Galopin, Arnould (1863-1934)

Le témoin

Arnould Galopin est né à Marbœuf (Eure) le 9 février 1863, d’un père instituteur qui exerçait également la fonction de secrétaire de mairie. Après des études au lycée Corneille de Rouen puis à Paris, son service militaire effectué, il devient maître répétiteur avant de s’orienter vers le journalisme, métier qu’il exercera pendant une dizaine d’années, notamment pendant la période de la Grande Guerre, pour différents médias comme La Nation ou Le Soir. Il publie son premier ouvrage, Les Enracinées, en 1903, ainsi qu’un roman de cape et d’épée, puis se lance ensuite dans l’écriture de romans feuilletonnisés tels L’espionne du cardinal ou La petite Loute. Il prend la relève d’Henry de la Vaulx pour la rédaction des fascicules de Cent mille lieues dans les airs puis, obtenant un succès avec le Docteur Oméga, récit d’un voyageur sur la planète mars, en 1906, dans la revue Mon beau livre. Ayant de surcroît cosigné des ouvrages avec Emile Driant, alias le Capitaine Danrit, il est qualifié du titre de « Jules Verne moderne ». Il continue d’écrire dans des domaines divers, touchant à nombreux styles littéraires (jeunesse (il publie 2 500 fascicules d’aventures pour les enfants), sentimental, policiers, historique voire science-fiction) pour Fayard et Tallandier, participant à la réédition de mémoires historiques, puis se met au service d’Albin Michel tout en publiant également des feuilletons pour Le Journal ou Le Petit Journal. Pasticheur de talent, dans un style simple et élégant, on lui doit les personnages de Ténébras, rival de Fantômas, et d’Allan Dickson, coéquipier remplaçant Watson auprès d’un Sherlock Holmes vieillissant. En 1922, il récidive en publiant les mémoires d’Edgar Pipes, pastiche d’Arsène Lupin. Pendant la guerre, il se mue en correspondant de guerre et publie, outre Sur la ligne de feu, son pendant maritime Sur le front de mer, lequel sera couronné par l’Académie française. Il va d’ailleurs y ajouter plusieurs romans sur le thème de 14-18, tel Les gars de la flotte, tous chez Albin Michel, dont deux seront repris en films : Les Poilus de la 9ème (qu’il rencontre fortuitement dans une tente anglaise lors d’une visite d’un camp en décembre 1915 !) et La Mascotte des Poilus. Auteur finalement d’une centaine d’ouvrages, Arnould Galopin décède brutalement à Paris le 9 décembre 1934. Sa biographie complète sur | Arnould GALOPIN (franceserv.com)

Résumé de l’ouvrage

Alors qu’il est correspondant de presse pour le quotidien Le Journal (page 56), il brosse dans Sur la ligne de feu 17 tableaux répartis du 10 septembre 1914 au 15 avril 1916, portraitisant ainsi « nos soldats », « nos alliés » qu’il complète par des anecdotes « sur la mer ». Il rend tout au long de l’ouvrage un long hommage aux alliés anglés, écossais et surtout indiens, sikhs et gourkhas, redoutables guerriers, ce sur le front, à l’arrière comme sur mer.

Analyse
Bien que publié en 1917, l’ouvrage, issu d’un journaliste, Sur la ligne de feu. Carnet de campagne d’un correspondant de Guerre (E. de Boccard, Paris, 1917, 208 pages) est sans étonnement un modèle de « bourrage de crâne » issu d’un « reporter » qui, si il est vraisemblablement allé au front, en fantasme la réalité de la guerre, magnifiant ses acteurs, caricaturant l’ennemi et héroïsant les alliés, de toutes origines de l’Empire colonial anglais, en diables implacables, victorieux et invincibles. Quelques rares informations sont dégageables avec toutes les réserves inhérentes à ce style testimoniale particulier, par trop impacté par une vision journalistique tronquée de la réalité de la guerre. En contrepoint, le livre vaut en tous cas pour le long défilé des archétypes de la littérature de bourrage de crâne, en multipliant les tableaux outranciers destinés à des civils crédules et avides d’aventures victorieuses et inoffensives. Etonnamment, alors qu’il s’évertue à cacher l’ensemble des patronymes, il en rétablit un toutefois (dans une note page 87) en indiquant que l’objet de sa page de bravoure est le lieutenant Langlamet, professeur de mathématique au lycée de Cherbourg.
L’ouvrage est agrémenté de 20 illustrations de lieux, matériels ou de soldats de toutes origines alliées.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Liste des « tableaux » rapportés par l’auteur et dates :
Nos soldats
Quelques heures vécues au milieu de la bataille (10 septembre 1914)
Une charge décisive (18 septembre 1914)
Parmi les ruines (20 septembre 1914)
Horrible aspect d’un champ de bataille (22 septembre 1914)
Sous les obus (5 octobre 1914)
Procédés de Barbares (10 octobre 1914)

Trois braves (16 octobre 1914)
La leçon de français (30 octobre 1914)
Nos alliés
Dans le camp des indiens (6 novembre 1914)
Le départ pour le front (7 novembre 1914)
L’enthousiasme belliqueux des terribles Gourkhas (10 novembre 1914)
Les Ecossais marchent en jouant la Marseillaise (16 novembre 1914)
Les Gourkhas à l’assaut des tranchées (18 novembre 1914)
Les Castors (25 novembre 1914)
Un camp anglais (30 décembre 1914)
Le triomphe de « Jack ». Comment un ballon de football amena la destruction d’un bataillon de la Garde prussienne (août 1916)
Sur la mer
Devant Zeebruge (13 décembre 1914)
Le pirate capturé (15 avril 1916)

Eléments utiles au fil de la lecture :

Page 12 : Obus Robin, dits craquelins, obus à balle type 1897
17 : Illustration du train blindé « Vendetta »
36 : Voit des cadavres flottants qui « même après la mort, s’étreignent » !
46 : Balles allemandes tirées de trop loin, n’ayant pas assez de force pour pénétrer profondément
51 : Espions allemands déguisés en femmes
61 : Obus peu dangereux, éclatant sans dommage trop haut
63 : Artilleurs allemands tirant sur les villages pour s’éclairer
97 : Espionnite
84 : Cavaliers piétinant les morts, barbarie
88 : Thann, l’école, l’instituteur
99 : Vue d’indiens Sikhs (fin 156) et de Gourkhas (surnommés les castors (p.150))
127 : Bhangs, hachich indien
135 : Ecossais
142 : Sur le combattant anglais par rapport aux français
144 : Honneur du combat à l’arme blanche des Sikhs
156 : « Capstan », tabac anglais
157 : Vue de camp anglais
167 : Chien
170 : Voit des funiculaires

176 : Footballeurs du 8e Est Surrey qui attaquent avec un ballon de foot
177 : Mads, camarades en anglais

Yann Prouillet – juillet 2023

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Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

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Théry, Gustave (1875 – 1940)

Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918

1. Le témoin

Gustave Théry (1875 – 1940), originaire de Valenciennes, exerce la profession d’imprimeur. Sportif investi dans la société de gymnastique « l’Ouvrière », il a quarante ans à la mobilisation. Territorial au 2e RIT, il est GVC (garde voie et communication) à Somain. Il réussit à échapper aux Allemands au moment de l’investissement de Lille et à partir de la fin de 1914, il garde des ponts  dans le Pas de Calais, puis est muté à Cassel (Nord). Promu sergent en juin 1915, il part vers le sud  pour passer presque deux ans dans les différents dépôts de Guéret et de Limoges, à entraîner les jeunes recrues (127 et 327e RI). En 1918, il revient dans le Pas-de-Calais où il retrouve sa fonction de garde-voie sur des  viaducs vitaux pour les Anglais. Engagé politiquement à la SFIO, Gustave Théry a été maire de Valenciennes de 1925 à 1927.

2. Le témoignage

Michel Théry, arrière-petit-fils de Gustave Théry, a retranscrit en format word son journal de guerre sous le titre : Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918. Il a contacté Philippe Guignet, président du Cercle archéologique et historique de Valenciennes et de son arrondissement (CAHVA), et une journée d’étude « Gustave Théry » (action politique, engagement social, témoignage sur la Grande Guerre) a été organisée le 22 mai 2022. Le journal se présente comme une succession de notes quasi-journalières en 1914 et 1915, elles sont un peu plus espacées à partir de 1916. En format word 14, les proportions des cahiers sont de 89 pages pour 1914 – 1915, 51 pages pour 1916, 51 pages pour 1917 et 57 pages pour 1918, soit un total de 248 pages.

3. Analyse

Gustave Théry produit un journal de guerre intéressant, car pourvu d’une grande facilité d’écriture, il rédige un grand nombre de descriptions et fait des remarques originales sur la vie à l’arrière, vécue sous l’uniforme pendant plus de quatre ans.

A. Arrivée des Allemands

En août 1914, garde voie à Somain (Nord), il décrit la densité du trafic, la tension qui monte à la fin du mois (23 août 1914) et leur petit détachement est engagé par les avant-postes allemands le 24 ; après un combat inégal, après avoir fait le mort sur le talus de la voie ferrée, il fuit de nuit et réussit à atteindre Douai. Indécis, il décide finalement de rejoindre les siens à Valenciennes, tout en ayant bien conscience de se jeter dans la gueule du loup. Il y parvient  le 26 août, après avoir marché à partir de Bouchain au milieu des convois allemands. Le 9 septembre, il tente avec sa femme et ses deux fils de repartir vers Lille, espérant attraper un tramway, mais ils restent bloqués à Denain. Le 21 septembre, nouvelle tentative, à pied, avec sa femme et sa sœur, et ils réussissent à rejoindre Lille. L’auteur se fait réintégrer par les militaires comme GVC à la gare, et – curieusement – sa femme et sa sœur retournent dans Valenciennes occupée. Il est vrai que les enfants y sont restés, et que personne ne sait que la séparation va durer plus de quatre ans. Depuis la gare de Lille, il évoque les combats dans les faubourgs (Porte de Tournai et Fives le 5 octobre), le bombardement sporadique qui commence, et sa fuite par la porte de Béthune le 9 octobre, juste avant que la souricière ne se referme (voir aussi Henri Depreux). Après 78 km à pied, il réintègre une unité de GVC à Boulogne-sur-Mer le 14 octobre : alternent dès lors pour lui, surveillance d’ouvrage d’art et instruction de la classe 15.

B. solitude morale

G. Théry souffre beaucoup de la séparation d’avec ses proches et de l’absence de nouvelles. En 1915, avec les évacuations qui commencent via la Suisse, ce sont des Valenciennoises qui transmettent des signes de vie (juin 1915 : «cela console un peu, mais quel bien ça nous ferait de nous recevoir une lettre d’eux ! » Le même procédé en décembre 1915 donne plus de « proximité » : « Une dame évacuée de Valenciennes, anciennement femme de ménage à la maison, actuellement dans l’Ariège, m’envoie une carte avec les baisers des miens qu’elle a quittés il y a quelques jours seulement…Quelle joie ! ». Un net mieux intervient avec la possibilité légale d’établir une correspondance (avril 1916), mais le contenu d’une carte est limité à vingt mots. L’éloignement qui dure provoque de longues crises de cafard, et des nouvelles reçues indirectement peuvent accentuer ces phases de dépression, ainsi d’une conversation du début de 1918, avec un Valenciennois récemment rapatrié et rencontré gare du Nord: «Mon deuil est fait, je ne dois plus compter sur l’arrivée de ma femme, mes deux fils sont prisonniers civils, mes biens (mobilier et matériel) sont ravagés. C’est la ruine de mon avoir en même temps que celle de mon espérance. » L’auteur est victime aussi d’une forme d’incompréhension, courante chez les septentrionaux séparés des leurs, restés en zone occupée ; cette douleur est liée au fait de ne pas être compris par ses camarades, issus des autres régions françaises. Dans un train en août 1916, il apprend l’existence des rafles de jeunes gens pour le travail forcé « Cette nouvelle m’épouvante (…) Je veux malgré tout me raidir contre ce nouveau malheur, mais impossible ; exaspéré, je me fâche avec des soldats permissionnaires qui chantent à tue-tête dans mon compartiment pendant que je pleure. Je m’adresse à des brutes inconscientes.» A l’extrême fin du conflit, même révolte contre l’indifférence des camarades ; le 8 novembre 1918, en proie à un cafard insurmontable, il déserte à Boulogne pour prendre clandestinement un train vers Valenciennes et essayer de trouver les siens ; c’est un échec et il doit rentrer piteusement à Boulogne. À son cantonnement il est l’objet de la risée de ses camarades : «Ces bougres s’esclaffent au récit de ma triste odyssée, ne comprenant ni mon geste ni mon chagrin ; car eux voyaient leur femme et leurs enfants chaque fois qu’ils allaient en permission, tandis que moi j’aspirais à cette minute heureuse depuis CINQUANTE-DEUX MOIS! »

C. vie au dépôt

En général, l’auteur est occupé à des tâches routinières qui provoquent à la longue une grande lassitude mentale. Il effectue aussi, au début de la bataille de Verdun, un stage d’entraînement très dur à La Courtine (neige, « journées d’éreintement »…), et, ayant perdu 8 kilos, alors qu’il est un gymnaste entraîné, il déclare que la perspective du front ne l’émeut plus, « il est préférable aux misères du camp de La Courtine. » Très déprimé par l’ambiance de l’arrière, il hésite à demander à partir sur le front, à cause de sa responsabilité de père de famille. Après un nuit d’insomnie et de tourments moraux, il finit par demander à partir (mai 1916) mais sa hiérarchie refuse : il devra rester sergent instructeur à Guéret : « J’encaisse avec sang-froid cette nouvelle déception à la pensée que ce refus me sauve la vie et évitera de faire de ma femme une veuve, de mes gosses deux orphelins. Allons c’est qu’il était écrit que je ne devais pas mourir ; tant mieux ! ». Lorsqu’il n’y a pas de faits qui sortent du quotidien, l’auteur produit la classique revue de presse des diaristes appliqués, et c’est sans surprise la partie la moins intéressante du corpus.

D. Considérations politiques

L’auteur est socialiste, mais ses considérations politiques n’occupent pas une grande place dans son récit ; une fête locale en mai 1915 lui fait penser à la ducasse d’Anzin, et par association d’idée au socialisme : « Anzin, cité socialiste, ton nom me rappelle une grande manifestation « contre la guerre » et quoique l’infernal fléau se soit abattu sur nous avec tant de brutalité et de sournoiserie, l’Idée reste ! Rien n’ébranlera nos convictions ; après comme avant, nous reprendrons notre propagande humanitaire : les peuples se comprendront bientôt ! » Il apprend dans un train, au cours d’une conversation avec deux adjudants coloniaux, comment les troupes noires sont recrutées (novembre 1916) ; lui, le socialiste, il semble découvrir ces faits, ce qui en dit long, dix ans avant Gide, sur l’ignorance ou l’indifférence de l’opinion : « une troupe d’occupation ou plutôt de siège s’amène devant le village, (…) canons et mitrailleuses sont braquées pour empêcher toute fuite, le chef de la tribu est appelé et sommé de fournir pour quelques heures après le nombre d’hommes valides désignés sous peine de bombardement. Les volontaires par force sont amenés en détachement à Marseille après avoir été rassemblés à Alger où chacun de ces malheureux touche une somme uniforme de deux cents francs ; le marché est conclu, l’homme acheté est fait soldat sans comprendre pourquoi (…) A l’occasion d’une autre permission, en juin 1917, il visite Lourdes « par acquis de conscience » et en revient édifié, produisant une savoureuse description critique, « me voilà aujourd’hui fixé sur ce vaste centre d’exploitation catholique où malgré le marbre du progrès, le Veau d’Or et la bêtise sont toujours debout, et pour longtemps encore. »

E. Mention de troubles

Sergent souvent convoqué pour assurer des services d’ordre, l’auteur a une vue globale sur l’arrière, et dès 1916 il mentionne certains troubles ; en février 1916, avant-même Verdun, il évoque des désordres à Guéret, dans les rues et à la gare, lors du départ pour le front d’une compagnie de renfort (13 février 1916) « scènes d’indiscipline, officiers et soldats s’invectivent très durement dans les rues de Guéret et à la gare où une scène de désordre a lieu.» Le 5 janvier 1917, il mentionne à Limoge un spectacle lyrique du ténor Romagno, très applaudi à la salle de la coopérative « l’Union », mais « un conférencier jusqu’au-boutiste qui l’accompagne dans sa tournée, se fait huer par les spectateurs, peu chauvins dans cette région. » En permission en juin 1917 à Cauterets dans les Pyrénées, il est outré car il ne peut pas aller voir le pont d’Espagne et la cascade de Cérisey, les gendarmes laissant les seuls officiers passer : « ordre du général à cause des cas de désertion trop nombreux ». Rentré pour assurer le service d’ordre en gare, il signale encore à la fin du mois de juin 1917  « Ici à Saint Sulpice-Laurière, comme dans toutes les gares où doivent stationner les permissionnaires du front, c’est chaque nuit un vacarme épouvantable et des discussions sans fin entre ces derniers et les officiers et les « cognes » de surveillance sur les quais ; l’attitude des poilus devient parfois menaçante au point que les gendarmes et officiers de service doivent se dérober pour apaiser l’esprit des soldats révoltés. Chaque départ de train est salué par une tempête d’injures envers les embusqués  et les cris de « Vive la révolution ! » et « A bas la guerre ! » Que serait-ce si ces poilus exaltés, et il y a de quoi, savaient  qu’à quelques mètres d’eux passent et stationnent des trains de soldats révolutionnaires russes ? On n’ose y penser !! » Il apprend ensuite les événements de la répression du camp de la Courtine par des bruits (juillet 1917, «  Voici un nouveau secteur de bataille que l’on n’aurait jamais cru connaitre : le front de la Creuse !! »)  puis, en octobre 1917, il est de garde à cet endroit pour surveiller des prisonniers russes, et il décrit un camp qui a souffert du bombardement « à coups de 75 ».

L’année 1918 le voit revenu dans le Pas-de-Calais, et il insiste sur l’intensification des bombardements aériens, les Allemands visent les arrières anglais (offensives de 1918) et les victimes civiles sont nombreuses. Après l’armistice, il retrouve sa famille en Belgique, mais sa maison valenciennoise a été complètement pillée. On a donc ici un témoignage original et de qualité.

Vincent Suard, février 2023

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Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Von Salomon, Ernst (1902-1972)

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions v

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions voir s’élever la vapeur de nos espoirs. »

Parmi les actes de ces associations, le plus caractéristique est l’assassinat de Rathenau, un des rares adversaires que les Réprouvés admirent et justement le plus dangereux parce que le plus digne et le plus brillant représentant de l’Allemagne de Weimar qu’ils haïssent. Von Salomon ne participe pas directement au meurtre mais ce sont ses proches qui l’accomplissent. Un mouvement d’indignation saisit les partisans de la République de Weimar : les assassins sont traqués et tués ; leurs amis sont poursuivis. Arrêté, Ernst von Salomon est condamné pour complicité à cinq ans de réclusion et, quelque temps plus tard, à trois ans de plus pour une tentative d’assassinat sur un traitre à sa cause.

Rémy Cazals, janvier 2023

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Loubet, Paul et Marie

« Nous ne serions jamais séparés »

1. Les témoins

En 1914, Marie Loubet (1885 – 1974) et son mari Paul (1885 – 1975) vivent à Agde, de l’exploitation d’un jardin agricole ; ils ont une fille, née en 1909. Paul, ajourné en août 1914, ne rejoint le 24e RIC qu’en février 1915 à Perpignan. Après entraînement, il rejoint le front avec le 44e RIC dans le secteur de Vauquois, mais rapidement fait prisonnier en juillet 1915, il passera le reste de la guerre en captivité. Après le conflit, Paul et Marie Loubet se consacreront à l’exploitation de leur jardin et de leur vigne.

2. Le témoignage

Christine Delpous-Darnige, membre du Crid, et Virginie Gascon ont fait paraître en 2016, avec une préface de Françoise Thébaud, « Nous ne serions jamais séparés », correspondance de Marie et Paul Loubet, couple de jardiniers agathois, 1915 – 1918 (Éditions du Mont, 256 pages). Le livre présente la correspondance échangée pendant le conflit entre les époux Loubet. Ce lot de 318 lettres, sauvé in extremis de la destruction, est largement reproduit ici avec des explications très utiles; la retranscription s’est faite avec des corrections d’orthographe, mais en laissant la syntaxe d’origine. Quelques courriers d’autres proches sont aussi présents, ainsi qu’une large iconographie extérieure, surtout issue de la grande collecte à Agde (2014).

3. Analyse

Le corpus est constitué d’abord des courriers échangés lorsque Paul est en formation au 24e RIC, puis uniquement de ses lettres personnelles entre juillet 1915 et décembre 1916, et enfin de l’ensemble des courriers du couple pour toute l’année 1918. Ce livre est précieux car, outre un témoignage significatif du vécu de la captivité de Paul Loubet, il donne aussi un éclairage utile, et sensible, grâce au commentaire sur les sources, sur la vie de Marie, femme de prisonnier, et plus globalement sur le fonctionnement de ce couple, pris dans des événements qu’il considère comme malheureux.

A. une guerre subie

En formation à Perpignan ou à Ille-sur-Têt, Paul est peu enthousiaste pour le conflit ; il mentionne fréquemment sa mauvaise humeur, à cause de petites injustices ou du faible nombre de permissions. Pour lui la guerre est une épreuve néfaste (avril 1915, p. 39) : « Ce ne sera pas malheureux quand cet affreux cauchemar de guerre se sera évanoui. » Montant en ligne en juin 1915 et décrivant la tranchée à sa femme, son ton n’est guère martial, il mentionne une lassitude générale (19 juin 1915, p. 80) : « Tu ne saurais croire, chère épouse, combien sont dégoûtés de la vie tous ceux qui sont ici avec moi et surtout ceux qui ont souffert des rigueurs de l’hiver. Ils ne demandent qu’une bonne blessure pour être évacués au plus tôt chez eux car quoiqu’en disent les journaux, il leur tarde à tous que cela finisse au plus tôt (…) ». Les préoccupations, dans les lettres, tournent essentiellement autour du cercle familial et des soucis économiques. Le beau-frère de Marie, Jean Delmas, territorial mais engagé en première ligne, témoigne lui aussi de cette lassitude (p. 122, décembre 1915) : « Vous pouvez croire que ce n’est pas une vie de la passer dans la terre sous les obus et les balles à 44 ans quand on sait que des plus jeunes sont dans les casernes. Et tous ceux qui crient « jusqu’au bout », venez dans les tranchées. »

B. Le courrier

Le témoignage restitue le quotidien du prisonnier en Allemagne ; Paul a droit à deux lettres par mois, il raconte le camp de Meschede, ses détachements en kommando de travail (travail à la ferme, bûcheronnage…). Les cartes postales, elles, ne laissent place qu’à quelques mots, elles donnent un signe de vie, et permettent surtout de tenir une comptabilité précise de l’arrivée ou du retard des lettres et colis. Cette correspondance est vitale pour rompre la monotonie des jours, maintenir le moral des époux et réaffirmer les liens du couple ; affirmations de tendresse, nouvelles des enfants, de la famille, avis sur les problèmes domestiques, plaintes sur l’état du moral puis réaffirmation du courage devant les épreuves… Il ne semble pas que les lettres de Paul souffrent beaucoup de la censure, son propos étant surtout préoccupé de mentions familiales et domestiques. Ainsi, au début de sa captivité (août 1915, p. 136) : « Tu peux m’envoyer un fricot par semaine également pour manger le dimanche tout en pensant à toi. Quant au pain, on reçoit 2 kilos de biscuits par semaine par homme et j’en ai de reste. Ne te tourmente pas pour cela et ne crois pas qu’on nous force à vous écrire ce que l’on ne veut pas, bien loin de là. ». Paul insiste sur les liens avec les camarades, souvent choisis en fonction des affinités régionales. Il est seul, en journée, lorsqu’il travaille dans une ferme, avec évidemment le problème de la langue (novembre 1916, p. 142) : « Et le soir, lorsque je suis à table avec mes patrons je suis comme un sourd-muet et il me tarde qu’il soit 7 h ½ pour aller retrouver mes camarades à la chambre. ». Marie lit les lettres aux siens à haute voix, et elle signale à Paul la difficulté que lui procurent certaines remarques gaillardes (qu’elle appelle « bêtises »), elle doit s’arranger pour en sauter les passages (p. 198) : « Les bêtises que tu me dis me font passer un moment mais en lisant la lettre, je suis obligée de le sauter, tu me comprends, autant que possible, évite-le. ». Il faut aussi souligner que Marie est la seule femme de la famille qui sache lire et écrire convenablement.

C. Les colis

Les colis occupent une grande partie de la correspondance de Paul, il indique ce dont il a besoin, l’état des denrées, ou au contraire ce qui est pour le moment inutile. Ils tiennent ensemble une comptabilité des départs et arrivées, et on est impressionné par la quantité et la qualité des biens qui circulent dans cette Allemagne affamée de 1918 (p. 195, 29 avril) « J’ai envoyé hier le colis provisions qui comprend riz, café, macaronis, graisse, fromages, gâteaux, bœuf en daube. Ne t’étonne pas du chocolat dans ce colis, je l’ai oublié. » Certaines denrées arrivent avariées, souvent avec retard, mais on note très peu de disparitions. Ces envois, en général un par semaine, représentent pour Marie un effort constant et une dépense importante, et l’appareil scientifique du livre précise qu’un colis par semaine correspond à la totalité de son allocation de femme de prisonnier. L’évaluation sur la durée totale de la captivité (43 mois) est considérable, avec 202 colis d’environ 5 kg envoyés, soit une tonne au total.

D. Deuil et tristesse

Outre les épreuves de la guerre, le couple est confronté au deuil intime : ils viennent déjà de perdre le petit Raymond en 1914, et ils doivent affronter la mort de Jean, né en 1915 et mort à la fin de 1917. La souffrance du côté de Louis est d’autant plus vive – il n’aura jamais vu son fils – qu’il avait beaucoup investi affectivement dans ses lettres (p. 173) « « je suis obligé d’étouffer ma douleur comme je peux. Moi qui étais si content de trouver à mon retour une si jolie famille, je ne rentrerai que dans les pleurs et le deuil. Voilà la vie. » Il détruit alors toutes les lettres de Marie, car les échanges étaient très centrés sur le nouvel enfant, et ces témoignages le font désormais trop souffrir. La situation est également difficile à endurer pour Marie, elle s’oublie dans le travail, s’occupe de sa fille de 9 ans, mais elle a du mal à se remettre (p. 171) « Tu peux croire que cette mort m’a été terrible, toi n’étant pas là. De notre petit Raymond, tu étais là à mon côté. » Le labeur lui occupe l’esprit, mais il devient épreuve tellement il est envahissant (mars 1918, p. 182) « Tu peux croire que l’on a des moments dans la vie qui ne sont pas gais. On vit comme des bêtes, on ne connait rien après le travail, on rentre à la maison et on n’a pas une douce parole qui me faisait tant plaisir ». On apprend aussi, à la fin de l’ouvrage, qu’ils ont eu une fille née en 1922 et qui décède en 1937 : si la guerre est vécue comme un malheur, le deuil intime les frappe bien plus cruellement, et entre la révolution pasteurienne et l’arrivée des antibiotiques américains, la mort des enfants reste un drame presque commun, l’année de la mort de Jean (1917), 22 enfants meurent à Agde avant l’âge de 10 ans (p. 238).

E. Être une femme de prisonnier

Les lettres de Marie nous montrent une femme à la fois isolée psychologiquement et fragilisée économiquement, mais qui bénéficie d’une solidarité familiale et collective (allocation et comité d’aide aux prisonniers). Outre sa solitude affective, qui prédomine pendant tout le conflit, le souci le plus constant est « l’inquiétude » (p. 238), une souffrance qui mine sur la durée, malgré le courage ranimé par la correspondance. Avec cette autonomie imposée par les événements, peut-on parler ici d’émancipation ? Paul, de loin, souffre de sa régression sociale, il mentionne à plusieurs reprises que, placé dans des fermes allemandes, il est redevenu « domestique ». Il veut continuer à diriger son foyer à distance (argent, fermage, travail…), et Marie respecte cette répartition traditionnelle des rôles. On comprend mieux la façon dont elle conçoit son rôle avec une remarque des auteures de l’ouvrage (p. 239) : « Jamais en effet, elle n’exprime l’idée qu’elle prend la place de Paul, juste qu’elle fait « du mieux, ce qu’il faut » pour que la vie reprenne comme avant la guerre. Le secours qu’elle trouve dans le lien conjugal représente alors un élément essentiel de cette résistance. » Mais en même temps, les circonstances lui donnent un espace d’autonomie, et un long passage très éclairant révèle un nouvel équilibre né pendant la guerre. Paul critique le choix de Marie de travailler sans salaire sur un terrain de ses parents, et lui reproche de se faire exploiter ; on citera pour finir la réponse révélatrice de Marie (mai 1918, p. 197) : « Quant au terrain, tu me dis que je suis obligée de leur servir de domestique et tu me dis aussi qu’il ne me donne pas l’argent qu’il fait. Ils ne peuvent me donner l’argent. Moi, je n’achète pas tout ce qu’il faut pour la vigne. Si je n’étais pas avec eux, je serais obligée de payer le loyer et je serais obligée d’aller travailler à la journée, si je voulais manger moi et la petite, et t’envoyer les colis à toi. Tu peux croire qu’avec l’allocation et ma journée, je n’aurais pas besoin de le jeter et je ne sais pas si tes colis ne seraient pas espacés. Et les jours où il pleut, que je serais obligée de rester à la maison, ce jour-là je n’aurais pas la journée. Donc, comme je te l’ai déjà dit, je suis là, je travaille et je mange et je n’ai rien à perdre. Sur tes lettres, ne me parle plus. Je les lis à mes parents et je suis obligée de l’arranger du mieux. Ne sois pas si intéressé. Mes parents, pour toi, font beaucoup de sacrifices et te prennent comme un fils. Pour les colis, ils ne me comptent pas grand-chose. (…) Ce n’est pas un reproche que je te fais et je ne t’en veux pas, tu le sais. Je sais que tu vas me pardonner de te parler comme ça, tu devais avoir un mauvais moment, donc n’en parlons plus. »

Donc en définitive, un témoignage riche sur le thème « être prisonnier » et « être femme de prisonnier », ainsi que, grâce aux commentaires avisés de Françoise Thébaud, Christine Delpous-Darnige et Virginie Gascon, un volume indispensable à toute bibliographie sur le thème de la captivité.

Vincent Suard, décembre 2022

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Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Richomme, Lucien (1889 – 1928)

Un fusilier marin breton à Dixmude

1. Le témoin

Lucien Richomme (1889 – 1928), originaire de Plouha (Côtes d’Armor), navigue  avant la guerre comme marin de commerce et de pêche. Enrôlé au 2ème Régiment de fusiliers marins, il est d’abord entraîné au combat dans la région parisienne (septembre 1914), puis transféré en Belgique lors de la Course à la Mer. Il combat à Melle, Dixmude, Steenstraete et Nieuport. Après la dissolution de la Brigade Ronarc’h en novembre 1915, l’auteur sert sur le croiseur auxiliaire Champagne puis à Brest sur la base des dirigeables. Démobilisé en juin 1919, il reprend ses fonctions de matelot puis de patron de pêche.

2. Le témoignage

Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2, a fait paraître Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914 – février 1915) aux éditions À l’ombre des mots (collection Grande Guerre) en 2018 (203 pages). Le recueil comprend une introduction scientifique (p. 9 à 93), le témoignage lui-même (p. 99 à 192), ainsi qu’une iconographie et une bibliographie.

3. Analyse

Yann Lagadec propose trois raisons à la publication du témoignage de Lucien Richomme : la remise à jour d’une historiographie, de Charles Le Goffic à Jean Mabire, « héroïque et datée », le faible nombre de travaux contemporains sur les fusiliers marins dans la Grande Guerre et enfin la rareté, et donc le caractère précieux, du témoignage d’un fusilier engagé dans les combats de l’Yser. C’est en effet un témoignage singulier car venant d’un homme du rang, marin inscrit maritime à La Rochelle, et son récit court de septembre 1914 à début février 1915. Lucien Richomme mentionne dans ses carnets ce qu’il fait, ce qu’il voit, il décrit le combat, ses dangers et ses victimes, comme il mentionne les occupations à l’arrière, les marches, ou le repos. Il insiste sur la vie quotidienne, l’alimentation, les problèmes d’équipement, le froid et l’humidité. Il est patriote, endurant et se plaint rarement de ses dures conditions d’engagement. S’il n’évoque pas ses pensées profondes, et ne détaille pas ses relations de camaraderie, il produit néanmoins un témoignage empreint de sensibilité.

L’unité de Lucien Richomme quitte Rochefort le 31 août 1914, puis est basée à Saint-Denis en septembre. Il évoque surtout les longues marches d’entraînement (Stains, Mitry, Bonneuil), inhabituelles pour eux, et la fatigue qui en découle. Ces marins vont percevoir la capote d’infanterie, le 23 septembre, et ils sont marqués par leur changement de  silhouette (p. 111) : « Chacun rit de cette métamorphose et à tout instant l’on entend cette réflexion : « J’avais fait bien des rêves, mais jamais celui de revêtir un jour l’uniforme de soldat. ». »

Combat de Melle – Combat de Dixmude

Les fusiliers débarquent à Gand le 8 octobre au moment de la chute d’Anvers. L. Richomme décrit ici des fuyards belges qui l’émeuvent (p. 115) : « Pendant une de nos haltes, nous avons vu passer devant nous une petite charrette traînée par un chien. Une pauvre femme avec un bébé de quelques jours y avait pris place et c’est vraiment émouvant de voir deux petits enfants de moins de 10 ans aider la pauvre bête à traîner la petite carriole de leur mère. » Il opère à Melle son premier combat d’arrêt le 9 octobre, et il évoque un succès de son régiment (p. 117) « Le lendemain nous avons le plaisir de voir étendus sur le terrain quelques centaines de cadavres sans toutefois avoir beaucoup de victimes à déplorer de notre côté. Nous sommes fiers de notre début. ». La retraite s’opère jusqu’à Dixmude le 15 octobre, et à partir de ce moment l’auteur décrit le combat devant et dans la ville, avec mentions journalière des positions qu’il occupe, des bombardements et des tentatives offensives des Allemands. Le ravitaillement est lacunaire à cause du bombardement, et (p. 125) « [Nous ne craignons] pas de bondir vers des fermes qui sont situées à quelques centaines de mètres de nos tranchées et nous sommes heureux de rapporter poulets et lapins. » Il sait traire et va également chercher le lait de vaches abandonnées. Il décrit les violents combats des 24 et 25 octobre, la confusion la nuit avec des tentatives d’infiltration, et des exécutions des deux côtés de quelques prisonniers pour trahison. À noter que le plus grand nombre de victimes se fait par bombardement d’artillerie et qu’il n’y a pas de corps à corps dans la chronique, en tout cas pour sa compagnie. Il décrit la prise de Dixmude-bourg par les Allemands le 10 novembre, et leur position est repoussée sur la rive gauche. Évoquant souvent la faim pendant les combats, il insiste aussi sur le manque d’équipement de base (vêtement, chaussettes, linge).

Combat de Steenstraete

Après un « repos » marqué par des marches éreintantes, l’auteur revient à Dixmude début décembre, le secteur y est plus calme qu’en novembre. Son unité s’est transportée à Steenstraete, en amont de l’Yser à 15 km au sud, c’est une petite tête de pont sur le canal, et c’est là qu’il vit sa journée la plus sanglante, le 17 décembre, lors de l’assaut des Français. Il fait partie d’une compagnie de seconde vague, mais l’artillerie française a été peu efficace, et la compagnie d’assaut devant eux est décimée ; lui est ses camarades, ne pouvant déboucher, se retrouvent bloqués toute la journée dans des boyaux pris en enfilade par les mitrailleuses et les feux d’infanterie ennemis. Ces boyaux sont à la fois peu profonds et remplis d’eau, et les hommes devront passer une journée de souffrance en attendant de se replier la nuit venue (p. 165) : « J’ai à peine fait 10 mètres dans le boyau que le sergent qui marche à un mètre de moi, pousse un cri rauque. Il s’étend de tout son long et je réussi à faire émerger sa tête. Je lui coupe les lanières de son sac et je l’adosse du mieux que je peux à un côté du boyau de façon que ceux qui viennent derrière puissent passer. Pendant cet intervalle, mon camarade qui me suit reçoit une balle dans la tempe gauche. Il pousse un cri et tombe au fond de ce boyau raide mort. Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles (…). Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d’eau qui existe aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu’ils marchent sur leurs frères d’armes. [la section décimée et bloquée doit attendre la nuit pour se retirer] « (…) ayant toujours de l’eau jusqu’au ventre. Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n’apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu’à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête émerge, supplient leurs camarades de leur porter secours, et ils se noient sous notre regard impuissant à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : « Adieu Paul ! Je meurs ». » C’est l’engagement le plus dur décrit par le témoignage de L. Richomme, et on notera qu’il ne s’agit pas de défense à Dixmude, mais d’attaque à Steenstraete, dans le cadre d’une offensive plus globale de décembre (« grignotage » de Joffre). L’auteur conclut cette journée : « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin. » L’auteur évoque ensuite son repos en janvier dans le secteur de Dunkerque, puis il rejoint le front de Nieuport à la fin du mois, après un rapide séjour à Coxyde-Plage (Villa Cincinnatti d’abord, puis Villa des Coccinelles). Le témoignage s’arrête le 6 février 1915 alors que lui et ses compagnons commencent à ressentir l’attaque des poux.

Présentation scientifique

Yann Lagadec, dans sa longue présentation qui précède le texte de Lucien Richomme, fait le point sur les connaissances actuelles sur la brigade Ronarc’h, ainsi que sur les témoignages écrits à l’occasion de ses combats. Il définit ce qu’est cette unité originale, ses caractéristiques, en produisant des éléments chiffrés ; on apprend ainsi que les fusiliers marins devaient à l’origine servir de force de police supplétive à Paris, qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas bretons ou encore que beaucoup n’ont aucune formation (p. 24) : sur 6434 homme de la brigade au 1er octobre 1914, seuls 1443 étaient des fusiliers marins brevetés, et par ailleurs 2950 marins de cette brigade n’avaient, comme L. Richomme, aucune spécialité à bord ou à terre. Par ailleurs, si leur taux de perte est impressionnant (3590 hommes mis hors de combat en un peu plus d’un mois, soit 58 % de l’effectif p. 49) les fusiliers marins ne sont pas seuls, ils combattent aux côtés de Belges ou de petits détachements français sur lesquels les récits pittoresques insistent peu. Pour le récit lui-même, Y. Lagadec procède ensuite à un croisement serré du témoignage avec les autres récits disponibles, essentiellement les témoignages de M.R. Marchand, C. Prieur ou P. Ronarc’h. Ce travail d’explication valide la qualité des écrits  de notre témoin de Plouha, tout en apportant parfois des nuances, ainsi par exemple des « centaines de cadavres » allemands à Melle qui semblent être sortis de l’imagination de l’auteur. Cette centaine de pages de présentation très complète produit de fait une sorte de petite monographie, qui propose une précieuse mise à jour sur un épisode de la guerre médiatisé très tôt : Albert Londres publie dès novembre 1914 « Sous Dixmude » dans Le Matin, et le premier livre de Charles Le Goffic « Dixmude – Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins » paraît en mai 1915.

Vincent Suard, septembre 2022

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