Alengrin, Joseph (1882-1946)

1. Le témoin
Né le 3 novembre 1882 à Murat-sur-Vèbre, dans les Monts de Lacaune (Tarn), où son père est notaire, il entre à son tour dans le métier et devient clerc de notaire à Béziers, la grande ville proche de ce coin de la montagne tarnaise. Lors de la mobilisation, il est marié et a une toute petite fille qu’il présente ainsi lors de sa permission de convalescence de décembre 1914 : « Quel bonheur de serrer dans mes bras cet enfant que j’avais laissée au mois d’août marchant à peine et qui, maintenant, a fait de sensibles progrès ! » Au début de la guerre, il est caporal au 7e BCA. Il est blessé au genou par un éclat d’obus le 25 septembre 1914 ; revenu sur le front, il est capturé le 14 janvier 1915, et passe dans plusieurs camps de prisonniers, particulièrement dans la partie polonaise de l’Allemagne où il participe aux travaux agricoles, forestiers et même industriels dans la sucrerie de Pakosch.
2. Le témoignage
Sa famille a conservé trois carnets, dont le dernier est inachevé. Plusieurs indices montrent que le témoignage a été rédigé après la guerre, remarque importante car, à ce moment-là, il n’aurait eu aucune raison de cacher une éventuelle haine des Allemands en les présentant sous un jour favorable. Sans doute avait-il des notes car les dates, et même les heures, sont parfois très précises (trop précises : on saura souvent le jour et l’heure, mais on aura du mal à retrouver le mois). Le texte est publié dans les Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Les premières pages évoquent la mobilisation : mesures à prendre pour l’exploitation des terres ; vœux et supplications à l’église ; fanfare et drapeau au passage en gare de Lacaune ; quatre journées de pagaille à la caserne à Draguignan. C’est dans les Vosges qu’a lieu la découverte progressive de la réalité du front : bruit du canon qui se rapproche ; contact avec des prisonniers ; rencontre de civils qui fuient leurs villages ; premiers obus ; présence et odeur des cadavres. Blessé, il est dirigé vers l’ouest, mais ne peut être soigné ni à Rouen, ni à Dieppe où les hôpitaux sont bondés. Débarqué à Eu, il note les deux remarques de tous les blessés : « Quel bien-être j’éprouve d’échanger le sol troué des tranchées qui nous servait de dortoir contre un lit moelleux » ; et, ayant rencontré un homme originaire de Castres, quelle joie « de parler du pays en passant quelques bons moments ». Ce souci se retrouve fréquemment, qu’il s’agisse du retour au front, fin décembre 1914, ou de la captivité en Allemagne : les « pays » échangent leurs impressions « sur les sujets qui [les] intéressaient le plus, principalement sur les dernières nouvelles reçues de chez [eux] » ; pour les travaux, ils forment une équipe de gars du Tarn et de l’Hérault.
Joseph Alengrin signale son angoisse au moment de sa capture, mais constate bien vite que les prisonniers français ne sont pas maltraités, et il note même : « Je passais devant l’endroit où mon escouade avait son dortoir et, avec l’autorisation d’un soldat allemand, je pus emporter quelques effets contenus dans une musette, ils me furent bien utiles plus tard. » Le premier camp où il est interné est celui de Langensalza où il décrit un véritable « marché aux puces » organisé par les prisonniers russes. Certes, il y a l’absence de liberté, les poux, le typhus, mais Joseph signale de nombreux traits de bonnes relations avec les Allemands : un orchestre composé de prisonniers sous la direction d’un chef de musique allemand ; une agréable soirée avant le travail en kommando ; les adieux au sous-officier qui commande leur escorte ; et encore : « Notre sentinelle qui a l’air plus ennuyée que nous de cette journée de marche, car ses vivres n’ont pas duré longtemps, nous fait entrer dans le Gasthof de Kornfeld et là nous cassons la croûte et buvons quelques bocks et une tasse de café à l’orge. Nous donnons quelques biscuits à notre gardien et, après nous être restaurés, nous reprenons notre chemin vers Rukheim. »
Les Français, en effet, reçoivent de nombreux envois de nourriture, jusqu’à « une avalanche de colis supplémentaires » pour Noël 1916. Ils posent des collets pour attraper des lièvres, et ramassent force champignons. Au camp, sont organisés des loisirs, théâtre, bibliothèque gratuite, sport, messe. Les prisonniers russes, sans ressources, font office de « domestiques ». Il va jusqu’à écrire : « Nous passâmes un hiver agréable dans la mesure du possible. » En kommando, les rapports avec la population sont amicaux ; il s’agit de Polonais dont la condition est considérée comme proche du servage : lorsque leurs maîtres arrivent à la messe en voiture, les paysans les accueillent en leur baisant les mains… La captivité est toujours un contact entre peuples et cultures.
Rémy Cazals

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Jouhaud, Léon (1874-1950)

1. Le témoin
Il est né le 21 décembre 1874 à Limoges dans une famille de la bourgeoisie aisée, commerçants en tissus du côté de son père, en bijouterie du côté de sa mère. La forte empreinte catholique s’estompera et, en temps de guerre, il écrira à sa femme qu’il est allé « voir la messe » le jour de Pentecôte en 1915. Il étudie dans le privé, passe son bac en 1892 et entreprend des études de médecine à Limoges, puis à Paris, marquant un vif intérêt pour la bactériologie. Il exerce dans sa ville natale de 1903 à 1906, puis se lance dans une carrière artistique dans le domaine de l’émail, vieille tradition locale. Pascale Nourrisson, auteur de l’introduction à son témoignage, a déjà publié le livre Léon Jouhaud (1874-1950), Le magicien de l’émail, Limoges, éd. Lucien Souny, 2003. Il se marie en 1908 ; il a un fils en 1910. Pendant la guerre, il reprend son activité de médecin, d’abord à l’hôpital mixte de Limoges, puis sur le front dans une ambulance, de février 1915 à mars 1917, et enfin à l’hôpital complémentaire d’Eymoutiers jusqu’en janvier 1919.
2. Le témoignage
Léon Jouhaud a toujours tenu un journal personnel et réalisé de nombreux dessins. Le récit repris dans Souvenirs de la Grande Guerre (Presses universitaires de Limoges, 2005, 233 p., illustrations) a été rédigé en 1919. Il couvre la période de juillet 1914 à mai 1915. L’auteur lui-même nous dit qu’il « consigne des souvenirs encore dans leur fraîcheur » et « plus tard, lorsque je voulus poursuivre, je m’aperçus que ma mémoire me trahissait ». La suite serait représentée par les 520 lettres écrites à sa femme, masse trop considérable pour être donnée dans le livre autrement que sous la forme de rares extraits.
3. Analyse
Les premières pages nous transportent au moment de la mobilisation. Elles décrivent le tocsin, la croyance en une guerre courte, l’excitation d’un « notaire patriote que l’âge mettait à l’abri de toute obligation militaire ». Plus originale, cette notation sur l’attitude à adopter sous le regard des autres : « On n’avait pas de précédent pour se guider ; il ne s’agissait pas de faire d’impair, les yeux des commères vous guettaient ; il ne s’agissait pas de se faire remarquer par une attitude déplacée, mais il s’agissait de trouver l’attitude adéquate à cette heure anormale. » Finalement, les pleurs des femmes, la dignité et la résolution des hommes s’imposent.
Le séjour comme médecin militaire à Limoges est l’occasion de descriptions apocalyptiques des conditions de soins : crasse omniprésence ; instruments inadéquats et mal stérilisés ; chirurgien incompétent. S’il y a des infirmières dévouées, beaucoup de bénévoles viennent par curiosité et pour porter le costume. Les dames de la bonne société refusent de soigner les vénériens ; elles demandent des blessés de Mars et non de Vénus, des blessés « bien élevés ». Certaines profitent de la situation pour faire de la propagande religieuse ; d’autres tissent des liens illégitimes, et notre médecin de condamner une « crise de moralité », les « dévergondages les plus abusifs », « la déroute de la vertu féminine ».
L’arrivée des premiers prisonniers allemands à Limoges ressemble à celle que Louis Barthas a décrite à Narbonne : ils sont hués, menacés, bousculés. Mais le médecin soigne leurs blessés avec compassion. Certes il considère qu’ils sont, encore plus que les Français, victimes du bourrage de crâne et d’une organisation en castes hiérarchiques qui supprime toute liberté, mais il se refuse à croire les accusations des journaux selon lesquelles ils auraient coupé les mains des petits enfants. Et même, de bonnes relations s’établissent entre les prisonniers et les soldats qui les gardent. On croirait encore lire Barthas : « Ces hommes, si haineusement dressés les uns contre les autres par leurs nationalités respectives, furent surpris de voir entre leurs vies autant de ressemblance. »
Sur le front, la première remarque du docteur Jouhaud, bien qu’il n’ait pas connu les premières lignes, concerne la boue, « cette ignominie » dont il existe plusieurs types, tous contribuant à recouvrir les soldats d’une « carapace ». Le 30 octobre 1916, il écrit à sa femme : « Dehors, c’est la boue, partout, pas un brin d’herbe, pas une pierre, pas un arbre, la boue : la boue en nappe, la boue en tas, la boue liquide comblant les trous. Le ciel est gris, il pleut, il a plu, il va pleuvoir ; parfois en outre, le froid et le vent, désagréables dehors, intolérables dedans car ils se faufilent par les trous, toutes les fentes innombrables qui s’intercalent entre les planches des cloisons. » Il note l’animosité entre fantassins et cavaliers arrogants ; il critique le bourrage de crâne des journaux ; il apprécie de rencontrer des gens du « pays » ; il signale la recherche des fusées d’obus pour toutes sortes de bricolages. Il est capable de comprendre la stupidité de ces attaques mal préparées qui n’aboutissent qu’à des massacres ou au refus des combattants « de sortir de la tranchée, ayant constaté l’intégrité des fils de fer ».
Quant au métier qu’il exerce, après avoir critiqué la doctrine de l’abstention chirurgicale qui a fait tant de mal, il exalte le rôle pacifique des médecins et des infirmiers qui est « de réparer dans la mesure du possible les dégâts causés par la méchanceté infernale des hommes de guerre », et il est parfois navré de leur impuissance devant des « blessures horribles ». Une fois de plus, il n’est pas question de vouloir assumer un rôle « viril » en allant tuer des ennemis (voir aussi les notices Martin, Viguier). Un passage original sur les « cervellières », ces calottes métalliques destinées à protéger le crâne avant l’apparition du casque Adrian, montre que les soldats les méprisent mais qu’elles ont sauvé des vies : depuis leur apparition, le nombre des blessures du crâne a augmenté ; sans elles ces blessés-là seraient morts. Enfin, comme beaucoup d’autres médecins, Léon Jouhaud note l’alternance entre les périodes d’arrivée de « flots » de blessés (29 septembre 1915) et les mornes longues journées d’inactivité.
Rémy Cazals

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Julien, Romain (1898-1984)

1. Le témoin
Il est né le 28 décembre 1898 à Murat (sur Vèbre), Tarn, dans une famille de cultivateurs. Lui-même poursuivra sur l’exploitation familiale. De la classe 18, célibataire, il est mobilisé au 3e RAC à Carcassonne en 1917. La période d’instruction lui paraît « un des plus heureux temps » de sa vie. Il arrive sur le front en janvier 1918 à Arras, dans la boue. Il passe au 208e RAC et considère que les servants de la pièce forment « une véritable famille ». Il combat lors des attaques allemandes du printemps, puis lors de la contre-offensive, jusqu’au 24 octobre 1918, jour de son départ en permission. Le 11 novembre, en route pour un retour au front, il note sa satisfaction de n’avoir plus à « tirer la ficelle ». Il fait alors un séjour en Belgique puis à Aix-la-Chapelle avant d’être envoyé en Orient. De retour chez lui en juin 1920, il constate : « J’étais civil et pour de bon. »
2. Le témoignage
C’est alors, et jusqu’au 24 février 1921, qu’il a rédigé ses souvenirs, conservés par la famille, retranscrits dans Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Lors des combats de 1918, fin juin, l’artilleur écrit : « On n’arrêta pas de tirer pendant deux heures trente, les pièces étaient rouges, on refroidissait les tubes avec de l’eau qui en sortait bouillante. Dans la matinée, on avait tiré 600 obus par pièce, ce qui commençait à compter. » En août, il voit les chars Renault à l’attaque. En septembre, au moment de la prise de Noyon, les prisonniers allemands disent « qu’il ne faisait pas bon être face à notre artillerie ». En octobre, sa pièce explose, tuant deux hommes et en blessant deux autres : « Voir tomber mes meilleurs amis, je ne pus accepter cette vision, et je restais comme fou un moment. »
La suite est intitulée « Deuxième phase de mes campagnes, ou Campagne d’Orient et du Levant ». Passant à Naples, Romain Julien constate : « Sur la droite, dominant la ville, le Vésuve jetait, de temps en temps, une fumée noire ressemblant à l’éclatement d’un obus de gros calibre. » Dans les Dardanelles, le bateau avance lentement « avec la crainte de rencontrer quelque mine à la dérive ». À Constantinople, il visite « une bonne partie de Stamboul, Sainte-Sophie, d’autres mosquées et tout un tas de choses intéressantes, ainsi que le pont de Galata et le quartier environnant. On se payait quelques bonnes parties de rire avec leur religion musulmane et les femmes voilées. » Devant Odessa, des navires de guerre de toutes les puissances alliées ont leurs canons braqués sur la ville ; on débarque et : « Les civils miséreux nous regardaient défiler d’un œil éteint. »
Il faut cependant évacuer, à l’approche de l’Armée rouge. Les bolchevistes accordent 48 heures. Les Français obtempèrent après avoir défoncé des tonneaux de gnole « à coups de hache ». « Aussi, dans cette belle armée, ce jour-là, ce n’étaient pas les hommes qui conduisaient les mulets mais tout le contraire, sans compter ceux qu’on avait montés ivres morts dans les voitures ! » Les soldats en ont assez ; des sentiments de révolte apparaissent. Des quantités de matériel militaire sont abandonnées. Le retour se fait par la Bessarabie et la Bulgarie, puis a lieu un transfert vers la Syrie où il faut lutter contre les Turcs. Le groupe, qui aspire à « la classe », est enfin rapatrié, de Beyrouth à Marseille.
Rémy Cazals

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Lesage, Joseph (1884-1918)

1. Le témoin
Orfèvre parisien, Georges Lesage s’est déplacé à Moret-sur-Loing (Seine-et-Marne) où son fils Joseph est né le 24 juin 1884, deuxième enfant d’une famille nombreuse. Ses talents vite constatés, il entre à l’école des Arts décoratifs, puis fait des relevés en Egypte pour une mission archéologique. Il expose et commence à être connu. Marié, il s’installe à Mazargues, pays de son épouse (d’où les allusions, dans ses lettres, à la protection de Notre-Dame de la Garde). Trois filles naissent avant son départ en 1914, d’abord au 353e RI avec lequel il participe aux combats de septembre 1914. Il obtient rapidement « le poste rêvé », celui de sapeur téléphoniste au 8e Génie, refusant de devenir caporal pour ne pas se charger de responsabilités. Dans ses lettres revient souvent la satisfaction d’être relativement à l’abri et sa compassion pour les hommes des premières lignes qu’il a su dessiner pour le « journal de tranchées » de la 73e DI, Le Mouchoir. Il est mort de la grippe espagnole le 19 octobre 1918.
2. Le témoignage
Les dessins de Joseph Lesage constituent la partie principale du livre Un journal de tranchées, Le Mouchoir, 1915-1918, paru en 2009 aux éditions Bernard Giovanangeli, réalisation qui doit à la piété familiale, à un mémoire de maîtrise en ethnologie et à un soutien associatif. Des extraits de lettres de Joseph à ses parents viennent en complément des dessins. Elles sont classées par thèmes, ce qui empêche de constater nettement l’évolution du soldat au cours de la guerre. Les lettres adressées à sa femme ont, par contre, été détruites, tardivement, par celle-ci. Quelques photos de Joseph Lesage sont reproduites, ainsi que des extraits d’autres « journaux de tranchées » qui encadrent le témoignage mais n’en font pas partie.
3. Analyse
Le Mouchoir, dont Joseph Lesage était un fondateur (1er numéro le 14 novembre 1915), est typique de ces « journaux de tranchées » qui veulent encourager ténacité et discipline en jouant sur la gaieté et la caricature des ennemis. Un prêtre faisant partie de sa direction, le sexe n’y a pas droit de cité. La critique y est feutrée ; elle vise surtout les embusqués. Les lettres de Joseph sont parfois beaucoup plus dures. Elles évoquent les conditions de vie, la prolifération des rats, le « cauchemar qui nous accable », le bourrage de crâne, les permissions qui sont « sacrées », certains chefs durs et bornés « qui ne veulent voir dans les hommes que des bêtes de somme, tout juste bons pour la mitraille » (7 mars 1917). Le 31 mai suivant, en pleine période des « mutineries », il écrit : « Moi, ça me dégoûte de faire la guerre depuis trois ans pour les gens si peu intéressants qui nous gouvernent et qui nous combattent à l’intérieur ! car c’est bien de leur faute si on est là et dans quelle situation ! » Faute de la totalité de sa correspondance, on ne peut en savoir plus.
Le 11 octobre 1916, évoquant les sommes gagnées en vendant des dessins à des journaux parisiens, il avait écrit : « Je suis très content aussi de ce petit débouché. Cela évite de faire appel à la bourse de Mimy [sa femme] de sorte que petit à petit elle peut réaliser quelques économies que nous retrouverons avec plaisir après la guerre. Après la guerre ! que ce mot est étrange ! Croyez-vous que cela puisse finir un jour ? »
Rémy Cazals

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Granier, Louis (1886-1915)

1. Le témoin
Il est né à Candoubre, commune de Murat-sur-Vèbre (Tarn), le 1er novembre 1886. Famille de cultivateurs catholiques. Mobilisé au 47e BCA, il combat dans les Vosges et il est tué au Reichackerkopf le 18 avril 1915. Son corps n’a pas été retrouvé. Dans une lettre sans date à sa sœur, il avait écrit : « Tu me demandes des nouvelles de Julie, elle est chez ses parents, nous sommes tous les deux contents pour le moment de ne pas être mariés, nous attendons le retour et puis l’on verra les événements si j’ai le bonheur de retourner. »
2. Le témoignage
« Il ne reste de lui que quelques photos et ce paquet de lettres », écrit sa petite nièce en présentant son témoignage dans les Cahiers du Centre de recherches du patrimoine de Rieumontagné (2006), sous le titre « Si j’ai le bonheur de retourner… ». Les 36 lettres et cartes postales, entre le 21 août 1914 et le 15 avril 1915, envoyées à ses parents et à sa sœur, domestique dans un château de l’Hérault, en disent beaucoup en peu de phrases. L’orthographe a été corrigée dans la transcription, mais plusieurs cartes sont reproduites en fac-similé.
3. Analyse
À l’arrivée à Draguignan (21 août), Louis constate : « Chère sœur pour le moment je ne suis pas trop mal mais on nous a donné un sac pesant presque autant que nous. Je ne sais pas comment je ferai pour faire campagne. » Dans les tranchées, écrit-il, « vous pouvez croire qu’il n’y fait pas chaud ». Et il précise (20 décembre) : « Nous avons un bain à pleins souliers. Heureusement nous avons fait une guitoune avec quatre camarades, et il n’y pleut pas, nous sommes là comme des rois. Seulement nous avons une chose bien malheureuse, nous ne pouvons pas y mettre assez de terre dessus pour nous garantir des grosses marmites ; à part ça nous n’avons rien à craindre des balles. Nous y avons fait une espèce de cheminée, donc nous y allumons un petit feu sombre la nuit qui nous remet de la mort à la vie quand on vient de prendre la faction et c’est là sous ce terrier auprès de la cheminée de terre que nous passerons le réveillon de la Noël si Dieu nous donne cette faveur. » Il échappe quatre fois à la mort dans des combats et, au repos, il remarque (26 janvier 1915) : « Je vous dirai que nous sommes à l’arrière depuis le combat du 14 janvier mais le repos n’est pas du repos car je fais de l’exercice comme un bleu mais ça ne me décourage pas malgré nos jours de campagne. Je préfère faire de l’exercice que d’aller entendre siffler les balles et les obus dans les tranchées. »
Comme tout un chacun, il tient à rester en contact étroit avec la famille, le village, le canton, par exemple le 16 octobre : « Lorsque vous me ferez réponse vous me direz des nouvelles du pays si vous en savez de ceux qui sont partis de mes camarades de Condomines. Celui de Cros a été blessé. » Et le 26 janvier, à sa sœur : « Tu me dis sur ta dernière que vous recevez de bien tristes nouvelles, ça je le comprends mais nous qui voyons ce qui se passe c’est encore pire. Je ne peux pas décrire ce qui se passe. Je t’en dirai plus long si le bon Dieu veut que nous nous revoyions un jour. » Dès le 4 novembre 1914, apparaît le désir de paix, désir partagé : « Donc pour moi j’aurai beaucoup de choses à vous raconter sur le champ de bataille mais ce serait trop long et je le garde pour le jour où nous aurons la paix et j’écris principalement de ce que nous parlons nous autres de la paix. » Le 20 décembre 1914 : « Nous mettrons le petit sabot pour que le petit Jésus nous apporte le petit cadeau que nous désirons depuis quelque temps : la paix… la paix pour tous. Elle est à désirer tant pour vous que pour nous. » Le 8 mars : « Rien de plus vous dire que de prier pour la paix. »
La dernière lettre de Louis Granier à ses parents est du 15 avril 1915 : « Je réponds à votre courrier du 8 toujours bien portant et bien fier espérant toujours que Dieu me conservera cette santé et qu’il nous donne bientôt une paix car hélas on commence à penser qu’elle ne finira pas. Malgré ça j’ai toujours l’espoir qu’elle finira le jour qu’on y pensera le moins. Quant à moi je suis pas le plus malheureux vous pouvez le croire je n’ai pas un chagrin et je suis toujours content, je prends ces temps-ci l’horrible comme s’il était bien bon et les jours passent les semaines aussi et nous arriverons au bout de l’année sans y penser. Je vous dirai que nous faisons toujours le même travail, quelques jours de tranchées puis du repos. Le temps est toujours à peu près le même, il neige, il pleut, il fait bien mauvais temps isolé dans les bois comme les bêtes sauvages ; vous pouvez croire que si nous pouvons le quitter ce pays, que la guerre soit finie, je ne le regretterai pas. Vous me parlez des camarades du pays, il y en a parmi qui ont de la chance je vous l’assure tout le monde ne peut pas l’avoir et je ne lui souhaite pas du mal, pour ça nous sommes assez de souffrants. Pour le moment pas d’autres nouvelles, les camarades se portent bien. Tout ce que nous avons à dire quand on se trouve de parler du pays et le bonheur que nous aurions si nous pouvions voir la fin, ça nous paraîtrait pas possible. Rien de plus à vous dire, votre dévoué qui de bien loin vous embrasse bien fort. »
Rémy Cazals

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Hannart, Théodore (1885-1952)

1. Le témoin

Né à Roubaix (Nord) en 1885, mariage en 1909. Père de deux filles en 1914. Fils de Georges Hannart, qui avait fondé une grande teinturerie industrielle à Wasquehal en 1895. L’apprêt Hannart était une référence mondiale en matière de teinturerie avant 1914. Théodore Hannart est un membre de la bourgeoisie catholique flamande du nord de la France ; très croyant et pratiquant ; en 1914 il dirige à 29 ans la teinturerie de Wasquehal qui a compté jusqu’à 2000 ouvriers. Il rejoint comme réserviste le 243e RI (Lille – caserne Souham) et son unité est rattachée à la 51e DR tout le temps de son engagement au front. Il a le grade de sergent, dans le rang ou assurant un temps la liaison avec le bataillon. Il est grièvement blessé par un éclat et évacué en juin 1915 (clôture de son récit).

2. Le témoignage

Le récit de Théodore Hannart a été rédigé en 1916 dans le sud de la France, après que, blessé lors des combats d’Artois le 10 juin 1915, il ait été hospitalisé tout l’été 1915 et réformé le 8 novembre de cette même année. Un exemplaire dactylographié existait à la Société Historique de Villeneuve d’Ascq et, avec l’approbation de Madame Requillart née Hannart, fille du témoin, la Société a édité les « vieux souvenirs de guerre 1914–1915 » en 1998. La publication est introduite par un texte documenté de S. Calonne, président de la Société. Le récit de 125 pages, minutieux, semble avoir été rédigé d’après des carnets de route (précision des lieux et des dates). Il s’agit d’un texte de 1916, relativement proche chronologiquement des événements narrés et qui ne connaît pas l’évolution et l’issue du conflit ; en cela, même s’il pose les problèmes classiques de la distance mémorielle, il apporte un témoignage entre le carnet immédiat et le souvenir à plusieurs décennies de distance ; reste que son titre («vieux souvenirs ») évoque une reprise tardive.

3. Analyse

Le témoignage présente plusieurs angles intéressants:

– description de la mobilisation, du sentiment des hommes et des familles, du départ

– engagement dans la bataille des frontières en Belgique, guerre de mouvement, combat d’Onhaye (23 août 1914), de Saint-Pierre (30 août 1914)

– stabilisation progressive après la Marne (poursuite/stabilisation oct. et nov. 1914, secteur de Reims, La Neuvillette, Cormontreuil, Prunay)

– l’offensive (Artois, secteur d’Hébuterne mai 1915): préparation, ambiance, tension, l’assaut, le combat, les prisonniers, l’échec…

– le vécu d’un sous-officier (ce qui n’est pas le témoignage le plus courant), et en même temps les considérations d’un grand bourgeois, mais proche du rang, sur les opérations, la hiérarchie et ses camarades

– la sensibilité aux événements d’un patron catholique, très croyant, conservateur et patriote.

Manque d’équipement, mi-septembre 1914, dans une « campagne contre l’Allemagne » prévue pour être courte

p. 66 « Ces premières nuits dans les tranchées, sans abri, sans couverture, sans toile de tente, presque tous les hommes dépourvus de veste et de lainage, ont été très dures. C’était la fin de septembre, et le début d’octobre ; nuits de brouillard glacé. Les hommes grelottaient sur place, engourdis, transpercés par l’humidité, abattus par le sommeil (…) Nos vêtements, capotes, pantalons surtout, étaient en lambeaux. Parfois, au cantonnement de repos, arrivaient une dizaine de pantalons à distribuer ; le Capitaine faisait alors rassembler les hommes dont le pantalon était le plus endommagé. Il en passait la revue, et c’était une scène plutôt comique de voir la collection ; chacun faisant valoir l’état plus minable des genoux ou des fonds, montrant sans vergogne les pans de chemise, par des ouvertures peu réglementaires. »

Fusillés – guerre de mouvement

6 septembre1914, bataille de la Marne en soutien d’artillerie : « A 7/800 mètres derrière nous se passe un drame pénible ; nous voyons défiler des compagnies baïonnette au canon. C’est la parade d’exécution de huit soldats du 327e, qui, pris hier dans une panique de troupes se repliant de la première ligne, poursuivis par des obus, sont tombés sur le Général Boutgourde, qui, sans pitié, les a fait juger immédiatement et condamner à mort. Ils sont fusillés derrière nous, au début du combat. Impression mauvaise sur les hommes, qui, de ce jour, détesteront rageusement leur Général de Division. »

Un exemple intéressant qui illustre l’interrogation centrale sur « l’interdiction » du no man’s land par le feu des deux protagonistes, avec le problème de l’impossibilité du relèvement des blessés ou de l’enlèvement des morts ; il ne s’agit pas d’un recul de civilisation mais de considérations tactiques liées à la guerre de tranchée, on ne peut simplement pas se permettre de ne pas interdire le glacis. devant Reims septembre 1914

« C’est d’un calme absolu pour l’instant. Le Capitaine juge utile d’envoyer une patrouille : caporal Bubar, 3 hommes. A 5/600 mètres, ils rencontrent une tranchée avec des morts français et des blessés, qui traînent là, sans secours, depuis 48 heures. Nous les signalons au Major de notre bataillon, qui va bravement les chercher avec ses brancardiers. Toujours aucun signe de l’ennemi. Le Capitaine s’enhardit, commande une corvée pour chercher dans la tranchée les sacs, équipements des morts, pour les distribuer à des hommes de la compagnie qui en sont dépourvus. Mais alors, cela se gâte. Les boches, qui avaient laissé enlever les blessés, changent d’attitude lorsqu’ils voient nos hommes venir placidement ramasser les équipements. Sur cette malheureuse corvée de 5/6 hommes , ils ouvrent le feu avec leurs 77, et chacun des nôtres est gratifié de son gros noir. »

Sergent assurant un temps la liaison entre sa compagnie et le bataillon, Hannart est un observateur privilégié du commandement à l’échelon tactique. Il a l’habitude dans le civil de diriger une usine et il porte un regard désabusé sur les qualités humaines de beaucoup de ses supérieurs, ainsi que sur les relations entre les officiers et l’exercice du commandement à l’échelon du régiment.

p. 11 Général Boutgourde commandant la 51e DR

« Attitude quelque peu défiante vis-à-vis de nous, la réputation d’antimilitarisme (peut-être) de notre région du Nord. En tout cas, les manifestations de sympathie pour ses hommes étaient rarissimes, quant aux reproches et aux marques de défiance ils étaient continuels. Le Français n’admet ce genre de chefs que lorsqu’il le reconnaît d’une intelligence supérieure. Etait-ce le cas ? Je suis loin d’en être persuadé. Et pourtant nos hommes sont d’une bonne volonté évidente, et d’un esprit de sacrifice réel, qui leur fait tout endurer avec gaîté. C’est, la plupart du temps, les sous-officiers qui encaissent, philosophiquement. Pour un rien, ils sont menacés d’être cassés. La terreur, c’est de prendre « le jour », car c’est alors qu’il faut faire le gros dos pour laisser passer la mauvaise humeur constante du Capitaine Baquet, contre-coup, certainement, de paroles désagréables échangées en haut lieu. »

Brutalité avec les hommes

p. 104 «La vie d’agent de liaison auprès d’un chef plein de courage et de fermeté, d’esprit clair et décidé, est un perpétuel réconfort, mais si ce chef est pusillanime, décontenancé par ses chefs, ou les occasions périlleuses, et qu’il passe son humeur et ses déconvenues sur son entourage immédiat, c’est une pitoyable existence. »

Fatigue des hommes au moment des suites de la Marne 14 septembre 1914

p. 54 « Vive altercation derrière nous : le Capitaine fait encore des siennes. Perron, du 5e Bataillon, a découvert des hommes restés endormis dans leurs abris, il les signale à Baquet, qui ne parle rien moins que de passer à la baïonnette les dormeurs : il réussit à blesser Lorthoir, qui était du nombre avec un malade. Les deux Capitaines ont tenu à s’injurier copieusement pendant tout ce temps-là. »

Petite affaire, le 26 septembre 1914

p. 64 « Le Commandant Rodier ne se tenait plus dans ces moments-là. Une fois, l’agent de liaison de la 24e étant venu lui rendre compte de la situation, il s’emporta au point de le menacer de son revolver. Le pauvre n’y pouvait rien cependant, et fut plutôt impressionné.

Mauvaises relations entre les officiers

octobre 1914 « Dans ces conditions, l’humeur maussade du Capitaine Baquet, et son génie de la contrariété passaient encore par une crise aiguë. Je me rappelle avoir fait la navette entre Rodier et lui à propos d’ordres reçus, auxquels il trouvait toujours à redire : il s’agissait de queues de poires. J’arrivais au Capitaine, lui lisait l’ordre, interrompu fréquemment par des épithètes peu courtoises à l’égard de son chef ; il annotait ensuite rageusement mon carnet, et me renvoyait au Commandant Rodier. Celui-ci précisait, excipait d’ordres supérieurs. Nouvelle mission, avec aussi peu de succès que la première fois. Nouvelles allées et venues encore. Je mis tout le monde d’accord en mettant l’ordre dans ma poche, après l’avoir communiqué au sergent-major, pour faire le nécessaire. Ce pauvre sergent-major était le bouc émissaire du Capitaine ; il essuya plus d’une injure et appréciation malveillante, voire même un coup de bâton sur l’oreille, c’était beaucoup ! Le Colonel dût y mettre ordre, sur réclamation de l’intéressé. »

p.75 début novembre 1914 « Entre le Capitaine Baquet et le Commandant Tupinier, les incidents se multiplient ; je transmets de nombreux rappels à l’ordre ; cela finit par un éclat à la première relève, à Cormontreuil, faut-il le dire, à la grande satisfaction de tous les officiers du Bataillon.»

et plus tard p. 76 « Comme de coutume, discussion aigre entre Baquet et le Commandant Tupinier ; elle eut, cette fois, son épilogue devant le Général. Nous vîmes un jour partir le Capitaine Baquet en grande tenue, gants blancs, pour Reims ; ce fut pour tous une joyeuse après-midi ! Depuis lors, Baquet s’assagit réellement, et devint plus abordable, mais quelles rancunes il avait amassées contre lui ! »

Le 243e RI doit être repris en main (« bonne tenue au feu mais indiscipliné au cantonnement »), un nouveau Colonel arrive et l’ambiance « de caserne » à l’arrière est mise ici en relation avec la composition essentiellement faite de gens du Nord de l’unité (janvier 1915)

p. 102 « Dès lors, pour nous tous, ce fut le régime de la terreur : des 15 jours de prison, conseils de guerre pour les hommes, cassations pour les sous-officiers, véritables brimades pour les officiers ; défense de se déséquiper au cantonnement, les corvées en armes et au pas, même les isolés ; une persécution mesquine de tous les instants, des revues perpétuelles. (…)  Il ne tarda pas à être exécré, et il fallut tout l’esprit patriotique pour réfréner, parmi les hommes, l’indignation croissant de jour en jour ; nos gens ne méritaient certes pas ces traitements, ils avaient fait leur devoir, toujours. (…) Un Chef intelligent et paternel, aimant ses hommes, eût obtenu d’eux, pauvres gens du Nord, abandonnés de tout au monde, sachant leur famille et leur pauvre foyer dans la désolation, aux mains de l’ennemi, sans nouvelles, sans secours quelconques envoyés de l’arrière, minés surtout par l’angoisse au sujet des leurs. Il fallut, pour comble, qu’on les persécutât indignement ! Au cantonnement, les chants même, doux souvenirs du pays, étaient interdits. Ce fut la terreur. Que le nom de ce malheureux Gueilhers soit voué à tout jamais au mépris de nos populations du Nord ! »

Perception des socialistes, des instituteurs

début août 1914 « Le maire (Wasquehal), vieux socialiste, révolutionnaire notoire, est atterré ; Il n’y a guère d’espoir. Peut-être sent-il aussi la responsabilité de tout le passé antimilitariste de son parti, qui nous a valu de n’être qu’à moitié prêts. N’est-ce pas notre impréparation qui a tenté nos lâches agresseurs ? Que de sang et de larmes ces Français indignes auront toujours sur la conscience ! »

p. 10 « Quelles barrières pourtant entre nous auparavant : Séveno est professeur libre, ultra- catholique ; Luissiez, instituteur de tendance nettement socialiste (l’homme de ces jours néfastes). Autant Séveno se montrait charitable et réservé, croyant et apôtre, tout empreint de l’idéal chrétien, autant l’autre dissimulait mal ses sentiments de haine pour la religion, « les bourgeois », et tout ordre établi, et déparait surtout par sa morale plutôt libre (pauvres écoliers !). Pourtant les deux vivaient côte à côte, s’entendaient, se voulaient certes du bien – et tous les deux sont morts, l’un à côté de l’autre, sur la même ligne de combat ; l’un disant son chapelet, comme toujours dans les heures critiques, vrai modèle de bravoure et de piété ; l’autre, racheté, j’en suis sûr, par les prières et les souffrances sanctifiées de son camarade ; lui-même n’avait-il pas, du reste, accepté de moi un chapelet, l’avant-veille du jour où il fut tué ! L’un et l’autre sont toujours pour moi unis dans ma prière. »

Evocation de camarade

p.105 « Mes collègues sous-officiers de la section : Ghevart, instituteur, jeune sergent d’active, élevé dans le mépris « professionnel » de toute autorité et de toute religion, bon camarade au reste, et d’esprit ouvert qui se rapprochait des idées saines… »

Religion

octobre 1914 « Hostile à la religion, Baquet voulait aussi nous empêcher d’aller à la messe le Dimanche, sous prétexte que le cantonnement était consigné. Le Général Petit, consulté directement, prescrivit formellement de nous faciliter, quant c’était possible, cette consolation. »

janvier 1915 « J’y ai maintes fois pu faire la sainte communion, même sans être à jeun, étant donné la permission spéciale donnée par le Souverain Pontife. »

Perception de civils proches du front

début novembre 1914 « Taissy. Il ne reste que quelques habitants, qui n’inspirent d’ailleurs qu’une confiance très limitée. »

p. 76 « Saint-Léonard. Chose curieuse, une grande maison à l’entrée du village, en bordure du pont, était absolument intacte, faisant contraste avec le reste ; tout y semblait paisible : rideaux aux fenêtres, aspect propret. On prétendait que les habitants s’y tenaient toujours ; cela semblait louche ! »

Considération sur des Juifs parisiens de la Légion étrangère, côtoyés dans une unité voisine de première ligne; la perception critique évoque l’arrière-fond antidreyfusard de la droite catholique

p. 82 « Le poste de commandement du Commandant Drouin est établi dans un grenier ; quel milieu étrange, noms à consonances bizarres : la plupart ont cependant l’accent parisien, soldats guère entraînés du reste, se plaignant de fatigue, pieds écorchés, soignés avec des linges sordides. Ce n’est pas là la vraie Légion que je m’attendais à trouver : soldats endurcis, et de belle mine, oh non ! j’ai bientôt le mot de l’énigme par l’Adjudant Jacoutet, vieux sous-officier de carrière qui les commande. « Que dites-vous de mes compagnons ? Quelle salade ! quelle harka ! ». Il m’explique que presque tous sont fils de commerçants de nationalité ennemie, établis à Paris : fourreurs, bijoutiers, etc. qui, pour éviter à leurs parents le séquestre et le camp de concentration, ont pris un engagement pour la durée de la guerre. Il les a en médiocre estime, du reste. Ils ne sont au front, eux, les vieux légionnaires, que depuis peu. » (…) « Jacoutet ne les ménage pas : ordres vivement donnés ; aussitôt fini de dicter, il commande « exécution », et il faut voir toute la bande se précipiter et disparaître. Cependant, ce sont des intellectuels, des gens cultivés, à l’écriture soignée et rapide, à la conversation cauteleuse et entreprenante. »

Avant l’assaut, Artois 9 juin 1915

p. 111 « Ordre est donné à chacun de brûler ses lettres, et de ne porter sur soi aucune indication qui puisse être utile à l’ennemi. Mort, ou capturé vivant, chacun se doit de ne laisser entre les mains des boches qui le dépouilleraient aucun écrit. Quelle funèbre et triste besogne, ces bonnes chères lettres, notre seul lien avec les nôtres, il faut les détruire. Avidement, on les relit, on essaie de retrancher les passages suspects, surtout celles qui ont réussi à franchir les lignes ennemies, venant des nôtres en pays envahis. On doit se décider à sacrifier l’une après l’autre, jusqu’aux plus chères. Ah ! triste, triste besogne, il semble que ces lettres, réduites en cendres, consument l’abandon total de nos êtres les plus chers, et à quel moment ! »

« Ah ! Ces préparatifs d’assaut ne sont pas gais ; les plus braves dissimulent mal la gêne et l’angoisse qui les étreignent. A leur tour, de façon plus ou moins théâtrale, les Commandants de compagnie font leurs recommandations à leur monde. Baquet n’a rien à dire, ce n’est pas son genre. Conscient de la gravité de l’heure, je peux me confesser, communier et passer la journée dans le recueillement. L’Abbé Lestienne se multiplie au milieu de nous, distribuant amples provisions de petits étendards et drapeaux du Sacré-Cœur. J’en distribue à toute ma section. Bien peu en refusent, et beaucoup en réclament. »

L’assaut, Artois 10 juin 1915 Hébuterne, évocation intéressante du sort de certains prisonniers allemands lors du paroxysme de l’action

p.114 « Cependant les vagues se succèdent, et le succès se dessine. Déjà, de tous côtés, refluent les prisonniers, misérables, implorant « Kamerad », les blessés montrant leurs blessures. Quelques-uns arrivent en troupe, on ne sait si ce sont des assaillants. On en descend quelques-uns ; c’est involontaire, on fait grâce aux autres. Ils défilent à nos côtés, se rangeant contre les parois, se faisant petits.

L’hôpital, juillet 1915

p. 123 « J’ai conservé un horrible souvenir de cette salle d’hôpital empesté d’éther et d’odeurs malsaines. Quel cauchemar. Toute la nuit, c’était des gémissements, des cris de souffrance et d’agonie, car beaucoup mouraient à nos côtés. Cette détresse des hôpitaux, après celle des champs de bataille, c’est toute l’horreur de la guerre. »

Vincent Suard  4/11/2011

 

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Bouillon, Eugène (1886-1966)

1. Le témoin
Eugène Bouillon naît en 1886 à Wintzenheim (en Alsace-Lorraine annexée) dans une famille qui cultive le souvenir de la France. Son père, un ancien combattant français de 1870, l’emmène par exemple assister au défilé du 14 juillet dans la ville de Belfort, restée française. De plus, Eugène passe une partie de sa scolarité en France comme interne au Collège des frères de Marie à Saint-Dié (Vosges). Il baigne donc depuis son enfance dans un milieu familial francophile et francophone.
Sa guerre commence en octobre 1915 quand il est enrôlé dans la garde impériale de Berlin. Après un séjour au camp militaire de Döberitz, il rejoint son cantonnement à Weissensee, un quartier de Berlin. Tombé malade, il passe quelque temps à l’hôpital avant que son bataillon ne se fixe finalement à Cöpenick. Le 14 juillet 1916, il part pour le front russe. Après des haltes dans les villages de Novo Vileisk (Lituanie) et Novozvenziani, il finit par débarquer à proximité du front à la station de Soly (actuelle Biélorussie). Il ne reste que trois mois sur le front russe et, au début de novembre, il est dirigé sur le front occidental dans le Nord de la France. Le 7 décembre il arrive à Hellemmes-les-Lille, puis est affecté dans la réserve au camp de Sainghin. Là, il participe à la construction d’une position de réserve à 18 km du camp. En février 1917, à son retour de permission, il est envoyé sur le front face aux Anglais à Liévin, à proximité de Lens. A nouveau porté malade, il bénéficie de quelques jours à l’infirmerie, puis rejoint un quartier de repos à Noyelles-sous-Lens avec toute sa compagnie, où ils sont astreints à de nombreux exercices. De retour au front, il occupe un temps une position d’avant-poste, avant d’avoir la chance d’être recruté comme interprète dans le village de Drocourt. En plus de cette fonction, il doit aussi s’occuper du cimetière des soldats. En avril 1917, une offensive victorieuse de l’armée anglaise oblige les Allemands à céder du terrain, ce qui conduit sa compagnie jusqu’à Courtrai en Belgique. Là, il saisit deux opportunités qui se présentent à lui : il est d’abord admis à une formation de chauffeur de camion, puis devient cuisinier du parc automobile de Roubaix (sans doute vers l’été 1917). Peu de temps avant l’armistice, il est même nommé chef cuisinier d’un casino des officiers à Bruxelles. C’est là qu’il assiste au mouvement révolutionnaire qui touche l’armée allemande au début de novembre 1918, puis qu’il partage avec les Belges la liesse populaire consécutive à l’annonce de l’armistice. Le conseil de soldats (Soldatenrat) proclame sa démobilisation et organise la retraite générale vers l’Allemagne. Une longue colonne de camions se met alors en route, de laquelle il trouve l’occasion de s’échapper, jugeant le moment opportun pour prendre congé définitivement de l’armée allemande. Il rejoint alors la ville de Liège et trouve à loger chez des hôtes très généreux qui l’hébergent durant trois semaines au cours desquelles il assiste au long défilé des troupes allemandes en retraite. Il quitte enfin Liège pour Paris avec neuf autres déserteurs alsaciens-lorrains à bord d’un train rempli de prisonniers français libérés. Après avoir transité au centre de triage du Grand Palais, les dix sont conduits au camp pour Alsaciens-Lorrains de Villeneuve-Triage. Il y est employé pendant trois semaines à charger et décharger des marchandises à la gare de Charenton, avant d’être enfin libéré et de pouvoir rentrer en Alsace. Il s’établit comme exploitant viticole à Wintzenheim et exerce à deux reprises le mandat de maire. En 1940, l’Allemagne nazie victorieuse annexe de fait le territoire de l’ancien Reichsland perdu en 1918. Notre auteur, Eugène Bouillon, tout comme une partie de la population jugée indésirable, en est expulsé et doit se réfugier avec sa famille dans le Lot .
2. Le témoignage
Eugène Bouillon, Sous les drapeaux de l’envahisseur. Mémoires de guerre d’un Alsacien ancien-combattant 1914-1918, imprimerie Messager de Colmar, 1934, 120 p.
Il semble que le témoignage, écrit après les faits, repose davantage sur des souvenirs que sur des notes prises au cours des évènements. Toutefois, celles-ci ont peut-être existé, comme nous le laissent penser les quelques dates précises qui ponctuent le récit. Malheureusement, dans l’ensemble, la chronologie des évènements manque de précision.
3. Analyse
L’intention de faire de cet ouvrage une œuvre de propagande pour servir la cause française en Alsace n’est pas dissimulée. Au contraire, Eugène Bouillon donne le ton dès le titre : « sous les drapeaux de l’envahisseur », l’envahisseur désignant l’Empire allemand qui a eu la main sur l’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1918. Puis il débute sa préface en précisant : « ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l’Alsace à la France ». Par ailleurs, sur la carte jointe à l’exemplaire qu’il offre au sénateur du Haut-Rhin Sébastien Gegauff, on peut lire : « Cher Sénateur, veuillez accepter ce livre à titre de propagande pour la bonne cause. » Après ces avertissements, le lecteur ne s’étonnera pas de lire un récit teinté d’une francophilie très prononcée, voire d’une vision manichéenne des évènements. Le vocabulaire utilisé est évocateur : « l’envahisseur » (p.17), les « boches » (p.18, 60), les « enragés » (p.18), « nos bourreaux » (p.18), « la bête apocalyptique » (p.89) désignent tour à tour les Allemands ou l’armée allemande, même si, bien plus encore que l’ensemble des Allemands, ce sont les Prussiens et leur caractère belliqueux qui attisent la haine de l’auteur (p.23, 25, 26). En outre, le témoignage est ponctué de commentaires sur les méfaits commis par les soldats allemands dans les régions occupées, que ce soit en Lituanie (p.46, 47), dans le nord de la France (p.51, 61, 66, 67, 69) ou en Belgique (p.82). On y trouve aussi un enthousiasme à peine voilé quand il s’agit de décrire l’infériorité matérielle de l’armée allemande (p.58-59), ses défaites et ses replis (p.92, 99) qui deviennent autant d’occasions de vanter l’armée française et plus généralement la nation française (p.86-87). En tant qu’Alsacien francophile revêtu de l’uniforme feldgrau, Eugène Bouillon ne manque pas de sympathie pour les prisonniers de guerre français (p.27), ou les Polonais et les Russes subissant l’occupation allemande (p.35-36), c’est-à-dire pour toutes les personnes rencontrées qui comme lui sont hostiles aux Allemands. Il tente toujours d’entretenir de bonnes relations avec les civils, notamment dans le nord de la France (p.62) et en Belgique, où il célèbre le 14 juillet 1918 dans une maison bourgeoise de Roubaix et trinque avec ses hôtes en l’honneur d’une victoire française prochaine (p.91).
L’ouvrage est donc partial, mais non dénué d’intérêt. On y suit le parcours d’un soldat à l’expérience originale, qui porte un regard curieux sur les régions qu’il traverse. La religion tient une place importante dans sa vie et son récit est ponctué de références de nature biblique (p.62, 71, 85, 97). Dès qu’il en a l’occasion il va prier dans une église ou assister à un office (p.48, 50, 54), non seulement pour trouver un réconfort personnel mais aussi plus largement pour le Salut de la France (p.37, 41, 42, 43, 50, 78).
Surtout, ce témoignage permet de mieux comprendre l’extrême complexité du cas des soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande. D’un point de vue identitaire, la minorité nationale qu’ils forment est loin d’être homogène : l’éventail est large entre ceux qui considèrent défendre leur patrie dans l’armée allemande et d’autres comme Eugène Bouillon qui, à l’inverse, ont l’impression de trahir leur nation (la France) en combattant avec l’uniforme feldgrau. L’expérience combattante qui en découle est donc tout aussi variée. Dans ce témoignage à charge contre l’armée allemande, l’auteur ne manque pas de dénoncer la suspicion, voire le mépris des officiers à l’égard des soldats alsaciens-lorrains. Il semble y avoir été particulièrement sensible, autant en Allemagne (p.28) que sur les fronts russe (p.38, 44, 45) et français (p.63), allant jusqu’à prétendre l’existence d’une propagande diffusée dans l’armée allemande pour stigmatiser les Alsaciens-Lorrains (p.45). Le sentiment d’être des soldats de second rang est partagé par de nombreux compatriotes qui vivent plus ou moins bien les différences de traitement dont ils font l’objet : ces soldats se voient par exemple écartés de certaines missions ou bien retirés de la première ligne pour être affectés dans une compagnie de pionniers (p.74). Eugène Bouillon lui-même passe du front à l’arrière en tant que traducteur, chauffeur puis cuisinier d’un parc automobile. Ses conditions de vie s’en trouvent très améliorées, étant donné sa moindre exposition à la mort et le confort dont il peut jouir (notamment en matière d’alimentation et de repos). Pourtant, selon l’auteur, cette mise à l’écart pose la question du sens à donner à la mobilisation des Alsaciens-Lorrains dans cette armée : Guillaume II, le « dieu allemand » (p.61), aurait opéré un mauvais choix en décidant de les envoyer au front (p.82). Il explique, en parlant des soldats alsaciens-lorrains comme « les honnis, les parias du peuple allemand » (p.97) que ceux-ci n’avaient pas « l’élan » que pouvaient avoir la grande majorité des soldats allemands (p.120). Au contraire, en les employant, l’Empire allemand les a obligés à une « lutte fratricide » (p.120) contre leurs frères français : « le boche me met le poignard en main pour me faire tuer mes frères » et « trahir mon sang » (p.34). Ce constat le décide assez tôt à déserter. Il y songe dès son départ pour le front russe (p.34) et plus sérieusement encore à son retour sur le front français (p.55, 58). Il élabore même un plan pour s’enfuir en direction des lignes adverses tenues par les Canadiens ; il le met à exécution mais est contraint d’abandonner au dernier moment (p.59). Ce n’est qu’avec la déroute militaire et la situation révolutionnaire de novembre 1918 qu’il peut enfin concrétiser ce vœu.
Au final, la rédaction puis la publication d’un tel témoignage semble avoir pour but d’offrir à la France une preuve de patriotisme, ce qui peut ressembler à une tentative pour se justifier d’un passé militaire dans l’armée allemande vécu comme un complexe lourd à assumer depuis la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France.
Raphaël Georges

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Calvet, Jean (1889-1965)

Jean Calvet est surtout connu dans le Tarn comme principal fondateur et premier conservateur du musée Maurice et Eugénie de Guérin au château du Cayla, et comme maire de Gaillac de 1919 à 1959, avec interruption sous Vichy. Il fut également conseiller général et député socialiste de 1928 à 1932. Mais il avait 25 ans en 1914, il a fait la guerre et il en a témoigné.

Tous deux issus de familles de propriétaires fonciers de la région, ses parents se sont fixés à Gaillac où il est né le 25 février 1889. Il était fils unique et ses parents sont morts très tôt. Après le baccalauréat, il « monte » à Paris pour des études de Droit, puis effectue le service militaire au 80e RI de Narbonne de 1910 à 1912. Chrétien, il est influencé par le Sillon et Marc Sangnier qu’il connaît personnellement. Marié en avril 1913, il aura une fille unique. Lors de la mobilisation, monté sur une table de bistrot, il prononce un discours spontané pour « la Liberté des Peuples contre la brutale agression de Guillaume le sanguinaire », et il arrive au 80e le 4 août. Il est blessé le 7 septembre et évacué. À la fin de sa convalescence, il entre à l’école de Saint-Maixent en janvier 1916 et en sort aspirant. De retour au front, au 251e RI, il est à nouveau blessé en septembre 1917, et sa nomination comme lieutenant est confirmée à titre définitif en avril 1919.

Il a donné des récits de guerre au Mémorial de Gaillac, et les a repris en volume en 1920, annonçant que l’historien de la guerre « ne devra pas seulement s’attacher à l’étude de la tactique, du matériel, des facteurs économiques et diplomatiques ». « Il devra, encore, tenir compte de l’âme profonde des acteurs immédiats du drame, de la vie morale dont ils ont vécu, de la part de fatalisme ou de liberté qui entrait dans leur sacrifice, de la survivance des sentiments humains au moment où ils étaient poussés par l’instinct primitif des combats. » Marqué par sa culture chrétienne, ses premiers textes évoquent clairement une croisade, le caractère religieux ou sacré de la guerre, qui restera au cœur de sa pensée. Le deuxième départ est cependant moins enthousiaste : « On a trop souffert dans sa chair et dans son cœur de multiples blessures ; on a trop pleuré de morts. On sait trop. Il faut se raidir, pour retourner à la fournaise : il y faut plus d’héroïsme. » Officier, il a des responsabilités, notamment celle de remonter le moral, et aussi de ne pas laisser se développer les fraternisations, ainsi en mai 1916 en Soissonnais : « La nuit, nos sentinelles sortent de leurs abris, et, pour mieux écouter, se placent au bord de l’eau. Les Boches en font autant de leur côté. Parfois, des conversations s’engagent, où ces derniers mettent tout ce qu’ils ont appris de langue française depuis deux ans d’occupation de notre sol. C’est ainsi que hier ils nous ont annoncé le succès de l’offensive autrichienne contre les Italiens. Ils parlent aussi de leur lassitude, et de la misère de leurs familles. Quand un des nôtres tousse, ils le plaignent : « Malade, Kamarade ». Mais je ne puis tolérer ces colloques. Alors, quand je suis là, mes hommes se taisent ; et le Boche s’étonne. »

Jean Calvet livre ses interrogations : « Nous luttons pour une cause juste. Nous le croyons. Le Boche aussi. Alors, je me demande ce que je dois penser de nos mérites respectifs… J’ai presque honte de m’intéresser à ce point au salut de l’âme de mes ennemis. Cet excès de charité m’intimide moi-même. Mais je ne puis m’empêcher de songer au fond de mon gîte. Qu’y faire d’autre ? » (13 août 1916). Quant aux tirailleurs sénégalais : « Je ne sais pourquoi, mais je me sens de la pitié pour ces hommes qu’on a arrachés, pour la plupart, de force, à leur pays ; et qui sont, malgré tout, aux yeux de la loi, des engagés volontaires. Il y a là une sorte de mensonge qui me répugne ; et je suis scandalisé quand on représente nos troupes noires comme accourues d’elles-mêmes au service d’une civilisation dont elles ne savent rien, et qui a, sur la leur, cette étrange infériorité d’avoir occasionné cette guerre. » Belle réflexion, complétée en traitant de folie et de blasphème l’idée de la guerre comme expiation, « nécessaire pour que nous puissions, par elle, racheter nos fautes nationales ».

Le deuxième recueil, qui rassemble les discours de Jean Calvet, maire de Gaillac, en l’honneur des morts de la guerre, tombe parfois dans des excès, ainsi lorsqu’il affirme que, lors d’une attaque, la seule douleur des blessés était de ne pas pouvoir suivre l’élan des camarades. Mais il a su également pleurer « de honte devant cette civilisation qui n’a su qu’enfanter une telle boucherie », et proposer ceci à ses contemporains : « Il convient d’amener chaque gouvernement à accepter, de gré ou de force, une sorte d’amputation de souveraineté et de son autorité propre, pour arriver à la constitution d’une sorte de super État. »

RC

*Jean Calvet, À la sueur du front, Récits et impressions de guerre, Gaillac, Imprimerie Dugourg, 1920.

*Jean Calvet, Avec les Morts, Gaillac, Imprimerie moderne, 1922.

*Cynthia Maltagliati, Jean Calvet (1889-1965), l’histoire d’un idéaliste, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 2004.

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Blanchard, Jean (1878-1914)

Il est né le 30 septembre 1879 à Ambierle (Loire) dans une famille de cultivateurs. Marié, sans enfant, il est mobilisé en 1914 au 104e RIT à Lyon, puis appelé au 298e RI parmi les renforts après les hécatombes de l’été. Il reçoit son « baptême du feu » le 1er octobre (fusillade, canonnade), mais il écrit encore le 22 novembre qu’il n’a pas eu l’occasion de combattre et qu’il n’a « encore point vu d’Allemands ». L’activité consiste principalement à améliorer les tranchées et les boyaux du côté de Vingré (Aisne) et à les rapprocher de l’ennemi afin de lancer des attaques. Le premier accrochage a lieu le 27 novembre. Accusés « d’abandon de poste en présence de l’ennemi », six hommes, dont Jean Blanchard, sont condamnés à mort par un conseil de guerre expéditif, le 3 décembre, et fusillés le lendemain matin. Le jugement sera cassé le 29 janvier 1921. Un monument commémoratif sera érigé à Vingré le 5 avril 1925. La famille de Jean Blanchard a conservé 24 lettres ou cartes postales adressées à sa femme, un carnet où sont portées des notes laconiques, et la trace des démarches faites pour la réhabilitation. Le livre publié en 2006 par l’association Soissonnais 14-18 reproduit ces documents et les met en perspective avec le JMO du 298e. Cette juxtaposition du texte du JMO, de la page de carnet et des lettres de Jean Blanchard prend une valeur particulière au moment du drame.

Jusque là, la correspondance est clairement présentée comme une conversation : « comme hier, je viens un peu causer avec toi et te dire comment je passe mon temps », ou encore : « quand je t’écris il me semble que je suis plus près de toi ». Il montre son intérêt pour « le pays », demandant si les raisins mûrissent bien, notant que poires et pêches qu’il peut goûter « ne sont pas si bonnes que celles du pays », remerciant pour l’envoi de « cabrions » (fromages de chèvre), s’apitoyant sur les morts du village : « Tous ces pauvres morts, c’est bien malheureux pour les familles et déjà beaucoup pour le pays, si au moins c’était fini, mais il en restera bien d’autres encore. » Au 298e, ils sont quatre bons camarades d’Ambierle, mais l’un d’eux est tué le 12 novembre en travaillant à creuser une tranchée. L’ami le plus proche est Francisque Durantet. Ils font équipe : « lui pioche, et moi je pelle derrière ». Au village, Michelle Blanchard aide Claudine Durantet à rédiger son courrier. Catholique, Jean Blanchard évoque très souvent son rapport à Dieu. Les épreuves de la guerre sont perçues comme des « sacrifices » ; d’une part, il faut s’y soumettre car c’est la volonté de Dieu, et d’autre part, ils vaudront des « mérites ». Cette dimension d’échange est sensible aussi dans la promesse qu’il fait à plusieurs reprises, s’il s’en tire, d’accomplir des pèlerinages à Notre-Dame de Fourvière et à Lourdes.

Le 27 novembre 1914, Jean Blanchard note sur son carnet : « À la nuit, sitôt la soupe mangée, on crie sauvez-vous. Les Allemands étaient rentrés, avaient fait 9 prisonniers à la 1ère section et arrivaient dans notre tranchée. On se sauve par le boyau jusqu’à la ligne de mitrailleuses, puis on remonte à notre tranchée et on les chasse. » Sur le JMO, à la même date, on peut lire : « À 16 heures l’artillerie allemande démolit une partie des tranchées de la Maison détruite, la ½ section qui l’occupait est obligée de se retirer dans les boyaux. Après le bombardement, lorsqu’elle veut retourner dans la tranchée, elle la trouve occupée par la patrouille allemande qu’elle délogea immédiatement et put reprendre ses emplacements. » Entre cette date et le 3 décembre, rien sur cet épisode qui semble insignifiant puisque la position française a été rétablie ; on continue à améliorer le système de défense. Mais le 3 décembre, le JMO fait mention du conseil de guerre et des six condamnations à mort. Le soir, à 11h ½, Jean Blanchard écrit à ses beaux-parents afin de leur demander de transmettre à Michelle une lettre pathétique et désespérée : « Le 1er décembre au matin, on nous a fait déposer sur ce qui s’était passé et quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire le lendemain. […] Ce qui me fait le plus souffrir de tout, c’est le déshonneur pour toi, pour nos parents et nos familles, mais crois-le bien, ma chère bien-aimée, sur notre amour, je ne crois pas avoir mérité ce châtiment, pas plus que mes malheureux camarades qui sont avec moi. »

On prouvera que le lieutenant Paulaud, complètement dépassé, avait donné l’ordre de repli ; qu’il a noirci l’attitude de ses hommes pour se sauver lui-même ou, dira le général Linder, « pour abonder dans les vues de ses chefs qu’il présumait vouloir une répression rigoureuse » (cité dans l’avant-propos de Denis Rolland). De fait, l’épisode du 27 novembre avait été précédé des échecs du génie à faire sauter les barbelés allemands, du refus de sortir de certaines unités, et le commandement estimait qu’il fallait des exemples pour reprendre en main les troupes. Le témoignage d’un autre soldat du 298e sur l’exécution conclut que « l’exemple » a conduit plutôt à « un découragement assez fort » (cité p. 121 du livre qui donne de nombreux éléments sur les suites de l’affaire de Vingré et l’action tenace de Soissonnais 14-18 pour en conserver la mémoire).

Et ajoutons encore ceci : les lettres adressées par Jean Blanchard à son épouse, comme bien d’autres témoignages cités dans le présent dictionnaire, vont à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » (au sens de « devenir brute ») des combattants. On a l’impression, au contraire, que la guerre et la séparation sont souvent l’occasion d’une redécouverte de l’amour et de l’affection.

RC

*Je t’écris de Vingré…, Correspondance de Jean Blanchard, fusillé pour l’exemple le 4 décembre 1914, Soissonnais 14-18, 2006, 143 p.

Photo du monument de Vingré dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 77.

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Bith, Jacques (1884-1943)

Deuxième d’une famille qui comptera huit garçons, Jacques Bith est né à Maisons-Laffitte (Seine-et-Oise), le 19 juillet 1884. Son père est rentier. Son frère aîné Paul va devenir jésuite. Il passe son enfance à Paris et fréquente lui-même le collège jésuite, puis il apprend le russe à l’école des Langues orientales. Il part à Odessa en 1908 comme représentant de la joaillerie Chaumet. Il vient se marier à Toulouse avec la fille d’un avocat. Dès le premier mois de la guerre, son frère cadet Jean est tué devant Guise. Lui-même est mobilisé comme lieutenant au 211e RI et il sera nommé capitaine en mai 1915. Le régiment se trouve dans le secteur de Verdun, face au saillant de Saint-Mihiel d’abord, puis du côté du Mort Homme et de Cumières où il est anéanti lors des attaques allemandes de mars 1916. Le capitaine Bith est fait prisonnier le 6 mars ; le colonel le lendemain. Commence une longue période de captivité à Halle, Magdeburg, Ingolstadt, etc. Il y rencontre des personnalités comme Roland Garros et Mgr de Mayol de Luppé, futur « aumônier de la LVF, puis de la division SS française Charlemagne » (note des éditeurs du livre) ; il aurait également écouté des conférences du capitaine De Gaulle. Après la guerre, Jacques Bith se lance dans les affaires, tout en restant un officier de réserve zélé. Chef de bataillon depuis peu, il est mobilisé en 1939 dans l’encadrement des camps du Barcarès puis de Septfonds. Il meurt à Paris le 12 juillet 1943.
Le témoignage est présenté comme un « corpus de souvenirs épars, souvent lacunaire, qui s’est éclairci au gré des héritages et des inévitables injures du temps ». Il comprend de nombreuses photos de guerre et de captivité, et la transcription de ses carnets du 12 septembre 1914 au 27 avril 1915 et du 18 mars au 9 décembre 1916. Les lacunes sont en partie comblées par des extraits du JMO, des passages des mémoires du docteur Voivenel, et un « rapport du capitaine Bith du 211e d’infanterie sur ses différentes tentatives d’évasion », en vue d’obtenir la Légion d’Honneur : on compte jusqu’à 12 tentatives, mais la plupart ont échoué avant même le départ, sans être connues des Allemands.
Convivialités de guerre et de captivité
Le témoin nous avertit presque d’emblée (26 octobre 1914) : « Je n’ai plus guère de goût pour écrire mes notes de route ; il faut dire que les jours ou plutôt les semaines se suivent et se ressemblent et la seule chose que je pourrais enregistrer ce sont mes impressions, or il me semble que ce ne serait que du réchauffé de les noter sur ce carnet qui est destiné à ma chère petite femme alors que je les lui communique dans ma correspondance quotidienne. » En effet, le texte est peu développé. Il évoque cependant l’odeur pestilentielle du champ de bataille après la Marne et la pagaille qui règne au cours des premières semaines ; en mars 1915, les « victoires » en Champagne et aux Dardanelles, et le fait que l’Allemagne n’a plus de provisions que pour trois mois, tout cela laisse penser que la guerre sera vite terminée. Il a une forte tonalité patriotique et catholique. Jacques Bith évoque toutes ses « consolations religieuses » : messe, prière, confession, communion, action de grâce, adoration, neuvaine, sermon, retraite, chemin de Croix ; les fêtes de Noël 1914 et Pâques 1915 sont particulièrement marquées. Dans les tranchées, les conditions de vie sont dures, mais les officiers s’organisent : « la popote est de tout premier ordre » ; tournois de bridge et agréables rencontres se succèdent. Le docteur Voivenel est un excellent convive, mais les officiers cléricaux bien-pensants ne peuvent tolérer leurs collègues amateurs d’histoires cochonnes (« ignobles conversations », « immondices ») ; quant au colonel, c’est un égoïste « qui prend pour lui et sa suite les meilleures cabanes de la place ». Retrouvant, involontairement, les termes de la chanson de Lorette (puis de Craonne), notre officier remarque : « Pour les hommes par exemple la vie n’est pas rose. »
La différence de situation entre soldats et officiers se retrouve en captivité. Les officiers ne travaillent pas ; ils ont des ordonnances ; ils organisent des spectacles ; Bith donne des leçons de russe et apprend l’allemand ; il joue au tennis sur de véritables courts. Les fêtes, comme le 14 Juillet sont célébrées par des officiers français « en grande tenue ». On peut penser que, lorsqu’ils ont été capturés, ils n’avaient pas sur eux cette tenue : comment l’ont-ils reçue ? dans des colis venant de France ? Même s’il y a des heurts avec les autorités allemandes et des « représailles », même si des surnoms péjoratifs sont attribués aux Allemands (« Trouduc » par exemple), ce n’est quand même pas un régime de terreur, et, en captivité comme sur le front, certains officiers supérieurs français sont également critiqués.
RC
*Odessa, Verdun, Magdebourg… De l’avant-guerre à la captivité, souvenirs de Jacques Bith, officier au 211e RI (1902-1918), édition établie et commentée par [le chef de bataillon] Cyrille Becker [arrière-petit-fils de l’auteur] et Éric Labayle, Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2007, 254 p., illustrations.

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