Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Von Salomon, Ernst (1902-1972)

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions v

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions voir s’élever la vapeur de nos espoirs. »

Parmi les actes de ces associations, le plus caractéristique est l’assassinat de Rathenau, un des rares adversaires que les Réprouvés admirent et justement le plus dangereux parce que le plus digne et le plus brillant représentant de l’Allemagne de Weimar qu’ils haïssent. Von Salomon ne participe pas directement au meurtre mais ce sont ses proches qui l’accomplissent. Un mouvement d’indignation saisit les partisans de la République de Weimar : les assassins sont traqués et tués ; leurs amis sont poursuivis. Arrêté, Ernst von Salomon est condamné pour complicité à cinq ans de réclusion et, quelque temps plus tard, à trois ans de plus pour une tentative d’assassinat sur un traitre à sa cause.

Rémy Cazals, janvier 2023

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Loubet, Paul et Marie

« Nous ne serions jamais séparés »

1. Les témoins

En 1914, Marie Loubet (1885 – 1974) et son mari Paul (1885 – 1975) vivent à Agde, de l’exploitation d’un jardin agricole ; ils ont une fille, née en 1909. Paul, ajourné en août 1914, ne rejoint le 24e RIC qu’en février 1915 à Perpignan. Après entraînement, il rejoint le front avec le 44e RIC dans le secteur de Vauquois, mais rapidement fait prisonnier en juillet 1915, il passera le reste de la guerre en captivité. Après le conflit, Paul et Marie Loubet se consacreront à l’exploitation de leur jardin et de leur vigne.

2. Le témoignage

Christine Delpous-Darnige, membre du Crid, et Virginie Gascon ont fait paraître en 2016, avec une préface de Françoise Thébaud, « Nous ne serions jamais séparés », correspondance de Marie et Paul Loubet, couple de jardiniers agathois, 1915 – 1918 (Éditions du Mont, 256 pages). Le livre présente la correspondance échangée pendant le conflit entre les époux Loubet. Ce lot de 318 lettres, sauvé in extremis de la destruction, est largement reproduit ici avec des explications très utiles; la retranscription s’est faite avec des corrections d’orthographe, mais en laissant la syntaxe d’origine. Quelques courriers d’autres proches sont aussi présents, ainsi qu’une large iconographie extérieure, surtout issue de la grande collecte à Agde (2014).

3. Analyse

Le corpus est constitué d’abord des courriers échangés lorsque Paul est en formation au 24e RIC, puis uniquement de ses lettres personnelles entre juillet 1915 et décembre 1916, et enfin de l’ensemble des courriers du couple pour toute l’année 1918. Ce livre est précieux car, outre un témoignage significatif du vécu de la captivité de Paul Loubet, il donne aussi un éclairage utile, et sensible, grâce au commentaire sur les sources, sur la vie de Marie, femme de prisonnier, et plus globalement sur le fonctionnement de ce couple, pris dans des événements qu’il considère comme malheureux.

A. une guerre subie

En formation à Perpignan ou à Ille-sur-Têt, Paul est peu enthousiaste pour le conflit ; il mentionne fréquemment sa mauvaise humeur, à cause de petites injustices ou du faible nombre de permissions. Pour lui la guerre est une épreuve néfaste (avril 1915, p. 39) : « Ce ne sera pas malheureux quand cet affreux cauchemar de guerre se sera évanoui. » Montant en ligne en juin 1915 et décrivant la tranchée à sa femme, son ton n’est guère martial, il mentionne une lassitude générale (19 juin 1915, p. 80) : « Tu ne saurais croire, chère épouse, combien sont dégoûtés de la vie tous ceux qui sont ici avec moi et surtout ceux qui ont souffert des rigueurs de l’hiver. Ils ne demandent qu’une bonne blessure pour être évacués au plus tôt chez eux car quoiqu’en disent les journaux, il leur tarde à tous que cela finisse au plus tôt (…) ». Les préoccupations, dans les lettres, tournent essentiellement autour du cercle familial et des soucis économiques. Le beau-frère de Marie, Jean Delmas, territorial mais engagé en première ligne, témoigne lui aussi de cette lassitude (p. 122, décembre 1915) : « Vous pouvez croire que ce n’est pas une vie de la passer dans la terre sous les obus et les balles à 44 ans quand on sait que des plus jeunes sont dans les casernes. Et tous ceux qui crient « jusqu’au bout », venez dans les tranchées. »

B. Le courrier

Le témoignage restitue le quotidien du prisonnier en Allemagne ; Paul a droit à deux lettres par mois, il raconte le camp de Meschede, ses détachements en kommando de travail (travail à la ferme, bûcheronnage…). Les cartes postales, elles, ne laissent place qu’à quelques mots, elles donnent un signe de vie, et permettent surtout de tenir une comptabilité précise de l’arrivée ou du retard des lettres et colis. Cette correspondance est vitale pour rompre la monotonie des jours, maintenir le moral des époux et réaffirmer les liens du couple ; affirmations de tendresse, nouvelles des enfants, de la famille, avis sur les problèmes domestiques, plaintes sur l’état du moral puis réaffirmation du courage devant les épreuves… Il ne semble pas que les lettres de Paul souffrent beaucoup de la censure, son propos étant surtout préoccupé de mentions familiales et domestiques. Ainsi, au début de sa captivité (août 1915, p. 136) : « Tu peux m’envoyer un fricot par semaine également pour manger le dimanche tout en pensant à toi. Quant au pain, on reçoit 2 kilos de biscuits par semaine par homme et j’en ai de reste. Ne te tourmente pas pour cela et ne crois pas qu’on nous force à vous écrire ce que l’on ne veut pas, bien loin de là. ». Paul insiste sur les liens avec les camarades, souvent choisis en fonction des affinités régionales. Il est seul, en journée, lorsqu’il travaille dans une ferme, avec évidemment le problème de la langue (novembre 1916, p. 142) : « Et le soir, lorsque je suis à table avec mes patrons je suis comme un sourd-muet et il me tarde qu’il soit 7 h ½ pour aller retrouver mes camarades à la chambre. ». Marie lit les lettres aux siens à haute voix, et elle signale à Paul la difficulté que lui procurent certaines remarques gaillardes (qu’elle appelle « bêtises »), elle doit s’arranger pour en sauter les passages (p. 198) : « Les bêtises que tu me dis me font passer un moment mais en lisant la lettre, je suis obligée de le sauter, tu me comprends, autant que possible, évite-le. ». Il faut aussi souligner que Marie est la seule femme de la famille qui sache lire et écrire convenablement.

C. Les colis

Les colis occupent une grande partie de la correspondance de Paul, il indique ce dont il a besoin, l’état des denrées, ou au contraire ce qui est pour le moment inutile. Ils tiennent ensemble une comptabilité des départs et arrivées, et on est impressionné par la quantité et la qualité des biens qui circulent dans cette Allemagne affamée de 1918 (p. 195, 29 avril) « J’ai envoyé hier le colis provisions qui comprend riz, café, macaronis, graisse, fromages, gâteaux, bœuf en daube. Ne t’étonne pas du chocolat dans ce colis, je l’ai oublié. » Certaines denrées arrivent avariées, souvent avec retard, mais on note très peu de disparitions. Ces envois, en général un par semaine, représentent pour Marie un effort constant et une dépense importante, et l’appareil scientifique du livre précise qu’un colis par semaine correspond à la totalité de son allocation de femme de prisonnier. L’évaluation sur la durée totale de la captivité (43 mois) est considérable, avec 202 colis d’environ 5 kg envoyés, soit une tonne au total.

D. Deuil et tristesse

Outre les épreuves de la guerre, le couple est confronté au deuil intime : ils viennent déjà de perdre le petit Raymond en 1914, et ils doivent affronter la mort de Jean, né en 1915 et mort à la fin de 1917. La souffrance du côté de Louis est d’autant plus vive – il n’aura jamais vu son fils – qu’il avait beaucoup investi affectivement dans ses lettres (p. 173) « « je suis obligé d’étouffer ma douleur comme je peux. Moi qui étais si content de trouver à mon retour une si jolie famille, je ne rentrerai que dans les pleurs et le deuil. Voilà la vie. » Il détruit alors toutes les lettres de Marie, car les échanges étaient très centrés sur le nouvel enfant, et ces témoignages le font désormais trop souffrir. La situation est également difficile à endurer pour Marie, elle s’oublie dans le travail, s’occupe de sa fille de 9 ans, mais elle a du mal à se remettre (p. 171) « Tu peux croire que cette mort m’a été terrible, toi n’étant pas là. De notre petit Raymond, tu étais là à mon côté. » Le labeur lui occupe l’esprit, mais il devient épreuve tellement il est envahissant (mars 1918, p. 182) « Tu peux croire que l’on a des moments dans la vie qui ne sont pas gais. On vit comme des bêtes, on ne connait rien après le travail, on rentre à la maison et on n’a pas une douce parole qui me faisait tant plaisir ». On apprend aussi, à la fin de l’ouvrage, qu’ils ont eu une fille née en 1922 et qui décède en 1937 : si la guerre est vécue comme un malheur, le deuil intime les frappe bien plus cruellement, et entre la révolution pasteurienne et l’arrivée des antibiotiques américains, la mort des enfants reste un drame presque commun, l’année de la mort de Jean (1917), 22 enfants meurent à Agde avant l’âge de 10 ans (p. 238).

E. Être une femme de prisonnier

Les lettres de Marie nous montrent une femme à la fois isolée psychologiquement et fragilisée économiquement, mais qui bénéficie d’une solidarité familiale et collective (allocation et comité d’aide aux prisonniers). Outre sa solitude affective, qui prédomine pendant tout le conflit, le souci le plus constant est « l’inquiétude » (p. 238), une souffrance qui mine sur la durée, malgré le courage ranimé par la correspondance. Avec cette autonomie imposée par les événements, peut-on parler ici d’émancipation ? Paul, de loin, souffre de sa régression sociale, il mentionne à plusieurs reprises que, placé dans des fermes allemandes, il est redevenu « domestique ». Il veut continuer à diriger son foyer à distance (argent, fermage, travail…), et Marie respecte cette répartition traditionnelle des rôles. On comprend mieux la façon dont elle conçoit son rôle avec une remarque des auteures de l’ouvrage (p. 239) : « Jamais en effet, elle n’exprime l’idée qu’elle prend la place de Paul, juste qu’elle fait « du mieux, ce qu’il faut » pour que la vie reprenne comme avant la guerre. Le secours qu’elle trouve dans le lien conjugal représente alors un élément essentiel de cette résistance. » Mais en même temps, les circonstances lui donnent un espace d’autonomie, et un long passage très éclairant révèle un nouvel équilibre né pendant la guerre. Paul critique le choix de Marie de travailler sans salaire sur un terrain de ses parents, et lui reproche de se faire exploiter ; on citera pour finir la réponse révélatrice de Marie (mai 1918, p. 197) : « Quant au terrain, tu me dis que je suis obligée de leur servir de domestique et tu me dis aussi qu’il ne me donne pas l’argent qu’il fait. Ils ne peuvent me donner l’argent. Moi, je n’achète pas tout ce qu’il faut pour la vigne. Si je n’étais pas avec eux, je serais obligée de payer le loyer et je serais obligée d’aller travailler à la journée, si je voulais manger moi et la petite, et t’envoyer les colis à toi. Tu peux croire qu’avec l’allocation et ma journée, je n’aurais pas besoin de le jeter et je ne sais pas si tes colis ne seraient pas espacés. Et les jours où il pleut, que je serais obligée de rester à la maison, ce jour-là je n’aurais pas la journée. Donc, comme je te l’ai déjà dit, je suis là, je travaille et je mange et je n’ai rien à perdre. Sur tes lettres, ne me parle plus. Je les lis à mes parents et je suis obligée de l’arranger du mieux. Ne sois pas si intéressé. Mes parents, pour toi, font beaucoup de sacrifices et te prennent comme un fils. Pour les colis, ils ne me comptent pas grand-chose. (…) Ce n’est pas un reproche que je te fais et je ne t’en veux pas, tu le sais. Je sais que tu vas me pardonner de te parler comme ça, tu devais avoir un mauvais moment, donc n’en parlons plus. »

Donc en définitive, un témoignage riche sur le thème « être prisonnier » et « être femme de prisonnier », ainsi que, grâce aux commentaires avisés de Françoise Thébaud, Christine Delpous-Darnige et Virginie Gascon, un volume indispensable à toute bibliographie sur le thème de la captivité.

Vincent Suard, décembre 2022

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Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Richomme, Lucien (1889 – 1928)

Un fusilier marin breton à Dixmude

1. Le témoin

Lucien Richomme (1889 – 1928), originaire de Plouha (Côtes d’Armor), navigue  avant la guerre comme marin de commerce et de pêche. Enrôlé au 2ème Régiment de fusiliers marins, il est d’abord entraîné au combat dans la région parisienne (septembre 1914), puis transféré en Belgique lors de la Course à la Mer. Il combat à Melle, Dixmude, Steenstraete et Nieuport. Après la dissolution de la Brigade Ronarc’h en novembre 1915, l’auteur sert sur le croiseur auxiliaire Champagne puis à Brest sur la base des dirigeables. Démobilisé en juin 1919, il reprend ses fonctions de matelot puis de patron de pêche.

2. Le témoignage

Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2, a fait paraître Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914 – février 1915) aux éditions À l’ombre des mots (collection Grande Guerre) en 2018 (203 pages). Le recueil comprend une introduction scientifique (p. 9 à 93), le témoignage lui-même (p. 99 à 192), ainsi qu’une iconographie et une bibliographie.

3. Analyse

Yann Lagadec propose trois raisons à la publication du témoignage de Lucien Richomme : la remise à jour d’une historiographie, de Charles Le Goffic à Jean Mabire, « héroïque et datée », le faible nombre de travaux contemporains sur les fusiliers marins dans la Grande Guerre et enfin la rareté, et donc le caractère précieux, du témoignage d’un fusilier engagé dans les combats de l’Yser. C’est en effet un témoignage singulier car venant d’un homme du rang, marin inscrit maritime à La Rochelle, et son récit court de septembre 1914 à début février 1915. Lucien Richomme mentionne dans ses carnets ce qu’il fait, ce qu’il voit, il décrit le combat, ses dangers et ses victimes, comme il mentionne les occupations à l’arrière, les marches, ou le repos. Il insiste sur la vie quotidienne, l’alimentation, les problèmes d’équipement, le froid et l’humidité. Il est patriote, endurant et se plaint rarement de ses dures conditions d’engagement. S’il n’évoque pas ses pensées profondes, et ne détaille pas ses relations de camaraderie, il produit néanmoins un témoignage empreint de sensibilité.

L’unité de Lucien Richomme quitte Rochefort le 31 août 1914, puis est basée à Saint-Denis en septembre. Il évoque surtout les longues marches d’entraînement (Stains, Mitry, Bonneuil), inhabituelles pour eux, et la fatigue qui en découle. Ces marins vont percevoir la capote d’infanterie, le 23 septembre, et ils sont marqués par leur changement de  silhouette (p. 111) : « Chacun rit de cette métamorphose et à tout instant l’on entend cette réflexion : « J’avais fait bien des rêves, mais jamais celui de revêtir un jour l’uniforme de soldat. ». »

Combat de Melle – Combat de Dixmude

Les fusiliers débarquent à Gand le 8 octobre au moment de la chute d’Anvers. L. Richomme décrit ici des fuyards belges qui l’émeuvent (p. 115) : « Pendant une de nos haltes, nous avons vu passer devant nous une petite charrette traînée par un chien. Une pauvre femme avec un bébé de quelques jours y avait pris place et c’est vraiment émouvant de voir deux petits enfants de moins de 10 ans aider la pauvre bête à traîner la petite carriole de leur mère. » Il opère à Melle son premier combat d’arrêt le 9 octobre, et il évoque un succès de son régiment (p. 117) « Le lendemain nous avons le plaisir de voir étendus sur le terrain quelques centaines de cadavres sans toutefois avoir beaucoup de victimes à déplorer de notre côté. Nous sommes fiers de notre début. ». La retraite s’opère jusqu’à Dixmude le 15 octobre, et à partir de ce moment l’auteur décrit le combat devant et dans la ville, avec mentions journalière des positions qu’il occupe, des bombardements et des tentatives offensives des Allemands. Le ravitaillement est lacunaire à cause du bombardement, et (p. 125) « [Nous ne craignons] pas de bondir vers des fermes qui sont situées à quelques centaines de mètres de nos tranchées et nous sommes heureux de rapporter poulets et lapins. » Il sait traire et va également chercher le lait de vaches abandonnées. Il décrit les violents combats des 24 et 25 octobre, la confusion la nuit avec des tentatives d’infiltration, et des exécutions des deux côtés de quelques prisonniers pour trahison. À noter que le plus grand nombre de victimes se fait par bombardement d’artillerie et qu’il n’y a pas de corps à corps dans la chronique, en tout cas pour sa compagnie. Il décrit la prise de Dixmude-bourg par les Allemands le 10 novembre, et leur position est repoussée sur la rive gauche. Évoquant souvent la faim pendant les combats, il insiste aussi sur le manque d’équipement de base (vêtement, chaussettes, linge).

Combat de Steenstraete

Après un « repos » marqué par des marches éreintantes, l’auteur revient à Dixmude début décembre, le secteur y est plus calme qu’en novembre. Son unité s’est transportée à Steenstraete, en amont de l’Yser à 15 km au sud, c’est une petite tête de pont sur le canal, et c’est là qu’il vit sa journée la plus sanglante, le 17 décembre, lors de l’assaut des Français. Il fait partie d’une compagnie de seconde vague, mais l’artillerie française a été peu efficace, et la compagnie d’assaut devant eux est décimée ; lui est ses camarades, ne pouvant déboucher, se retrouvent bloqués toute la journée dans des boyaux pris en enfilade par les mitrailleuses et les feux d’infanterie ennemis. Ces boyaux sont à la fois peu profonds et remplis d’eau, et les hommes devront passer une journée de souffrance en attendant de se replier la nuit venue (p. 165) : « J’ai à peine fait 10 mètres dans le boyau que le sergent qui marche à un mètre de moi, pousse un cri rauque. Il s’étend de tout son long et je réussi à faire émerger sa tête. Je lui coupe les lanières de son sac et je l’adosse du mieux que je peux à un côté du boyau de façon que ceux qui viennent derrière puissent passer. Pendant cet intervalle, mon camarade qui me suit reçoit une balle dans la tempe gauche. Il pousse un cri et tombe au fond de ce boyau raide mort. Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles (…). Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d’eau qui existe aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu’ils marchent sur leurs frères d’armes. [la section décimée et bloquée doit attendre la nuit pour se retirer] « (…) ayant toujours de l’eau jusqu’au ventre. Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n’apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu’à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête émerge, supplient leurs camarades de leur porter secours, et ils se noient sous notre regard impuissant à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : « Adieu Paul ! Je meurs ». » C’est l’engagement le plus dur décrit par le témoignage de L. Richomme, et on notera qu’il ne s’agit pas de défense à Dixmude, mais d’attaque à Steenstraete, dans le cadre d’une offensive plus globale de décembre (« grignotage » de Joffre). L’auteur conclut cette journée : « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin. » L’auteur évoque ensuite son repos en janvier dans le secteur de Dunkerque, puis il rejoint le front de Nieuport à la fin du mois, après un rapide séjour à Coxyde-Plage (Villa Cincinnatti d’abord, puis Villa des Coccinelles). Le témoignage s’arrête le 6 février 1915 alors que lui et ses compagnons commencent à ressentir l’attaque des poux.

Présentation scientifique

Yann Lagadec, dans sa longue présentation qui précède le texte de Lucien Richomme, fait le point sur les connaissances actuelles sur la brigade Ronarc’h, ainsi que sur les témoignages écrits à l’occasion de ses combats. Il définit ce qu’est cette unité originale, ses caractéristiques, en produisant des éléments chiffrés ; on apprend ainsi que les fusiliers marins devaient à l’origine servir de force de police supplétive à Paris, qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas bretons ou encore que beaucoup n’ont aucune formation (p. 24) : sur 6434 homme de la brigade au 1er octobre 1914, seuls 1443 étaient des fusiliers marins brevetés, et par ailleurs 2950 marins de cette brigade n’avaient, comme L. Richomme, aucune spécialité à bord ou à terre. Par ailleurs, si leur taux de perte est impressionnant (3590 hommes mis hors de combat en un peu plus d’un mois, soit 58 % de l’effectif p. 49) les fusiliers marins ne sont pas seuls, ils combattent aux côtés de Belges ou de petits détachements français sur lesquels les récits pittoresques insistent peu. Pour le récit lui-même, Y. Lagadec procède ensuite à un croisement serré du témoignage avec les autres récits disponibles, essentiellement les témoignages de M.R. Marchand, C. Prieur ou P. Ronarc’h. Ce travail d’explication valide la qualité des écrits  de notre témoin de Plouha, tout en apportant parfois des nuances, ainsi par exemple des « centaines de cadavres » allemands à Melle qui semblent être sortis de l’imagination de l’auteur. Cette centaine de pages de présentation très complète produit de fait une sorte de petite monographie, qui propose une précieuse mise à jour sur un épisode de la guerre médiatisé très tôt : Albert Londres publie dès novembre 1914 « Sous Dixmude » dans Le Matin, et le premier livre de Charles Le Goffic « Dixmude – Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins » paraît en mai 1915.

Vincent Suard, septembre 2022

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Laurens, Jacques (1893 – après 1982)

Vie et souvenirs d’un gavot Haut-Alpin

1. Le témoin

Jacques Laurens (1893 – après 1982) est né à la Cluse en Dévoluy (Hautes-Alpes) dans une famille de cultivateurs. Incorporé par anticipation (classe 1913) au 6e RA de Valence, il combat à la bataille des Frontières puis en Artois en octobre 1914. Réformé temporairement en avril 1915, à la suite de l’aggravation d’une blessure contractée en août 1914, il est réincorporé à la fin de 1915 et on le voit  devant Verdun en 1916. Promu maréchal des logis  en janvier 1917, il participe à l’offensive du 16 avril à Braye-en-Laonnois. Après un retrait en Alsace, il revient en Lorraine en 1918, prend part aux durs combats de juin (Reims) et juillet (Dormans et Fère-en-Tardenois) en 1918, et termine la guerre dans les Flandres. Rengagé jusqu’à 1929,  il est stationné à Cologne, est occupant à Essen lors de l’affaire de la Ruhr, puis est caserné à Landau, jusqu’à son retour à Briançon en 1927. Il quitte le service actif en 1929.

2. Le témoignage

Jacques Laurens est l’auteur de « Vie et souvenirs d’un gavot Haut-alpin », paru en 1980 et édité par « Culture provençale et méridionale », Marcel Petit, 160 pages. « Gavot » signifie habitant des montagnes des Hautes-Alpes et de l’Isère, pour l’auteur ce terme a un aspect péjoratif (arriéré, sauvage) et il l’utilise volontairement, pour montrer la fierté de son origine montagnarde, et que le gavot qu’il est « n’a jamais failli à son devoir ».

3. Analyse

Jacques Laurens se décrit comme un autodidacte, un homme curieux, qui passe le baccalauréat par correspondance à 27 ans. Il vient d’une culture paysanne de montagne, et son propos évoque d’abord la vie au village, dans son enfance. Il ne rechigne pas aux travaux de la ferme, mais il insiste surtout sur son appétit de connaissance, dans ce lieu très reculé. Ainsi, la feuille locale hebdomadaire ne lui donnait pas assez d’informations sur la France et le Monde (p. 33) « aussi je m’étais abonné au journal le « Petit Parisien », que le facteur m’apportait tous les 2 ou 3 jours. Je ne voulais pas obliger ce fonctionnaire à parcourir trois kilomètres en montagne pour un journal, lorsqu’il n’avait pas d’autre courrier pour la maison. »

En 1914, Jacques Laurens est infirmier à sa batterie, au 6e RA, et dans les premiers combats (Charme), son groupe est submergé par les gros calibres allemands. En retraite à la fin de la dure journée du 22 août, il est blessé au moment où il participait à la destruction des canons de sa batterie.  Évacué inconscient, il se réveille le lendemain à l’hôpital d’Épinal. Il réintègre son unité en septembre, et début octobre, alors que les lignes sont encore mouvantes et qu’il faisait une liaison avec une section du 159e RI (Est d’Arras) il est fait prisonnier par les Allemands. Convoyé dans l’obscurité, dernier de la file, il profite de la présence d’une meule de paille pour s’y cacher la nuit et toute la journée suivante, puis il reprend contact avec les Français et est félicité. En 1915, sa blessure d’août, mal refermée, l’envoie à Bernay pour deux mois d’hospitalisation. Il décrit ses bonnes relations avec son infirmière, la Comtesse veuve de Sémaison, dont il visite le domaine à Lisieux. Il décrit une relation qui se développe, et peut-être qu’avec l’effet de distanciation (plus de 60 ans ici pour la rédaction – il tempo è galantuomo -) le passé est-il un peu enjolivé ? (p. 67): « de même âge et d’une égale culture, certaines affinités nous rapprochaient. Par la suite, une idylle ne manquait pas de se créer. La situation et les événements ne permirent pas de lui donner une suite. Mais cette fin ne se fit pas sans un grand chagrin de part et d’autre, qui fut très long à se résorber. »  Le niveau scolaire de J. Laurens (fiche matricule) est de niveau 2 en 1913, c’est-à-dire correspond à un niveau primaire basique.

Réformé temporaire d’avril à septembre 1915, lors d’une commission de rappel des exemptés (Loi Dalbiez), il insiste pour être réincorporé. Sa santé s’est améliorée, et sa situation devient difficile au village où la pression sociale est forte (p. 68) «Les voisins, ne sachant pas le degré du mal qui m’avait fait mettre en congé de l’armée, trouvaient un peu étrange que je reste si longtemps sans rejoindre une formation militaire. Pas ou peu de gens de mon âge étaient au village. Il y avait eu plusieurs tués dans la commune.» Cette démarche de volontariat lui permet aussi de réintégrer son corps d’origine, le 6e RA. .En 1916, il évoque le dur engagement de sa batterie à Verdun, avec surtout le premier combat, du 1er au 20 mars 1916. Il mentionne le grand nombre de tués et blessés à sa batterie, et la réquisition temporaire de soldats de l’infanterie pour aider, mais évidemment, ils « n’arrivent pas à rendre les mêmes services ». Comme dans d’autres carnets de Verdun, l’auteur fait une description des combats (ici chute de Douaumont) en reprenant longuement des extraits de l’almanach du combattant (1977), ou du livre du général Rouquerol.

En 1917, promu maréchal des logis, il évoque le commandement de la section spéciale du CA qu’il doit assurer (section de « joyeux »), ce sont pour la plupart des condamnés renvoyés au front. Il fait avec eux du terrassement puis organise une unité de crapouillots. L’auteur mentionne aussi sa rencontre avec le lieutenant Édouard Daladier, jovial commandant d’une compagnie de mitrailleuses de la 77e DI, alors que celui-ci est déjà maire de Carpentras depuis 1911.

En 1918, l’auteur, après avoir raconté sa grippe espagnole (avril), évoque les durs combats de juin et juillet, où l’hypérite est omniprésente. Toujours en liaison avec un bataillon d’infanterie, cette fois le 97e RI, il raconte par exemple un épisode de panique  (19 juillet 1918, Ville-en-Tardenois, p.125) « [attaque violente allemande] « Des éléments de la compagnie, en petit nombre heureusement, pris de panique, en face de la vague d’infanterie allemande qui fonçait sur nous, quittaient la tranchée sans ordres et avaient tendance à s’enfuir. C’est alors que le capitaine me dit : « Révolver au poing avec moi ». C’est ce que je fis sans hésiter : et tous les deux, debout sur la tranchée, le capitaine cria : « Le premier qui recule est mort » ; devant cette attitude, toute la compagnie regagna son poste de combat. » De manière moins dramatique, il évoque sa perplexité devant des Anglais positionnés à leur côté. En général, les Français sont intrigués par les habitudes d’hygiène britanniques, jugées souvent excessives, voire néfastes (août 1918, Noyon, p. 127) : « Avant d’intervenir, les Tommies faisaient leur toilette. Fait très caractéristique, qui nous a toujours laissés perplexes sur la valeur de cette troupe au combat. »

Donner la mort, de manière caractérisée, au moment du combat, n’est pas chose si courante dans les récits, et on en a une mention ici, lors des violents combats qui marquent la reprise de la guerre de mouvement, en août 1918. Il s’agit, depuis une position d’observation avancée, d’interdire aux assauts allemands l’entrée du parc du château de Plessis-de-Roye. (p. 128) « (…) de mon côté, à la mitrailleuse, j’abattais les soldats ennemis, à bout portant, comme des lapins sauvages en pleine campagne… Aujourd’hui, 60 ans après, lorsque je me rappelle ces faits !!! j’en frémis d’horreur. Il me semble impossible que cela ait eu lieu. Des hommes s’entretuer de la sorte !!!, c’est horrible. Cependant, les faits sont authentiques, il fallait se défendre. C’était de la légitime défense. »

 En Flandre à partir de septembre 1918, l’auteur est aussi en liaison avec un régiment belge (octobre 1918, devant Roselaere), et il se trouve honoré par le roi de Belges, un peu par hasard, semble-t-il (p. 131) : « Me trouvant parmi les soldats belges, je fus présenté au roi (…) Après un court entretien, le Roi Albert Ier pris la croix de guerre que portait un officier belge et me l’épingla sur la poitrine en me donnant l’accolade. J’en fus ému jusqu’aux larmes, ne pouvant ouvrir la bouche pour le remercier. Dans ma vie j’ai rarement ressenti pareille émotion. » Après l’armistice, J. Laurens est à Bruxelles et Louvain, puis à côté de Cologne où son unité s’installe durablement. Il « rempile » ensuite par engagements successifs de deux ans, et passe ainsi presque huit ans en Allemagne (p. 145) « (…) Ayant six ans de service militaire accomplis auxquels s’ajoutaient des campagnes, je décidai de continuer une carrière militaire, pour parfaire quinze ans de services et avoir droit à une retraite. Les campagnes de guerre comptant double c’était appréciable. » Participant à l’occupation de la Ruhr, il est à Essen en 1923. L’historien prendra ici son témoignage avec intérêt, mais aussi avec prudence, car il décrit l’occupation durant l’année 1924 comme un séjour agréable (p. 147) : « les contacts avec la population civile, à quelques exceptions près, étaient assez bons. (…)  [il est chargé des achats d’approvisionnement] « Je n’ai jamais eu de litiges de quelque nature que ce soit. », et il continue plus loin : « Pratiquement, la résistance n’existait pas. A ma connaissance nous n’avons pas eu de sabotage à déplorer. Les incidents qui se produisaient, se réglaient toujours au mieux. Les manifestations étaient tout à fait rares. » Il reste qu’en 1924, il dit être très surpris par le bruit qui accompagne, dans la rue allemande, l’annonce du résultat de l’élection du Cartel des gauches. C’est un grand défilé bruyant à Essen, avec « Deutschland über alles » et chants patriotiques, et son logeur allemand, qui parle aussi français, lui apprend les raisons de ce déferlement patriotique : (p. 148) « Monsieur Laurens, naturellement, vous n’êtes pas au courant ! Mais avec les élections françaises, l’Allemagne a remporté une très grande victoire. Ces élections ont évidemment coûté très cher à l’Allemagne, parce qu’il a fallu les financer. » Notre auteur reprend cette rumeur et la développe comme un fait établi.

Il quitte Essen en juillet 1925, et part en garnison à Landau dans le Palatinat. En 1927, il retourne dans la région de Grenoble, puis est détaché à Briançon : il participe à la remise en état de petits forts démantelés en 1915, après que l’Italie fut entrée dans la guerre aux côtés de l’Entente. Après sa sortie du service actif en 1929, il signale avoir tenu un commerce à Avignon, mais curieusement, alors qu’il a été postier pendant de nombreuses années à partir de 1929 (receveur des postes), lui, très prolixe par ailleurs, ne signale jamais cette honorable profession. Une autre impression de passé un peu enjolivé repose sur l’ambiance décrite de 1917 à 1929, où l’on a constamment l’impression qu’il est officier subalterne, alors que sa F.M. dit qu’il ne passe adjudant-chef qu’en 1927. S’il est clair qu’il a très souvent « fait fonction », une curiosité renforce la perplexité du lecteur ; une feuille étrangère au volume, tapée à la machine en stencil, est collée page 77, avec comme titre « Errata » : « il m’est reproché de n’avoir pas, dans cet ouvrage, fait mention de mes promotions. Or il est assez délicat de parler de soi-même. Mais puisque l’on me le demande ; je ferais abstraction de ce scrupule, et je dis que ma proposition au grade de Sous-lieutenant me parvint le 28 février 1916.  (…) » C’est très ambigu, car si la proposition a pu exister, il ne devient Maréchal des Logis qu’en janvier 1917, quant à sous-lieutenant, c’est de réserve, et seulement en mars 1933, alors qu’il a quitté l’uniforme.  Cette petite faiblesse autobiographique d’un rédacteur de 87 ans ne doit toutefois pas nuire à l’essentiel : nous avons ici un récit riche et attachant, et qui montre que le conflit, comme l’institution militaire après 1918, ont pu être pour certains mobilisés de réels outils de promotion sociale.

Vincent Suard, septembre 2022

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Jauffret, Wulfran (1860-1942)

Fils d’un industriel du savon, il est né à Marseille le 22 janvier 1860. Il avait 10 ans lors de la guerre de 70 et ses cahiers en conservent quelques souvenirs. Avocat (il sera bâtonnier en 1925). Administrateur de la Caisse d’épargne de Marseille, il en devient président en 1915, succédant au père d’Edmond Rostand. La famille possède un domaine agricole aux environs d’Aix-en-Provence. Il commence la rédaction d’un premier cahier le 5 août 1914. Il y en a dix au total. À chaque nouveau cahier, il note qu’il n’aurait jamais cru que la guerre puisse durer aussi longtemps. C’est un témoignage au jour le jour sur les réactions de l’auteur, un notable catholique, conservateur, patriote, aux nouvelles de la guerre apportées par la presse, notamment par les communiqués officiels. Tant que l’Italie reste neutre, la lecture des journaux italiens est utile car ils informent différemment. Lorsque la censure empêche leur distribution, c’est qu’ils contiennent des nouvelles défavorables à la France. Wulfran Jauffret décrit également ce qu’il voit à Marseille, la situation économique, la hausse des prix, les fluctuations de l’opinion. Ses notes portent aussi sur la marche bonne ou désastreuse de son exploitation agricole. Il signale les blessures et les décès dans sa famille et son entourage. Les cahiers appartiennent à M. Stephane Derville qui souhaite les déposer aux Archives des Bouches-du-Rhône avec de nombreux documents familiaux remontant au 15e siècle.

Premiers jours

Dès le 27 juillet 1914, on constate « un chiffre anormal de retraits » à la Caisse d’épargne. Deux jours après, la foule enfonce les portes, il faut faire venir 60 agents de police. Une « queue interminable » se forme aussi à la Banque de France pour échanger les billets. Après l’annonce de la mobilisation générale, on saccage des biens supposés allemands. Les travailleurs arabes repartent en Algérie, les Italiens en Italie.

WJ pense que la guerre sera courte car les nations ne pourraient pas en supporter longtemps le poids. Elle sera victorieuse car la Russie est une puissance formidable et l’armée française est bien entraînée et bien commandée. D’ailleurs, dès les premiers jours, les Allemands se rendent facilement ; l’ennemi craint l’arme blanche ; les aviateurs français font des exploits ; les Serbes remportent des succès ; les Allemands ne se font remarquer que par les atrocités qu’ils commettent.

Le 17 août, WJ souhaite que la guerre ne soit pas suivie « de troubles intérieurs plus terribles encore » (il se souvient de 1870-71).

Fin août, tout va mal. Le découragement est général. On dit que les Allemands vont nous écraser, puis vont s’entendre avec les Anglais et les Russes. Les gens sont abattus, ils ne parlent que de blessés et de morts. La République sera-t-elle balayée ?

WJ est indigné par l’article de Gervais contre les soldats du XVe Corps, sans insister.

La Marne

La bataille de la Marne annonce la victoire générale. Malgré la massive arrivée de blessés et les deuils nombreux, la confiance est revenue. WJ approuve un confrère qui dit : « Moi, je crois en Dieu et au communiqué officiel ! » À Marseille, les magasins sont ouverts, la Canebière est active, « les cafés regorgent de clients ».

Mais il admet s’être trompé : la guerre sera plus longue qu’il ne le pensait. Son fils s’engage dans la cavalerie des Chasseurs d’Afrique à Mascara.

Une note insolite, dans une lettre reçue d’un combattant le 19 décembre (donc décrivant une situation antérieure à Noël) : « Il me confirme cette chose étrange qu’à certains moments on fraternise avec les Boches. On se joue des airs de phonographe. On applaudit d’une tranchée à l’autre. Et même on s’invite à prendre le café. Après quoi, on rentre dans les tranchées et l’on se massacre ! »

1915

Le 1er janvier : « Qui aurait cru que la guerre commencée il y a cinq mois durerait encore en 1915 ? » Le 12 juin : elle sera finie en septembre.

WJ condamne la guerre sous-marine allemande avec le torpillage du Lusitania, ainsi que les atermoiements de l’Italie, et l’échec des Dardanelles. L’attitude trop neutre du pape le déçoit, de même que le rouleau compresseur russe qui « marche à reculons ».

Marseille ne souffre pas de la guerre, l’industrie est active. Précisément, le 7 décembre : « Marseille ne se plaint pas car l’argent y afflue. Les commerçants en général y font très bien leurs affaires. Certaines fortunes s’édifient, ce qui est inévitable. Mais il y a bien des choses fâcheuses. » Le succès de l’emprunt s’explique par la confiance du public. Les prix montent, notamment de la viande. Les boucheries créées par le Conseil général les font baisser.

1916

Du début à la fin, récriminations contre le système parlementaire. Le 16 mars : « On serait satisfait si l’on se sentait gouverné ! Mais hélas ! C’est pitoyable. Le parlement est au-dessous de tout. » Le 28 novembre : « Il faudrait un maître et non pas un millier de parlementaires pour gouverner. » On signale des bruits de révolte en Algérie : « Il faut frapper vite et fort. »

Nouvelles de Verdun. Les généraux Pétain et Castelnau ont chargé eux-mêmes à la tête d’une division.

Nouvelles de la propriété : les oliviers ne donnent pas, on n’avait jamais vu ça. Il faut organiser des battues contre les lapins qui sont devenus un fléau pour l’agriculture.

Nouvelles de Marseille : arrivée des troupes russes le 26 avril ; exécution de l’espionne Félicie Pfaadt le 22 août, qu’il avait défendue vainement devant le conseil de guerre en mai. WJ réprouve cette exécution qu’il décrit.

1917

C’est bien « l’année trouble ».

Le 18 janvier, à propos de la grève chez Panhard-Levassor à Paris, qui travaille pour la défense nationale : « Comment peut-on tolérer un fait pareil ? En temps de guerre ? » Il y a ensuite d’autres grèves, même à Marseille, dans lesquelles « l’étranger » joue un rôle. À Paris, la CGT manifeste avec des drapeaux rouges. La crise alimentaire pourrait provoquer la révolution.

Sur le front, les poilus disent qu’il est impossible de chasser les Allemands par les armes. Mais WJ pense que le recul allemand de mars est « une véritable victoire » et se fait des illusions sur l’offensive Nivelle, dont il faut finalement constater l’échec. Le 31 mai : « L’opinion de Pierre [son fils] est que l’insuccès de l’attaque du 16 avril a découragé le poilu. Aucun fantassin ne croit plus à une percée possible. » 2 juin : « Le front a le cafard. » 27 juin : « On chuchote que trois ou quatre régiments ont fait défection, qu’ils voulaient marcher sur Paris. »

La Russie est en révolution. « Il est à craindre que les éléments les plus mauvais de la nation ne submergent les bons et que nous ayons tous à en pâtir. »

On a de très mauvaises nouvelles d’Italie [Caporetto].

31 octobre : « Dieu seul dirige tout. Les hommes ont bien peu d’influence sur les événements. »

1918

Fréquentes diatribes contre les bolcheviks accusés d’être à la solde de l’Allemagne.

9 avril : Pendant la grande offensive allemande, «  à l’arrière on travaille et on s’enrichit. On achète les immeubles de la Canebière à des prix fous. »

11 novembre : « Deo gratias ! » Description de l’ambiance à Marseille.

Le peuple allemand « est capable de toutes les fourberies. Il s’aplatit devant nous ! Il se couche ! Mais il faut l’empêcher de se relever pour nous frapper. » Il faut aussi que la France ne connaisse plus de politique antireligieuse. Mais, après avoir échoué à préparer la défaite, les socialistes préparent la révolution.

1919

WJ semble vouloir tenir ses cahiers jusqu’à la signature de la paix. Il n’apprécie pas le président américain. Ainsi le 8 février : « Wilson paraît un rêveur ; avec ses libres aspirations des peuples, il nous jettera, croit-on, dans le gâchis. » Le 12 : « Les Boches relèvent la tête avec arrogance. Ils parlent de l’unité allemande et de l’adjonction des Autrichiens allemands. C’est évidemment une menace de revanche pour ce peuple essentiellement brutal. »

Sur les questions économiques (12 février), l’État doit revenir à sa place : « Il n’y a qu’à rendre la liberté au commerce et toutes les difficultés de ravitaillement s’aplaniront. »

Sur les questions sociales (25 mars) : « Le groupe socialiste unifié s’agite et veut arriver à la grève générale. Les prétentions des ouvriers, cheminots et autres travailleurs sont excessives. »

WJ choisit la date du 2 août 1919 pour terminer son dixième cahier, cinq ans après la mobilisation générale de 1914.

Rémy Cazals, juin 2022

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Eyriès, Pierre (1894-1944)

Sandra Snorrasson a sauvé de la destruction les carnets de guerre 1915-1918 de ce soldat de Draguignan, ainsi que des photos (de qualité technique médiocre) et des dessins (soldats français, anglais, allemands, caricatures, femmes). Elle en a transcrit le texte. L’ensemble sera déposé aux Archives départementales du Var. La version originale des carnets avait été revue, des passages rendus illisibles, d’autres seulement barrés. Les carnets donnent des informations sur l’auteur : sergent au 7e bataillon de chasseurs alpins lorsqu’il arrive sur le front au début de 1915, il devient adjudant en juin 1916 et sous-lieutenant en octobre. Il montre une certaine culture, il cite Verlaine, il lit Barrès et des magazines anglais. Il s’intéresse aux paysages, à l’aspect des villes et à leurs richesses artistiques. Il est passionné de sport et il estime nécessaire de signaler d’innombrables parties de football lorsque son unité est au repos. Sandra Snorrasson a découvert qu’il avait exercé après la guerre le métier de journaliste sportif. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu de descendance directe.

Les Vosges

Du printemps 1915 à juillet 1916, il se trouve dans les Vosges. Il décrit les combats de l’Hartmannswillerkopf, de l’Hilsenfirst, les ruines de Metzeral (qui lui inspirent la phrase ironique : « Ah ! C’est beau la guerre ! »), les souffrances endurées, les cadavres et leur odeur, les tranchées dans la neige, le pillage des maisons de Sondernach par les Français. Il estime qu’il participe à la « défense de l’immortelle patrie » contre la racaille boche, et il a confiance en Dieu. Un de ses hommes abat un Allemand de sang-froid. Le 25 juin, à la constatation « Nous allons nous faire tuer », un officier cynique répond « On vous remplacera ». Le 5 juillet 1915, un chasseur joue des valses à l’accordéon dans la tranchée et les Allemands apprécient : « Quelques hoch ! hoch ! approbateurs nous parviennent. » Le 29 décembre, les chasseurs donnent du pain à des prisonniers. Le 2 juillet, la relève se fait dans la « soulographie » la plus complète.

La Somme

Les habitants sont beaucoup moins sympathiques que dans les Vosges. Chaleur intense, soif. Le 4 septembre, « une invraisemblable quantité de blessés passe, français et boches pêle-mêle, tous heureux ». Le 24 septembre, on fusille un soldat qui « avait commis un sale crime ».

Bref retour dans les Vosges fin 1916. Le 1er mars 1917 : « Vouloir juger de l’état moral des troupes par leur correspondance est plutôt aléatoire. On sait bien que tout le monde en a marre mais qu’on ira jusqu’au bout quand même. »

L’Aisne

Le 16 avril 1917, il se trouve sur la rive gauche de l’Aisne entre Maizy et Muscourt. Ordres et contrordres se succèdent. Le moral n’est pas bon. Le 23 avril, circulent des bruits sinistres sur l’échec de la dernière offensive. Le 4 mai, une attaque est décommandée : « On respira. Cette attaque est une folie. C’est vouloir faire bousiller le bataillon. »

Cormicy, Mont Sapigneul, permission à Paris, Fère-en-Tardenois. Le 24 août devant Craonne « pulvérisée ». L’aviateur allemand Fantomas. Un coup de main allemand le 14 septembre. Le 24 octobre, le succès de la Malmaison est ainsi commenté : « Pour nous, nous pensons seulement à nos camarades que l’on fait massacrer dans la boue. »

En Italie

Arrivée le 5 novembre 1917. Lac de Garde, Vérone. Football. La présence des Français provoque l’augmentation des prix. Bassano. Troupes italiennes en retraite.

Le 18 décembre, « toute la haute embusque militaire de la région est venue s’abattre » à Santorso, faubourg chic de Schio. Critique des artilleurs qui se prétendent plus malheureux que les fantassins. Permission fin janvier. Retour au Monte Tomba. « Un Autrichien affamé et minable est venu se rendre » (le 12 mars, avec photo).

La fin

Le 4 avril 1918 : « J’entre dans ma quatrième année de guerre. »

Retour en France. Amiens, Pas-de-Calais (attaque boche avec gaz sur Poperinghe le 25 mai). Vitry-le-François, Main de Massiges.

Le 13 juillet, il a « l’estomac détraqué » et il est évacué le 17. Hôpital à Épinal puis Besançon.
Le 7 septembre, il obtient un mois de convalescence. Son témoignage ne va pas au-delà.

Rémy Cazals, juin 2022

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