Dufestre, Henri (dit d’Estre) (1873- ?)

1. Le témoin

Henry d’Estre, de son vrai nom Henri-Xavier Dufestre, est né en 1873. On le sait basé en Algérie avant la première guerre mondiale ; il est effectivement officier d’état-major dans la 45e division d’Afrique. En plus de son témoignage en tant qu’officier et d’un essai sur la bataille de Verdun, L’énigme de Verdun – Essai sur les causes et la genèse de la bataille, parus la même année, il est spécialiste du XIXe siècle. Il a notamment publié Bourmont. La Chouannerie. Les Cent jours. La Conquête d’Alger 1773-1846 en 1934 ou encore trois volumes sur le règne de Napoléon : Bonaparte, les années obscures 1769-1795, en 1942, Bonaparte, les années éblouissantes. Italie. 1796-1797, en 1944, et Bonaparte, le mirage oriental, Égypte : 1798-1799, en 1946. Il s’est de plus intéressé à l’histoire du territoire algérien. Ainsi paraît en 1930 Les conquérants de L’Algérie 1830-1857. Enfin, deux romans sont parus sous son nom : Temps Du Panache, en 1904 et Le bol magique, en 1934.

2. Le témoignage

D’Oran à Arras, Impressions de Guerre d’un Officier d’Afrique, Henry d’Estre, éditions Plon (353 pages), publié en deux éditions successives. Une première, publiée en 1916, est complétée par une seconde en 1921 apportant quelques précisions concernant les lieux et personnages masqués dans l’édition originale. Rétablis dans des notes à la fin de l’ouvrage, il est par ailleurs agrémenté d’une notice, d’un glossaire des abréviations et d’une liste alphabétique des noms propres. Elle est de plus divisée par périodes du « branle-bas en Algérie » jusqu’à « Devant le labyrinthe ». Ce carnet de route a été couronné par le prix Davaine de l’Académie française.

L’auteur nous présente avec cet ouvrage écrit après la guerre ses impressions de campagne durant la période du 24 juillet 1914 au 18 février 1915.

Ainsi, nous le suivons, pas à pas, dans ce conflit qui le surprend en permission estivale dont il comptait bien profiter dans les Alpes, en France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps, étant basé en Algérie. Mais le 28 juillet au matin arrive l’ordre de regagner l’Algérie au plus vite par le premier bateau. Il participe dès lors à la mobilisation, à la levée des troupes et à l’embarquement en compagnie de sa 45e division d’Afrique, tout juste constituée. C’est donc durant le mois d’août que la troupe accoste en France et traverse le pays pour rejoindre la zone du front où elle est intégrée à la 6e armée (Maunoury) qui tient le secteur de Charny près de Meaux à partir du 6 septembre 1914.

Le capitaine d’Estre est agent de liaison. Sa mission est de parcourir les lignes et les secteurs à la recherche du renseignement. Ainsi, relativement préservé, il peut décrire les combats de ses postes d’observation mais aussi dépeindre ceux qui y prennent part et les lieux dans lesquels il évolue. A partir du 10 septembre, la marche en avant survient faisant suite aux combats victorieux de la Marne. Cette « course à la mer » de quatre jours va se terminer sous Soissons où la division va cantonner jusqu’au 3 octobre, date à laquelle elle va rejoindre Arras après un court passage dans la forêt de Compiègne. Le 2 décembre 1914, le Général Quiquandon prend le commandement de la 45ème Division d’Afrique qui va se battre au Labyrinthe dans le secteur infernal de Neuville-Saint-Vaast où l’auteur sera toujours, à la fin de l’ouvrage, le 18 février 1915.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire avec cet ouvrage très personnel un carnet de route qui trouve son intérêt dans la vision de l’intérieur d’un bataillon d’Afrique, moins évoqué que les unités métropolitaines. Passés les éclairages sur l’uniformologie, « ils portent la culotte demi bouffante et les bandes molletières. […] La vareuse genre alpin et la chéchia semi-rigide avec couvre-nuque tombant sur les épaules, complètent cette tenue » (page 23), son « efficacité », « [ils sont] autant de bouquets de coquelicots et de bluets, aisés à repérer » (page 162) et son évolution quand, en septembre 1915, la plupart a ainsi quitté le jupons rouge et la chéchia garance pour des vêtements kakis plus appropriés, Henry d’Estre décrit la spécificité des troupes d’Afrique ; zouaves, goumiers ou encore de tabors. Un goumier, étant, comme il le précise dans les premières pages de son carnet, un cavalier volontaire s’habillant à ses frais et n’obtenant de l’Etat que la solde et l’armement. Ce statut est propre aux colonies et a surtout concerné le Maroc. « Tabor » désigne un régiment de goumiers. Il nous est également donné d’autres renseignements pratiques concernant l’armée d’Afrique, tel celui du salaire d’un soldat marocain, de dix sous, ou le symbole présent sur le fanion marocain, la main de Fatima. Enfin, il laisse dans une notice à la fin de l’ouvrage, la composition de sa 45e division d’Afrique.

D’Estre décrit la mobilisation comme un moment de grande effervescence monopolisant la plupart des transports et laissant la population indécise. Au front, il cède à l’espionnite ambiante et  rapporte l’épisode d’un espion, exécuté pour avoir utilisé la croix de Genève pour révéler à ses compatriotes allemands des positions d’armes ou l’emplacement des réserves (le 8 septembre 1914, page 108). Ce qui amène par ailleurs un phénomène « d’espionnomanie » parmi les soldats, comme l’observe d’après certains faits l’officier Dufestre (page 164). Le 17 septembre 1914, un autre événement remarquable est mentionné quand les Allemands utilisent des mannequins comme trompe-l’œil en première ligne ou se déguisent eux-mêmes en zouaves. Il décrit aussi à deux reprises des retraites allemandes, en septembre 1914 sur la grande route Meaux-Villers-Cotterets (page 140) puis entre Paris et Chaudun deux jours plus tard (page 154). Les Allemands ont abandonné leurs bicyclettes, tué ou laissé leurs chevaux, incendié leurs voitures. Suite à ces départs précipités, d’Estre relève l’utilisation par les Allemands de caféine pour stimuler leurs troupes. Il assiste également aux fuites des paysans et repère qu’ils ont enfilé leurs plus beaux vêtements pour les préserver. Enfin, le 18 décembre, l’officier découvre un écriteau original : « E…-les-Eaux Station thermale pour maladies nerveuses. […] Cuisine soignée : spécialité de pruneaux et de petites marmites. On sert à domicile. Ruines à l’instar de Pompéi. » (page 304).

Sur le plan militaire, il établit un commentaire comparatif sur les manœuvres d’artillerie : « les canons de nos ennemis sont peu susceptibles de déplacer leur tir latéralement, ce que les nôtres font si facilement avec leur terrible fauchage ». En outre, il évoque à plusieurs reprises « la balle dum-dum » qu’il atteste utilisée par l’ennemi le 8 septembre par un ingénieux système, adaptant au fusil Mauser un appareil spécial destiné à « retourner les balles ». L’auteur remarque également que ces balles retournées produisent un son spécifique (page 316). Page 333, il note l’absence de plaintes des blessés et en explique ensuite l’origine. En effet, « les armes actuelles frappent avec une si excessive violence, qu’il en résulte, pour la partie atteinte, une sorte d’insensibilité avec phénomènes d’anesthésie locale ». Par plusieurs notes, l’auteur nous renseigne de plus, à la manière d’un ouvrage documentaire, sur certains détails spécifiques, tel le « Miracle de la Marne », exploit militaire auquel il a participé (page 107), le fonctionnement de la trésorerie et de la poste (page 266) ou la composition d’une artillerie divisionnaire (page 152). Enfin, les observations de son carnet de route comportent de nombreux renseignements sur la prise en charge des morts. Page 124, le 9 septembre, dans les environs de Barcy, on apprend que les ravages de l’artillerie ont été tels qu’ « il est impossible d’enterrer tous les cadavres, aussi est-on obligé de les brûler. ». Il décrit (page 192) les différents us des belligérants pour l’identification de leurs cadavres et la formulation de l’épitaphe. Les britanniques se servent d’une bouteille où est enfermé l’état civil du défunt, les circonstances de sa mort, et qui indique : « In remembrance of X…, killed in action ». Les Allemands quant à eux honorent leurs morts de l’épitaphe « Hier ruht im Gott, als Feld gefallen. », « Ici repose en Dieu, tombé en héros. ». Page 287, côté français, d’Estre explique que sont ôtées au soldat les affaires personnelles destinées à la famille, puis on insère dans une boutonnière de la capote un morceau de carton soutenu par un bout de bois fendu sur lequel est mentionné l’état civil. Le soldat est ensuite inhumé la nuit après une brève cérémonie, laquelle est clôturée le plus souvent par l’expression « On te vengera ». Quant aux circonstances de la mort, l’auteur s’estime (pages 113 et 114) capable de la déduire par la position et l’état du cadavre. Ainsi, d’après lui, si celui-ci est étendu sur le ventre, il aura été tué par balle, mais s’il est allongé sur le dos, il y a plus de chances que sa mort ait été causée par une baïonnette. De plus, par la marque d’une balle sur la tempe, l’officier extrapole que le mort a sûrement été exécuté suite à un second passage de l’ennemi alors qu’il n’était que blessé.

Page 208, il compare ceux qui adoptent une position neutre face à la guerre à des corbeaux qui s’engraissent. Il est aussi étonné (page 208) du rapport disproportionné qui existe dans cette guerre moderne entre le nombre de kilogrammes de plomb utilisés et celui qui tuera réellement un homme. Il évalue que seul un dixième de la totalité du plomb utilisé atteint sa cible. Enfin, il note que les combats ont plongé ses hommes dans un état quasi léthargique (page 331).

Enfin, il apporte diverses informations supplémentaires. Il cite quatre caricaturistes et dessinateurs Willette, Weber, Steinlein et Abel Faivre aptes à décrire les atrocités allemandes utilisant des plastrons humains : « ces héros qui, pour attaquer, se sont fait parfois des matelas de femmes et se cuirassaient de vieillards et d’enfants ! ». Il dit avoir vu le corps du poète Charles Péguy (Norton Cru remet en doute cette affirmation), nous renseigne sur une visite du président Poincaré le 3 novembre 1914 pour des remises de décorations. On apprend que l’acteur Raynal est enterré à Barcy, et que Mme Macherez était administratrice de Soissons en septembre 1914. L’ouvrage, mâtiné de « bourrage de crâne » se révèle donc d’un intérêt inégal quant à sa valeur testimoniale.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau, novembre 2010

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Olivier, Gaston (1884-1915)

1. Le témoin

Son petit-fils, Alain Chaupin, a retrouvé les lettres qui constituent le témoignage. Il a composé un livre appartenant à la catégorie des réalisations de piété familiale, intitulé Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d’un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le spécialiste de l’histoire de ce régiment, Stéphan Agosto, en a écrit la préface. Les éditions Anovi l’ont publié en 2008. C’est de cet ouvrage que sont tirés les renseignements biographiques.

Gaston Olivier est né le 26 mai 1884 à Wambrechies (Nord). Ses parents, catholiques, sont dits journaliers, mais la photo de la famille (nombreuse) reproduite p. 12 montre une certaine aisance, et Gaston lui-même va devenir sous-directeur à la Société rouennaise d’engrais et de produits chimiques à Petit-Quevilly en 1913. Il est alors marié et père de deux garçons ; une fille allait naître en 1914. Gaston Olivier part dès les premiers jours d’août 1914 comme simple soldat au 274e RI. Sa mort, le 14 janvier 1915, est provoquée par l’éclatement du mortier de tranchée dont il est devenu le serveur.

2. Le témoignage

Il est constitué d’un carnet brièvement tenu du 10 août au 13 octobre 1914 et des lettres écrites à sa femme et à ses enfants. L’orthographe en a été respectée ; elle est plutôt bonne. Quelques rares erreurs de transcription sont immédiatement identifiables. Le témoignage est accompagné de notes historiques sur la vie avant 1914, la mobilisation, la marche des régiments, de textes officiels et autres qui n’étaient sans doute pas indispensables. Le témoignage lui-même est intéressant.

3. Analyse

L’introduction nous donne, sur cinq pages, les extraits les plus significatifs du témoignage, ce qui peut faire gagner du temps à l’historien qui veut l’utiliser, mais ce serait alors au détriment de la lecture intégrale. Gaston Olivier, simple soldat d’infanterie, décrit les marches terribles lors de la retraite en août, les spectacles horribles, la vie sous la pluie, le froid, les brimades de certains chefs qui « seraient excellents pour commander les armées de Guillaume ». Notons deux passages remarquables : la description d’une fraternisation à Noël (lettre du 26 décembre 1914) ; l’aveu à sa femme, le 30 décembre seulement, que ses souffrances insupportables l’avaient presque conduit au suicide quatre mois auparavant : « Je puis te le dire, le 26 août, pendant la nuit, nous marchions dans un bois, par une nuit noire comme ça depuis deux jours, je souffrais tellement des pieds de partout, que dans un moment de fièvre, sans doute, j’ai mis une cartouche dans mon fusil et par un hasard tout à fait heureux, je n’avais pas fait 100 mètres de plus, en pensant à vous tous à mes chers gosses, et j’allais me faire sauter la tête quand enfin on s’est arrêté. Nous sommes tous tombés, morts de fatigue, de soif, de sommeil, de mal et nous avons dormi là sans faire un pas de plus, où nous étions. » Sur son carnet personnel, il avait noté : « Plus grande souffrance de ma vie (mes enfants m’empêchent de me détruire). »

Il écrit toujours à sa femme que la fin de la guerre est pour bientôt, par épuisement des Boches et victoires des Russes. Le dit-il pour rassurer son épouse ou y croit-il sérieusement ? On a l’impression qu’il a du mal à imaginer que la guerre puisse durer au-delà de mars 1915. Lui-même résiste en disant qu’il évite de penser, mais, en même temps, il avoue (23-24 octobre) : « Si j’avais su j’aurais fait cinq gosses. » Il témoigne aussi de son angoisse devant le sort de ses parents restés à Lille, et dans l’attente de nouvelles de son beau-frère porté disparu. Il répète ses conseils : ne pas payer le loyer, ne pas payer les impôts. Il s’inquiète en apprenant que les femmes de Rouen et de Quevilly se font consoler par les Anglais. Et on découvrirait ici et là des allusions sexuelles étonnantes.

Rémy Cazals, novembre 2010

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Varenne, Joseph (1894-1980)

1. Le témoin

Né le 27 février 1894 à Chavigny (Meurthe-et-Moselle). Aîné de 4 enfants, fils d’un ouvrier mineur, il obtient son Certificat d’études Primaires et est employé de commerce au moment de sa mobilisation. Appelé le 1er décembre 1914, il part pour la Somme le 17 mai 1915 avec le 414e RI, après une période d’instruction. Le 31 mai, son régiment tient le secteur de Lihons, puis celui de Frise où Varenne reçoit son baptême du feu. Il se trouve à Wailly le 25 septembre 1915, au moment où l’offensive est déclenchée. Son régiment participe ensuite à la bataille de Souchez. Comme beaucoup de ses camarades, Varenne souffre d’une gelure des pieds en novembre et ne peut se remettre de ses fatigues qu’au mois de décembre pendant le Grand Repos, en  Haute Saône. Du début de l’année 1916 jusqu’à la fin du mois de mars, son régiment est en Haute Alsace. Il occupe les tranchées de Moos et participe aux combats de Seppois. Il quitte ce secteur pour les Hauts de Meuse le 31 mars. Après une préparation au camp de Beholle où il arrive le 9 avril 1916, puis à celui de Tremblay, Varenne monte en ligne avec son régiment à Verdun, le 31 juillet. Il occupe la tranchée Christophe. Varenne écrit des pages poignantes sur cet épisode qui inflige au 414e RI de lourdes pertes. Relevé le 5 août, il part pour le Grand Repos près de Sainte-Menehould, puis rejoint ses camarades au camp de Mailly après une permission (il en aura 5 pendant la durée de ses campagnes, prodigalité qui le ravit). Dans le secteur de Douaumont, le 414e tient le bois des Caurières où il est engagé du 22 décembre 1916 au 18 janvier 1917. Au repos dans la Haute Marne, il repart pour la Somme début février. Le 414e RI entame alors une série d’étapes. La marche lui semble étonnamment « paisible » et pour cause : il ignore que les Allemands ont décidé d’un repli stratégique pour s’installer sur des positions plus solides : « Nous ne savons rien, sinon que nous ne sommes que de modestes pions qu’on déplace à volonté sur l’immense échiquier qui va de la Belgique à la frontière suisse » (p.123). Le 16 mars, il participe à une action sur le village de Crapeaumesnil. Il est alors agent de liaison. La progression française étant mal coordonnée, il se perd dans les lignes ennemies pendant l’une de ses courses, pensant alors rejoindre son unité. Il a la présence d’esprit de détruire l’ordre dont il est porteur et tente de fuir mais, pris pour cible, il doit « faire le mort » entre les lignes, attendant longuement la nuit. Varenne reçoit une citation à l’ordre du Corps d’Armée pour cette action de sang-froid. Son régiment continue sa marche en avant : découvrant les ruines abandonnées par les Allemands dans leur repli, il a un sursaut de colère. Le 15 avril, le 414e RI se met en marche et part en ligne le 16 au matin. Prêt à intervenir pour exploiter la grande offensive, il n’est pas engagé et se trouve mêlé à l’encombrement des routes. En attente au camp de Cambressis, il s’emploie à la réfection d’une route avant de partir pour un entraînement intensif le 21 avril 1917, au camp de la Villette. Les 7, 8 et 9 mai, son régiment est engagé sur le plateau de Californie. Varenne décrit une expérience d’apocalypse. Il abandonne sur le plateau nombre de ses anciens camarades. Après 10 jours de repos, il retrouve le secteur de Vauclerc du 19 au 31 mai (en réserve dans les abris Electra). Le moral est bas et Varenne, désigné pour une liaison avec le camp de Blanc-Sablon le 26, trouve à son arrivée un bataillon au bord de la révolte. Le 414e RI monte en ligne dans le secteur de Laffaux. De septembre à octobre 1917, Varenne participe à l’offensive qui aboutit à la prise du fort de la Malmaison. Du 13 au 17 novembre, le 414e RI est au Bois Mortier puis part à nouveau dans la Somme. Après un séjour au Camp B de Remaugies, il se porte dans le Pas de Calais à Nesles, puis dans les Vosges, avant de partir pour la Marne en mai 1918. Le 27, le 414e est en ligne pour tenter de contenir l’offensive allemande. Il se porte devant Bligny. C’est là que Varenne est grièvement blessé au crâne par un éclat d’obus qui traverse son casque, le 6 juin 1918. Il était alors sergent (Varenne ne mentionne aucune de ses promotions, dont je n’ai pas retrouvé les dates). Il est évacué et réformé le 15 novembre (date à laquelle son récit prend fin).

Souffrant d’une paralysie du côté droit et d’un trouble temporaire de l’élocution, Varenne suit une rééducation intensive. Son infirmité lui vaut une proposition pour être accueilli à l’Hôtel des Invalides : il la refuse et travaille avec acharnement à son insertion sociale. Apprenant à écrire de la main gauche, il passe les concours de l’administration et est admis en novembre 1919 à la fonction de percepteur des impôts. Il se marie en 1923 et aura deux fils. Après guerre, il s’implique dans de multiples activités associatives et présidences au sein du monde des anciens combattants. Il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier, pour que cette guerre soit la dernière. À Carcassonne où il est muté en 1946, il se lie d’amitié avec Joë Bousquet. Varenne lit beaucoup, dessine encore de la main gauche, et écrit poèmes, articles et nouvelles dont certains sont publiés dans des revues et journaux. Retraité en 1960 (receveur des Finances), il meurt le 24 avril 1980.

2. Le témoignage

L’aube ensanglantée. Récits de guerre d’un poilu, éd. de la Revue mondiale, 1934, 223 p. réed. Paris, L’Harmattan, 2004.

Souvenirs rédigés d’après les carnets de route tenus pendant trois ans et demi de guerre. Paru une première fois en 1934, à compte d’auteur, les souvenirs de guerre de Varenne ont été l’objet d’une réédition en 2004, conforme à l’édition originale, et préparée par ses deux fils. Cette édition est enrichie d’annexes : un texte et des dessins inédits de l’auteur, des lettres inédites qui lui ont été adressées par Joë Bousquet, un glossaire, une note biographique, des repères géographiques.

Dans l’avant propos de l’édition de 2004, André et Georges Varenne examinent les raisons qui poussèrent leur père à attendre près de 15 années avant de se replonger dans ses carnets et de publier ce livre. La première raison tient au fait qu’ayant été grièvement blessé, Joseph Varenne avait perdu l’usage de sa main droite et souffrait de séquelles importantes. Il dut subir une longue rééducation. La seconde raison de cette attente découle de la première : il dut consacrer beaucoup de temps et d’effort pour assurer son insertion sociale. La troisième raison avancée par ses fils est un motif souvent invoqué dans l’explication de la rédaction sur le tard des souvenirs de combattants : choqué, traumatisé, Varenne avait trop souffert. Au lendemain de la guerre, il avait soigneusement remisé dans un tiroir de son bureau 6 carnets où il avait noté pendant 42 mois de guerre, presque chaque jour, ses « Souvenirs et impressions de guerre ». Le temps était alors à l’oubli et à la guérison des blessures physiques et morales.

Lecteur passionné, Joseph Varenne lit la littérature d’après guerre. Au sein d’associations d’anciens combattants, il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier. Il ressent le devoir de raconter son expérience de combattant. À partir de 1930, il ressort ses carnets et commence à les mettre en forme.

À la page 244 figure un extrait (retranscrit) du manuscrit original, consignant le souvenir terrible de ce jour où il tomba entre les lignes ennemies et dut attendre là l’obscurité. On peut y constater la sobriété initiale de la prise de notes : « Retour aux nouvelles positions, portant un pli concernant la relève, avec Villard. Tranchée ennemie. Coups de feu. Imitant la mort de 7h à la nuit. Rafales de mitrailleuses. Retour indemne. Contentement ». Si l’on compare cette note au récit qui en est fait dans le témoignage, on mesure l’importance du travail de réécriture et de mise en récit a posteriori : « Peu à peu mes membres s’engourdissent. Alors le martyre commence, le corps sentant ses forces diminuer veut tenter l’impossible, mais la raison que dirige l’esprit de conversation commande d’attendre et de ne pas désespérer. Et ainsi, pendant des heures entières, ils se livrent à ce singulier combat dont ma vie est l’enjeu. Alors le « moi » se révèle, le passé s’impose en une foule de souvenirs. Je pense à tous ceux que j’aime et que je ne verrai peut-être plus. Le présent, c’est le devoir, l’abnégation, le sacrifice ; l’avenir, en ce moment, m’échappe. […] Maintenant je voudrais bouger, mais mon corps est scellé à la terre. Je suis lié à elle depuis environ 7 heures du matin, je me sens rapetisser. Que la nuit est donc lente à venir ! Je la désire, je l’appelle de toutes les forces qui me restent » (p.126).

Ce travail de mémoire s’inscrit dans une démarche de lutte farouche contre la guerre, ainsi que l’indique la dédicace : « à mes fils André et Georges. Qu’ils ne connaissent jamais pareil sacrifice ». Publié en 1934, l’ouvrage reçoit le Prix International de Littérature contre la Guerre de Genève la même année.

3. Analyse

Dans le paratexte de l’édition 2004, une page intitulée « Sur les camarades je, on et nous » attire notre attention sur le personnage principal du récit qui va suivre. Cette page, signée A. V. (André Varenne ?) soulève une question essentielle dans l’étude du témoignage. Qui parle par la plume de Joseph Varenne ? Est-ce « je » ? Est-ce un « on » impersonnel ou le « nous » des copains ? Le choix du système d’énonciation par le témoin est significatif d’une démarche, d’une intention. Le « on » pluriel comme le « nous » appellent la communauté à témoin. Le groupe donne une légitimité au discours, de par son autorité collective. Dire « je », c’est s’exposer seul au jugement. Si l’emploi du « je » créé l’illusion d’une mise à nu de l’auteur, il ne garantit pas un degré de sincérité supérieur au « nous ». Tout au plus assure-t-il un spectre d’analyse, un point de vue plus resserré sur l’individu. Le modèle d’écriture militaire tend à susciter le « nous » collectif : le combattant est imprégné du groupe, c’est là l’essence même de l’expérience de la camaraderie militaire. Si son emploi peut relever de la volonté de minimiser prudemment l’implication personnelle de l’auteur dans l’événement raconté, il peut aussi indiquer le désir de ressusciter une expérience vécue collectivement, dans la communion du groupe. Celui qui publie ses souvenirs en hommage à ses camarades devient le dépositaire de la mémoire de l’unité. Varenne est de ces auteurs qui recourent fréquemment au « on » des copains. Cependant, le « je » tient une place importante dans ce texte. En partie parce que Varenne exerça souvent la fonction de coureur, expérience « solitaire », et qu’il relate donc des missions effectuées en marge de l’action collective. Le point de vue adopté pour la narration se limite strictement à ce que l’auteur a vu et fait. L’exemple le plus éloquent de cette subjectivité : le témoignage se termine sans la moindre allusion à la victoire ou à la paix ! Il n’est fait aucune mention du 11 novembre, ni de la liesse qui l’accompagne. Pourtant farouche défenseur de la paix, Varenne aurait eu matière à disserter. Mais cette étonnante omission tient au parcours personnel de l’auteur : blessé grièvement le 6 juin 1918, sa guerre n’est hélas pas terminée… Une nouvelle bataille commence : « La patrie me remercie, à 24 ans, avec 80 pour cent d’invalidité, la médaille militaire, quatre citations, et le costume Abrami pour rentrer dans mes foyers »  (p.235).

Le témoignage de Joseph Varenne mêle la simplicité des scènes du quotidien aux réflexions les plus profondes sur le devoir, la résistance morale, l’obéissance. Les scènes de vie les plus douces et anodines alternent avec les scènes de mort les plus abjectes. L’auteur n’a pas sacrifié les scènes de repos, où la vie reprend ses droits au profit des scènes de combat les plus infernales. Ces évocations occupent des chapitres à part, intercalés entres les chapitres consacrés aux séjours au front. Dans cette alternance des expériences les plus contraires, c’est toute l’absurdité de la guerre qui est dépeinte avec finesse. C’est l’indignation de l’auteur que l’on retrouve à chaque page : « Quel lamentable destin est le nôtre ! En regardant autour de soi, en écoutant son propre désir, c’est avec un profond désespoir qu’on se retrouve n’être qu’un matricule, un chiffre insignifiant » (p.133).

Au centre de cet ouvrage : le poilu, qui nous apparaît comme un être « simplifié » (cf. Frédéric Rousseau, La guerre censurée, Paris, Seuil, 1999). Simplifié dans son corps (abandon de la pudeur, saleté, chosification par la non-information, le port d’un numéro de matricule, l’abandon dans la mort, etc.). Simplifié dans ses besoins (omniprésence du souci compulsif pour la nourriture, pour la boisson, évocation de la frustration sexuelle). Simplifiés dans son rapport aux autres (dureté des rapports, du langage, obéissance passive, etc.). S’il râle souvent, commente, critique, il a appris le sens de la résignation : « Cette docilité ne découlerait-elle pas de notre embrigadement, de l’abandon de notre personnalité ? Que vous soyez patriote convaincu ou un irréductible sans-patrie, que vous incarniez la révolte ou l’obéissance passive, vous n’êtes pas moins un matricule, considéré uniquement par sa valeur numérique, devant obéir sans regimber à des ordres parfois discutables » (p.57-58). Cette disparition de l’homme derrière sa seule utilité militaire écœure Varenne : dans ses souvenirs, il travaille à redonner un peu d’humanité à ses numéros qui étaient pères de famille, maris et fils, civils sous l’uniforme. Et les anecdotes comme les dialogues composés par l’auteur ébauchent une galerie de portraits qu’il n’a malheureusement pas le loisir d’approfondir.  Redescendant du plateau de Californie en mai 1917, il a alors déjà perdu presque tous ses anciens et plus proches camarades. À partir de ce moment, les poilus qu’il fréquente paraissent moins familiers au lecteur, Varenne met moins d’application à nous les faire connaître. « La compagnie Lambert n’est plus » (p.170).

Sans pour autant s’effacer dans cette reconstitution de l’univers des tranchées,  l’auteur s’applique à n’être qu’un poilu comme les autres. Il néglige même de mentionner ses différentes promotions (caporal puis sergent), rappelant ainsi ce qui compte réellement : partager le sort de ses camarades. Ses fils notent en préface que Joseph Varenne aurait refusé plusieurs fois la formation d’officier qui lui était proposée. Certaines pratiques, certaines méthodes de commandement, une trop grande négligence pour la vie des hommes l’indignent. Il ne restera qu’un exécutant. L’incarnation du chef modèle apparaît dans ses souvenirs sous les traits du sous-lieutenant Lambert. Tombé sur le Chemin des Dames, il emporte avec lui le regret de ses hommes, lui qui « tout en restant leur chef, sût être leur frère de misère » (p.170). Car c’est bien là la condition essentielle pour gagner le cœur des hommes. Les officiers étrangers à la tranchée n’appartiennent pas au même monde : « Quel contraste offrent ces officiers aux buffleteries étincelantes avec les nôtres nettoyées à la graisse et nos armes débronzées par le dur contact de la terre des tranchées et les intempéries ! » (p.40). Varenne se souvient de l’agitation fébrile excitée par la venue du général en première ligne dans le secteur de Douaumont. L’occasion en est si rare qu’elle a quelque chose de mystique !

L’aspiration égalitaire poussée à sa plus vibrante expression ne tolère pas les exceptions. Les souvenirs de Varenne traquent et débusquent le planqué sous toutes ses formes. L’embusqué de l’arrière-front n’échappe pas aux volées de bois vert. C’est un fait connu : pour le fantassin en première ligne, tout individu qui se trouve derrière lui est potentiellement un planqué… Pendant la Première Guerre mondiale, cette suspicion atteint un niveau paroxystique qui fait parler « d’embuscomanie ». L’embusqué est un exutoire, un modèle repoussoir qui exorcise la peur de céder à la tentation de l’imiter. Il est la détestable exception qui bafoue la règle d’or fraternelle. Dans les moments les pires, cette solidarité des camarades est tout ce qui reste ; un simple quart d’eau généreusement partagé entre des hommes torturés par la soif vaut tous les serments : « Si ce n’était la camaraderie créée par la souffrance mutuelle, le plus fortuné l’acquerrait à prix d’or. Mais ce dernier n’a ici aucune valeur et, même s’il en avait, il ne saurait corrompre la fraternité qui nous unit sans distinction de religion et de fortune » (p.69).

Joseph Varenne nous donne quelques indices précieux pour la compréhension de la résistance morale des hommes au combat. C’est par exemple la nécessaire intériorisation des exigences qui pèsent sur les épaules du combattant. Dans le combat, l’emprise des chefs n’est jamais absolue. L’homme se retrouve face à lui-même et doit apprendre à gérer cette dangereuse part d’autonomie : « On se retrouve quatre, quatre deuxièmes classes, pas un gradé pour nous guider. Que faire ? Où aller ? Se planquer ? Ah ! non. Le geste est trop grave » (p.20). Mais qui aurait pu leur en faire le reproche ? Personne, Varenne le sait. Dans la confusion du combat, ils étaient là, échappant à toute surveillance, si ce n’est la surveillance mutuelle. L’évitement est une alternative. Mais la ténacité dépasse l’obéissance et la discipline. Elle est aussi le fruit de l’intériorisation de valeurs sociales, de l’appropriation de valeurs collectives, le résultat de la pression d’exigences personnelles, intimes, qui poussent les hommes à faire leur devoir.  « Fuir ! Fuir ces lieux ! On ne pense qu’à cela ! Mais non, il faut rester là ! Vivre avec les morts et vaincre avec les vivants. Il faut attendre que la mort ait creusé les vides nécessaires pour espérer la relève. En attendant, autour de nous, les cadavres toujours plus nombreux s’amoncellent. Ils servent de boucliers aux vivants, bravant encore la mitraille en nous protégeant. Les chefs, à leur tour, un à un disparaissent ; puis le commandement cesse. Mais le combat, rapide comme la pensée, a fait vite du soldat un chef. Dès lors, l’action n’est plus subordonnée à un ordre, mais dépend de sa propre volonté, on est celui qui ordonne et qui obéit ».

Mais si Varenne exalte le courage simple des hommes, il n’en porte pas moins un regard honnête sur leurs défaillances. À commencer par les siennes. Peur et souffrance morale sont omniprésentes dans son récit. De même que le dégoût, l’indignation, la grogne et le grondement sourd des sentiments les plus amers. Varenne ne fait pas de secret de ses émotions. Il les contemple, les analyse. Il finit la guerre sur une blessure grave qui lui vaut la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. Comme le veut la formule : il finit la guerre en héros. Le texte accompagnant cette distinction figure dans les annexes : « Sous-officier de tout premier ordre, courageux et plein d’allant ».  Que nous dit Varenne ? « Je suis appelé. Il est décidé que je contournerai le village sur la gauche pendant que l’un d’eux exécutera la même manœuvre à droite. J’ai un sursaut de révolte. – Ce n’est pas mon tour de marcher, vous n’ignorez pas que je viens de mener la patrouille au combat. […] Je suis surpris d’avoir manifesté si hautement mon indignation. Je ne me reconnais plus… […] – Quelle sale histoire ! Il faut que j’y retourne. C’est toujours aux mêmes poires à marcher ! ». C’est ainsi que l’auteur nous livre la réalité que sublime cette formule : « plein d’allant ». Cette faiblesse humilie-t-elle celui qui partit non avec enthousiasme mais par devoir, avec résignation ? Varenne est sans doute un héros, mais ce héros est un homme ordinaire, confronté à son instinct de conservation, combattant sa nature et luttant contre la révolte de sa chair. La sincérité de ce témoignage grandit plus qu’elle n’amoindrit l’homme, dans ce combat avec lui-même. Elle nous parle de ce sens du devoir tel qu’il a pu être vécu par beaucoup d’hommes : non pas comme une inspiration patriotique aux accents mystiques mais plutôt comme une lutte intérieure constante pour parvenir à l’obéissance. Assistant à la révolte d’un bataillon au Camp de Blanc-Sablon, au moment des mutineries de 1917, Varenne se souvient des paroles des officiers à la troupe : « les officiers s’efforcent de l’apaiser. Ils vont d’un groupe à un autre, ils ne parlent pas de patrie, mais s’adressant à l’homme plutôt qu’au soldat, en un tableau rapidement brossé, ils montrent le désespoir et le déshonneur des familles si jamais survenait le pire ! » (p.149-150).

La haine de l’ennemi ? « Ah ! si chaque projectile tuait, la guerre serait finie, bien finie. Nous ne serions plus là, obscurs artisans d’une mêlée fratricide dont les raisons nous échappent » (p.87).  Varenne œuvra après la guerre, à son niveau, au rapprochement des ennemis d’hier. Actif dans le milieu des anciens combattants, il organisait des rencontres. Nul étonnement à ce que la représentation de l’ennemi soit très mesurée sous sa plume, fidèle aux leçons que Varenne tira de son expérience de guerre et à son engagement : « En face, je devine la même immobilité forcée, les mêmes gestes et des besoins identiques. Mais voilà, ils sont vert réséda pendant que nous sommes bleu horizon ! Ce sont des humains qui défendent leur vie comme nous défendons la nôtre. Ils obéissent à la loi commune qui veut que celui qui tue diminue les chances de l’être. Et c’est surtout cette idée dominante qui donne la force de tuer, donc celle de vaincre, et qui crée à son insu tant d’héroïsme » (p.135-136).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Maufrais, Louis (1889-1977)

1. Le témoin

Né le 29 septembre 1889. Externe à l’hôpital Saint-Louis, Louis Maufrais se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne au moment de la déclaration de la guerre. Il reçoit sa feuille de route le 3 août et se rend à la Caserne Bellevue (août-décembre 1914). Nommé médecin auxiliaire dans le service de santé il part pour le camp de Coëtquidan pour être incorporé au dépôt du 94e régiment d’infanterie le 8 janvier 1915. Il part pour l’Argonne (février-mai 1915). Le 17 février, il se porte avec son régiment en renfort du Corps d’Armée, les Allemands attaquant à Vauquois. Début mars, il est dans le secteur de Blanloeil puis au saillant de Marie-Thérèse début avril. Louis Maufrais reçoit une citation au mois de mai. Successivement dans les secteurs de Bagatelle et de Beaumanoir au début de l’été, il quitte l’Argonne le 17 juillet. Il part en Champagne, secteur du bois Vauban. Le 18 septembre, arrive l’ordre de monter en première ligne. « J’avoue ne jamais avoir vu de scènes d’enthousiasme, en pareille circonstance » remarque-t-il (p.142). Le 25 septembre, c’est l’offensive : Maufrais est dans son poste de secours de première ligne, désemparé face à l’afflux de blessés et le manque de moyens. L’année suivante, il est à Verdun (mars-avril 1916), dans les secteurs de la redoute de Thiaumont puis de Cumières en avril. Le 19 de ce mois, il est nommé médecin du 1er bataillon, médecin aide-major de 2e classe et officier. Il est au Mort-Homme en mai. Maufrais note le 17 mai une veillée d’armes morose : les hommes ont le cafard, plus que d’habitude. Entre mai et septembre 1916, son régiment est en Lorraine, placé en réserve en juin. Maufrais est maintenant chef du service médical du 1er bataillon. Il retourne dans la Somme du 1er juillet au 18 novembre 1916. Souffrant de rhumatisme fébrile, il passe 15 jours à l’hôpital. Le moral est mauvais, ses amis de l’Argonne et de la Champagne sont tombés et Maufrais décide de quitter l’infanterie. On lui propose de devenir médecin du 2e groupe du 40e régiment d’artillerie : il accepte avec soulagement et rejoint son nouveau poste le 10 mars 1917. Dans l’Aisne, son régiment prend position en préparation de l’attaque du 16 avril, au centre du dispositif, face à ses objectifs : la cote 108 et le Mont Sapigneul. « Enfin arrive le 16 avril, jour fixé de l’attaque. Lever à 4 heures du matin. À cinq heures, nous quittons les positions avec tout le matériel pour aller, en principe, nous poster derrière l’infanterie et l’accompagner dans son avance » (p.269). Il voit l’infanterie à Berry-au-Bac et à la ferme de Moscou et souhaite se placer au poste de secours du 94e RI, son ancien régiment. Le 16 avril, c’est l’incompréhension : « L’attaque a été ajournée. C’est ce que me dit le commandant, en veine de confidences. La cote 108 et Sapigneul sont encore trop fortement occupés par les Allemands, paraît-il » (p.270). Son régiment est en attente pendant une vingtaine de jours à Hermonville, puis à St Thierry et Merfy. En juillet, il reçoit l’ordre de prendre la route pour le front de Verdun. Une grande offensive se prépare pour le 25 septembre. Maufrais est ensuite affecté à l’ambulance 1/10. À peine arrivé, il doit passer 15 jours avec le 332e RI : très las, il se dit désespéré d’être toujours ramené à l’infanterie. À l’ambulance 1/10, d’avril à novembre 1918, il fait fonction d’aide-chirurgien. L’ambulance part pour la Somme le 30 avril. Après l’armistice, il est détaché de l’ambulance 1/10 et affecté à la mission française près de la 3e armée britannique. Ses souvenirs se terminent sur l’évocation du défilé sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919. Louis Maufrais soutient sa thèse en 1920 et devient médecin généraliste. Il décède le 5 décembre 1977.

2. Le témoignage

J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Laffont, 2008.

Dans ses vieux jours, devenu presque aveugle, Louis Maufrais entreprit de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant à l’aide d’un magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants se trouvent quelques 600 photographies du front légendées et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet découvre ce précieux héritage en 2001. Elle passe 4 années à la mise en écriture des souvenirs de son grand-père, procédant à une retranscription du témoignage et menant une enquête appliquée, afin de vérifier l’exactitude des faits racontés par son aïeul (consultation des JMO, de quelques carnets personnels conservés par Louis Maufrais, de lettres adressées par lui à ses parents, du journal non publié d’un camarade, etc.).

Le témoin se met une fois en scène dans son travail d’écriture : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. Je décris, je classe, j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants » (p.75-76). La prise de notes aurait été une sorte d’exutoire, un travail intime, un besoin impérieux de laisser une trace, de ne pas oublier. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à s’enregistrer peu de temps avant sa mort. Martine Veillet remarque dans sa préface que les raisons qui incitèrent son grand-père à immortaliser ses souvenirs semblent avoir évolué au cours du temps : d’abord soucieux de garder le souvenir d’une expérience personnelle, Maufrais aurait pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire exceptionnelle. Photographies et notes deviennent un reportage. Le souci de Maufrais était avant tout de décrire ce dont il avait été lui-même témoin. S’il s’autorise des passages moins subjectifs, dans le souci de poser le contexte, il ne manque jamais de rappeler ce que lui-même pouvait voir ou entendre de son poste : « Cela, ce sont les rescapés qui me le décrivent au fur et à mesure. Car je suis au travail, avec Parades, enterré dans le poste de secours, au milieu du vacarme assourdissant » (p.150). Ou encore : « Moi, je n’avais rien vu. Ma seule ouverture sur l’extérieur était un petit soupirail de dix centimètres de haut sur vingt-cinq de large » (p.220).

3. Analyse

Témoignage d’un grand intérêt, autant pour la qualité du texte, la finesse des observations, que pour le très riche corpus de photographies. Le texte mis au point par la petite-fille de Louis Maufrais laisse transparaître un sens de l’observation aiguisé, un esprit d’analyse et un vrai souci de précision.

Martine Veillet remarque dans sa préface que Louis Maufrais ne s’est jamais senti atteint dans sa virilité par le fait de ne pas porter les armes. Son devoir était de soigner. Cette réflexion semble justifiée : il est vrai que l’on ne retrouve chez Maufrais aucune des mentions que l’on peut trouver chez un Lucien Laby par exemple (Les Carnets de l’aspirant Laby, Bayard, 2001), qui, quant à lui, exprime un certain « complexe » à ne pas participer à l’activité guerrière au même titre que ses camarades combattants : « Je serais tellement vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien […] j’ai décidé fermement d’aller passer vingt-quatre heures dans un petit poste avancé, sans brassard, mais avec un Lebel » (Laby, p.75). Notons que Laby ne fait pas figure de belliqueuse exception. On retrouve aussi chez Édouard Laval (Souvenirs d’un médecin major, 1914-1917, Paris, Payot, 1932, 237 p.) : « Combattants mes frères […] dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place » (p.80). Le besoin de participer à l’action combattante n’est pas, semble-t-il, une aspiration unanimement partagée. Toutefois, on remarque dans le témoignage de Maufrais d’autres signes d’un besoin de « conformisme » générationnel. Au-delà de l’exaltation d’une identité virile, le besoin de participer à l’action collective s’inscrit avant tout dans la revendication de l’appartenance au groupe. La pression sociale est très forte à l’entrée en guerre. L’expérience collective mise en scène au moment du départ tend à rendre illégitime toute autre situation. Maufrais, partant pour l’armée, exprime la satisfaction de ne plus se démarquer. Il semble fier : « désormais comme les autres garçons de ma classe d’âge. Je pouvais enfin dire aux gens où j’allais ! » (p.28). Son séjour à la caserne s’éternisant, il manifeste la peur de ne pas avoir le temps de faire la guerre, ce qui le démarquerait à vie de sa génération : « Je me sentais mauvaise conscience. Je me disais : ‘La guerre va se terminer au printemps, après une offensive’. J’imaginais déjà une seconde bataille de la Marne er je me disais : ‘Je n’aurai pas fait la guerre. Je n’aurai pas suivi le sort de ma génération. Et cela, ce sera une tache que je ne pourrai pas effacer’ » (p.45). Il écrit alors au député, M. le Hérissé, pour demander son départ.

Louis Maufrais n’est pas un sujet très sensible à la propagande patriotique. Patrie et ennemi sont presque absents de son récit. S’il fait quelques réflexions sur l’ennemi, c’est plutôt pour parler de l’attitude du soldat à son égard. p.81, il note que les hommes urinent dans des boîtes de conserve pour les jeter aux Allemands quand ils n’ont plus de munitions. Le commandant se sent obligé de lui dire : « On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous ». Il remarque aussi, lors de l’interrogatoire d’un prisonnier allemand, qu’un homme est en train de couper des boutons de sa vareuse pour les récupérer. Quel sentiment Maufrais éprouve-t-il face à ces procédés ? On ne le sait guère. On peut lire un passage frappant, au moment où il se trouve au Mort-Homme, après l’attaque du 18 mai 1916. Maufrais décrit une forme de cessez le feu entre les Français et les Allemands ahuris par la violence de la lutte :

« Alors nous nous avançons. Nous trouvons des gars qui cherchent on ne sait quoi, l’air hagard. Il y en a qui titubent. Un peu plus loin, qu’est-ce que je vois ? Des Allemands. Je dis à Cousin : – ça y est mon vieux, nous sommes prisonniers. – Oh, me répond-il, ce n’est pas possible, les Allemands n’ont pas d’armes.

Eh bien oui. Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous, ils sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien » (p.236).

Soucieux des autres et plein de bonne volonté, Maufrais nous fait partager de nombreuses réflexions sur la place du médecin au sein de l’unité combattante. On trouve par exemple une remarque intéressante ayant trait à son expérience du brassage social induit par l’expérience militaire : « Je trouve tout à fait extraordinaire de pouvoir discuter amicalement avec des gens que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer dans la vie civile » (p.33). Maufrais est étudiant en médecine : tout naturellement, les médecins militaires d’active l’intriguent. Il en a généralement une assez mauvaise impression : « Et voilà comment, dans l’armée, d’anciens médecins d’active dont les connaissances médicales commencent à faiblir sérieusement s’arrangent pour s’adjoindre des gens de la réserve très à la page de façon à profiter de leurs leçons en se piquant de faire des publications médicales sous la signature, associée à la leur, d’un gars qui connaissait son affaire » (p.57).

Le récit de Maufrais est évidemment intéressant pour une histoire des premiers soins. Il évoque ses pratiques de médecin de tranchées, dans les postes de secours de première ligne, parfois décrites dans le détail sans pour autant constituer un récit très technique. Elles le désolent. Il se livre d’ailleurs sur cette peur qu’ont pu avoir les jeunes étudiants de médecine d’avoir tout oublié à la fin de la guerre et d’être incapables d’exercer la médecine dans des conditions normales : « j’étais torturé par l’idée du temps qui passait. J’étais en train d’oublier mes connaissances. Faute d’exercices, la médecine me devenait de plus en plus étrangère » (p.279). S’il observe les blessures, il est aussi témoin des effets du stress et des bombardements sur les hommes, effets qu’il peut également observer sur lui-même : « Ca martèle la tête, et tout notre système nerveux en est ébranlé. Je vois mes gars peu à peu perdre connaissance. Devant moi, Vannier me regarde avec des yeux ronds sans me voir. À côté de lui, un infirmier dort déjà… » (p.234). Il se rappelle, entre autres, avoir vu un homme devenir fou furieux après l’éclatement d’un obus (p.92). Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire. Par moments, il nous semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? » (p.94).

Le témoignage de Louis Maufrais est également riche en observations sur le personnel de santé, les brancardiers en premier lieu. Car sans brancardiers efficaces, le poste de secours est bien vite saturé : « Je suis découragé. Par moments, il y a quinze à vingt blessés à évacuer. Je demande des renforts au régiment et aux musiciens. Le chef de musique me fait répondre qu’un saxophone vient d’être évacué et que, s’il donne encore des hommes, la musique cessera d’exister. Alors, on fait appel aux brancardiers divisionnaires, qui font le service entre les postes de régiments et les hôpitaux de l’arrière » (p.89). Sans porter de jugements très sévères à leur encontre, souvent indulgent même, il note la difficulté pour les brancardiers à être là où l’on souhaiterait qu’ils soient : « Parmi les brancardiers bénévoles et les convoyeurs volontaires qui effectuent les évacuations, quelques-uns reviennent mais pas tous. Les autres préfèrent rester aux cuisines, en fin de compte. Faut-il leur en vouloir ? Ils risquent leur vie à chaque trajet. Au poste de secours, nous vivons dans l’attente des brancardiers, qui arrivent souvent trop tard, pour les blessés les plus graves » (p.122). Maufrais a conscience que le brancardier qui est sorti vivant de la fournaise a bien du mal à revenir sur les lieux de combat. Il fait cette remarque : « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner comme brancardier des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c’était l’inverse qu’il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments – résistance physique et morale, esprit de devoir » (p.72). Cette part d’autonomie, cette façon d’agir « en dehors de tout contrôle », le médecin y est aussi confronté. Car, bien souvent dans le combat, il ne s’agit pas tant pour lui d’obéir à un ordre que d’agir selon sa conscience. Le personnel de santé a la terrible responsabilité de faire des choix en permanence : le choix des blessés transportés et soignés en priorité, le choix du possible et de l’impossible. Le médecin de bataillon Maufrais évoque ce terrible doute, alors qu’il est pris sous un tir de barrage et qu’il ne peut que rester couché à terre : « Que faire ? Il remue une jambe. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? » (p.120). Il ressort de l’expérience du champ de bataille un douloureux sentiment d’impuissance que les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Louis Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun (p.267). Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience.

Le témoignage du médecin Louis Maufrais offre un point de vue intéressant : n’étant pas combattant, il peut porter sur ses camarades soldats un regard plus extérieur, curieux et analytique, sans être à la fois juge et partie. Des détails intéressants ressortent de son observation du fantassin. Par exemple, la répugnance des hommes face aux couteaux qui leur sont distribués : « Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. Eh oui… des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de boucher dont la lame est insérée dans une gaine de toile, avec un manche en bois, mais dépourvue de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n’aura aucun succès auprès des troupes : après l’attaque, il n’y aura qu’à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre… » (p.141). Il remarque, le 29 avril 1915, que la proportion des blessés par grenade est de plus en plus importante.  Louis Maufrais se penche aussi sur la question des rapports des combattants avec le personnel soignant. Dans les premiers temps, l’externe Maufrais doit se faire à sa nouvelle condition de médecin auxiliaire. Il se souvient du peu de considération de certains gradés à l’égard des médecins auxiliaires et étudiants en médecine (p.58-59). Le cas de Maufrais est celui d’un médecin de tranchées, qui partage donc en bonne partie le quotidien des hommes, les souffrances, les risques, au même titre qu’un officier de tranchées. Le récit de ses premières expériences ressemble, à beaucoup d’égards, à celui de n’importe quel combattant. Le premier mort est un choc: « L’événement me laisse découragé jusqu’à la fin de la journée. Je viens de découvrir brutalement toute la bêtise de la guerre » (p.64). Puis c’est le baptême du feu : « Une grande journée pour moi, celle de l’initiation. J’éprouve plus d’appréhension que d’enthousiasme, je l’avoue, à l’idée de me trouver bientôt dans cet endroit dont on parle tous les jours dans les journaux depuis plus d’un mois » (p.65). Arrivé à l’armée plus tardivement que ses camarades, il remarque que le personnel de son poste de secours est déjà aguerri : « Malgré le bruit des balles, mes camarades de l’infirmerie ont parfaitement dormi. C’est tous des gars aguerris qui vivent ce métier-là depuis le début du mois d’août. Ils ont fait la retraite de la Marne, la bataille de la Marne, sont remontés se battre à Sézanne, puis finalement au fort de la Pompelle et, de là ; ils sont partis participer à la guerre des Flandres. Rien ne les impressionne plus. Les bruits sont ceux de leur vie quotidienne. Leur sensibilité devant les atrocités s’est émoussée. C’est indispensable. Ils cherchent un dérivatif à leurs pensées en remontant les mois, les années pour retrouver des souvenirs de famille, de caserne, de femme… Voilà comment je me trouve bientôt entraîné dans leur vie privée sans l’avoir cherché. Car, dans les tranchées, on ne se cache rien entre copains » (p.69-70). Le mot est dit. « copains ». Maufrais fait l’expérience de la solidarité et de l’esprit de corps. En règle générale, on peut dire qu’une profonde ambigüité caractérise les rapports entre les soignants et les combattants, car l’asymétrie de leurs statuts fait obstacle au processus de resserrement des liens qui est le fondement de la ténacité au combat. Des sentiments très variables se manifestent à l’égard des brancardiers, infirmiers, médecins, allant de la méfiance la plus hargneuse à la plus poignante reconnaissance. Trouvant peu à peu sa place, on le voit plus sûr de lui, plus usé également. Dans l’Aisne en 1917, on le fait venir au secours d’un blessé, sous le bombardement. Obligé de sauter de trou d’obus en trou d’obus pour ce faire, il aperçoit le commandant, hilare. Le médecin n’est pas exempt d’une mise à l’épreuve de son courage ! Maufrais goûte peu la bonne humeur du chef : « Ces imbéciles, ils ne se rendent pas compte du capital que représente un jeune médecin. Je n’étais pas d’humeur à rire de la plaisanterie, mais je ne pouvais pas lui donner ma façon de penser ». Furieux, il lance : « Pour que vous me fassiez sortir alors que tout le monde est planqué, lui dis-je, je suppose que l’affaire est grave » (p.267).

Particularité du statut des soignants : la neutralité. Les témoins sont unanimes et Maufrais ne déroge pas à la règle : la Convention de Genève n’est pas toujours respectée. Tous rapportent la négligence à user du brassard et du drapeau à croix rouge, soit par souci de ne pas se démarquer des autres, soit parce que, il faut le dire, personne ne croit plus en l’immunité du personnel de santé. Tout d’abord parce que les obus ne choisissent pas leurs cibles, et parce que peu de « trêves des brancardiers » sont effectivement accordées dans le combat. Le port des armes est également l’une des infractions les plus constatées. Le désir de s’armer exprime souvent un sentiment de vulnérabilité extrême. On lit par exemple chez le musicien-brancardier Léopold Retailleau la formule « Je prends un fusil et des cartouches pour vendre chèrement ma vie » (Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, p.51). La non-observance répétée de la Convention, au-delà de la mauvaise volonté ou de la méconnaissance, procède également de la difficulté à les appliquer sur le terrain. Louis Maufrais y fait fréquemment allusion. Voici deux exemples. Voyant passer des prisonniers allemands dans la tranchée, il dit : « Ils sont désarmés et accompagnés d’un caporal qui a toutes les peines à les suivre. C’est tout de même le moment de prendre quelques précautions élémentaires : cacher les armes du poste de secours, déchirer les lettres et mettre le brassard de la Croix-Rouge » (p.173). Puis plus loin : « Une chose nous ennuie, c’est d’avoir avec nous encore une vingtaine voire une trentaine d’hommes armés de fusils. On n’a pas le droit, dans un poste de secours, d’avoir des soldats en armes, nos adversaires le savent fort bien. Alors nous convenons avec le chef du petit détachement que, si les Allemands arrivent, les hommes jetteront leurs armes dans les trous alentour » (p.208-209).

Louis Maufrais ne fait aucun secret de sa progressive usure morale au fil des années de guerre. Le contact permanent avec les blessés est une expérience profondément anxiogène. Le manque de moyens, le sentiment d’impuissance, la peur, la mort des copains, tout concourt à éroder la résistance du jeune médecin. Au cours de l’année 1916, dans une lettre à ses parents, Louis s’agace du bourrage de crâne orchestré par les communiqués : « Il paraît que les hommes réclamaient à nouveau l’honneur de remonter en ligne. Que c’étaient des héros… Bien sûr que c’étaient des héros. Mais, à la fin, ils en ont marre » (p.213-214). Il note : « Mes camarades ont changé, eux aussi. Cathalan, Laguens et Raulic. Ils ont l’air de sortir d’un cauchemar, Raulic surtout. Ce philosophe jovial est devenu taciturne, amer, proche du désespoir. Il me confie qu’il se sent physiquement et moralement incapable d’affronter la même épreuve dans dix jours à peine. Je le comprends – moi aussi, passé les premiers moments de repos, je suis hanté par les images de ces vingt et un jours d’enfer, j’ai sans cesse devant les yeux ce décor de trous et de boue, au pied de la redoute » (p.214). Louis Maufrais ne veut plus servir dans l’infanterie. Après un séjour à l’hôpital à la fin de l’année 1916, il a enfin la possibilité de quitter l’infanterie pour l’artillerie. Plus tard, il demande une affectation dans les ambulances de l’arrière-front. Les titres des deux derniers chapitres de cet ouvrage en disent long sur l’usure morale de Louis Maufrais à la fin de la guerre : « Le deuil de la victoire » et « Les fantômes du défilé ». Son témoignage s’achève sur cette impression lugubre : « J’ai la chance de survivre, mais aujourd’hui, je me sens seul » (p.318).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Croste, Bernard-Henri (1896-1964)

  1. Le témoin

Né le 18 décembre 1896 à Esténos, en Haute Garonne, dans une famille de colporteurs, il perd sa mère en 1903 et est confié à sa tante avant d’être placé en pension chez un instituteur à Ore. Il suit la formation de l’école primaire supérieure de 1910 à 1912 et obtient le brevet supérieur. Admis à l’école normale d’instituteurs de Toulouse, il est instituteur intérimaire en 1914. Classe 16, il est déclaré bon pour le service le 4 janvier 1915 et est incorporé le 12 mars comme soldat de 2e classe. Croste part pour Saint Cyr en tant qu’élève aspirant, grade qu’il obtient à sa sortie le 15 octobre 1915. Il rejoint le 144e RI. Il sera affecté  successivement au 46e RI (3 décembre 1915), puis au 329e RI (5 octobre 1916).

En février-mars 1917, il est dans l’Aisne et occupe le secteur de Vénizel. Son régiment est rattaché au 1er corps colonial, général Mangin. Le 15 avril, il se place face à son objectif : le Chemin des Dames vers Laffaux (JMO : Béthancourt/le Bosquet/Pré Gayan). Il n’est pas engagé. Le 19 avril, le régiment se positionne à Condé-sur-Aisne. Entre le 20 avril et le 4 mai, le régiment relève le 224e RI au nord de Condé, puis occupe Sancy, les fermes Volvreux et Colombes. Il prend part aux combats du 5 mai : attaque de la tranchée de la Pertuisane, prise et perte de la tranchée de la Rade, etc. La relève est effectuée dans la nuit du 17 au 18 mai. Après quelques jours de repos, le régiment remonte en ligne dans le même secteur. Croste évoque les mutineries dans une considération très générale (p.80). Le régiment remonte en ligne en juillet : attaque de la tranchée de Franconie le 15 juillet (échec), de la tranchée de Camberg le 23 juillet (150m gagnés), forte attaque allemande le 25 juillet. Il est relevé le 29. Croste est nommé sous lieutenant le 21 août 1917 et cité à l’ordre de la Division et du Corps d’Armée. Son régiment occupe toujours ce secteur en décembre 1917 puis part au Grand Repos dans l’Oise jusqu’en mars 1918. Après le déclenchement de l’offensive allemande et la percée du front anglais au nord de St Quentin, son régiment doit se replier à Guiscard dans l’Oise. Croste est capturé le 25 mars 1918, pendant la bataille de Noyon. Interné jusqu’au 27 novembre 1918 en Allemagne au camp d’officiers de Trêves, il rentre en France en fin novembre et passe au 9e tirailleurs de marche le 22 mars 1919 et part au Maroc en juin. Démobilisé le 30 septembre, il décide de s’installer au Maroc à partir de 1924. Il y sera instituteur.

Cité deux fois à l’ordre de son régiment. Décoré de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre en 1921.

2. Le témoignage

Témoignage publié à titre posthume. Pour la France ou pour des prunes. Souvenirs et réflexions d’un poilu pyrénéen, Sorèze, Anne-Marie Denis Editeur, 1999. Curieux titre, qui n’a sans doute pas été choisi par l’auteur et pour lequel je n’ai trouvé aucune information.

Bernard-Henri Croste avait rédigé ses souvenirs sur le tard, au milieu des années 1960, à l’aide de quelques notes personnelles succinctes prises pendant la guerre. Le texte de la présente édition a été préparé par Suzanne et son frère André Croste qui ont tenu à respecter l’orthographe, la ponctuation, la syntaxe, la mise en forme et n’ont apporté au texte original qu’un découpage en 4 chapitres. Pas de projet auctorial très précis, si ce n’est cette indication : « Je note donc simplement mes souvenirs sans aucune prétention en respectant la vérité et en ajoutant parfois quelques réflexions mûries par l’âge. En souhaitant que les lecteurs de ces simples pages aient comme moi l’Horreur de la Guerre et de ceux qui y mènent » (p.1).

3. Analyse

Bernard-Henri Croste dit avoir rédigé ses souvenirs à l’appui de notes personnelles prises à l’époque : le remaniement de ces données pour en faire un récit est à l’origine d’un important travail de recomposition. La chronologie est souvent imprécise. Cependant, la richesse et la qualité de ce témoignage sont incontestables.

Débutant avec un grade d’aspirant, Croste a conscience de devoir faire ses preuves. À la sortie de Saint Cyr, il se dit « gonflé à bloc », « dopé » (p.18-19) et impatient d’aller voir ce qui se passe en première ligne. Le récit de son baptême du feu est poignant de sincérité : « Quelle pénible vision ! Toute l’entrée de l’abri est effondrée. Sans doute y a-t-il d’autres tués ou blessés. Et le bombardement se poursuit intense, impitoyable, régulier pendant vingt minutes. Je dois pleurer sans doute. Il vaut mieux qu’il fasse nuit. Mon premier repas n’est pas allé bien bas… J’étais curieux, je voulais voir le front de près. M’y voici cette fois… » (p.41). Fait intéressant à souligner : dans ses premiers temps au front, Croste, très stressé, dit  avoir souffert d’une forme d’anorexie (les quelques photographies de l’auteur prises à cette époque le montrent d’ailleurs bien amaigri). « Pourrai-je m’y habituer ? Tous on aussi peur et ne le cachent pas » (p.43). Le jeune aspirant doit faire ses preuves pour gagner la confiance de ses hommes : « J’entends murmurer : ‘Il en a l’Aspi…Il n’a pas les FOIES’. Il paraît que c’est à mon éloge. Moi, je sais bien que j’ai parfois une trouille intense et pas gros appétit » (p.44).

L’auteur confie que les premiers blessés et morts l’ont beaucoup affecté. Au fil du récit, son témoignage se ponctue de récurrentes protestations de son abomination pour la guerre. Ces réflexions sont-elles le fait de la distanciation temporelle ? En vérité, Croste ne se montre ni antimilitariste ni spécialement patriote. Comme beaucoup d’hommes, il se contente de survivre : « Patrie ! Drapeau ! ces mots pour lesquels on se fait tuer, me font mal maintenant. Les soldats sont de grands enfants ; ils oublient vite » (p.45). Tout au long de son témoignage, l’auteur nous expose ses cas de conscience qui nous permettent d’explorer l’univers intérieur du combattant : « Maintenant je songe à ce pauvre Fritz ou Karl que j’ai froidement abattu dans l’escalier de son abri. Me menaçait-il vraiment ? Ne voulait-il pas se rendre ? Autant de questions qui me troublent et me font penser que j’ai peut-être accompli une mauvaise action. […] Je suis très peiné » (p.99).

Son témoignage est riche en détails de tous ordres sur le quotidien et les tracas des hommes dans les tranchées (éducation des illettrés dans les moments d’accalmie, lexique du poilu, usage du bromure pour calmer les appétits sexuels, trêves tacites, tuyaux de la roulante, etc.). On peut également souligner la qualité descriptive de certains passages relatant coups de main et assauts (description de la formation de la carapace en conditions réelles p.67, préférence pour le fusil plutôt que pour l’arme blanche dans les opérations de reconnaissance p.69, progression par bonds p.75, techniques du lancer des grenades p.76, etc).

Officier, Bernard-Henri Croste ne mentionne qu’assez sporadiquement ses rapports directs avec ses hommes mais met consciencieusement en lumière ses responsabilités, ses doutes, en tant que chef. Car les responsabilités de l’officier ne se réduisent pas à donner ordres et consignes : Croste a bien conscience que la vie de ses hommes dépend de ses décisions et de ses capacités à les entraîner au combat. Importance de l’exemple (p.83), être toujours le premier à s’élancer et le dernier à déguerpir (p.94), etc. Comme un Tézenas du Montcel par exemple, Croste explique la douloureuse part d’autonomie qui revient au chef dans le combat : face à des situations locales pas toujours bien évaluées par le haut-commandement, faut-il respecter les ordres à tout prix ou faut-il refuser le sacrifice de ses hommes ?  « Ai-je bien fait de retenir ma troupe ? Le règlement dit Non ! Ma conscience, Bougrier et ses camarades me disent Oui ! » (p.77). Le doute hante l’auteur jusqu’à la conclusion de son récit qui évoque la discipline militaire en ces termes : « j’avoue ne pas l’avoir toujours acceptée de bon cœur et même en certains cas l’avoir accommodée. Précisément parce que j’avais rôle de chef. Parce que je me sentais responsable de l’existence de mes hommes, que je ne jugeais l’ordre exécutable qu’au prix de lourdes pertes et que j’entrevoyais, moi à l’extrême avant, mieux que le Chef de l’arrière, une solution moins coûteuse. Pas très militaire tout cela ! Possible. Les circonstances et les résultats ne m’ont pas contredit. Ni mes poilus, ni mes camarades ne m’ont blâmé » (p.186).

On retiendra enfin l’intéressant récit de sa captivité en Allemagne.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Brec, Ernest (1890-1984)

  1. Le témoin

Ernest Brec est âgé de 24 ans en 1914. Ordonné sous-diacre le 29 juin, il est de la classe 1910 et a effectué un service militaire de 26 mois (1911-1913) au 135e RI à Angers. Au début de la guerre, il rejoint le dépôt du 77e RI à Cholet. Il entre avec son régiment en Belgique, fin août, connaît son baptême du feu le 23 et assiste à la retraite. Le 1er septembre, il est blessé, dans les Ardennes (bois de Juniville). Envoyé à Libourne dans la Gironde, il passe 3 mois à l’hôpital Sabatié (6 septembre-6 décembre). Il rentre chez lui, puis au dépôt. Passant Noël avec sa famille, il reçoit la confirmation de la mort de son frère qui appartenait également au 77e RI. Il retourne à l’armée le 14 janvier 1915, dans le secteur d’Ypres et devient brancardier le 20 janvier. Il reste 2 mois dans ce secteur. En mai, il retourne en Artois et participe en juin à l’attaque devant le plateau de Vimy. Le 25 septembre, il est dans le secteur d’Arras (attaque d’Agny). Puis il part pour la région de Bruay, où le régiment tient les tranchées de Loos. Il reste 3 mois dans ce secteur assez calme. En janvier 1916, le régiment prend la tranchée au Bois-en-Hache et part début mars au Grand Repos, à Berck et Merlimont. Puis, c’est le départ pour Verdun, pour un séjour d’une quinzaine de jours au total. Le régiment monte en première ligne le 28 avril, et se porte sur la côte 304 : « Il faut convenir que la trouille serre plus d’un ventre, mais on y va quand même, aussi vite qu’on peut » (p. 57). Le 10 mai, il est relevé et part pour le secteur de la Butte de Souain, en Champagne Pouilleuse. Brec reçoit la Croix de guerre. Dans la Somme, d’octobre à décembre 1916, il effectue un stage au camp de Mailly, puis le régiment prend les lignes de Bouchavesnes. En 1917, son régiment part pour l’Aisne. Il fait partie du 9e Corps d’Armée. Il reste en attente en seconde ligne lors de l’offensive d’avril. Fin mai, le 77e RI participe à la prise des bastions de Chevreux. Dans son chapitre sur les mutineries, Brec soutient que « Le 77e d’Infanterie, lui, n’avait jamais bougé. Chez nous, on a toujours obéi » (p. 83), passant sous silence les cas d’indiscipline. En juillet 1917, le régiment est sur le plateau de Craonne. Brec est blessé le 19 et évacué près de Rouen. En convalescence jusqu’au mois d’octobre, il rejoint le dépôt, puis le régiment qui part pour les Vosges. En avril 1918, il est devant le Bois de Sénécat, repris par le 77e RI le 18. Début juin, il participe, dans le nord de l’Oise, à la défense du secteur de Lataule, en avant de Gournay sur Aronde. Puis il est dans la Marne en juillet, où le régiment mène une lutte ardente. Brec reçoit deux citations pendant cette 2e bataille de la Marne. Retour à Verdun fin août et participe à l’attaque du 8 octobre. Après l’armistice, le régiment entre en Lorraine. Brec est finalement  nommé caporal en avril 1919 et démobilisé le 4 août.

Ernest Brec a passé 43 mois au front (3 août 1914  au 4 août 1919). Après la guerre, il est prêtre, vicaire général puis chanoine d’honneur.

2. Le témoignage

Les souvenirs d’Ernest Brec ont été mis en forme tardivement, alors que l’auteur est dans sa 84e année. Publiés sous le titre : Ma guerre 1914-1918 (Maulévrier, Hérault Editions, 1985, 137 p.), ils sont dédicacés à sa « famille très chère » (neveux, petits-neveux) « pour qu’elle garde le souvenir d’une époque qui fut dure et sanglante, mais féconde en héroïsme ». Les souvenirs de Brec font partie de ces textes qui revendiquent une valeur quasiment « éducative ». C’est en quelque sorte un testament.

3. Analyse

Si quelques faiblesses sont à noter (quelques imprécisions ou erreurs de chronologie, des affirmations douteuses et omissions), il n’en reste pas moins que le témoignage du brancardier Ernest Brec est un document intéressant, à plusieurs titres. C’est d’abord le témoignage d’un homme du rang (qui devra attendre l’année 1919 pour se voir nommé caporal). « L’homme de troupe ne sait rien et j’avais bien l’impression que nos officiers ne savaient rien non plus » (p. 22), remarque-t-il au début de la guerre. Si Brec ne convoque qu’assez sporadiquement ses émotions, il écrit quelques bons passages qui nous renseignent sur son moral. Le 23 août 1914, il reçoit son baptême du feu et note la fragilité d’une troupe novice : « Nous étions allongés en ligne de tirailleur dans les champs d’avoine et de luzerne, entendant pour la première fois siffler les balles. Pas d’émotion dans nos rangs, parce que nous ne réalisions pas le danger. Ce fut une autre chanson quand commencèrent à éclater les obus, au-dessus de nos têtes, des 77 fusants, le canon de campagne des Allemands. Il y eut alors un peu de panique, vite réprimée par notre bon capitaine » (p. 19). Peu à peu, les hommes doivent apprivoiser la peur et le danger imminent. Ainsi Brec résume-t-il les enseignements tirés de son premier semestre de campagne : « j’appris à vivre dangereusement sans m’émouvoir et aussi à faire du feu avec du bois mouillé » (p. 36). Cette légèreté de ton est assez constante dans le récit. Brec ne s’épanche pas sur ses états d’âme  : « Je n’ai jamais pleuré et je me suis si souvent contraint à cacher mon émotion que je ne peux plus pleurer » (p. 86).

Brancardier, Brec est sans cesse confronté aux corps meurtris : « Quarante-huit heures durant, nous avons transporté des blessés recueillis en première ligne, et même ramassés la nuit, sur le terrain où ils gisaient, non loin des Boches. La canonnade s’était tue, et j’entendis dans la nuit soudain calme les blessés appeler « Maman, maman ! ». Ce fut la seule fois dans toute la guerre, et c’était poignant, ces appels » (p. 40-41). Son témoignage pourra être croisé avec celui d’autres brancardiers : par exemple avec celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, qui appartient au même régiment. Le témoignage de Brec nous renseigne non seulement sur l’expérience particulière du combat telle que vécue par un brancardier, mais aussi sur les rapports, parfois tendus, entre les combattants et ces « non-combattants » (évoque par exemple « Le souvenir d’une engueulade du commandant Mariani, qui traita les brancardiers de « bandes de rossards !”, alors que nous avions fait tout notre boulot » p. 36). Il note l’esprit de corps et de la solidarité qui unissent les groupes de brancardiers, sans toutefois s’y attarder : « Nous sommes devenus une équipe de vingt bons copains, avec deux bons majors, l’un médecin-docteur, l’autre élève en médecine ».

L’auteur a le souci d’être compris par un public non averti : il insère donc des notes explicatives sur l’univers des tranchées, l’aumônerie militaire, etc. Le sous-diacre Brec s’intéresse naturellement à la pratique religieuse des hommes de son unité : « Les gars du 77e, bons chrétiens pour la plupart, s’étaient préparés au combat par des exercices répétés, et aussi par la prière. Chaque soir, dans les jours avant l’attaque, ils affluaient pour prier dans la petite église du village » (p. 40). Certaines des ses affirmations en la matière pourront sembler sujettes à caution (un exemple qui prêtera à sourire : une remarque d’une grande candeur sur les besoins sexuels des hommes de son unité, contenus par les vertus de la foi p. 53). Notons que pas une fois, Brec ne s’engage dans des considérations sur le sens de la guerre ou l’idée de croisade : son témoignage est celui d’un soldat.

Dans l’ « Enfer » de Verdun, il remarque les effets du stress et d’une exposition prolongée au combat : « Pour ceux qui restaient dans la bataille, sous le feu roulant de l’artillerie qui ne cessa guère durant cinq jours […], à la fatigue nerveuse (j’en ai vu un, un Angevin, Château, tomber fou), à la fatigue physique, s’ajouta la soif » (p. 58).

Brec mentionne également les « trêves tacites » (été 1916, secteur de la Butte de Souain) : « …comme par un accord tacite, la guerre n’y fait pas rage. Sans doute les Boches, comme nous, placent là des troupes fatiguées, qui ne manifestent pas grand désir d’en découdre ». Brec affirme que les hommes peuvent manger en plein air et va jusqu’à  parler de « petite gueguerre » (p. 62-63). L’auteur a quelques propos durs à l’encontre de l’ennemi, comme par exemple à l’occasion de la 2e bataille de la Marne où, repassant sur le champ de bataille pour aller au repos, il se montre profondément scandalisé par « le vandalisme des Boches » (p. 110) qui, dit-il, ont tout pillé et saccagé. Brec parle de « carnage » méthodique : « Nuire pour nuire, quelle bassesse odieuse ! Un tel spectacle était bien fait pour exaspérer notre colère contre le Boche ». Toutefois, l’exécration de l’ennemi est absente de ce récit. Le « Boche » n’est que le soldat d’en face.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Auvray, Lucien (1896 – ?)

  1. Le témoin

Né le 8 août 1896. Il n’est encore qu’étudiant quand il part pour l’armée le 12 avril 1915 comme 2e classe d’infanterie. Il rejoint son régiment, le 82e RI, à Montargis. Le 20 mars 1916, il est intégré au 119e RI, qui se trouve alors à Verdun, où il restera jusque janvier 1917 (un passage dans le secteur de Saint-Mihiel entre novembre et décembre). Auvray sert comme 2e classe pendant deux ans avant d’être nommé caporal, le 28 mai 1917. Fin mars de cette année, il arrive sur le Chemin des Dames. Son régiment fait partie de l’armée d’exploitation et de poursuite du général Duchène. Il ne sera pas engagé le 16 avril (attente près de Fismes, marches et contre-marches). Du 19 avril à la fin du mois de mai, il effectue des marches et manœuvres dans la région de Château-Thierry. Le 30 mai, il note une impression de malaise mais affirme que tout est calme au régiment (ne dit rien sur l’entrevue de Tigny par exemple). Il participe aux combats de juin et juillet (secteur Ailles-Paissy) : « Comment est-il possible que nous soyons encore en vie, ce jour, à bien peu, il est vrai ? » (p.105). Son régiment part ensuite dans la Somme, dans le secteur de Saint Quentin. Promu sergent puis chef de section en mars 1918, il est dirigé sur un centre d’élèves-aspirants à Issoudun. Il retourne aux armées le 17 octobre 1918 et participe à l’offensive finale. Rendu à la vie civile après 4 ans et ½ de service (démobilisé en septembre 1919), il partira vingt ans plus tard, comme capitaine au 113eRI. Pendant les deux guerres, il aura passé 11 ans et demi sous l’uniforme. Il sera fait lieutenant-colonel honoraire d’infanterie.

Après la Première Guerre mondiale, Lucien Auvray doit s’occuper de sa santé pendant trois ans (effets retardés d’une intoxication au gaz ?), et reprend sa licence de droit pour intégrer la cour d’appel d’Orléans comme avocat, début 1924. Il est l’auteur d’un autre ouvrage : Du désastre à la victoire. Souvenirs de guerre de 1939-1945, La Pensée Universelle, 1980.

2. Le témoignage

Les souvenirs de Lucien Auvray ont été rédigés tardivement, à partir de ses carnets de route, et publiés sous le titre : Sous le signe de Rosalie. Souvenirs d’un garçon de 20 ans. Guerre 1914-1918. Verdun – Chemin des Dames et la suite, Orléans, 1986. La publication de ses souvenirs procède de la volonté de l’auteur de rétablir une vérité qu’il pense bafouée : « Si j’ai envisagé de les faire éditer c’est que, révolté par la fantaisie, les erreurs grossières et la partialité de certains commentateurs mal informés ou de mauvaise foi, j’avais entendu apporter un témoignage vécu sur la dramatique aventure de certains régiments d’infanterie… » (p.7-8).

3. Analyse

Témoignage intéressant, notamment pour Verdun et le Chemin des Dames.

Lucien Auvray a repris ses carnets en insérant, par endroits, des remarques et réflexions générales, formulées a posteriori, qui sont toujours clairement signalées comme ajout au texte original. La chronologie est suivie, quelquefois troublée par des sauts et allers et retours que s’autorise l’auteur, et la prise de notes est très régulière. Auvray nous livre un riche témoignage sur son expérience au front, aussi bien d’un point de vue « événementiel » que d’un point de vue plus intime. L’auteur met une application particulière à mieux faire connaître le fantassin au lectorat civil et ses souvenirs abondent de détails pratiques ou techniques. Doté d’une bonne instruction, le style est fluide, et les observations sont attentives et fines. Auvray ne s’interdit pas les critiques à l’encontre de l’armée et du commandement, au contraire, et livre ses impressions de soldat et les leçons tirées de son expérience.

Notons quelques points intéressants de ce témoignage :

–  Lucien Auvray est de ces hommes qui préfèrent se porter volontaire pour les coups de main plutôt que de subir sans pouvoir riposter. Plus qu’une haine prononcée pour l’ennemi ou le désir d’assouvir une pulsion meurtrière, l’auteur invoque le motif suivant : « Encaisser sans riposter est démoralisant, aussi je me suis fait inscrire volontaire pour être du groupe de patrouilleurs » (p.45). Il intégrera par ailleurs un des groupes francs constitués pour mener des coups de mains.

– évoque des moments de « trêve tacite », dans le secteur de Saint-Mihiel, en novembre-décembre 1916 : « Il m’a été dit qu’avant notre arrivée, entre ce dernier ? trou français” et celui des Allemands (de l’autre côté) s’était instaurée une espèce de trêve et même de modus vivendi » p.57.

– martèle un réel agacement face à l’incompréhension des civils à laquelle il est confronté à l’occasion des permissions. En décembre 1916 par exemple, il note : « Le fossé se creuse entre l’avant et l’arrière là on s’installe confortablement dans la guerre ; sauf famille heureuse de retrouver les siens, l’accueil des permissionnaires est désinvolte ; formule rituelle, un tant soit peu goguenarde de bienvenue » (p.59). De même, il s’emporte contre la propagande de l’arrière « stupidement faite » (p.99) et ne cache pas une certaine amertume à l’encontre des ouvriers travaillant dans les usines de l’arrière.

– fait partie des auteurs qui réfutent l’alcoolisation des hommes avant l’assaut. Pour lui, la consommation d’alcool vise avant tout à soutenir les hommes dans les moments d’effort et d’inconfort : « L’eau-de-vie, distribuée avec une certaine générosité lors des grandes épreuves, en période d’efforts surhumains, d’attaques et de contre-attaques, sous des intempéries (plus que déplaisantes : pluie battante, neige ou grand froid, quand le sol semblait vous aspirer) était la bienvenue. De mauvais esprits ont tenté d’accréditer ce mensonge, que sa distribution était un moyen pour doper les hommes, les enivrer au moment de les jeter à l’assaut. Personnellement je n’en ai jamais vu administrer  l’instant de sauter le parapet ; d’ailleurs, avec les tirs de contre-préparation ennemie, cela eut été impossible » (p.138).

– Intéressant également dans sa description des sentiments ressentis par certains jeunes hommes à la sortie de la guerre, cette « peur » du retour à la normale : « De quoi notre avenir sera-t-il fait ? […] Comment nous reconvertir, quand nous serons renvoyés ”en nos foyers” ? » (p.178).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Garnung, Raymond (1897-1975)

1. Le témoin

Né en 1897, Raymond Garnung est originaire de Mios en Gironde. Son père est directeur d’une scierie. On le dit passionné de littérature et brillant élève. A 18 ans, il est détenteur du baccalauréat ; c’est alors qu’il décide de s’engager, nous sommes le 15 juillet 1915. Deux ans plus tard, il quitte le front suite à une blessure. Il est démobilisé en 1919, promu lieutenant et décoré de la légion d’honneur. Je vous écris depuis les tranchées reste à ce jour son seul ouvrage publié. Il meurt d’une hydrocution dans la Volga au cours d’une croisière en 1975 (information fournie par le petit-fils de Raymond Garnung, que nous remercions).

2. Le témoignage

Raymond GARNUNG, Je vous écris depuis les tranchées, Lettres d’un engagé volontaire (1915-1918), l’Harmattan, collection Mémoires du XXème siècle, 187 p., 2003.

Ce témoignage se présente sous la forme d’un recueil de 373 lettres, illustré d’une soixantaine de photographies prises par l’auteur. Il a été publié par la descendance de l’auteur et plus précisément conçu et réalisé par Jean-Claude Garnung. Ce dernier laisse quelques commentaires sur le déroulement général de la guerre et apporte certaines précisions sur le parcours de Raymond Garnung.

Du 24 juillet 1915 au 11 novembre 1918, le sous-lieutenant Garnung fait partager sa vie de soldat à sa famille, principalement à sa sœur, Yvonne, adolescente de 15 ans. Il a manifestement dès le début une volonté testimoniale voire ethnographique : « Sitôt arrivé, je vous donnerai des détails sur la vie de camp, sur les puces et punaises qui peuvent loger dans nos gourbis, sur la qualité de la soupe etc. ».

Engagé volontaire le 15 juillet 1915, il intègre le 37e R.A.C. à Bourges mais sert rapidement au 60e d’artillerie à Arvord du 26 juillet 1915 au 8 février 1916, à Fontainebleau du 8 février au 20 mai, à La Valbonne au moins du 2 au 6 juin. Nommé aspirant le 12 juin, il monte enfin au front après de longs mois d’une vie de caserne et d’instruction monotone ;  il transite alors par Thiviers et Paris, et arrive à Fismes, en Champagne, le 29 juin. Il est ensuite envoyé en Picardie où il sert à Salouel, du 7 au 19 août, Hardecourt-Moulin de Fargny du 21 au 23 août, Maurepas du 25 août au 26 septembre, Combles du 29 septembre au 18 octobre, Valmy du 22 octobre 1916 au 27 février 1917 et enfin Craonne du 24 mars au 13 avril. Ce 13 avril 1917, il est gravement blessé aux jambes par des éclats d’obus. Il quitte ainsi définitivement le front pour une longue convalescence. Il est soigné à Montigny-sur-Aisne du 15 au 20 avril, puis à Rambervillers du 21 au 28 avril et enfin à Lyon du 28 avril au 20 août. Sa période de convalescence terminée, on lui remet le commandement de 1 200 hommes au camp de Souges en Gironde, du 6 novembre 1917 au 11 février 1918. Il passe ensuite par Thiviers, du 18 février au 29 mars et Mailly du 1er au 15 avril avant d’être chargé, à partir du 18 avril de l’accueil de bateaux rapatriant des prisonniers français à Cherbourg. C’est à ce poste qu’il met fin à sa correspondance, le 11 novembre 1918.

3. Résumé et analyse

Dénuées de la qualité descriptive et littéraire de témoins plus illustres de la Grande Guerre, les lettres de Raymond Garnung sont courtes, sommaires et très personnelles. Destinées pour beaucoup à une adolescente, sa sœur âgée de 15 ans, leur contenu est déformé par le miroir édulcorant et anecdotique d’une guerre rassurante, presque fraîche et joyeuse dans laquelle l’épistolier se pose plus souvent en témoin qu’en acteur. Ces lettres sont le reflet de la correspondance habituelle, quasi-protocolaire entre le soldat et sa famille.

C’est donc dans le parcours de leur auteur qu’il faut y rechercher l’intérêt du témoignage. En effet, Raymond Garnung, bien qu’il s’engage à l’été 1915 (mais dans l’artillerie), ne monte au front pour une unité active que près d’un an plus tard. Il vit avant cette date une longue période de caserne et d’instruction d’artilleries dont il nous brosse un tableau d’intérêt, montrant à l’historien la vie quotidienne méconnue car délaissée de la littérature de guerre de la vie militaire du temps de paix en temps de guerre. Mesquineries et monotonie de la caserne alternent avec une liberté et un confort singuliers alors que les conditions de vie au front sont dramatiques. Il nous fait part pendant cette période de quelques événements remarquables tels que deux accidents, un à l’infirmerie dû à un obus illégalement détenu par un soldat et par mégarde mis à feu, un autre au champ de tir provoquant la mort de deux personnes (page 51). Il évoque aussi le tournage d’une scène d’artillerie au polygone censée reproduire la bataille du fort de Douaumont de février 1916 et destinée à être diffusée dans les cinémas français (sous le nom de « La Flambée ») (page 61).

Avant qu’il ne soit envoyé au front, il est intéressant de remarquer qu’il met en place avec sa famille un système de code pour se préserver de la censure (page 67).

On l’envoie en Champagne. Il parle de sa guerre, de sa chasse au boche et des petits tracas de la vie du front. Il fait, page 12, notamment la description d’un lit de fortune dans une « cagna » . Page 76, on apprend l’existence de « géophones » : « des appareils placés dans les tranchées et qui permettent d’entendre toutes les conversations des boches en première ligne ». Il insiste aussi sur l’utilité de sa montre car « tout se fait en se basant sur l’heure officielle » page 88. Enfin, il évoque le rôle des mulets dans le ravitaillement (page 92). Là-dessus, il rapporte quelques anecdotes telle la possibilité d’allumer sa pipe grâce aux obus ou encore un mauvais accueil des habitants du village de Saint-U… (en fait Saint-Utin) dans la Marne qui « préféraient avoir les boches » (page 114). Plus que de simples descriptions, il nous fait également part de ses ressentis. Page 78, on trouve une vue critique de la cérémonie de la « revue », une « comédie », écrit-il. Plus loin, il décrit la boue comme « [faisant] honneur à ceux qui la portent » en comparaison à ceux qui n’ont pas le courage de combattre ; il insiste sur son statut d’engagé volontaire (page 86). Il imagine également ce que deviendra le soldat redevenu civil après-guerre. D’après lui, il se sera endurci et profitera de son nouveau statut pour prétendre à des postes avantageux au sein de la société (page 112). Enfin, il observe que les soldats perdent la notion de saison au front du fait des forêts détruites et de la disparition du feuillage (page 98). Il se pose de plus en observateur de ses camarades de tranchées. Il se permet ainsi un commentaire sur les hommes du Nord « pas si froids qu’on veut bien le dire […] très gentils dans l’intimité », ou sur les Anglais (page 88) : il les dit toujours sereins, même devant la mort. A propos des rapports des soldats entre eux, il prétend qu’un esprit de famille règne du simple poilu jusqu’au colonel et que les fantassins admirent leurs camarades artilleurs (page 118). Quant à l’exercice de son poste d’officier, il relate le cas exceptionnel d’une ordonnance pour deux officiers en décembre 1916 dû à un manque d’hommes.

Le 14 avril 1917 « près de Craonne », il annonce être « légèrement blessé […] de petits éclats d’obus à la cuisse droite ». Pourtant il ne reviendra jamais au front, nouvel exemple de la distorsion de la souffrance du soldat devant sa famille. Dès lors, il nous raconte sa vie de grand blessé entre soins et rétablissement. Il assiste à un traitement par drain (page 139), se plaint de la nourriture qu’il dit pire qu’au front et nous apprend être soigné d’après les recommandations du célèbre docteur Carrel à l’origine de la solution « Dakin » (page 139). Guéri, il est affecté à un « emploi sédentaire » au camp de Souges avant celui de Mailly puis à Cherbourg où la guerre se termine sans lui au front. Pendant cette période, il a en charge plusieurs unités dont la classe 18 et une autre formée d’Annamites qu’il décrit toutes deux comme étant « fort mal dressée[s] ». Il est également témoins lorsqu’il se trouve à Cherbourg du rapatriement de prisonniers français en très mauvais état de santé.

L’ouvrage produit donc une sorte de triptyque de visages de guerre différents, montrant tout à tour sur des périodes sensiblement égales la caserne, le front et l’hôpital suivi de la convalescence dans un emploi réservé.

Opportunément présentées, ces lettres de guerres forment un ouvrage dense et d’intérêt. Les lieux ont été restitués quand cela fut possible même si plusieurs hypothèses eurent pu être confirmées par une recherche idoine. Ainsi, de nombreux renseignements peuvent être puisés de ces portraits singuliers d’une courte guerre d’un artilleur. L’ouvrage est très largement iconographié des photos de guerre du héros.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau. Septembre 2010.

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Allard, Jules (1872-1918)

1. Le témoin

Jules Joseph Allard est né le 25 juillet 1872 dans le Loiret, dans une famille de cultivateurs. Marié, il a deux enfants, nés en 1906 et 1912. Militaire de carrière, fantassin (on manque de précisions sur ce point), il passe dans la gendarmerie en mars 1918, et se trouve basé à Angers. Il est donc mobilisé en août 1914 à 42 ans en tant que capitaine de gendarmerie à la prévôté de la 18e division d’infanterie. Il y est présent jusqu’en août 1918, et commande ensuite la gendarmerie d’Angers. Très affaibli, il meurt, sans doute en lien avec l’épidémie de grippe, le 17 décembre 1918. Très estimé par ses pairs et par les notables locaux, ses obsèques rassemblent une vaste assistance.

2. Le témoignage

Capitaine Jules Allard, Journal d’un gendarme 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 259 p., 19,50€.

La publication de ce témoignage vient de sa transmission, avec d’autres documents, par des proches à l’historienne Arlette Farge. Celle-ci, prolongeant l’intérêt pour la Grande Guerre lisible dans sa contribution au volume Le Chemin des Dames en 2004, rédige une longue présentation (p. 9-67) qui évoque de manière sensible le parcours de guerre du témoin.

Jules Allard a tenu deux carnets d’une écriture fine sur de petits cahiers (14×8 cm), le premier consacré à la période 1914-1915 (« Campagne contre l’Allemagne du 4 août 1914 au … ») et le second à l’année 1916. La dernière entrée date d’octobre 1916, sans explication pour l’interruption qui suit.

À la suite des carnets de guerre proprement dits, qui racontent les expériences du capitaine Allard et ses impressions, un troisième cahier rassemble des « Renseignements d’ordre judiciaire 1914-1915 », faisant de façon plus impersonnelle le récit des enquêtes, des arrestations et des tâches judiciaires accomplies dans l’arrière-front (p. 217-234).

L’ensemble a été transcrit par Émilie Giaime, doctorante à l’EHESS, qui donne une courte postface (p. 255-259).

S’y ajoutent une série d’annexes issues des archives du témoin et de sa famille, comprenant des reproductions photographiques :

-Listes nominatives des gendarmes et militaires sous les ordres du capitaine, ainsi que des départs (évacuations sanitaires) et des arrivées ;

-Tableaux récapitulatifs des peines prononcées par le conseil de guerre, des procès-verbaux établis et des militaires détenus ;

-Carte de circulation ferroviaire ;

-Proposition de légion d’honneur ;

-Coupures de presse faisant état des obsèques du capitaine Allard ;

-Lettres de condoléances reçues par la famille.

3. Analyse

Comme le relève Arlette Farge dans sa présentation, les témoignages de gendarmes sont rares, et leur guerre a été longtemps peu étudiée, car elle apparaissait fort peu glorieuse, et même quelque peu honteuse, au vu des souffrances des « poilus » que les gendarmes devaient surveiller et arrêter en étant eux-mêmes à l’abri du feu.

Mais leur étude est pourtant indispensable à une compréhension complète de la société combattante, de ses différents espaces, et des interactions entre ses acteurs. Le témoignage de Jules Allard est donc une pièce intéressante permettant de compléter nos connaissances sur l’univers de l’arrière-front.

Le contenu des carnets évoque les déplacements, les lieux où cantonne J. Allard, les civils qui l’hébergent, ses repas et ses impressions. Il assiste à la messe, et mentionne de nombreux personnages mais toujours avec leur initiale (« le général B… »). Il fait le récit de ses très nombreuses tâches, et de ses fatigues, liées à l’asthme qui le paralyse parfois, ce qu’il ressent durement : « S’il fallait marcher, j’en serais incapable » (p. 78)

S’il ne s’agit pas d’un carnet tenu au jour le jour (plusieurs entrées montrent une rédaction postérieure aux faits décrits), l’ensemble se distingue par la précision et la sobriété des notations.

À signaler, dans la seconde moitié du texte, de très nombreuses et inutiles notes qui viennent gêner la lecture, alternant entre les banalités superflues (« le capitaine est un homme de paysage », 177) et les véritables contresens : l’utilisation par J. Allard de l’expression courante « Juif errant » est vue comme une remise en cause de son catholicisme, par exemple (181).

Les débuts de la guerre

Ce sont les passages les plus riches des carnets. Période marquée par le chaos. Les gendarmes arrêtent des insoumis, des « fuyards des corps du Midi » (82) ; beaucoup d’étrangers qui vont être internés, et de présumés espions, improbables, comme une « vieille bergère et son petit-fils » en Meurthe-et-Moselle (75). Le tout s’accompagne de rumeurs alarmantes (et pour cause) et de tâches pénibles. Le 24 août, J. Allard voit des soldats pour la première fois qui disent que « l’infanterie a été décimée » (77), et, de fait, doit réquisitionner une semaine plus tard 50 civils (très réticents, qui cherchent à s’échapper)  pour enterrer, sous le feu des Allemands, 500 cadavres de fantassins « bleuis et gonflés, dans toutes les attitudes de la souffrance » (80).

Dans l’Aube, début septembre, J. Allard voit les effets de la Bataille de la Marne (il ne sait la nommer que plus tard) et le « triste spectacle » des nombreux blessés (84) ; relate la panique des troupes vers Fère-Champenoise qu’il tente de juguler, le chaos et les embouteillages en arrière d’une grande bataille, le manque de soins pour les blessés, les civils devant évacuer et abandonner leurs biens, les animaux morts et dépecés, un paysan « garrotté et fusillé. Il a les mains liées dans le dos » (97). Tout cela est épuisant : « deux nuits blanches » (92).

J. Allard voit les combats de loin, ici et là « une colonne » qui avance ou recule (93), et leurs effets (« les fossés de la grande route sont remplis de cadavres », 94).

Les jours qui suivent sont toujours marqués par la confusion, les troupes qui s’égarent, les contrordres. J. Allard conduit des prisonniers ennemis à Châlons (12 sept. 1914), tâche récurrente dans les carnets. Il place ici et là des notations hostiles aux Allemands, comme lorsqu’il doit dormir dans un lit occupé la veille par l’un d’eux : « ça sent mauvais mais qu’importe ! » (102), ou en entrant à Mourmelon que les troupes allemandes ont quitté après l’avoir dévasté, comme souvent en cette période d’invasion propice aux « atrocités » : « les vandales sont passés » (p. 106). J. Allard ajoute aussitôt qu’il doit organiser les gendarmes pour prévenir et punir le pillage par les soldats français, cette fois. Le pillage est un élément récurrent des carnets.

Dans l’arrière-front

L’installation dans la routine est signalée à partir du 21 septembre 1914 : « aucun fait saillant à noter » (108) si ce n’est que l’auteur peut enfin se reposer, se laver et d’abord se déshabiller, pour la première fois depuis le 24 août. Violente altercation avec un général qui réclame la priorité au passage de ses troupes sur un pont (111) ; altercation avec un commandant dont il a pris le lit par erreur (114). Nouvelles enquêtes sur de présumés espions (près de Reims, « région très travaillée par l’espionnage », 113) et nouvelles mentions de fusillés.

Le 23 octobre, départ pour la Belgique, Ypres, et contact avec les troupes anglaises, notations sur l’architecture et le charme de la « jolie cité » d’Ypres. Pas pour longtemps : la région est ensuite violemment bombardée, par obus et avions (121). J. Allard raconte ses efforts pour soutenir les civils, lutter contre les incendies (en vain), etc.

Le 11 novembre 1914, J. Allard cantonne dans un asile d’aliénés, dont s’approche le bombardement : « les malades poussent des hurlements qui se répercutent avec les détonations dans les couloirs très sonores » (127).

Dans les semaines qui suivent, c’est l’accalmie, mais toujours beaucoup de travail pour J. Allard qui doit arrêter les paysans belges refusant de respecter les interdictions de circulation (130). Il subit un exceptionnel bombardement par du calibre 380, dont les obus font d’énormes trous (131).

Le 26 décembre 1914, il relate l’exécution pour abandon de poste d’un soldat du 66e RI : « cérémonie qui m’impressionne douloureusement » (132), suivie d’une plus heureuse pour lui, la remise de la légion d’honneur, en janvier 1915. Il tombe cependant malade en avril 1915, et passe plus d’un mois en convalescence (140).

Le travail des gendarmes : surveiller, enquêter

Dans cette période, J. Allard raconte les enquêtes et les arrestations faites dans l’arrière-front, dont celle de soldats s’étant cachés un mois et demi dans des caves, et d’autres condamnations à mort suivies d’exécutions, au 135e RI et au 32e RI. Selon lui les fusillés sont « dans la vie civile des repris de justice, ou des gens peu recommandables » (138). En février 1915, il signale qu’il procède à de premiers contrôles de la correspondance : c’est plus tôt que les dates habituellement données pour l’établissement du contrôle postal.

Il se charge également de fixer les prix des denrées, faisant baisser ceux des commerçants (147), et d’organiser les cantonnements en répartissant les unités – l’artillerie lourde bien installée refuse de céder de la place (149). Plusieurs mentions des permissions, la première le 21 juillet 1915, les suivantes passées en Bretagne dans la famille de sa femme.

Les notations diminuent d’intérêt et d’intensité après le milieu 1915. J. Allard mentionne au nouvel an 1916 son espoir de victoire pour l’année qui vient, qui le voit passer du nord du front (pays minier, mais aussi promenades à cheval au Touquet (178)) à la région en arrière de Verdun où il décrit des tombes improvisées (190). Les tâches judiciaires et prévôtales reprennent, avec l’utilisation de soldats français emprisonnés pour construire un abri (194).

Pour finir, s’embusquer

Épuisé et attristé par la guerre (« il faut se cuirasser contre les émotions », 96), J. Allard hésite assez peu lorsque son supérieur lui propose un poste plus abrité en juin 1916, à Brienne dans la zone des étapes. Le témoin relate son impression caractéristique mêlée de honte  et de soulagement à l’idée de quitter le danger (195). Affecté à la surveillance d’un parc à munitions, ses tâches deviennent monotones même s’il continue de chercher des espions dont une étrange « baronne autrichienne » fortement soupçonnée (201). Il établit des barrages sur les routes, et enquête également sur des morts de militaires dans l’arrière-front : meurtre ou suicide (203).

La dernière partie du témoignage comprenant les notes « judiciaires » reprennent et développent partiellement des éléments exposés dans les carnets dont des enquêtes (perquisitions, interrogatoires) menées sur des individus « suspects », sur des vols, et sur tous eux soupçonnés de sympathie pour les Allemands. En l’état il s’agit de matériaux pour une histoire de l’espionnage et de ses perceptions qui reste largement à écrire. Le tableau de la p. 242 qui présente les différents types de procès-verbaux est ainsi un élément utile, bien que limité à une division, sur l’illégalité ordinaire de l’arrière-front : délit de chasse, outrage, ivresse, « infractions aux lois sur la circulation », etc.

Evidemment il faut regretter l’absence de notation pour l’année 1917, au moment des mutineries, en particulier pour une division, la 18e, qui connaît l’indiscipline des 32e, 66e et 77e RI à Chevreux et Chaudardes (voir le tableau des mutineries, au format pdf).

4. Autres informations

La thèse soutenue en 2010 par Louis Panel et consacrée à la gendarmerie n’est pas encore publiée ; des éléments sur cette arme durant la période se trouvent dans :

  • L. Panel, Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), SHGN, Maisons-Alfort, 2004, 250 p.
  • L. Panel, « La gendarmerie dans la bataille de Verdun (février-octobre 1916) » Revue historique des armées, 242, 2006. Mis en ligne le 26 novembre 2008 : http://rha.revues.org//index4182.html

Texte de complément par Yann Prouillet: Gendarmes dans la Grande Guerre, Quand Brothier éclaire Allard

Faisant écho à la recension ci-dessus d’André Loez du journal de Jules Allard, officier de gendarmerie, présenté par Arlette Farge [2], ce témoignage peut également être éclairé par la connaissance de la littérature testimoniale de la Grande, objet des études du CRID14-18 [3]. En effet, Arlette Farge part du présupposé qu’ « il y eut tant et tant de récits sur la guerre de 1914-18 [4] » mais subordonne son analyse des témoignages issus de gendarmes à la conclusion de Louis Panel qui avance « que la Bibliothèque du Service historique possède bien peu de témoignages ou de journaux de gendarmes ; il ne cite que quelques nom de colonels [5] », ce qui est par ailleurs exact tant les journaux de guerre de gendarmes sont rares dans le corpus édité. Toutefois, l’un des très rares journaux de guerre de sous-officiers de gendarmerie publiés [6] concerne justement l’un des gendarmes de Jules Allard.

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier [7] de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e R I (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers [8].

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance [9] ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes [10] » est embarqué avec l’état-major de la 18e D I du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre [11] ». Célestin Brothier meurt en 1915 sans être jamais retourné au front. Le témoignage de Jules Allard s’achève quant à lui à la fin d’octobre 1916.

Comparaison des témoignages, analogie des expériences, analogie des restitutions ?

Le parcours commun entre les deux témoins correspond donc à la période allant du 5 août au 7 septembre 1914. Le croisement des deux expériences d’une trajectoire géographique et typologique similaire sur cette période révèle leur caractère complétif. De volume différent (59 pages pour Brothier, 14 pages pour Allard), la profondeur descriptive de Brothier éclaire ainsi la pratique d’écriture d’Allard ; il permet aussi d’obvier à la coupure des noms non rétablis chez Allard. De l’étude comparée de ce mois de guerre en Lorraine, la sensibilité du témoin mais également sa fonction influent sur la perception d’un même évènement.

L’unité prévôtale du capitaine Allard arrive en Lorraine (Chaligny, Meurthe-et-Moselle) le 6 août 1914. Si Allard rapporte uniquement quelques informations ténue d’intendance (trajet, cantonnement et repas), Brothier analyse une sorte de montée en charge de la guerre, de ses bruits et du patriotisme, de l’angoisse aussi, de ses habitants à mesure que l’on se rapproche de la frontière allemande. Les 7 et 8, alors que Brothier reste flou sur son arrivée en secteur (une gare, un village), Allard est déjà dans sa fonction : « A Saint-Nicolas-de-Port, (…) arrestation d’un insoumis ». Les jours suivants (9 et 10 août) sont rapidement purgés et Ludes (en fait Ludres) est qualifiée de « village sans importance », là où Brothier voit : « dix ou douze mille hommes de troupe » et où « il est presque impossible de trouver un abri. Quant à trouver des vivres, même du pain, il est inutile d’y penser ». Il est par ailleurs étonnant qu’Allard ne mentionne pas la directive qu’il donne à Brothier : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre. »

Les 11 et 12, des problèmes d’intendance préoccupent toujours nos deux témoins ; le logement pour l’officier et la nourriture pour le brigadier que ce dernier résume ainsi : « Avoir du pain, un abri et de la paille, c’est vraiment la fortune ».

Du 13 au 18, la narration devient globale chez Allard. Il rapporte sommairement les premières opérations prévôtales autour de Nomeny. Ainsi Allard évoque le ramassage de 31 sujets allemands « évacués sur Nancy ». C’est Brothier qui s’occupe de ce transfèrement de 15 individus, réalisé dans des circonstances périlleuses devant l’hostilité de la population : « aussi je croyais bien ne pas pouvoir livrer vivants tous mes prisonniers. Il m’a fallu donner le change en disant que c’était des Alsaciens qui réclamaient notre protection ». Brothier évoque donc lui aussi dès le 13 la présence massive d’espions dans ce secteur de Lorraine. Allard purge également en une phrase l’arrestation d’« une vieille bergère et son petit-fils, convaincus d’espionnage et d’intelligence avec les Allemands ». Brothier s’étale quant à lui sur ce qui apparaît comme sa première affaire en la matière et évoque sur deux pages l’épisode de la femme Ottefer, « vieille pleurnicheuse, invoquant Dieu à tort et à travers » et son petit-fils, dont l’atavisme délinquant se révèlerait au faciès : « un gredin aux mœurs d’apache ». Il évoque aussi l’enquête menée par Allard le lendemain, impossible en pays ennemi où « les gendarmes eux-mêmes ne sont plus en sûreté ! ». Allard quant à lui n’évoque qu’un « départ inopiné ».

Le 20 août, l’unité part pour Sedan, destination connue à l’avance pour Allard et non pour Brothier. Allard y voit une « belle ville – belles avenues – jardin public et larges places » là ou Brothier perçoit une « ville (…) triste, et aussi de triste mémoire ». A Sedan, le 23, s’inscrit l’épisode sommairement décrit par Allard comme « des fuyards circulant dans la ville répandent la panique », précisant leur appartenance aux 9e et 11e corps ou au 135e R I Là encore, Brothier est plus précis sur cet évènement qui fait une nouvelle fois référence à l’antienne du comportement au feu des troupes méridionales : « Dans l’après-midi, des ordres arrivent qu’il faut aller arrêter des soldats, qui se sont sauvés du champ de bataille, et qui jettent la panique dans la ville. En effet, nous rencontrons de ces militaires, des méridionaux disant que leur régiment a été anéanti, qu’ils restent seuls, etc. Mais à chaque instant, un nouveau groupe du même régiment tient les mêmes propos. Nous arrêtons tous ces soldats, particulièrement ceux des 17ème et 11ème régiments d’infanterie. Renseignements pris, il résulte que les 17ème et 15ème corps d’armée se sont très mal conduits. (…). Beaucoup de soldats de ces deux corps d’armée se sont sauvés en débandade. Les plus coupables vont être traduits devant un conseil de guerre ; les autres seront reconduits au feu en première ligne et surveillés en arrière par des troupes plus sûres et par des gendarmes ». Etonnemment, la perception des troupes fautives diffère complètement entre les deux témoins.

Du 25 au 29 août, de retour dans le secteur de Nancy, Allard n’évoque plus que des détails d’intendance alors que Brothier reste comme à son habitude plus descriptif sur ces journées. Le 30, l’ordre donné à l’unité prévôtale d’Allard d’« enfouir 500 cadavres » dans les bois d’Hoéville. Cette opération à réaliser sous le feu génère chez les deux témoins une relation complète tant le caractère périlleux de la mission (Brothier parle de « journée mémorable ») a généré ce besoin d’écriture cathartique : l’un en tant que donneur d’ordres, l’autre en tant qu’exécutant. Là encore, parfaitement complétives ces relations exemplifient la vision différente d’un même évènement selon le statut de cadre du militaire. C’est ensuite dans la pratique descriptive de l’écriture : Brothier, exécutant, consacre 10 pages et demie à la relation de sa mission et multiple les détails sur sa réalisation et sa perception. Allard, plus synthétique et bien que participant à sa réalisation, n’y consacre que 3 pages.

Le 31 août, un nouvel épisode commun rapproche les témoignages, globalisés pour Allard sur la période 31 août – 2 septembre, plus délayée jour par jour chez Brothier. Le 2 septembre (date précisée par Brothier) les premiers prisonniers allemands sont confiés à l’unité prévôtale. Pour Allard, « l’un est instituteur, il paraît peiné. L’autre est indifférent » alors que Brothier engage la conversation avec « un élève officier qui parle assez bien notre langue », lui apprend la réalité de la guerre et constate l’effet nerveux causé par 75 sur ces soldats allemands. Leur vision commune et leur description, près d’Arcis-sur-Aube, « des nombreux convois de familles chassées par l’invasion » (Allard), « qui viennent de Belgique, des départements des Ardennes, de la Meuse, des villages voisins même » (Brothier) est le dernier épisode marquant de la campagne commune du brigadier Brothier et de l’officier Allard. Celui note en effet le 6 septembre « le brigadier B. est malade et doit être évacué d’urgence ». Célestin Brothier quitte en effet le capitaine Allard le 7 septembre. A la déconvenue d’une défaillance physique l’obligeant à devoir abandonner son unité, s’ajoute la vision terrible d’un train de blessés en route vers l’intérieur. Brothier décrit les effets déchiquetés, le sang, les mutilations et les soldats mourant sans soins possibles. « Chaque cas est pénible à voir et l’ensemble est affreux. (…). Ne pouvant me rendre utile auprès de ces malheureux, je m’en vais me reposer dehors assez loin pour ne pas entendre leurs cris déchirants ». Là il rencontre une dernière fois le capitaine Allard qui, révélant son humanité termine : « Je retrouve le brigadier B. resté en gare depuis la veille et qui parait péniblement impressionné par le spectacle de souffrance qu’il a sous les yeux, peu fait pour rétablir son moral ». Dès lors, leurs chemins se séparent pour ne plus se recroiser.

Conclusion

Il est bien entendu dommage que la détection de ce témoignage efficacement complétif et éclairant de Célestin Brothier sur l’unité prévôtale et la personnalité même de Jules Allard n’ait pas été opérée par les présentatrices du journal de l’officier, d’autant plus que, la rareté des témoignages de gendarmes ayant été relevée, la recherche sur le corpus existant en aurait été plus efficiente. C’est certainement du fait de ce présupposé que les recherches idoines n’ont pas été menées. La publication du journal de Célestin Brothier, gendarme, démontre en tous cas qu’à tout témoignage, on peut en apposer un autre. Cette mise en perspective des témoignages, sur la base de la détection des rapprochements possibles dans les corpus existants publiés, fait partie de l’expertise du CRID 14-18.


[2] Allard, Jules (cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

[3] Dictionnaire des témoignages in http://www.crid1418.org/temoins/.

[4] Allard, op. cit., p. 19.

[5] Allard, op. cit., pp. 15-16.

[6] Azaïs Raymond et Kocher-Marbœuf Eric, Le choc de 1914. Journal de guerre. La Crèche, Geste, 2008, 143 pages.

[7] C’est-à-dire sous-officier d’active commandant une brigade de gendarmerie ; celle de Maulévrier (Maine-et-Loire) dans ce cas.

[8] Il est cité par Jules Allard dans les effectifs de son unité prévôtale (Allard, op. cit., p. 237).

[9] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 44.

[10] Effectif correspondant à celui cité par le capitaine Allard qui fait aussi état de 23 personnels (Allard, op. cit., p. 237).

[11] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 120.

André Loez, septembre 2010.

Complément de Yann Prouillet, janvier 2011.

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Tardy, Georges (1894-1968)

1. Le témoin

Né en 1894 à Valence (Drôme), diplômé de l’Ecole de Tissage de Lyon, Georges Tardy est mobilisé en septembre 1914 par anticipation avec sa classe (classe 1914) au 159e Régiment d’Infanterie caserné à Briançon. Après quelques semaines d’instruction, il arrive au front à la fin novembre de la même année et intègre le 4e Génie en janvier 1915. Il reviendra ensuite dans l’infanterie au 226e RI notamment comme fusilier-mitrailleur et instructeur de cette arme pour une unité de la territoriale après avoir été surpris en train de prendre des photographies sur le front. L’armistice ne marque pas pour la lui la fin de son service militaire, puisqu’il ne sera démobilisé qu’en septembre 1919 après un passage par le Train et un retour au Génie en particulier comme électricien.

Au front, il stationne d’abord en Artois une longue période (Arras, Souchez, Le Cabaret Rouge), puis passe comme une grande partie des unités de l’armée française par Verdun (mars 1916), par la Somme, les Vosges et l’Alsace en 1918, avant de terminer son périple en Belgique. Evacué début 1917, il échappe à l’offensive Nivelle d’avril. Son parcours n’a rien d’original, mais son témoignage, celui d’un ouvrier, technicien issu du monde du petit commerce et dont l’identité n’est pas gommée par le port de l’uniforme, vient enrichir un corpus de témoignage encore bien pauvre pour cette catégorie de combattants.

 

2. Le témoignage

Il se présente sous deux formes : une abondante correspondance adressée essentiellement à ses parents et à sa sœur, ainsi qu’un corpus non moins important de photographies réalisées par Georges Tardy. Ce dernier nous donne ainsi à lire son expérience de guerre par les lettres transmises à sa famille, mais aussi à voir la guerre à travers l’objectif de son appareil photographique. Double intérêt donc ici, d’autant que ce témoignage multiforme, à rapprocher de ceux de Léopold Retailleau ou de Gaston Mourlot, s’étale sur une grande partie de la guerre (sans les premiers mois du conflit, du reste largement présent dans d’autres témoignages). Georges Tardy nous fait entrer dans l’univers des soldats du Génie mais aussi dans le quotidien d’un fantassin. Il est ainsi possible d’appréhender les deux univers et de les comparer.

Soulignons le travail d’édition très sérieux et d’une très grande qualité de Bruno Tardy, fils de Georges, qui a retranscrit les lettres en insérant à côté du texte les clichés correspondants aux périodes ou à ceux cités dans la correspondance. Il complète l’ensemble par des notes explicatives et une présentation de la situation générale de l’unité de Georges pour chaque grande période.

Un poilu dans la Grande Guerre. Lettres et photos de Georges Tardy, par Bruno Tardy, Fontaines-sur-Saône, B. Tardy, 2009. Exemplaire à commander directement à l’auteur.

Quelques clichés : http://www.association14-18.org/documents/tardyg_cont.htm

 

3. Analyse.

Si Georges Tardy évoque comme dans de nombreux témoignages l’environnement immédiat des combattants, il note également avec constance ses rapports aux autres. Copains, camarades, place du groupe « primaire », évocation des amis que l’on retrouve sur les photographies et avec qui on continue à correspondre après les changements d’affectation, rôle des officiers, autant d’indices qui permettent de d’éclairer un élément essentiel de la vie des soldats : la « société » du front, en tout cas d’une partie de celle-ci, et des mécanismes qui président à sa structuration. La densité des informations contenues dans les lettres passées au crible de la critique (rôle de l’autocensure et de la «  mise en scène de soi ») mérite une lecture attentive de ce corpus : liens avec l’arrière et description de la vie à Valence, alimentation, conditions de vie, rapports avec l’ennemi et avec les troupes alliées (notamment les Américains), évolution technique et tactique de la guerre…

A elles seules, les photographies conservées apportent des données intéressantes sur le quotidien de Georges Tardy : paysages du champ de bataille et tourisme à proximité des cantonnements, portraits de ses camarades et des groupes dans lesquels il s’inscrit, armes, scènes de la vie militaire et guerrière (vie dans les tranchées prises sur le vif, circulation des troupes). Nous ne sommes pas dans une « vision » stéréotypée de la guerre comme pour les vues de la Section Photographique de l’Armée, mais bien face à une production privée proposant un « regard » exempt de toute falsification. Ainsi, quelques clichés apparaissent comme quasiment inédits, à l’image de ces photographies de soldats allemands marchant à découvert entre les deux lignes, regardant les soldats français eux-mêmes sortis des tranchées : « 4 janvier 1916 – (…) Nous avons fait une tranchée à 40 mètres des Boches en plein jour, et tout le monde se pavanait sur le terrain, c’est à n’y pas croire » (pp. 146-147).

Alexandre Lafon

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