre eux. De telles images ne se montraient au combattant, dans cette guerre souterraine, que dans les cas où la détresse avait atteint un paroxysme insoutenable » (p. 183, octobre 1917, Flandres)

Scène de fraternisation en décembre 1915, secteur de Quéant provoqué par l’inondation des tranchées : « Les occupants des tranchées des deux partis avaient été chassés par la boue sur leurs parapets, et il s’était déjà amorcé, entre les réseaux de barbelés, des échanges animés, tout un troc d’eau-de-vie, de cigarettes, de boutons d’uniforme et d’autres objets… » (p. 49-51) ; « […] un ton où s’exprimait une estime quasi sportive… » (p. 50) ; l’artillerie accompagne et signale la fin de l’entretien (p. 51) ; le soir de Noël 1915 : les Allemands entonnent des chants que les Anglais « étouffèrent sous les salves de leurs mitrailleuses. Le jour de Noël, nous perdîmes un homme de la troisième section, atteint par ricochet d’une balle dans la tête. Juste après, les Anglais firent une tentative de rapprochement amical en hissant sur leur parapet un arbre de Noël, que nos hommes furibonds, balayèrent en quelques coups de feu, auxquels les tommies répondirent à leur tour…. » (p. 51)

Un blessé se lamente de devoir quitter définitivement le front ; cela surprend Jünger ; nous sommes au début de la guerre (p. 28) ; cas inversé en mai 1917 : « […] l’un de mes hommes attrapa une balle de shrapnel qui lui resta dans la fesse droite. Quand, alerté, j’accourus au lieu de l’accident, je le trouvai déjà tout réjoui, attendant les brancardiers, assis sur sa fesse gauche, en train de boire le café accompagné d’une gigantesque tartine de confiture » (p. 127).

L’amour du pays : Jünger est évacué en Allemagne après sa première blessure reçue aux Éparges : « Le train nous déposa à Heidelberg. Quand je vis les collines du Neckar couvertes de cerisiers en fleur […]. Comme ce pays était beau, et bien digne qu’on versât son sang et qu’on mourût pour lui ! » (p. 28)

Les rapports avec la population civile occupée sont nombreux et apparemment cordiaux : septembre 1915 (p. 30) ; Douchy est la base de repos du 73e : « La population française était cantonnée à la sortie du village, du côté de Monchy. Des enfants jouaient sur le seuil. […] Nous n’allions voir les habitants que pour leur apporter notre linge à laver ou pour leur acheter du beurre et des œufs » (p. 31-32) « […] adoption de deux petits orphelins français par la troupe… » (p. 32) ; le village ruiné de Monchy-au-Bois (p. 32) ; relation avec une jeune fille de 17 ans du village de Croisilles (p. 60) ; civils de Douchy inquiets des gaz demandent au colonel allemand des masques ; ils sont évacués vers l’arrière (p. 74) ; cantonnement à Brancourt : flirts et amourettes entre soldats et femmes françaises (p. 99-100) ; cantonnements successifs à Cambrai chez la famille Plancot : « mes hôtes, un couple d’orfèvres très aimable, les Plancot-Bourlon, laissaient rarement passer un déjeuner sans m’envoyer dans ma chambre quelque bon morceau. Nous occupions nos soirées ensemble devant une tasse de thé, à jouer au trictrac et à bavarder. Bien entendu, une question épineuse revenait souvent sur le tapis : pourquoi faut-il que les hommes se fassent la guerre ?… » (p. 141) ; « Je retrouvai M. et Mme Plancot, qui m’avaient si bien hébergé l’année précédente, et à qui ma visite fit le plus grand plaisir…» (p. 250) ; « [Jünger blessé, août 1918] […] M. et Mme Plancot m’envoyèrent une lettre aimable, une boîte de lait condensé dont ils s’étaient privés à mon intention, et le seul melon qu’eût produit leur potager » (p. 261) ;  octobre 1917, cantonnement à Roulers/Roeselaere en Flandre : bombardements de l’aviation anglaise (p. 173-175) ;

Description d’une tranchée de première ligne (p. 34-36) ; une journée de tranchée-type (p. 37-39)

TUER. Chef d’un groupe de choc, Jünger est très explicite sur la pratique de la violence interpersonnelle, les différentes façons d’éliminer son ennemi, les coups de main et les combats rapprochés: (p. 42) ; (p. 46) ; « Ils contemplent avec une volupté de connaisseurs les effets de l’artillerie sur la tranchée ennemie… » ; « Ils aiment tirer des grenades à fusil et des mines légères contre les lignes adverses, au grand mécontentement des timorés […]. Mais cela ne les empêche pas de réfléchir constamment à la meilleure manière de projeter des grenades avec une espèce de catapulte de leur invention… » (p. 42) ; « Devant le secteur de la première section, deux ravitailleurs anglais apparurent à la tombée du jour : ils s’étaient égarés. Ils s’approchèrent le plus paisiblement du monde : l’un tenait à la main une grande gamelle ronde, l’autre un long bidon plein de thé. Tous deux furent  abattus presque à bout portant. […]  Il n’était guère possible de faire des prisonniers dans cet enfer : comment aurait-on pu les ramener à travers la zone d tirs de barrage ? » (p. 91) ; « Schmidt, le premier survivant peut-être des défenseurs du chemin creux, entendit des pas qui annonçaient l’approche des assaillants. Aussitôt après, des coups de feu retentirent à ras du sol, et des éclatements de charges explosives et de grenades à gaz : on nettoyait l’abri. » (p. 98-99) ; [combat dans une tranchée] (p. 112) ; « j’arrachai le fusil des mains du guetteur le plus proche, mis la hausse à six cents mètres, visai soigneusement, un peu en avant de la tête, et pressai la détente. Il fit encore trois pas, tomba sur le dos… » (p. 112-113) ; « Un tirailleur isolé se montra à l’orée du bois et marcha vers nous. Un homme commit l’erreur de lui crier : ?Le mot de passe !?, sur quoi il s’arrêta, indécis, puis fit demi-tour. Un éclaireur, bien entendu.

?Descendez-le !?. Une douzaine de coups de feu ; la forme s’écroula et glissa dans l’herbe haute » (p. 133) ; « C’était le moment voulu pour foncer dans le tas. Baïonnette au canon, en poussant des hourras furieux, nous montâmes à l’assaut du petit bois. Des grenades volèrent à travers les broussailles denses, et en un rien de temps nous eûmes reconquis notre avant-poste sans avoir réussi, à vrai dire, à saisir notre souple adversaire » (p. 134) ; Suit le ramassage de trois blessés hindous. « Nous bloquâmes sans tarder leur avance, bien qu’ils arrivassent avec une supériorité numérique considérable. Nous tirions rapidement, mais en visant. Je vis un gros soldat de première classe de la 8e compagnie appuyer avec le plus grand flegme le canon de son fusil sur une souche déchiquetée ; à chaque coup, c’était un assaillant qui tombait » (p. 153) ; « J’avais fait le choix d’un vêtement de travail conforme à la tâche que nous nous proposions d’accomplir » ; Jünger emporte deux pistolets et différents types de grenades… « Nous avions décousu les pattes d’épaule et le ruban de Gibraltar, pour ne pas donner à l’ennemi d’indications sur notre corps. Comme signe de reconnaissance, nous portions à chaque bras un brassard blanc » (p. 167-168) ; « Kienitz me raconta en hâte qu’il avait chassé à coups de grenades, dans la première tranchée, des Français occupés au terrassement, et qu’en poursuivant son avance, dès le début il avait eu des morts et des blessés, dus au tir de notre propre artillerie » (p. 171) ; « Le lendemain matin, le colonel von Oppen vint voir une seconde fois les hommes de la patrouille, distribua des Croix de fer et donna à chacun des participants quinze jours de permission. » (p. 172) ; corps à corps : « Domeyer se heurta à un territorial français à la barbe de fleuve qui à sa sommation : ?Rendez-vous !?, répliqua avec fureur : ?Ah non !? et se jeta sur lui. Au cours d’un duel acharné, Domeyer lui tira un coup de pistolet à travers la gorge et dut, comme moi, revenir sans prisonniers » (p. 173) ; une forme de bouclier humain… « Juste après l’attaque, le chef de ce petit fortin, un adjudant, avait repéré un Anglais qui ramenait trois Allemands prisonniers. Il abattit l’Anglais et renforça de trois hommes son effectif. Lorsqu’ils furent à bout de munitions, ils placèrent devant la porte un Anglais soigneusement pansé afin d’empêcher d’autres tirs, et une fois la nuit tombée, ils réussirent à battre en retraite sans se faire repérer.

Un autre fortin bétonné, où commandait un lieutenant, fut sommé de se rendre par un officier anglais ; pour toute réponse, l’Allemand bondit au-dehors, saisit l’Anglais au collet et le traîna à l’intérieur sous les yeux de ses hommes médusés » (p. 182-183) ; « Un avion allemand descendit en flammes une saucisse anglaise dont les observateurs sautèrent en parachute. Il exécuta encore quelques évolutions autour de ces Anglais suspendus en l’air et les arrosa de balles traçantes – signe que la violence impitoyable de la guerre s’aggravait » (p. 186) ; Combats à la grenade (p. 193-195) ; « Entre tous les moments excitants de la guerre, aucun n’est aussi fort que la rencontre de deux chefs de troupes de choc, entre les étroites parois d’argile des positions de combat. Plus question alors de retraite ni de pitié ! » (p. 195) ; Un face à face : « Nous nous aperçûmes au moment où je débouchai d’un tournant. […]. Ce fut une délivrance de voir enfin concrètement l’adversaire. Je posai le canon de mon arme contre la tempe de l’homme paralysé par la peur, l’empoignant de l’autre main par sa vareuse d’uniforme qui portait des décorations et les insignes de son grade. Un officier ; […] Avec un gémissement, il porta sa main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo qu’il me tint sous les yeux. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d’une nombreuse famille. Ce fut un appel magique […]. J’ai par la suite considéré comme un grand bonheur de l’avoir épargné en poursuivant ma course en avant » (p. 211) ; « Le défenseur n’était donc plus qu’à une longueur de bras de nous. Cette immédiate proximité de l’ennemi constituait notre sauvegarde. Elle constitua aussi sa perte. Une buée brûlante montait de l’arme. Elle devait avoir fait déjà beaucoup de victimes et continuait à faucher. […]

Je fixai, fasciné, ce bout de fer brûlant et vibrant qui semait la mort et me frôlait presque le pied. Puis je tirai à travers la toile. Un homme se dressa près de moi, l’arracha et balança une grenade dans l’ouverture. Une secousse et la fumée blanche qui jaillit nous en apprirent l’effet. Le procédé était brutal, mais sûr. Le canon ne bougeait plus, l’arme se tut » (p. 212-213) ; « Ce fut la première fois à la guerre où je vis se heurter des masses humaines. […] Je sautai dans la première tranchée ; […] je me heurtai à un officier anglais à la vareuse déboutonnée, dont pendait la cravate par laquelle je l’empoignai pour le plaquer contre un parapet de sacs. Derrière moi apparût la tête chenue d’un commandant qui me hurla : ?Abats ce chien !?

C’était inutile. Je passai à la tranchée inférieure, qui grouillait d’Anglais. On se serait cru au milieu d’un naufrage. Quelques-uns lançaient des ?œufs de cane?, d’autres tiraient avec des colts, la plupart s’enfuyaient. Nous avions désormais l’avantage. Je pressais comme en rêve la détente de mon pistolet, alors que depuis longtemps, je n’avais plus de balles dans le canon. Un homme à côté de moi, jetait des grenades parmi les fuyards. […] Le sort du combat fut réglé en une minute. Les Anglais sautèrent hors de leur tranchée et s’enfuirent à travers champs. De la crête du remblai, un feu de poursuite furieux éclata. […] en quelques secondes, le sol fut couvert de corps étendus. C’était le mauvais côté de ce remblai.

Des Allemands, eux aussi, étaient déjà sur le glacis. Debout près de moi, un sous-officier, bouche bée, contemplait la mêlée. Je lui pris son fusil et tirai sur un Anglais engagé dans un corps-à-corps avec deux Allemands. Ceux-ci restèrent un instant stupéfaits de ce secours invisible, pour poursuivre leur avance aussitôt après. […] Chacun courait droit devant lui. […] Nous formions une meute… » (p. 214-215) ; « Une entrée d’abri m’attira. J’y jetai un coup d’œil et aperçus un homme assis en bas […]. De toute évidence, il n’avait encore aucune idée des changements de la situation. Je le pris tranquillement au bout du guidon de mon pistolet, mais au lieu de l’abattre aussitôt, comme la prudence l’ordonnait, je lui criai : ?Come here, hands up !? Il se leva d’un bond, me fixa d’un air ahuri et disparut dans l’ombre de l’abri. Je balançai une grenade derrière lui. » (p. 215) ; « Les bras en l’air, les Anglais se hâtèrent de fuir vers nos arrières, pour échapper à la fureur de la première vague d’assaut […]. J’assistai, pétrifié par l’attention, au premier choc, qui eut lieu tout près du bord de notre petit retranchement. Je vis ici qu’un défenseur qui, jusqu’à cinq pas, tire ses balles presque à bout portant sur son assaillant ne peut espérer que ce dernier lui fera grâce de la vie. Le combattant qui, pendant l’attaque, a eu un voile de sang devant les yeux, ne veut pas faire de prisonniers ; il veut tuer » (p. 216) [note 10 p. 745: « de 1920 à 1924, avec quelques variantes mineures, ce début de l’assaut donne lieu à un développement différent : ?De tous les trous d’obus surgissaient maintenant des formes brandissant des fusils, qui, les yeux révulsés et la bouche écumante, montaient en hurlant de terribles hourras à l’assaut de la position ennemie d’où les défenseurs sortaient par centaines en levant les bras. / On ne faisait pas de quartier […] Une ordonnance de Gipkens en abattit une bonne douzaine […]. / Je ne peux pas en vouloir à nos hommes de ce comportement sanguinaire. Assassiner un homme désarmé est une bassesse. À la guerre, personne ne m’était aussi odieux que les héros de café du commerce […]. / Par ailleurs, qui tire ses balles sur l’assaillant jusqu’à six pas de lui doit en supporter les conséquences. Durant l’assaut, un voile de sang flotte devant les yeux du combattant, ensuite il ne peut changer d’humeur. Il ne veut pas faire de prisonniers, il veut tuer. Il n’a plus d’objectif devant les yeux, il est entièrement sous l’emprise de violents instincts originels. C’est seulement lorsque le sang a coulé que se dissipent les brouillards de son cerveau ; il regarde autour de lui, comme s’éveillant d’un rêve profond. Alors, seulement, il redevient un soldat moderne, capable d’assumer une nouvelle mission tactique?. Modifié et abrégé en 1934 et 1935, ce passage trouve sa forme définitive en 1961 ».] « Comme il persistait, en dépit de mes sommations, […] nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route. […] J’en abattis un au moment où il bondissait hors du premier abri » (p. 218) ; « Le nettoyage à la grenade se déroula lentement, comme devant Cambrai » (p. 223) ; « Quand nous eûmes ainsi gagné cent mètres environ, la pluie toujours plus dense de grenades à main et à fusil nous contraignit de nous arrêter. La situation menaçait de s’inverser, elle commençait à ?sentir mauvais? ; j’entendis des apostrophes nerveuses : ?V’là les Tommies qui contre-attaquent !? […] ?Gare, mon lieutenant !? C’est justement dans les corps-à-corps de tranchées que de tels retournements sont redoutables. Une petite troupe de choc s’élance en tête, tirant et lançant ses grenades. Quand les grenadiers bondissent en avant, puis en arrière, pour échapper aux effets destructeurs de leurs propres projectiles, ils se heurtent aux suivants, qui suivent en masses trop compactes. Il n’est pas rare alors que le désordre se mette chez l’assaillant. Quelques-uns tentent peut-être de se replier à découvert et s’écroulent sous le feu des tireurs d’élite, ce qui aussitôt encourage considérablement l’adversaire » (p. 224) ; Combats à la grenade p. 246 ; « La scène s’animait de plus en plus. Un cercle d’Anglais et d’Allemands nous entourait, nous invitant à jeter nos armes. […] J’exhortai d’une voix faible mes voisins à poursuivre leur résistance. Ils fusillaient amis comme ennemis. […] À gauche, deux colosses anglais fourrageaient à coups de baïonnettes dans un bout de tranchée d’où s’élevaient des mains implorantes.

Parmi nous, on entendait aussi des voix stridentes : ?Cela n’a plus de sens ! Jetez vos fusils ! Ne tirez pas, camarades !? Je lançai un coup d’œil aux deux officiers, debout à côté de moi dans la tranchée. Ils me répondirent d’un sourire, d’un haussement d’épaules, et laissèrent glisser à terre leurs ceinturons » (p. 258) ; « Il ne me restait plus que le choix entre la captivité ou une balle. Je rampai hors de la tranchée et marchai d’un pas vacillant vers Favreuil. […] La seule circonstance favorable était peut-être la confusion, telle que d’un côté on échangeait déjà des cigarettes, tandis que de l’autre on continuait à s’entr’égorger. Deux Anglais, qui ramenaient un groupe de prisonniers du 99e vers leurs lignes, me barrèrent la route. Je plaquai mon pistolet sur le corps de l’un d’eux et appuyai sur la détente. L’autre déchargea son fusil sur moi sans m’atteindre » (p. 258-259).

Corps à corps : ? « L’un de ces intrus devait être un risque-tout. Il avait bondi sans se faire voir dans la tranchée et avait couru derrière la ligne des postes de guetteurs, d’où les hommes surveillaient les approches. L’un après l’autre, les défenseurs, que leurs masques à gaz empêchaient de bien voir, furent assaillis par derrière : après en avoir abattu un bon nombre à coups de matraque ou de crosse, il retourna, toujours inaperçu, jusqu’aux lignes anglaises. Quand on déblaya la tranchée, on retrouva huit sentinelles à la nuque fracassée » (p. 75).

Esprit de vengeance : après qu’un territorial terrassier, père de 4 enfants, ait été abattu : « Ses camarades sont restés longtemps encore aux aguets derrière les créneaux pour venger le sang versé. Ils pleuraient de rage. Ils semblaient considérer l’Anglais qui avait tiré la balle mortelle comme leur ennemi personnel » (p. 48).

Patrouilles dans le no man’s land : pistolet, grenades et poignards serrés entre les dents (p. 63) ; non utilisés dans ce cas. Une seconde sortie pour rien le lendemain (p. 64)

« En un rien de temps, nous nous glissâmes en tapinois jusqu’aux obstacles de l’ennemi […] ; quelques Anglais se montrèrent et se mirent à y travailler, sans repérer nos corps plaqués dans les herbes.

Me souvenant des mésaventures de la dernière patrouille, je soufflai aussi bas que possible : « Wohlgemut, balancez-leur une grenade. – Mon lieutenant, je trouve qu’on devrait les laisser d’abord un peu travailler. – C’est un ordre, aspirant ! »

[…] Mal à mon aise, comme qui s’est embarqué dans une aventure scabreuse,  j’entendis auprès de moi le craquement sec du cordon qu’on tire et vis Wohlgemut, pour se découvrir le moins possible, lancer sa grenade comme une bille à ras du sol. Elle s’arrêta dans les broussailles, presque au milieu des Anglais, qui semblaient ne s’être aperçus de rien. Quelques secondes d’extrême tension passèrent. « Crrrac ! » Un éclair illumina des formes vacillantes. Braillant ce cri de guerre : « You are prisoners !« , nous bondîmes comme des tigres au sein de la nuée blanche. En quelques fractions de seconde, il se déroula toute une scène sauvage. Je braquai mon pistolet sur un visage qui luisait devant moi […]. Une ombre tomba à la renverse avec un hurlement nasillard, dans les barbelés. C’était un cri hideux […]. À ma gauche, Wohlgemut déchargeait son pistolet, tandis que Bartels, dans son énervement, lançait au petit bonheur une grenade au milieu de nous » (p. 79) ; au total donc, peu de baïonnettes ou de poignards en action…

La guerre comme travail : « Quand le fil téléphonique  était coupé, j’étais chargé de le faire réparer par mon détachement d’intervention. Je découvris en ces hommes, dont j’avais à peine remarqué jusque-là l’activité sur le champ de bataille, une espèce particulière de « Travailleurs inconnus » dans la zone mortelle. […] rattacher deux bouts de ligne téléphonique : tâche aussi périlleuse que sans éclat » (p. 105-106).

Le plaisir du travail bien fait : « Notre grand orgueil était notre activité de bâtisseurs, où intervenaient peu les ordres de l’arrière… » (p. 56).

Crises de nerfs de Jünger : (p. 79) ; (p. 92) ; « […] l’obus s’était abattu juste au milieu de nous. A demi assommé, je me relevai. Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l’explosion, lançaient une lumière d’un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s’enfuyaient dans toutes les directions. […] Moi qui, une demi-heure auparavant, était encore à la tête d’une compagnie sur le pied de guerre, j’errais maintenant avec quelques hommes complètement abattus à travers le lacis des tranchées […]. Je me jetai à terre et éclatait en sanglots convulsifs, tandis que les hommes m’entouraient, l’air sombre » (p. 202-203).

Gaz : effets : p. 72-74 ; (p. 102).

Faim : (p. 107-108) ; (p. 162).

Boue : « Ce fut une matinée pitoyable. J’y pus constater une fois de plus qu’aucun tir d’artillerie n’est capable de briser la volonté de résistance aussi radicalement que le froid et l’humidité » (p. 155)

Notes psychologiques : (23 août 16) « […] un chauffeur s’écrasa le pouce en mettant son auto en marche. La vue de cette blessure me causa, à moi qui ai toujours été sensible à ce genre de spectacles, une espèce de haut-le-cœur. Si j’en fais mention, c’est qu’il est d’autant plus curieux que j’aie été capable de supporter dans les jours suivants la vue de graves mutilations. Cet exemple montre que dans la vie, le sens de l’ensemble décide des impressions particulières » (p. 81) ; « Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus à peine surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire » (p. 83) ; « C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivai pas à contenir » (p. 83) ; « À partir de 7 heures, la place et les maisons voisines reçurent à des intervalles d’une demi-minute des obus de 150. Beaucoup d’entre eux n’éclatèrent pas : leur choc bref, énervant, secouait la maison jusqu’à ses fondations. Et pendant tout ce temps, nous restâmes dans notre cave, assis dans des fauteuils recouverts de soie, autour de la table, la tête entre les mains, à compter les intervalles des explosions. Les blagues devinrent plus rares, et pour finir, les plus intrépide eux-mêmes se turent » (p. 85) ; « Sous l’effet de violentes douleurs dans la tête et les oreilles, nous ne pouvions nous entendre qu’en braillant des mots sans suite. La faculté de penser logiquement et le sens de la pesanteur semblait paralysés. On était en proie au sentiment de l’inéluctable, de la nécessité absolue, comme devant la fureur des éléments. Un sous-officier de la troisième section devint fou furieux. » (p. 85).

Bat de la Somme, Combles (août 1916) (p. 83) civils ensevelis sous les décombres : « Une petite fille gisait devant un seuil au milieu d’une flaque rouge » (p. 84) « Un endroit violemment bombardé était le parvis de l’église détruite, en face de l’entrée des catacombes, de très anciennes galeries souterraines parsemées de niches où logeaient entassés presque tous les états-majors des unités combattantes. On racontait que les habitants avaient dégagé à coups de pioche, dès le début des bombardements, l’accès muré qu’ils avaient caché aux Allemands pendant tout le temps de l’occupation » (p. 84).

Grippe espagnole : (p. 238-239).

Volontaires de 1918 : « […] le volontaire de 1918, fort peu modelé, de toute évidence, par la discipline, mais brave d’instinct. Ces jeunes casse-cou aux tignasses farouches, en bandes molletières, se prirent violemment de querelle à vingt mètres de l’ennemi par ce que l’un d’eux en avait traité un autre de dégonflé… » (p. 242).

Frédéric Rousseau, mai 2010.

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Hertz, Robert (1885-1915)

1. Le témoin

Robert Hertz (Saint-Cloud, 22 juin 1881 – Marchéville, 13 avril 1915). Sociologue, normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1904, il est proche de Durkheim. Dès 1905, il collabore à L’Année sociologique. Ses travaux portent sur les représentations collectives religieuses, avec des thèmes de recherche comme le culte des saints1, la mort et ses rites, le péché (sujet de sa thèse inachevée). Hertz est aussi un alpiniste et un sportif. Ces caractéristiques se retrouvent dans sa pratique scientifique : il a le goût de l’ethnographie au grand air, des enquêtes de terrain (ce dont il doit d’ailleurs se justifier à l’époque envers l’Université). Issu d’un milieu de commerçants aisés, il est rentier et n’a pas besoin d’une activité professionnelle pour subvenir à ses besoins, mais il connaît néanmoins des expériences d’enseignement avant-guerre.

Politiquement, c’est un intellectuel socialiste, proche de la sensibilité de la Fabian Society anglaise. Son socialisme est parlementaire, réformiste, intellectualiste, laïciste, scientiste et positiviste. À ses yeux, la science sociale doit nourrir la réflexion politique et le progrès. Il participe ainsi à la fondation du Groupe d’Études Socialistes en 1908. Pour compléter ce profil rapide, on n’omettra pas de mentionner les activités de sa femme Alice Bauer (1877-1927, mère d’Antoine Hertz, né en 1909), pédagogue d’avant-garde, parmi les pionnières de l’éducation des très jeunes enfants en France. Ceci explique l’importance accordée par Robert Hertz aux questions de transmission et de diffusion des savoirs, position d’ailleurs en cohérence avec sa conception d’une imbrication nécessaire de la pratique scientifique et de la vie citoyenne. Sur ce point, Robert Hertz est très représentatif des élites juives de l’époque, très attachées à la République. Un fort patriotisme (visant l’intégration dans la communauté nationale, toujours ambivalent quelques années seulement après l’Affaire Dreyfus) en découle assez naturellement la Grande Guerre venue.

2. Le témoignage

Un ethnologue dans les tranchées (août 1914-avril 1915). Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, Paris, CNRS éditions, 2002, 265 p., présentation par Alexander Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson.

Le recueil présente un extrait des lettres envoyées par Robert Hertz à sa femme Alice. La taille exacte du corpus n’est pas précisée. Ce volume ne reproduit pas les lettres dans leur intégralité, ce que signalent préalablement A. Riley et P. Besnard : « nous n’avons généralement pas reproduit les passages des lettres qui ne concernent que des affaires strictement privées, événements familiaux, questions financières, considérations pratiques sur l’envoi des colis au front » (p. 37). Ce choix a ceci de fâcheux qu’il contribue à rendre de Robert Hertz, déjà très porté sur les réflexions sociologiques et patriotiques, une image excessivement désincarnée et idéaliste. Le gommage des aspects prosaïques de sa vie obère en l’occurrence l’intérêt du document en tant que source historique, l’inadaptation de Hertz aux exigences pratiques et manuelles de la condition de combattant revêtant, comme on le verra, une importance cruciale. Il est dans le même ordre d’idées regrettable que les éditeurs n’aient pas publié les lettres de sa femme, qui permettent de comprendre en reflet bien des choses quant à l’exaltation de Robert Hertz, laquelle se manifeste aussi en réponse aux questions et affirmations d’Alice. (cf. MARIOT (N.), art. cit., n. 24)

Parcours militaire :

– 2 août 1914 – 14 août 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (Verdun, caserne Miribel)

– 14 août 1914 – 21 octobre 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (village de Bras, région de la Woëvre)

– 21 octobre 1914 – 13 avril 1915 : sergent au 330e Régiment d’Infanterie (17e Cie) Lieux : Verdun, Braquis(20 kms à l’est de Verdun, nord de la crête des Éparges). Le 330e R.I. participe à l’offensive de la cote 233 à partir de Fresnes-en-Woëvre les 12 et 13 avril 1915, date de la mort de Robert Hertz, qui avait été promu sous-lieutenant le 3 avril : « l’attaque avait coûté quarante morts, cent cinquante blessés et seize disparus » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 23).

3. Analyse

La guerre (presque) sans combats. Traits de la vie dans l’arrière-front :

Dans ses lettres, Robert Hertz s’étend régulièrement sur le quotidien de la vie dans les tranchées, en ayant le souci, commun dans ce type d’écrits combattants, de ne pas engendrer trop d’anxiété pour les proches. Il décrit par suite les activités diverses auxquelles lui est ses hommes sont affectés (terrassements et travaux divers notamment), ainsi que les repas, nuits en plein air, marches… qui constituent l’essentiel de cette vie de sentinelles d’un pays en guerre. Il délivre des appréciations concises et précises la condition du troupier :

« après deux jours et deux nuits de repos passés au village, j’ai regagné le bois où nous sommes aux avant-postes (…) je suis sous une hutte construite avec des fagots de bois (…) une mince couche de paille à moitié pourrie constitue notre literie. Mais ce qui fait le charme de notre demeure, c’est un petit feu que nous sommes autorisés à entretenir à l’intérieur parce que nous sommes bien en arrière de la lisière du bois. Il faut vivre au bivouac par ces jours-ci pour apprécier vraiment la vertu d’un feu. Il ne faut pas trop plaindre les soldats en campagne – s’ils ont des privations, des misères, ils ont de grandes joies : se sécher au coin d’un bon feu, une rafle de cochons dans un village abandonné, une vieille bouteille oubliée dans un recoin, etc. » (30 octobre 1914, p. 88).

Un intellectuel à la guerre. Écrire, lire et réfléchir…

Robert Hertz note à plusieurs reprises le moindre intérêt qu’il porte à la lecture du fait de la guerre. Il lit essentiellement les livres qu’Alice lui envoie, ou bien qui lui tombent sous la main (Antigone de Sophocle, 3 octobre 1914, p. 69). Il ne cesse par contre de se projeter dans ses travaux et publications d’après-guerre.

Il exerce ses compétences d’intellectuel en produisant de nombreuses réflexions sur le cours de la guerre, sa signification, les traits de mentalité de ceux qui y participent… Il nous faut ici détailler un peu le fond de ces pensées : à travers elles, en effet, ce sont plusieurs penchants typiques des intellectuels dans la Grande Guerre qui peuvent être saisis. Car si Robert Hertz pense, analyse et disserte comme sa formation lui a appris à le faire, il démissionne dans le même temps quant au devoir de critique. Cette posture, qu’il endosse explicitement au nom des circonstances, constitue une part pourtant essentielle de l’éthique de sa profession et ce à plus forte raison pour un sociologue comme lui, ayant à cœur de ne pas dissocier les apports de la science de leurs implications sociales.

Dans un tel cadre, on le trouve fréquemment en train de relativiser certaines notions issues du discours dominant sur la guerre, tout en assumant de ne pas trop pousser sa réflexion.

Ainsi l’idée de guerre d’agression menée par l’Allemagne, pourtant un élément-clef de l’acceptation de la guerre par sa famille politique, est-elle fort judicieusement mise en balance avec les sentiments éprouvés par la masse des Allemands, eux aussi convaincus de lutter contre les menaces pesant sur leur patrie. Mais ce constat lucide une fois posé, aucune conséquence n’en est tirée :

« comme cette distinction entre la guerre d’agression et de conquête et la guerre de défense paraît futile à l’épreuve des faits. Heureusement nul besoin de raisonner » (17 novembre 1914, p. 113).

De telles abdications de l’analyse critique objective se rencontrent ailleurs : il remet en cause le rationalisme d’un autre mobilisé, l’ingénieur Chiffert, qui voit dans la guerre un gâchis de vies, de forces et de richesses :

« L’idée que cette guerre pût être embrassée comme un événement salutaire et saluée par l’un de nous comme l’heure culminante de sa vie lui paraissait billevesée, mystique et le faisait sourire. Pour ce catholique très pratiquant, la religion était une affaire d’un tout autre ordre – il n’y avait pas communication… », (16 décembre 1914, p. 149).

Reprochant de la sorte à un catholique le cloisonnement de ses valeurs (attitude très laïque au fond), Robert Hertz n’est guère crédible quand il s’irrite ailleurs, avec une rhétorique très banalement anticléricale du retour aux autels. C’est là pour lui la marque des esprits faibles et superstitieux : il faut en effet« peu de choses pour faire vaciller leur raison » (28 novembre 1914, p.127). On notera la contradiction dans les termes avec la tirade émise onze jours plus tôt.

Cette mise en jachère des exigences du travail intellectuel se traduit de diverses façons : généralisations à partir de cas isolés (sur les qualités innées du Français, 10 août 1914, p. 42), désir d’une « absorption dans le service » (26 décembre 1914, p. 167), éloges à Maurice Barrès (28 novembre 1914, p. 128), le pacifisme et les idéaux d’avant-guerre comme « illusions perdues »(1er novembre 19114, p. 92) ouvrant sur l’inévitable dévouement sacrificiel à l’intérêt collectif (3 novembre 1914, p. 98, 8 novembre 1914, p.105 et surtout 20 février 1915, p. 215-216, où sont convoquées l’Union sacrée, la charité, la guerre juste…)

Son consentement/« contentement » (préface de Christophe Prochasson, p. 31) à la guerre est certes effectif, il n’est toutefois pas univoque. Le même qui clame les vertus de l’oubli de soi et le sacrifice intégral ne décourage pas les efforts de ses proches pour lui obtenir une affectation de faveur en usant notamment des réseaux normaliens autour d’Albert Thomas (cf. p.107, 109, 119, 124, 133, 135).

En outre, toute sa vision de la guerre doit être rapportée à la tranquillité des secteurs où il est mobilisé jusqu’à ses derniers jours2. Cette précaution analytique doit notamment s’appliquer à son approche – ambivalente – de l’ennemi. Il entre d’une part dans le cercle fermé de ceux qui vivent la guerre comme une croisade (5 décembre 1914, p. 139), en véritable moine-soldat (25 novembre 1914, p. 120). Cela doit bien être rattaché à son affectation relativement protégée et à sa mort prématurée, qui préservent de telles conceptions de l’épreuve des faits. Mais cette situation abritée agit sur un autre versant de ses réflexions. Hertz ne manifeste pas, en effet, de haine de l’ennemi : « pourquoi chercher à dénigrer, à rabaisser son ennemi, qui, comme dit Nietzsche quelque part, est notre partenaire, notre camarade de lutte ? » (28 novembre 1914, p. 127). Une telle conception, celle du « pur guerrier » et de la communauté de sort des combattants de part et d’autre du front, aurait pu évoluer dans la durée en pacifisme, mais ce n’est là qu’une conjecture. Telle quelle, elle interpelle par sa proximité avec d’autres considérations métaphysiques sur le soldat, telles celles d’Ernst Jünger. Par exemple :« lorsque nous nous tombons dessus dans un brouillard de feu et de fumée, alors nous ne faisons plus qu’un nous sommes deux parties d’une seule force, fondus en un seul même corps » (La guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 155). Sauf que si Jünger a bel et bien vécu le combat de première ligne, ce qui fait de telles assertions des témoignages d’un état d’esprit spécifique (et marginal), le propos de Robert Hertz, par suite, ne nous renseigne guère que sur les élucubrations personnelles de ce dernier.

Mettre en évidence un tel degré de décalage entre les écrits de Robert Hertz et le vécu de sa guerre, c’est rappeler que sa formation et son statut ne font pas automatiquement de lui le »super-témoin » qu’une appréciation un peu rapide peut mettre an avant : « voir et avoir la capacité d’en rendre compte sont deux choses totalement différentes. Rendre compte, cela signifie avoir d’abord le talent d’observation, ensuite celui d’écriture, en d’autres termes être ou devenir un écrivain ou, comme dans le cas présent, être ethnologue » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 24).

C’est aussi dire clairement qu’il serait erroné d’accorder au contenu analytique, largement extrapolé, des lettres de Robert Hertz une valeur représentative quant aux convictions de la masse des soldats. Ceux-ci sont en moyenne,  comme il va en faire maintes fois l’expérience, bien plus attirés par la perspective de survivre à la guerre que de la mettre au profit pour réaliser un destin patriote modèle.

Vivre dans la nature, avec le peuple

En même temps qu’elle lui offre le contexte de spéculations politiques et métaphysiques, la guerre est pour Robert Hertz le théâtre d’expériences personnelles nouvelles, soit la vie au grand air en compagnie d’hommes des classes populaires. On a dit que le sociologue était familier de l’activité physique (membre du Club Alpin français), mais la guerre de tranchées rend quotidien ce qu’il ne connaissait qu’en termes de loisirs, la vie en extérieur. Il s’en trouve très bien, et répète à l’envi les bienfaits d’une telle existence. Comme n’importe quel individu amené à passer beaucoup de temps en extérieur, il est attentif au temps qu’il fait, aux changements de saisons, à la multitude de signes que la nature donne à ceux qui savent y prêter attention. Cette proximité – inédite parce que permanente – avec l’environnement naturel se double d’une autre, celle vécue avec les autres combattants, issus de milieux populaires et ruraux pour la plupart. Le tout relié aux références culturelles du normalien forme un drôle d’attelage, où les classes sociales sont simultanément estompées et affirmées, sur fond de retour à la Nature :

« Doux et gai rayon de soleil qui nous dit que la boue ne submergera pas tout. Et puis, dans le bois effeuillé, que de promesses déjà : des feuilles mortes à demi décomposées ont levé, drue, une moisson de mousse très verte, très fraîche. Et comme je la remarquais, les gars de la campagne m’ont dit : c’est la saison – les saules au bord de la petite rivière débordée (qui marque en ce moment la frontière entre l’ennemi et nous) – argentées aujourd’hui – les saules sont tout roses – les bourgeons des charmes commencent à se déployer et à montrer leurs feuilles »

(13 décembre 1914, p. 145).

« Plus je vois des hommes ici et plus je me convaincs que la campagne est indispensable pour régler et calmer les hommes, et je crois que que la chasse pratiquée avec des hommes du terroir, un tantinet braconniers, doit être une école merveilleuse (d’observation aiguë, d’endurance, de poursuite tenace, etc.) Ce que je souhaite le plus à nos petits, c’est de ne pas être prisonniers de la tradition citadine, livresque et bourgeoise, c’est d’être des hommes frais en contact direct avec la nature, capables de créer. La lecture de La Campagne de France de Goethe m’a de nouveau fait vivre dans cette atmosphère légère, libre et sereine que fait naître toujours cet étonnant annonciateur de l’Europe nouvelle ».

(3 octobre 1914, p. 68)

Hertz amalgame assez automatiquement le milieu naturel avec les hommes d’origine sociale modeste : les deux font corps dans ses représentations. Il exerce sur eux son regard d’ethnologue, dans lequel se mêlent empathie, admiration et condescendance. Un relevé des expressions employées par Hertz au fil des jours pour qualifier ses compagnons est très significatif quant à ces équivoques : « bons camarades », « les gars » (39), « braves meusiens », « ouvriers parisiens dégourdis et habiles » (45) ; « bons gars débrouillards » (46), « grands enfants de trente à quarante-six ans » (48), « belle race » (54), « rudes lapins », « amis » (70), « inculte mais gentil » (71), « leurs propos sont toujours savoureux et instructifs » (71), « gais et insouciants » (85), « mes oiseaux de basse-cour ». Les « Mayennais » sont  tels des « enfants heureux » (cf. 117-119, 141, 200-216).

Robert Hertz est aussi très à l’écoute de ses camarades : il note leurs dictons et expressions, relève des éléments de folklores, de croyances. Il est également prompt à évoquer leurs mérites et leurs limites. Si Hertz lui-même est assez porté sur les abstractions patriotiques, il a toutefois la lucidité de reconnaître que ce trait est tout sauf répandu dans la zone des combats, où les formes diverses du rire populaire ont tôt fait de tourner en ridicule les péroraisons officielles :

« ils ont une sorte de répugnance instinctive à la phrase, au lyrisme. Je leur ai lu le manifeste socialiste, du Barrès, l’article de Lavisse aux soldats de France. Rien de tout cela ne m’a paru mordre. Leur puissance est dans la blague (…) ils ne se laissent pas « bourrer le crâne » (…) ils poussent la légèreté jusqu’au sublime. Stoïcisme spontané, simple, élégant » (1er janvier 1915, p. 175).

Il n’est au fond pas très étonnant de constater par le biais de ces observations la facilité avec laquelle les usages de la culture populaire demeurent actifs malgré la guerre. Hertz raconte ailleurs comment, tombés sur diverses têtes de bétail, les hommes « jouaient à se vendre les bêtes (…) tout comme au champ de foire de chez eux » (14 février 1915, p. 207).

Par moments, Robert Hertz s’approprie un peu du réalisme troupier, de ses satisfactions prosaïques et néanmoins essentielles. Un très bon exemple est ce petit moment de liberté individuelle retrouvée quand RH doit effectuer un trajet à pied seul, libre de ses mouvements pour quelques kilomètres : « pour la première fois [depuis deux mois] j’avais l’espace devant moi, la bride (relativement) sur le cou » (6 janvier 1915, p. 180).

Cette expérience de vie – et non de temps passé en enquête de terrain – avec des ouvriers et des paysans l’amène plus largement à redéfinir une échelle politique et morale des valeurs. Si le parcours scolaire et universitaire de Robert Hertz n’est en rien celui d’un paresseux, il vaut néanmoins d’apprécier le regard qu’il porte sur le travail manuel. Ainsi, quand des « bûcherons de l’Argonne » viennent « construire de nouvelles baraques », il se dit : « c’est beau de les voir travailler le bois d’une main sûre et vigoureuse (…) la plupart des hommes d’ici, ouvriers, cultivateurs, bûcherons, aiment leur travail, ils en ont la fierté et la nostalgie » (19 septembre 1914, p. 57). Ce thème ne le lâche pas, et quelques mois plus tard, il en fait le fondement d’une éthique patriotique et sociale renouvelée en le rapportant à l’inscription dans la durée de la guerre de position :

« ce long effort patient et obscur, ces progrès lents, assurés par tant de sacrifices, c’est le type même de l’action féconde, disciplinée, que nous avions à apprendre et qu’il faudra bien continuer dans tous les domaines après la guerre. Nous avons appris à avoir juste la confiance en nous qu’il faut pour bien vivre et qui est aussi éloignée de la sotte infatuation que du méchant dénigrement de soi auquel nous nous laissions trop aller » (13 décembre 1914, p. 145-146). Ajoutons simplement ici que cette découverte des vertus du labeur assidu, sans éclat ni valorisation individuelle est une réalité vécue de longue date par la France des ouvriers, employés et paysans : encore une fois, la vision de Robert Hertz est modelée par son habitus de savant et de bourgeois.

Cette dernière caractéristique est essentielle pour une compréhension embrassant l’intégralité de son expérience de guerre. L’intérêt du rapport de Robert Hertz au travail manuel réside aussi dans le constat que l’on peut faire de ses inaptitudes personnelles en la matière. Malgré ce que l’on pourrait appeler une « bonne volonté manuelle », il ne fait guère de progrès en la matière, et se trouve souvent ébahi par les compétences de ses congénères. Ce fossé de l’habileté entre lui et ces derniers dit bien l’étendue, malgré le « communisme chaud, intime » des tranchées (14 février 1915, p. 208), du décalage issu des origines sociales de chacun.

Sur ce point, dans sa préface, Christophe Prochasson avance l’idée que durant la guerre, si « pour un socialiste comme Hertz, le « peuple« , la « classe ouvrière«  s’incarnent soudainement (…) la tranchée n’est pas pour lui un lieu propice à la critique sociale. Le grand thème idéologique d’après-guerre, celui de la fusion sociale qu’on prétendait s’y être réalisée, trouve dans cette correspondance, si peu politique, un sévère démenti tant les barrières culturelles semblent infranchissables » (p. 28-29). Je souligne au passage l’expression culturelle, à mon sens inappropriée et euphémisante. C’est bien de barrières sociales qu’il faut en effet parler, ainsi que le montre en de multiples occurrences cette correspondance. Au fond de tous les sentiments mêlés que l’on décèle chez lui vis-à-vis du peuple, on retrouve toujours une certaine condescendance, celle du (bon) maître envers la domesticité – qu’il évoque le cuisinier Jamin, « bon type de troupier français » usant d’expressions approximatives mais débrouillard (15 octobre 1914, p. 76) ou la cuisinière familiale Laurence (« gentille fille de la campagne française, je suis content que ses yeux clairs et francs ne nous aient pas trompés, et ne cachent point comme tu dis, une âme vile », 21 novembre 1914, p. 116).

Mais les inégalités sociales se manifestent aussi à des signes concrets, des attitudes. Il décourage ainsi sa femme de lui faire parvenir des effets pour les soldats :

« Quant à m’envoyer des choses pour les hommes, en particulier de ces « salopettes » qui leur seraient certes utiles, je juge inopportun de m’ériger en Mécène, même anonyme, de la compagnie où je suis un « humble et obscur sergent ». Tout ce qui rappelle les anciennes inégalités de fortune, de classe, etc. est mauvais, et, avec tous mes précieux accessoires, couteau, montre, jumelle, musette somptueuse, couverture de Léon, etc. je tranche déjà trop sur le commun » (15 décembre 1914, p. 147). Rien de culturel ici, assurément, et pas davantage dans l’extrait suivant, où Robert Hertz est dérangé dans la rédaction de sa correspondance par une petite fille du village de cantonnement :

« Tandis que j’écris, elle veut à tout prix m’ôter mon alliance. « Tiens Maman, le monsieur, il a une dent en fer ! » (Je t’ai déjà dit, je crois, combien mes dents en or font d’impression par ici) » (8 novembre 1914, p. 105).

Si l’on tente, pour finir, une synthèse de la façon d’être en guerre de Robert Hertz, sociologue, rentier, juif patriote et socialiste, il faut mettre en avant la richesse des entrelacs entre classes sociales auxquels ses lettres nous permettent d’accéder, souvent malgré Hertz lui-même. Il demeure en effet captif de son intellectualisme malgré toutes les perceptions inédites (du peuple, de la nature, des hiérarchies sociales) que lui a apporté la guerre. Il reste indéfectiblement persuadé que son point de vue est issu (un peu comme par nature) de la raison critique distanciée, quand ses positions témoignent au contraire d’un suivisme patent quant au conformisme de ce temps. Il se voit en guerrier idéaliste mais demeure naïf, empoté, livresque, le tout avec une exaltation à laquelle on ne peut retirer aucune part d’honnêteté ou de sincérité. Sa mort, au-devant de laquelle Émile Durkheim n’est pas loin de penser qu’il s’est porté par exaltation patriotique (cf. présentation, p. 14), pourrait dans un tel ordre d’idées être comprise comme celle de l’échec d’un homme à devenir un soldat malgré toute sa bonne volonté. Ainsi, une dizaine de jours avant sa mort, il écrit à sa femme : « Aimée, je n’écris pas ce que je voudrais, je suis las d’écrire et un peu dérangé par le bruit et par les petits soins du métier. Près de moi, mes gentils poilus, appliqués et sérieux, vérifient l’état de leurs fusils et nettoient leurs cartouches comme pour une revue, pour qu’elles n’encrassent pas leur canon » (2 avril 1915, p. 248). Ce commentaire un peu agacé ne révèle-t-il pas l’étendue des lacunes du sergent Hertz ? Car, ce qu’il prend comme un zèle un peu mécanique de la part de ses subordonnés, c’est avant tout un geste essentiel de soldat. Les paysans qui l’entourent sont habitués à porter un soin méticuleux à leurs outils, et ont transféré cet usage dans leur métier de soldat. Davantage accoutumé à compter sur les autres pour les aspects pratiques de l’existence, Hertz tombe peut-être, par contre, pour des raisons fort peu métaphysiques mais, comme l’indique en raccourci l’exemple choisi, très liées à son statut social.

4. Autres informations :

Notes :

1 – Cf. Nicolas MARIOT, « Les archives de saint Besse. Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien », Genèses, 63, juin 2006, pp. 66-87.

2 – Cf. Rémy CAZALS, « Non, on ne peut pas dire : « À tout témoignage on peut en opposer un autre » », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 91, juillet-septembre 2008, pp. 23-27.

(François Bouloc, mars 2010)

Voir Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil, 2017, 442 pages.

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Giboulet, Justin (1887-1973)

1. Le témoin

Justin Rodolphe François Giboulet est né le 15 avril 1887 à Villeneuve-Minervois (Aude). Son père était maréchal-ferrant ; sa mère, épicière. Il entra à l’Ecole primaire supérieure de Limoux, puis à l’Ecole normale de Carcassonne. Après un an de service militaire au 163e RI en Corse, il commença sa carrière d’instituteur en 1908 à Auriac, puis fut nommé à Alzonne après son mariage en 1910, en poste double avec sa femme. Une fille naquit en 1912 ; un fils après la guerre. Il était patriote, de sensibilité politique de gauche, anticlérical sans excès. Il fit la guerre successivement au 343e RI, au 215e à partir de janvier 1916, au 261e à partir d’octobre 1918. Sergent en 1914, il devint adjudant en mai 1918, mais ne voulut pas devenir officier. Il resta principalement dans les Vosges ; dans l’Aisne en juillet 1917. Le mémoire de Solenne Boitreaud cité plus bas donne un index des noms de lieux mentionnés dans le témoignage.

2. Le témoignage

Son fils Jean a conservé 6 carnets originaux de petit format, en tout 397 pages + 17 feuilles volantes, 134 photos sur papier assez intéressantes, et divers papiers et objets. Les notes commencent au 4 août 1914 et s’interrompent au 10 août 1917. L’écriture est « tantôt calme et posée, tantôt agitée », écrit Solenne Boitreaud dans le premier volume de son mémoire de maîtrise, Les Carnets de guerre (1914-1917) de Justin Giboulet, sergent mitrailleur dans les Vosges, Université de Toulouse Le Mirail, 2000, 139 p. Le deuxième volume, 91 p., donne la transcription intégrale des carnets. L’argot de la tranchée dans les carnets d’un instituteur se retrouve dans un glossaire qui complète l’ouvrage.

3. Analyse

L’index des thèmes établi par Solenne Boitreaud comprend les entrées suivantes : abri, artillerie allemande, artillerie française, avions, baïonnette, bicyclette, blessés, blockhaus, bombardement, boucherie, cantonnement, charges, charnier, commission de réforme, conseil de guerre, coup de main, couteaux, dépôt, embusqués, exercice, femme, fraternisations, information, jeu, lecture, lettres (et paquets), maladie, mésentente, mitrailleuse, morts, mutineries, nourriture, observatoire, officier, permission, photographie, popote, prisonnier, promotion, récompense, reconnaissance, religion, rumeur, stage, stratégie, téléphone, tranchée, travaux, viol. Autant de thèmes classiques dans les carnets de combattants, mais abordés ici avec des développements intéressants. On retiendra quelques passages.

– Les recommandations reçues le 17 août 14 : « Les obus allemands peu dangereux. Les éclats ne traversent pas le sac. Les charges à la baïonnette irrésistibles. En pays annexé se méfier. Ne rien accepter des boissons que l’on nous offre. Ne rien répondre aux questions posées par les civils. »

– 18 septembre 14, près de Mandray : « Impression de cimetière. Fusils français abandonnés par cinq et six, vareuses, etc. Bérets de chasseurs alpins. Route semée d’étuis de cartouches allemandes. Les nôtres y ont laissé beaucoup d’hommes. Nous abordons la forêt. Arbres brisés. Terre battue, innombrables effets laissés par les Allemands, des tas de capotes, des casques, des sacs ensanglantés, culots d’obus de batterie de montagne. Après le café, chacun fait provision de souvenirs. Mandray, croix en bois blanc avec inscriptions allemandes. »

– Fin du mois [mai 1916] : « Vie tranquille sans incident. Les Boches n’ont pas lancé un obus. Gaudry, le capitaine de la 17 qui n’a la cote avec personne, m’engueule deux fois dans la même journée au sujet de mon béret et menace de me mettre dedans. Il trouve que les hommes sont trop bruyants et ne saluent pas. Type pénétré de l’esprit militaire, consistant, d’après lui, dans l’observation stricte des attitudes réglementaires et dans l’exécution des conneries les plus stupides. Très courageux dans son gourbi et profond stratège en chambre, très satisfait de son physique, se croit irrésistible. […] L’esprit de bluff règne dans l’armée : la probité fait parfois défaut. Tout se traduit par le « compte rendu » où chacun tente de tirer la couverture à soi. Personne ne veut rien foutre et chacun récrimine quand un camarade obtient une promotion ou une récompense. Beaucoup d’officiers s’occupent trop de leur personne et pas assez de leurs hommes et se moquent pas mal de leur santé. »

– 15 au 31 août 1916 : évocation de « patrouilles qui ne se faisaient heureusement que sur les comptes rendus ».

– 18 octobre 1916 : « Beaucoup de bourgeois carcassonnais ou d’autres lieux, qui n’avaient jamais été au front, se cramponnaient au dépôt à prix d’argent. Les pauvres blessés étaient souvent réexpédiés imparfaitement guéris si bien que, de Lyon ou du front, on les réévacuait sur le dépôt. Les autres s’arrangeaient pour se faire verser dans l’Auxiliaire. C’est ce que fit Farges, marchand de chiffons à Carcassonne. Le matin, il passe la visite à la suite de laquelle on le verse dans l’Auxiliaire. Occasion de grande bombance. Il soupe au Terminus avec trois majors qu’il avait invités et ils vont finir la soirée chez Renée, rue Basse n° 10. […] Voilà ce qu’était, au début de la guerre, la vie de ces bourgeois méprisants et orgueilleux : serrer les fesses et trembler le jour dans un dépôt, et accomplir des prouesses la nuit dans un bordel. Et pendant ce temps, les autres se faisaient casser la gueule. On se sent parfois animé de sourde colère quand on pense à tout cela, à l’existence d’un régime qui permet à ces professeurs de patriotisme d’avant-guerre, à tous les curés, à tous les politiciens, aux riches bourgeois de se défiler pendant que les pauvres bougres qui n’ont que le travail de leurs bras vont se faire trouer la peau. Les Boches sont moins odieux. »

– Juin 1917, au Violu : « Tous les journaux, comme s’ils obéissaient à un mot d’ordre, parlent en faveur du poilu dont il faut améliorer les conditions d’existence. Divers bruits circulent : des divisions se sont mutinées, ont refusé de monter aux tranchées. Des trains de permissionnaires ont manifesté. […] Au cours de la réunion des officiers à la mairie de Granges, Pétain avoua que la situation n’était pas brillante, qu’il fallait éviter d’embêter le poilu surtout au repos, tout au plus une heure ou deux heures d’exercice, pour veiller surtout à l’ordinaire, se mêler un peu plus à la troupe et éviter les histoires. Le colonel du 215e lui-même, cette infecte brute qui conçoit la discipline comme le Boche, a recommandé d’être très doux : il a dit que des corps d’armée ont été décimés à cause de leur rébellion, qu’un régiment désarmé est gardé à Mailly et que même les coloniaux refusent de marcher. Certains régiments se sont soulevés par la faute du haut état-major. Ils escomptaient n’aller qu’une fois à l’assaut, sur la foi des promesses qu’on leur avait faites, et puis on les fait donner une deuxième, troisième fois. A la quatrième fois, ils refusent de marcher. C’est naturel. A la suite de la visite de Pétain, on a enterré l’histoire des poilus du Violu centre parlant avec les Boches. »

4. Autres informations

– Voir les extraits de témoignage du sergent Roumiguières dans Gérard Baconnier, André Minet, Louis Soler, La Plume au Fusil, Les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. Giboulet est cité p. 143.

– Voir le témoignage de Fernand Tailhades, du même régiment, dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals (éd.), Ennemis fraternels 1914-1915, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002.

Annales du Midi, n° 232, octobre-décembre 2000, « 1914-1918 », p. 430-433.

Rémy Cazals, mars 2010

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Mactaggart, Alexander Arthur (1893-1954)

1. Le témoin

Alexander Arthur appartenait à une famille d’origine écossaise. Son grand-père, John A. Mactaggart, était arrivé en Australie, dans la colonie de Victoria, en 1846, à l’âge de 12 ans. Son père, C. Mactaggart, naquit en 1863 à Rokewood (Victoria) et Alexander A. vit le jour à Cape Clear, au sud de Ballarat (Victoria) le 22 novembre 1893. Par la suite, trois sœurs, Pearl, Avalon et Elsie, vinrent agrandir la famille. John A., le grand-père, avait acquis l’hôtel de la petite ville de Cape Clear qui s’était développée grâce à l’exploitation des mines d’or. Une baisse de productivité des mines entraîna le déclin de Cape Clear au début du XXe siècle. Avant de s’enrôler dans l’Australian Imperial Force, Alexander travaillait avec son père dans leur ferme de Colac, au sud-ouest de l’Etat de Victoria.

Répondant à l’appel du gouvernement australien, Alexander A. s’engagea comme volontaire le 6 août 1915. Il embarqua à Melbourne, le 7 mars 1916, à destination de l’Egypte. Au mois de mai, il quitta Alexandrie pour rejoindre la France où il arriva le 15 mai à Marseille avec son unité. Il prit alors le train en direction du front, un voyage de six jours pour parvenir au grand camp d’entraînement de l’armée britannique à Etaples. Affecté à la 2e batterie de mortiers légers de tranchée, il fut envoyé au front le 28 juillet. Il participa aux grandes batailles de la Somme et du Saillant d’Ypres. En 1917, pour un acte de bravoure lors de la seconde bataille de Bullecourt, Alexander reçut une décoration militaire du gouvernement belge réfugié à Sainte-Adresse, près du Havre.

De retour au pays, le 28 juin 1919, il put, grâce à un plan d’aide du gouvernement australien en faveur des combattants, acquérir de nouvelles terres à Colac. Il fut un des pionniers, dans la région, en matière de mécanisation dans la production du lait. En 1926, il épousa Vera Wallington. De cette union sont nés quatre enfants, John Charles en 1927, Alexander Keith en 1928, Arthur Neil en 1936 et Janet en 1944.

Comme de nombreux compatriotes, Alexander restait marqué par son expérience des tranchées. Il évoqua rarement cette période douloureuse de son existence avec ses enfants, refusant même un jour toute discussion avec son fils Neil au sujet de son action à Bullecourt. Ne désirant pas vivre dans le passé, il ne participait pas aux marches organisées pour l’ANZAC Day (25 avril, commémoration du débarquement à Gallipoli). De même, il évitait les réunions d’anciens combattants. En vieillissant, il perdit petit à petit son intérêt pour la ferme et, le 11 juillet 1954, il décédait des suites d’un cancer.

2. Le témoignage

Les carnets rédigés par Alexander Mactaggart consistent en cinq agendas de taille réduite qui présentaient l’avantage de tenir dans la poche de l’uniforme. Ses premières notes débutent le 7 mars 1916 alors qu’il embarquait à Melbourne. Il cessa d’écrire le 28 juin 1919 dès que les côtes de lEtat de Victoria furent en vue. Ce soldat des antipodes raconta quotidiennement son expédition d’outre-mer, couvrant ses années de guerre ainsi que la période de paix entre l’Armistice et son retour au pays. Arrivé au mois de mai 1916 au camp d’Etaples, sa vie rythmée par les entraînements militaires et les baignades au Touquet semblait plutôt l’amuser, mais l’expérience des tranchées, la violence des combats et les souffrances physiques endurées changèrent le ton de ses écrits. Dans son dernier carnet, éprouvé par ses années de guerre, il note à la page du 1er janvier 1919 : « Commencement of another year a more peaceful one than the previous… » « Début d’une autre année plus pacifique que la précédente ».

Ses phrases sont laconiques et ses remarques parfois acerbes à l’égard des soldats alliés. Par exemple, il traite les Britanniques de « stupid heads » et les Français de « silly rotters ». Les agendas de 1918 et 1919 contiennent des adresses de personnes rencontrées en France ou en Belgique. Parallèlement à son journal de guerre, il tint un calepin dans lequel il narrait et commentait, de façon beaucoup plus détaillée, certains engagements auxquels il avait participé et les événements qui l’avaient marqué.

Après son décès, ses carnets ainsi que deux livres de l’historien officiel de l’armée australienne, C.W. Bean, ont été trouvés dans un vieux bureau par son épouse. Neil, un de ses fils, les récupéra en 1977 et entreprit en 1983 de les retranscrire, estimant qu’il s’agissait sûrement du plus précieux bien que son père avait légué. La tâche n’était guère aisée en raison de l’écriture et de nombreux noms de petits villages français difficiles à orthographier pour un Australien. A l’instar de nombreux descendants de soldats australiens, Neil éprouva le besoin de retracer l’itinéraire de son père. A l’automne 2004, il se rendit en Europe pour parcourir les champs de bataille de la Somme et du saillant d’Ypres.

3. Analyse

L’intérêt de ces carnets réside surtout dans le fait qu’ils relatent l’expérience d’un soldat volontaire de guerre non-européen. Comme la Grande-Bretagne, l’Australie déclara la guerre à l’Allemagne le 4 août 1914. Or, une loi interdisait à l’armée australienne d’opérer en dehors du territoire. Afin de contourner ce problème, le gouvernement australien prit la décision de faire appel à des volontaires. A deux reprises, lors de référendums organisés en 1916 et 1917, les citoyens australiens s’opposèrent à la conscription.

Ces carnets constituent une aide précieuse pour retracer l’itinéraire d’un soldat d’un dominion britannique depuis son enrôlement jusqu’à son retour dans son pays natal. Ils s’articulent autour de trois thèmes : la préparation à la guerre et le voyage vers le front occidental, l’expérience de la guerre, l’après-guerre et le retour au pays.

Préparation à la guerre et voyage vers le front occidental

Enrôlé en août 1915, Alexander reçoit un entraînement de plusieurs mois au camp militaire de Castlemaine dans l’Etat de Victoria. Le 7 mars 1916, à Melbourne, il embarque sur le SS Wiltshire. Il note soigneusement ses escales, les îles rencontrées ainsi que la météorologie et les diverses activités pratiquées à bord du navire telles que les exercices et les séances de vaccination qui débutent le 18 mars. Le 9 avril, le navire accoste dans le port de Suez. Après le débarquement, Alexander et ses compagnons de route rejoignent Tell el Kebir où doit se poursuivre leur entraînement. Le 10 mai, ils embarquent pour la France au départ d’Alexandrie. Après 5 jours de navigation en Méditerranée, ils arrivent enfin à Marseille où un train les attend afin de les amener à Etaples, grand camp d’entraînement de l’armée britannique, surnommé « Bull ring ». La période d’entraînement d’Alexander pendant les mois de juin et de juillet, lui permet de profiter de baignades fort appréciées au Touquet Paris-plage « (…) long march to Paris Plage for swim in sea ».

L’expérience de la guerre

Le 28 juillet 1916, Alexander quitte Etaples pour le front dans le secteur de Vignacourt. Ce n’est qu’en août qu’il connaît sa première expérience des tranchées. Le 18, il note : « (…) been in the front trench since 6 pm last night till 8 am this morning am going to have a sleep not closed my eyes since 4.30 am yesterday into line 10 pm », et le 19 août : «  what a night today has been a bit showery makes living a trench miserable feel very tired heavy bombardment ». A la fin du mois de septembre, il débute son apprentissage de Light Trench Mortar et il est affecté à l’Australian Light Trench Mortar Battery un mois plus tard.

Durant l’année 1917, Alexander participe notamment à la seconde bataille de Bullecourt et, en date du 3 mai, il écrit : « Terrific bombardment started at 4 am 2nd Div hoped out it have been heavy strafing by the noice… » Le 8 mai, (il) « got off 60 shots did very well. Put a few in our own M.G. (Machine Gun) position ». Il reçoit d’ailleurs pour cette action une décoration militaire belge de 2e classe avec palmes. Pendant le mois de septembre, il profite d’une permission pour se rendre à Edimbourg, en Ecosse, terre natale de ses ancêtres et pour visiter Londres au retour. Au début d’octobre, il est engagé dans la terrible bataille de Broodseinde qui entraîne de nombreuses pertes parmi les soldats australiens (« our losses heavy »). Il se plaint de ce « dirty dugout cold and hungry and muddie and wet » et du fait qu’il faut partager « 1 blanket for 2 ». L’humidité des tranchées lui cause de douloureux furoncles aux pieds. Il passe la nuit de Noël « in the line slippery cold and plenty of mud and Hun straffed a bit too. So did our chaps ».

Le 2 mars 1918, deux ans après son départ de Melbourne, Alexander se retrouve à nouveau dans le secteur d’Ypres où « Our chaps are up to Hill 60 picking positions they are afraid the Hun is coming heavy bombardment ». Le 17 mars, il découvre les gaz pour la première fois. Par la suite, en mai et juin, il se retrouve dans la région d’Hazebrouck et Strazeele. Après un repos au camp d’Etaples, il retourne dans la Somme. En date du 23 août, il note qu’à « 4.45 am barrage a beauty and the tanks and the troops and us all moved off in the fog and smoke… ». En septembre, Alexander qui est au repos dans un camp aux environs de Péronne, se plaint de n’avoir « nothing to do but sleep and eat … » ou encore « Just hanging on sleeping and eating it will soon end I think ». L’Armistice survient alors qu’il fait mouvement en direction de la frontière franco-belge du côté de Landrecies.

L’après-guerre et le retour au pays

A la fin des hostilités, plus exactement au mois de décembre, Alexander passe deux semaines de permission à Paris où il visite « …the principal Boulevards and Avenues and places special interest also the Bois de Boulogne and Wall and Cemetery…and Avenue des Champs Elysées, Place de la Concorde. Go to Gaumont Palace at night of». Contrairement à ses camarades, il préfère se rendre dans les lieux chargés d’histoire comme le Musée de Cluny, le quartier latin, le Panthéon ou encore la Malmaison, « home of Napoleon beautiful furniture etc…damage Hun occupation (…) ».

Le 17 décembre, il rejoint, en Belgique, son unité cantonnée à Loverval près de Charleroi. Il est logé dans un estaminet en compagnie d’un officier, Mr Landon. Très rapidement, il noue des liens d’amitié avec la famille qui l’accueille et principalement avec le jeune garçon du couple. Les soldats australiens bénéficiant d’un libre parcours sur les transports publics, il en profite pour descendre régulièrement à Charleroi pour y assister à des représentations cinématographiques (« Visit Charleroi afternoon go to Cinema good pictures »). Sa curiosité le pousse à Ham-sur-Heure, où les Forces Impériales australiennes ont établi leur Grand Quartier général dans le château du Comte d’Outremont. Il prend également le train pour rendre à Bruxelles où il rend notamment visite au comte de Mérode, propriétaire du château de Loverval. A la fin du mois de mars, le cœur serré, il fait ses adieux à la famille de Loverval. A la gare de Charleroi, il monte dans un train réservé aux soldats à destination du Havre. Après un bref passage dans le camp militaire de Salisbury Plain en Grande-Bretagne, il embarque enfin, le 12 mai, sur le HMAT Santan qui le conduira en Australie via la Méditerranée et le canal de Suez. Le 28 juin 1919, pour la dernière fois, il note dans son journal : « …we are passing along Victorian coast in sight paid today our final in the army ».

4. Autres informations

BEAN (C.E.W.), The official history of Australia in the war of 1914-1918, University of Queensland press, St Lucia, Queensland, 1983 (first published 1942)

BEAN (C.E.W.), Anzac to Amiens, Penguin Books, Australia, 1993 (first published by the Australian War Memorial, 1946)

www.awm.gov.au (Australian War Memorial) photo officielle E457 d’Alexander Mactaggart avec son mortier de tranchée léger lors de la seconde bataille de Bullecourt en 1917.

Claire Dujardin, avril 2010

 

 

 

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Dauzat, Albert (1877-1955)

1. Le témoin

Né le 4 juillet 1877 à Guéret (Creuse), mort le 31 octobre 1955 à Alger. Fils de Marien Dauzat, agrégé de mathématiques puis inspecteur d’académie et d’Elizabeth Roche. Brillant élève au collège d’Auxerre en 1885 et 1886 puis au lycée de Chartres où il passe son baccalauréat en 1894. Poursuit ses études à Paris et obtient une licence ès lettres en 1896. Thèse de droit en 1899 puis thèse de lettres en 1906. Suit des cours au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études. Diplômé de cette école. Se spécialise dans l’étude des argots français et franco-provençaux. Nombreux voyages à l’étranger : Suisse, Italie et Espagne. Devient maître de conférence à la Ve section de l’École pratique des hautes études en 1913. Fondateur et directeur de la revue de linguistique Le Français moderne.

N’a pas accompli son service militaire. Ajourné à deux reprises puis classé dans le service auxiliaire pour une sévère myopie. Se retrouve donc à la mobilisation, vu son âge, dans la territoriale de l’auxiliaire. Bien que n’ayant aucune compétence particulière, y occupe un poste d’infirmier à l’arrière dans la région de Châteaudun. Si l’on en croit le témoignage qui suit, il semble que Dauzat n’ait pu accomplir sa tâche d’infirmier que jusqu’au 5 septembre 1914. Il semble alors avoir été mis en disposition pour cause d’inadaptation physique à  l’emploi. Sera réformé définitivement le 29 janvier 1915 pour endocardite.

Publie durant la guerre plusieurs ouvrages la concernant. Poursuivant ses travaux universitaires, l’auteur mène une vaste enquête dès 1917 sur l’argot militaire par le biais du Bulletin des Armées qui aboutira en 1918 à la publication de L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats. Fervent admirateur des thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, il publie en 1919 Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre.

2. Le témoignage

Impressions et Choses vues (juillet-décembre 1914). Les Préliminaires de la Guerre – Le Carnet d’un Infirmier militaire – Le Journal de Barzac, Attinger Frères, s.d. [1916 selon Jean Vic], 270 p.

Préface de l’auteur. Un seul passage censuré, p 92 mais selon Romain Rolland (Journal des années de guerre, Albin Michel, 1952, p 698) qui cite une lettre de Dauzat, « … la censure lui a coupé quelques pages où il maudissait la guerre. » Dauzat lui-même évoquera pas moins de quatre convocations à la censure en décembre 1915 pour cette publication dans Ephémérides 1914-1915, pp 72-105. Cet ouvrage rétablit, plus de vingt ans après, la trentaine de passages échoppés dans le témoignage analysé ici.

3. Analyse

L’ouvrage d’Albert Dauzat présenté ici a échappé à la vigilance de Jean Norton Cru, sans doute à cause de l’origine franco-suisse de cette édition. Il est toutefois recensé par Jean Vic dans La littérature de guerre, Payot, 1918, pp 301-302.

Le témoignage de Dauzat a la forme d’un journal divisé en 3 parties que nous suivrons ici. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un journal constitué de « choses vues » et notées souvent au jour le jour pour la période allant de juillet à décembre 1914. Voyageant en Autriche à la veille de la déclaration de guerre et pressentant l’évolution des événements, Dauzat rejoint au plus vite la France pour y accomplir ses obligations militaires. Son engagement est à l’image de celui de nombreux intellectuels contemporains : « Cette guerre, que la France n’a pas voulue et par laquelle elle défend son indépendance, son patrimoine national, nous a surpris dans un état imparfait et incomplet de préparation militaire (…) » (préface).

Favorable à une guerre qu’il juge défensive, le témoin n’en demeure pas moins critique quant à l’organisation matérielle et au climat idéologique de l’entrée en guerre. Mais cette clairvoyance est intermittente et parfois ambiguë. L’invention du personnage de Barzac, un intellectuel teinté de nationalisme et qui semble n’être que le double ironique de l’auteur, lui permet de décrire les affres d’un homme cultivé aux prises avec les réalités triviales de la guerre, surtout lorsque l’on manque de galon… Ce procédé littéraire lui permet aussi de reprendre à plus ou moins bon compte, notamment dans la 3e partie intitulée Le journal de Barzac, tous les poncifs nationalistes que les intellectuels français développèrent au moment de l’entrée en guerre.

Il faut sans doute lire le témoignage de Dauzat comme éminemment ironique, même si cette ironie n’est pas toujours complètement débarrassée de l’idéologie dominante du moment. Son texte témoigne des déchirements auxquels durent faire face certains intellectuels. Cette dimension atypique du témoignage de Dauzat, qui joue souvent à merveille d’un double langage, semble avoir en partie échappé à la vigilance de la censure.

L’attitude de Dauzat, sans doute liée à ses travaux sur « les légendes » de la guerre, évoluera par la suite vers des positions plus critiques envers la guerre, ce dont témoignent ses écrits ultérieurs sur Romain Rolland. Nous aurions facilement tendance à penser que cette dimension est déjà présente dans le témoignage présenté ici. Elle ne pouvait amener par la suite son auteur qu’à des positions nettement plus pacifiées et mûrement réfléchies.

Les préliminaires de la guerre

22 juillet : Dauzat est au Tyrol autrichien. Dialogue avec un touriste français qui évoque combien la cour de Vienne, la presse et l’opinion publique autrichiennes sont prêtes à en découdre avec les Serbes.

25 et 27 juillet : Rupture austro-serbe. « Tout le monde a compris que c’est la guerre. Chants, cris, manifestations patriotiques durant toute la nuit. » Mobilisation dans l’enthousiasme populaire. Déjà sensible à ses futures recherches, Dauzat note : « Le faux se mêle parfois au vrai. » Départ des premiers soldats et des touristes. Réflexion d’un contrôleur dans le train : « Pourquoi la guerre ? Nous ne demandons qu’à travailler et à manger. Ceux qui l’ont décidée sont idiots. »

27-30 juillet : Passage du témoin par la Suisse. Lecture de la presse locale et française. « On se rapproche, par petites étapes : on éprouve le besoin d’être à la portée de son pays, afin de rejoindre au premier appel. »

30 juillet : Retour en France où se prépare la mobilisation. Pleurs des femmes. Discussion dans le train sur la mobilisation. Un Alsacien s’est enfui pour rejoindre la France et y être mobilisé.

31 juillet : Paris. Sang froid et bonne humeur dans la capitale. La vie normale continue. Certains ne croient pas à la guerre : les journaux cherchent à effrayer les gens pour vendre du papier. Guillaume II décrète l’état de menace de guerre.

1er août : Rapporte différentes rumeurs sur le sens de la mort de Jaurès. Se rend chez lui pour préparer son départ. « Jamais je ne me suis senti plus de sang froid ni de lucidité. » Affiches de mobilisation générale. « Territorial de l’auxiliaire, n’ayant jamais fait de service militaire, je ne suis évidemment pas gâté. »

2 août : départ. « Dans le train, les hommes se parlent. En ce moment, les taciturnes éprouvent le besoin d’être bavards. Il faut communiquer ses pensées et sa foi dans le succès, identique chez tous. » A Chartres, les mobilisés entament la Marseillaise. Arrivée à Châteauvieux. Prise de contact avec un médecin qui lui dit : « – Infirmier ? Vous avez aussi à vous armer de courage. Les autres connaîtront les enthousiasmes de la guerre ; nous nous n’en verrons que les aspects cruels et douloureux. »

Le carnet d’un infirmier militaire

Période du 2 août au 5 septembre :

Affecté dans un hôpital créé dan un couvent. Dirigé par des religieuses, il a une section militaire qui soigne des militaires malades. Les autres infirmiers ne sont pas plus qualifiés que Dauzat.

Dès le 5 août, s’intéresse aux rumeurs nées de la raréfaction des sources d’information et la mise en place de la censure : Caillaux assassiné par le frère de Calmette (en liaison avec l’assassinat de Jaurès), espionnite, rumeur sur les plaques Kub. Dauzat demeure fortement influencé par les travaux de Le Bon sur la psychologie des foules qu’il connaît et cite.

Perception de la neutralité italienne. Dénonciation des flatteries diplomatiques françaises.

Reçoit des nouvelles de Paris : destruction des laiteries Maggi dont la rumeur prétend que le lait est empoisonné et destruction des commerces pressentis comme appartenant à des Allemands. Dénonce la flambée des prix dans la capitale qui, selon lui, explique l’apparition de ces violences.

Emploie le terme d’ « embusqué » pour désigner des hussards en traitement. Certains malades enveniment leurs plaies pour ne pas partir sur le front. D’autres cherchent à se rendre absolument indispensables (8 août).

Les religieuses qui n’aiment pas voir les infirmiers ou les malades inoccupés les assomment de labeur (recours à la main d’œuvre militaire qu’on ne paie pas…) Elles-mêmes ne se ménagent pas à la tâche mais commandent et sont respectées. Dauzat juge que « ces fourmis laborieuses qui se sont asexuées en s’adonnant exclusivement au travail » manquent de « sensibilité ». Elles ont aussi par rapport à la mort un sentiment d’accoutumance qui est et sera nécessaire au bon fonctionnement de leur établissement.

L’intellectuel découvre un monde qu’il ne côtoyait pas jusque là et s’adonne à des tâches jugées répugnantes : ses camarades ont du mal à comprendre qu’il puisse passer autant de temps à écrire… Dauzat fait intervenir pour la première le personnage de Barzac. Celui-ci déplore « cette organisation qui ne tient compte ni de l’intelligence, ni des capacités, ni de la situation sociale (…) ».

Mention des premières rumeurs teintées de bourrage de crâne prétendant que les Allemands sont démoralisés et qu’on va les prendre par la famine (11 août).

Rumeurs sur les pertes dans les combats d’Altkirch démenties par le gouvernement (12 août).

Doute de l’auteur à l’égard de l’évacuation provisoire de Mulhouse « pour des raisons stratégiques ».

Ironie à l’égard du clergé français qui, comme son homologue allemand, souhaite la destruction de l’ennemi : « Singulière mentalité, tout de même, qui a transformé le Christ d’amour et de pitié en Mars guerrier et massacreur ! »

Arrivée de blessés locaux victimes d’accidents de cheval : les chevaux réquisitionnés s’affolent lorsqu’ils sont utilisés pour des tâches guerrières.

Pression des religieuses pour que les infirmiers assistent aux offices : « mais, sur une vingtaine que nous sommes, il n’y a peut-être pas deux croyants. »

« Les journaux, eux, continuent toujours à sonner la même fanfare, et ils ont raison de vouloir entretenir la confiance : mais ils ne donnent plus le diapason de l’opinion publique. » (24 août)

Arrivée d’émigrants provenant du bassin de Briey. Attitude « résignée, mais point trop abattue. » « Les émigrants ne sont point trop loquaces. Les femmes parlent d’une voix monotone, comme si elles récitaient une leçon apprise. Beaucoup racontent comme ayant vu ce qu’ils ont entendu dire : ainsi se forment les légendes. » Evocation des atrocités allemandes (26 août).

Evocation de la rumeur et des fantasmagories sur « la poudre de Turpin » (29 août)

Arrivée par le train du premier convoi de blessés venant du front. « Vision poignante et inoubliable. » Prise en charge d’une partie de ces blessés. Lorsque le quota de places disponible est atteint, ceux qui n’ont pu être pris en charge poursuivent leur route jusqu’à l’hôpital suivant… (30 août) Arrivée d’un second convoi de 300 blessés. Les ordres reçus parlent de « paille pour recevoir blessés » et prévoient « d’évacuer les moins atteints sur les communes environnantes. » (31 août)

Départ pour la Suisse du personnage de Barzac, suite à de graves problèmes de santé. Nous n’avons pas pu déterminer de façon certaine si l’auteur a réellement pu quitter son affectation ou si il a ici simplement recours à un procédé purement littéraire et fictif, lui permettant de se distancier à l’égard des thèses défendues par Barzac. La suite du témoignage laisse toutefois à penser que Dauzat-Barzac a pu réellement quitter son poste, sans doute à cause de problème de santé et d’une inadaptation physique à la tâche d’infirmier (5 septembre).

Le journal de Barzac

Barzac se rend à Paris. La ville est calme. Il se plonge dans la lecture des journaux français et étrangers avec un mélange de crédulité et de sens critique (évocation de la « « poudre à punaises » [= mélinite] (…) à laquelle toute la population croit avec la foi du charbonnier. ») Passages particulièrement intéressants où se mêlent chez l’intellectuel à la fois une certaine forme de crédulité et des moments d’éveils critiques provoqués par la comparaison entre la presse française et italienne. Du fait de la raréfaction des sources d’information, la presse joue et jouera un rôle déterminant dans son positionnement idéologique (5 septembre).

Poursuite du voyage avec étapes par Dijon, Dôle, Pontarlier. « L’entrée des journaux suisses est interdite, mais on se les procure en cachette. » (7 septembre).

Arrivée en Suisse (10 septembre). Division de l’opinion publique dans ce pays neutre selon qu’on se trouve dans une partie francophile ou germanophile. Peur d’une agression italienne. Consultation de la presse allemande. S’intéresse au rapport entre la publicité et la guerre. Comprend que la guerre idéologique est aussi importante que la guerre militaire : « Les Etats-Majors luttent à coup de bulletins comme à coups de canons ; il ne leur faut pas moins de stratégie pour pallier une défaite sur le papier que pour gagner une victoire sur le terrain. » Analyse la violation de la neutralité belge (14 septembre). La lecture de la presse immerge Barzac dans les récits de propagande journalistiques : balles dum-dum, destruction de la cathédrale de Reims (18 septembre), engagement nationaliste des intellectuels allemands (22 septembre), « insomnies du Kaiser » (30 septembre). Analyse de « la faillite du socialisme » (8 octobre), de l’appel des intellectuels allemands (9 octobre) mais aussi des positions de Romain Rolland dans sa réponse aux intellectuels allemands (« On rendra alors justice aux magnifiques pages, si courageuses, de Romain Rolland, qui a eu assez de force d’âme pour s’élever au-dessus de la mêlée et pour maudire, non pas tel homme ou tel groupe qui passe, mais le fléau et les causes profondes de la boucherie fratricide qui déchire l’Europe. »)  (3-4 novembre). L’air de la Suisse semble produire sur l’auteur des effets pacificateurs et critiques. La censure a parfois laissé complètement passer des aspects qui dévoilent comment se positionne Dauzat dès le début du conflit : « Non ! l’ennemi parce qu’il est ennemi, n’est pas nécessairement une « sale race » qu’il faut exterminer (…) Il faut savoir respecter l’ennemi et lui reconnaître ses qualités. Les Allemands combattent pour leur patrie comme nous pour la nôtre ; ils croient comme nous qu’ils ont été victimes d’une agression (…) » ; « La vraie France n’est pas représentée par les journaux qui crachent et bavent à jet continu sur l’adversaire et qui existent le peuple à des haines de race. » ; « C’est là encore une des conséquences fâcheuse du service militaire obligatoire, qui a jeté les intellectuels dans la mêlée du combat et des haines, alors qu’ils devraient demeurer au-dessus des conflits guerriers et travailler au rapprochement des élites, à la réconciliations des races. » (13 novembre)

De retour à Paris, Dauzat-Barzac déplore l’absence de la presse étrangère qui lui a servi à modérer ses convictions premières. La vie dans la capitale n’a guère changé, entre « dévouement et égoïsme ». Les terribles pertes du début du conflit ne semblent pas avoir affecté outre mesure la population civile : « Pourquoi prétendre que la guerre a transformé notre mentalité ? Il n’y a rien de changé, à part les sujets de conversation. A bien y réfléchir, il ne pouvait en être autrement. Les mêmes hommes restent avec les mêmes cerveaux… » L’auteur cite des « choses » entendues dans le métro qui montrent que la guerre et ses inévitables conséquences sont à cette époque parfaitement entrées dans les mœurs : « – Oui, c’est mon mari qui est mort. Que voulez-vous ? il n’est pas le seul. On s’en doutait bien quand il est parti. » Les œuvres de charité accomplissent pourtant leur besogne pour ceux du front (18 décembre). Le peuple est patient, il demeure « magnifique de sérénité et prêt à tous les sacrifices comme à toutes les temporisations. » (20 décembre) Le gouvernement est de retour dans la capitale. Dauzat-Barzac passe en conseil de révision à Vincennes, décrit la scène mais ne dit rien de son sort. Son témoignage s’achève avec l’évocation de la fête de Noël, « (…) fête plus retenue sans doute, moins bruyante peut-être, – fête tout de même. » « On s’est fait à la guerre avec une impassibilité stupéfiante. On oublie trop les autres, ceux qui à vingt-cinq lieues se font trouer la peau, chaque jour, chaque heure, chaque minute, héros obscurs qui assurent la sécurité de ceux d’ici. » (26 décembre)

4. Autres informations

Dauzat Albert, « Romain Rolland », Les Cahiers idéalistes français, 6 juillet 1917.

Dauzat Albert, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats, Armand Colin, 1918, 195 p. [rééd. 2007, 277 p.]

Dauzat Albert, « Le préjugé de la race », Revue politique et parlementaire, 1918, tome 97, n° 287-289, pp 77 – 84.

Dauzat Albert, Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre, La Renaissance du Livre, s.d. [1919], 283 p. (voir l’analyse de cet ouvrage sur ce site).

Dauzat Albert, Ephémérides 1914-1915, R. Debresse, 1937, 108 p. (Evoque précisément – et avec humour… – comment le témoignage analysé ici fut censuré. Rétablit la totalité des passages censurés).

J.F. Jagielski, avril 2010

 

 

 

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Defaye, Raymond (1892-1974)

1) Le témoin

Né le 7 janvier 1892 à Guéret, dans la Creuse, Raymond Defaye a 22 ans lors de la mobilisation. Fils du directeur départemental des Postes de Tarn-et-Garonne, il est étudiant en médecine à Lyon en 1914. Il est mobilisé le 2 août à Montauban, et part pour la Marne. Très vite affecté à la conduite de convois militaires (122e section automobile TP), il est nommé médecin dans le 347e régiment d’infanterie le 15 juin 1915. Le 16 septembre, il tombe malade et est évacué vers l’intérieur. Après la guerre, il est médecin aide-major, élève de l’Ecole du Service de Santé militaire. Il soutient à Lyon le 26 mars 1919 sa thèse de doctorat en médecine, sur « La lutte contre les émanations gazeuses en guerre de mine ».

2) Le témoignage

Les carnets de guerre de Raymond Defaye ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Moles (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Son carnet s’accompagne de 160 photographies inédites sur les 500 qu’il réalisera pendant la guerre avec son appareil Kodak. Par ailleurs, l’éditeur a choisi de publier les extraits les plus significatifs de sa thèse.

3) Analyse

Le témoignage de Raymond Defaye est riche parce qu’il permet de croiser les photographies et les carnets de ce combattant. Ce jeune homme, à l’arrière front, rapporte les nombreuses rumeurs qui circulent : « Un turco serait revenu avec une tête de boche la jugulaire encore sous le menton. Un autre aurait plusieurs paires d’oreilles dans sa musette » (du 25 au 28 août 1914) ; « On coupe les doigts aux enfants pour les empêcher d’être soldats français » (11 septembre 1914).

Il est fasciné par le spectacle de la guerre et attentif aux traces de la bataille. Le regard qu’il porte sur l’ennemi est complexe. Il note le 12 septembre, travaillant aux côtés d’un médecin allemand prisonnier l’absence de distinction dans les soins accordés aux soldats allemands ou français. Le lendemain, ses camarades se réjouissent à l’idée de pouvoir « descendre quelques boches ». Pour autant, cette opportunité ne se présente pas. Devant Reims en flamme et les collines en feu, il observe « au-dessus un ciel moyen qui reflète l’incendie et qui est sillonné par les obus. C’est magnifique dans son horreur. » (14 septembre 1914). En direction de Reims, en octobre 1914, il se réjouit de « pouvoir voir ce bombardement fantastique. » Mais la lassitude et l’ennui s’installent progressivement. Il supporte difficilement le regard que portent sur lui officiers et soldats exposés au feu ennemi (5 février 1915). Par ailleurs, la fixité du front et l’inaction pèsent : « tous les fantassins en ont plein le dos et tout le monde attend la fin avec une vive impatience. On est découragé de cette inaction. La moindre chose en avant fait aussitôt naître une lueur d’espoir puis quelques jours après tout revient dans le calme un peu plus désespéré qu’auparavant », écrit-il le 18 mai 1915.

Il est titularisé médecin auxiliaire et affecté à la 52e DI, au 347e RI. Il est alors envoyé dans un poste de secours en première ligne. Il partage ainsi le quotidien des combattants. Il s’insurge contre les officiers qui font sentir de façon outrageante leurs galons et se sent déconsidéré.

Le 16 septembre, il est déclaré malade et évacué vers l’intérieur.

Ses photographies offrent un regard tout aussi intéressant sur son expérience de guerre. Les clichés et le carnet se font écho : les photographies témoignent de la vie dans le service automobile au début de la guerre et donnent surtout à voir les mouvements de troupes. R. Defaye photographie également les maisons ou les églises détruites, les cimetières, les activités quotidiennes (creusement d’une tranchée, cuisine, défilés, cérémonies, etc.). Les photographies de Reims s’apparentent à un reportage ou il fixe les ruines avec son appareil. Certaines, photographies ont été prises en 1ère ligne : les cadavres et les explosions y sont montrés (ex. p. 74). L’ensemble des photographies est consultable aux Archives Départementales de la Haute-Garonne.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

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Moles, Raymond (1884-1961)

1) Le témoin

Né en 1884, Raymond Moles a 30 ans lors de la mobilisation. Il est marié avec Léonie Lacaze et père de famille (depuis 1913). Il exerce le métier d’agriculteur à Catus, au nord-ouest de Cahors, dans le Lot, où se trouve sa ferme, le Mas de Pégourié. Il est croyant et pratiquant. Il est affecté dès août 1914 à la 4e section du 138e RI. Il fait fonction d’agent de liaison. Le 7 janvier 1915, il est nommé soldat de 1ère classe, puis occupe la fonction de cycliste du médecin aide major le 23 mars 1915. Il tombe malade en mai et est évacué jusqu’en septembre. Jusqu’en décembre, il reste à l’arrière et témoigne des multiples exercices auxquels il doit se plier. Il semble revenir au 20e RI et regagne le front vers Arras. Il passe le 13 juillet 1917 au train des équipages. Sa femme meurt d’une phtisie ganglionnaire le 28 février 1920 à 29 ans. Elle laisse deux enfants : Emmanuel, né le 28 février 1920 et Roger, né en octobre 1919. Raymond Moles se marie alors avec sa belle-sœur, la femme du frère de Léonie, lui-même décédé des suites de la guerre.

2)      Le témoignage

Depuis 1913, Raymond Moles écrit les faits marquants de ses journées. On relève peu d’émotion ou de prises de position dans ses pages : il se borne à rapporter le temps qu’il fait, les travaux des champs, la guerre. Il continue cette prise de note jusqu’au début des années 1960. Ses carnets de guerre ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Defaye (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Il a été recomposé, sans la moindre coupure et en conservant la chronologie, en trois chapitres : « Le front », « Les arrières » et « la vie à Pégourié ». Ces pages sont accompagnées de 160 photographies inédites de Raymond Defaye.

3)      Analyse

Les opinions et les sentiments de R. Moles cèdent souvent le pas devant l’écriture des faits : mouvements de troupes, temps qu’il fait, etc. En effet, son désir d’inscrire tous les événements marquants de sa journée est net : ainsi voit-on passer les troupes décimées et harassées de fatigue (23 août 1914), il donne à lire les cadavres déchiquetés (20 décembre 1914), les bombardements, les misères quotidiennes liées au temps (froid, pluie, boue,…). Le « je » est souvent remplacé par le « nous » ou le « on ». Mais ses observations sont souvent riches à l’instar de son récit d’un assaut sur des tranchées allemandes près de Tahure, le 5 mars 1915 : « nous pouvons remarquer que les types couchés n’étaient pas morts et que la plupart creusaient des trous ou arrangeaient les trous d’obus. » Il détaille l’instruction reçue à l’arrière de septembre à décembre 1915 : le 13 septembre, par exemple, il note que l’après-midi est consacré à de la « théorie sur les marques extérieures de respect et les règlements sur les peines attachés aux crimes ou délits militaires. » Pour autant, l’impression d’une écriture dénuée de sentiments est à nuancer : les rires (27 septembre 1914), la peur (4 mai 1916) sont évoqués.

En dépit de l’apparente objectivité de Raymond Moles, c’est bien sa guerre qu’il raconte dans son carnet. Un témoignage intéressant, donc, qui invite à la comparaison. Saluons d’ailleurs, dans la construction même de l’ouvrage Bleu horizon, le face à face, page après page, des notes de R. Moles et de celles de R. Defaye, médecin issu d’une famille de notable, et qui porte sur la guerre un tout autre regard. Autre regard tout aussi intéressant, celui de R. Moles sur l’arrière.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

 

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Kahn, André (1888- ?)

1. Le témoin
Né le 26 septembre 1888, André Kahn est avocat avant la guerre. Intellectuel d’origine bourgeoise, il est défini dans la préface comme un poète et un peintre, politiquement fluctuant, moderniste et conservateur, fervent à la fois d’Anatole France et de Maurice Barrès. Il est juif, et a profondément été marqué par l’Affaire Dreyfus. En 1914, il est en rupture avec sa famille, du fait de sa liaison avec une femme divorcée, déjà mère, et bientôt enceinte.

2. Le témoignage

Ce témoignage a été publié par son petit-fils, Jean-François Kahn, en 1978 sous le titre, Journal de guerre d’un Juif patriote, (Editions Jean-Claude Simoën, Paris). Il s’agit des lettres écrites par André à sa future femme, d’août 1914 à novembre 1918. L’auteur les considère comme « l’embryon » d’un véritable journal, qu’il projetait de publier après la guerre. Prisonnier dès les premiers jours de combats, rapidement libéré, il participe, tantôt dans les tranchées, tantôt au quartier général, aux principales phases de l’affrontement (Marne, Verdun, Chemin des Dames).

3. Analyse

Le 28 août 1914, il note la distance entre la guerre imaginée et la guerre réelle : « Je deviens de plus en plus pacifiste. Quand on songe à l’éclat glorieux des victoires possibles, on est « chauvin », mais quand on respire l’atmosphère du champ de bataille un immense dégoût, joint à une immense pitié, vous remplit l’âme » (p. 17).

Confronté à la violence de la bataille, il note, le 11 octobre, dans le Pas-de-Calais : « Quel air de souffrance ont les mutilés! (…) Quelques instants auparavant, c’étaient de braves soldats obstinés sous la mitraille et dédaigneux de la vie. Ce ne sont plus que des loques humaines, un peu de chair qui souffre, un peu de cerveau qui implore grâce. J’ai senti en moi une grande pitié devant leur douleur et j’ai conclu une fois encore à l’horrible bêtise de la lutte présente » (p.29)

Le 3 novembre, il se plaint de l’incertitude du lendemain : « Contre-ordre. […] Tu ne peux t’imaginer, ma mie, dans quelle perpétuelle tension nerveuse nous devons vivre. On ne sait jamais sur quel pied danser. On ignore tout du lendemain. Quand une nouvelle à peu près sûre luit à l’horizon, aussitôt une nouvelle contradictoire vient nous confondre. C’est em…merdant » (p.51-52)

Le 21, il est pris sous le bombardement allemand à Ypres : « En repassant le pont du canal de Furnes à Ypres, nous avons subi le bombardement des batteries avancées Boches (…) Moment terrible à vivre! Dans la nuit noire et froide, attendre son tour de s’élancer (car on passe un par un), sur le pont sans parapet, déjà bien abîmé par les obus, tandis que la mitraille tombe autour de nous à l’improviste, et se dire soudain que l’on peut rester là, un bout de fer dans le corps, et mourir dans la neige ou dans la boue des Flandres, loin des siens, loin de la France! Ce sont des instants dont on se souvient toujours car on a vécu en quelques secondes, le passé, le présent et l’avenir en une formidable intensité » (p.62)

Dans ce contexte pénible, la fine blessure apparaît comme une aubaine, comme il le note le 8 décembre : « Sur la route, pendant une halte, Marmoiton, notre major, a été blessé cette nuit par une balle au genou. Le veinard! Il était à un mètre de moi. Que ne m’a-t-elle touché avant lui, cette balle bienfaisante! Dire que nous en sommes arrivés à désirer une blessure pour nous permettre de fuir cet infâme pays !»

Les embusqués sont également la cible de sa colère, comme le 15 février 1915 : « Je comprends, car je l’ai éprouvé moi-même, que des hommes énervés et affaiblis par quelques mois de campagne, se laissent aller à une lassitude passagère et à un pessimisme intermittent. Je comprends, à la rigueur, qu’un ancien combattant gardé au dépôt jusqu’à la consolidation d’une blessure, ait une opinion malsaine sur le résultat final de la guerre et quelque appréhension de retourner au feu. Mais je ne saurais admettre qu’un homme solide se vante de rester à l’arrière – il devrait être honteux – et se moque de ceux qui se font tuer pour lui… » (p.105)

Une question récurrente concerne la durée de la guerre. La guerre qu’il décrit insiste, le 16 octobre 1914, sur la fixité des fronts : « Nous restons ici, avec les mêmes ordres de défendre le terrain mètre par mètre. Les Allemands sont toujours là, devant nous, immobiles et muets. Cette guerre de taupes peut durer longtemps encore » (p.31) Le 30, il poursuit cette idée : « La vie d’attente continue (…) C’est une opération délicate pour prendre une tranchée, il faut l’effort de presque un bataillon… et encore, on laisse pas mal d’hommes sur le terrain. Il vaut bien mieux attendre. C’est au plus patient que sera la victoire. Nous n’avançons que sur deux ou trois mètres (je dis bien « mètres ») par jour, qu’importe! Si de cette quasi-immobilité dépend le triomphe définitif, nous ne sommes plus à l’époque de la furia francosa! » (p. 43) Dès lors, la longueur de la guerre est au cœur de ses réflexions, comme le 22 février 1915 : « Mon avis sur la guerre? Elle sera longue, elle ne durera ni cent ans, ni même sept, mais se prolongera au moins jusqu’en novembre. Je fixe cette date car les forces financières et matérielles de tous les belligérants le permettront et que plus personne ne voudra endurer une campagne d’hiver »

Pour déterminer l’issue de la guerre, il profite de ses nouvelles fonctions d’infirmier en mars 1915 pour lire attentivement les journaux, et en particulier suivre le cours de la bourse. Ainsi, le 31 mars il écrit : « Les nouvelles sont bonnes. La rente monte fiévreusement… L’Echo déclare que les Russes progressent contre les Autrichiens. D’autre part, un communiqué télégraphique du corps d’armée annonce une grande victoire russe dans les Carpates. Bravo! ». De même, le 12 avril : « Les communiqués sont toujours excellents sur les opérations de France et de Russie… Mais pourquoi la rente baisse-t-elle progressivement chaque jour depuis une semaine et pourquoi le silence s’appesantit-il sur l’action des flottes aux Dardanelles » (p.138) Trois jours plus tard : « Rien dans l’Echo, rien dans le Matin, rien dans le Journal. Si : la dégringolade de la rente et le silence obstiné sur les opérations aux Dardanelles. Ca ne marche donc pas là-bas? Pourtant un bel article de Barrès expose clairement nos raisons pour être certains de la victoire, malgré tout » (p.141)

On lui propose alors de devenir le secrétaire d’un lieutenant officier du détail, un poste privilégié : « on n’avance jamais à plus de dix kilomètres de la ligne de feu » (p.164). Il devient ainsi « officier de l’état civil ». Son rôle est de dresser les actes de décès des soldats morts au champ d’honneur et de répondre aux demandes d’informations des parents.

Pourtant, dans « le bureau de la mort », l’ennui est tel que le front apparaît comme un échappatoire : Le 7 octobre, il écrit : « Que cette vie est misérable! Ah! Être sous la mitraille, dans le bruit caressant et le fracas terrible des obus et du canon. Vivre au milieu du danger pour bien sentir la valeur de la vie! Mais ne pas rester dans cette solitude déprimante du demi-arrière, où l’on devient fou de mâchonner toujours les mêmes idées, d’être trop seul, de sentir la folie vous étreindre, alors que l’on est là, sans défense, l’œil braqué sur un idéal lointain. » (p.193) Le 10 novembre, il ajoute : « Tu vas me gronder mais je regrette l’existence aventurière de brancardier (…) Excuse-moi, mais mon engourdissement de rond-de-cuir me dégoûte… Je suis trop près de la belle lutte, de l’ardent combat pour ne pas aimer, envier sa passionnante âpreté et je suis trop loin de l’arrière – certes avantageux – pour ne pas déplorer la monotonie de mon existence semi-guerrière… Les extrêmes seuls sont intéressants, la tranchée ou le dépôt. Ici, où je n’ai pas les émotions et les satisfactions de la tranchée et où je n’ai pas non plus les avantages du dépôt, je m’emmerde, pour parler net » (p.200)

Il redevient infirmier et rallie Verdun. Arrive la bataille de la Somme. Le 7 août 1916, il écrit : « Tu te plains de la lenteur des opérations sur la Somme… Moi aussi, je jubilerais d’abattre 30 kilomètres par jour à la poursuite des Boches et j’irais volontiers jusqu’au Rhin et même ailleurs sans un jour de repos. Mais une telle chevauchée n’est permise qu’en imagination » (p.255)

Du 17 au 27 avril 1917, voici comment il rend compte de l’offensive Nivelle : « Que penses-tu de cette offensive? Ca barde et ça marche. Dix mille prisonniers pour le premier jour et ce n’est que le commencement » (17 avril, p.269) ; « je suis trop heureux de succès de nos poilus pour gronder plus longtemps ce soir. L’offensive marche, moins vite peut-être qu’on ne l’espérait tout d’abord, mais les résultats des trois jours sont loin d’être méprisables » (18 avril, p.270) ; « Nous continuons la bataille. Ca marche toujours. Je crois que nous tenons les petits Boches. Dès que ce sera propice, nous progresserons énergiquement. J’ai le ferme espoir de me retrouver sur les rives de la Meuse pour l’hiver prochain » (19 avril, p.270) ; « L’offensive se poursuit méthodiquement. Nous allons sans doute prendre part à deux ou trois coups de butoir encore, puis ce sera le repos avec tous ses avantages tant attendus » (20 avril, p.270) ; « Tu ne sais que penser de notre offensive, moi non plus. Mais je n’hésite pas sur un point : elle est franchement ratée jusqu’à présent. Elle était faite pour la percée (…) Mais n’en concluons pas qu’elle est ratée à jamais. Nous ne sommes qu’au début du printemps. Jusqu’à l’hiver nous avons tout le temps désirable pour repousser les Boches jusqu’à la Meuse » (27 avril, p.271).

A propos des mutineries, il note le 23 mai : « Je ne crois pas à une révolution dans l’armée. Ce que t’a dit Gus, c’est que les poilus, comme après toute offensive ratée et par conséquent meurtrière, en ont plein le dos et déclarent à qui veut les entendre, qu’à l’avenir, ils ne marcheront plus. Depuis trois ans, j’ai constaté cet état d’esprit. Mais un mois après, quand il faut y aller encore, tout le monde marche comme un seul homme » (p.274)

Il part à la mi-août en stage à l’arrière pour être nommé au grade d’officier d’administration au service de santé : « ici, c’est le service militaire dans toute son horreur » (p.279). Début mai, il entame des démarches pour se placer définitivement au sein des Conseils de guerre : « Je ferai une demande prochainement pour être nommé greffier (ce qui me permettrait de passer sergent au bout de cinq ou six mois). C’est un avantage. Et de défenseur, je deviendrai complice de l’accusation. Ah! les avocats! » (7 mai 1918, pp. 297-298)

Le 21 août 1918, à propos du retour de la guerre de mouvement : « J’envie et j’admire les camarades qui traversent les vallons et les plaines sous la mitraille. Je regrette le bon temps d’autrefois. Il se passe de grandes choses en ce moment. L’héroïque poilu fabrique la victoire de la France, c’est incontestable. Il va, dans le matin clair, insensible à la souffrance, joyeux d’aller simplement. Il voit le Boche fuir ou se rendre. Il fait un acte. Il vit la guerre. »

Marty Cédric, 18.03.2010

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