Martin, Antoine (1885-1925)

Son père est adjoint au maire du village de Longefoy en Tarentaise, bras droit du curé, instituteur des garçons, cultivateur et responsable d’une coopérative agricole. Antoine étudie au petit séminaire, mais il ne deviendra pas prêtre, tout en restant très croyant. Marié, il reprend progressivement la ferme des parents mais on y vit difficilement et il doit occuper des emplois temporaires dans la nouvelle usine chimique de La Plombière. Il y est embauché à temps plein depuis quatre mois lorsque la guerre éclate. Signaleur à la CHR du 62e alpin, il passe téléphoniste dès septembre. Il est à Ypres en novembre, puis dans les Vosges en février 1915. Il est blessé en août par un éclat d’obus qui se loge dans son crâne.
Très affecté par « la séparation des êtres qui nous sont chers », la correspondance avec sa femme est précieuse : « c’est un grand plaisir pour moi de relire tes lettres ». Plusieurs des siennes insistent sur le fait que l’équipe de téléphonistes prend la vie du bon côté : « Quand on a la santé, il ne faut pas se faire de la bile et se laisser vivre. Si l’on vous commande du travail : le faire. Si l’on ne vous dit rien : rester tranquilles. Voilà le métier » (7 janvier 1915). Et le 1er mars : « Il ne faut pas te faire de la bile à mon sujet. On se plie et puis on attend la fin de la guerre en regardant la lune. »
Le 12 août 1914, il avait annoncé qu’il ferait son devoir pour Dieu et la patrie. « Dieu exaucera nos prières à tous », ajoute-t-il le 20 décembre, et le 21 avril suivant : « Espérons que Marie ne laissera pas continuer une telle boucherie. » Lorsque sa fille meurt pendant le conflit, Antoine lit le drame comme un échange avec la protection divine. Bénéficiant de l’abri relatif des téléphonistes, il constate cependant que « c’est tout de même triste, dans un siècle dit de civilisation, de voir des horreurs pareilles et de penser que dans ce moment on ne vit que pour tuer son prochain. C’est une vraie chasse où l’homme sert de gibier » (26 novembre 1914). Ou encore, le 21 avril suivant : « Voilà où aboutit le progrès : au plus haut degré de perfection pour tuer les hommes. Si au moins le peuple boche voyait clair et tordait le coup au père Guillaume. Mais je crois bien qu’ils sont tous aussi bêtes. » Car les Allemands restent l’ennemi à abattre, et Antoine Martin se réjouit de leurs malheurs, quelles que soient les circonstances : attaque française où les pertes des défenseurs sont dix fois plus élevées que celles des assaillants ; attaque allemande fauchée par les mitrailleuses si bien que « pas un seul Allemand ne s’est échappé. Ils tombaient comme le blé que l’on fauche. Il y en a des tas énormes. » Et, le 1er mars 1915 dans les Vosges : « Les Boches arrivent si nombreux que malgré tout ce qui tombe en route, il y en a toujours qui arrivent jusqu’à nos tranchées. Et alors, comme la baïonnette est trop longue, on se sert de tout ce que l’on a sous la main. On les assomme à coup de triques, de pelles, de pioches, et parfois, si l’on a un bon couteau, on s’en sert pour larder les plus maigres. » Le téléphoniste fut-il témoin de telles scènes dont le récit n’est pas exempt d’invraisemblances ? Ce n’est pas sûr.
Mis hors de combat, Antoine Martin est rentré chez lui ; son décès en octobre 1925 a été reconnu comme suite de sa blessure de guerre et son nom figure sur le monument aux morts de sa commune.
Rémy Cazals
*La chasse à l’homme. Lettres de guerre et carnet journalier d’Antoine Martin (1914-1915), présentés par Richard Deschamps-Berger, Saint-Michel-de-Maurienne, Les éditions 73 – La Croix Blanche, 1989.

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Darchy, Romain (1895-1944)

Sans conteste, les volumineux « Récits de guerre » du soldat  Romain Darchy partiellement publiés relèvent de la catégorie du témoignage alliant la rigueur des faits à la valeur littéraire du récit construit dans une prose maîtrisée. Composés à partir de carnets tenus au jour le jour, ils nous immergent dans l’expérience de guerre de l’auteur, d’abord simple soldat puis aspirant-officier commandant d’une section d’infanterie à partir de juillet 1917.

L’auteur est mobilisé avec la classe 15 en décembre 1914 et est incorporé au 408e RI avec lequel il découvre le front en avril 1915. Blessé devant le fort de Vaux, il est évacué en mars 1916 après avoir survécu à plusieurs journées de durs combats et de bombardements qui ont manqué de l’enterrer vivant à plusieurs reprises, lui et une compagnie entière, incapable de pouvoir tenir à l’extérieur face au déluge de feu. Il revient au front avec son régiment dans le secteur d’Avocourt et de la cote 304 à l’été 1917. Très sensible à valoriser le courage et l’abnégation des hommes dans la souffrance, il ne manque pas de s’attacher à décrire avec minutie le calvaire des relèves ou des corvées de soupe, à témoigner des conditions de survie des hommes rouspétant mais tenant bon dans le froid de la tranchée. Romain Darchy est un patriote, croyant, qui voit dans la guerre une forme d’héroïsation des combattants français, alors même que le « boche » ou « les sales Teutons » ne peut se concevoir que comme l’ennemi. Ainsi, il donne aux scènes de combat un réalisme certain, ajoutant aux descriptions morbides des blessés et des morts, des images renvoyant à une conception toute religieuse du sacrifice : « Tous les trois se touchent, ils sont morts ensemble. Et le soleil qui se reflète dans un liquide immonde éclaire ces cadavres comme une auréole de gloire » (p. 269). Nous sommes là face à des évocations qui renvoient au témoignage, certes ici moins littéraire, d’Ernst Jünger et aux tableaux d’Otto Dix.

Encerclé le 15 juillet 1918 au bois d’ Eclisse sur le front enfoncé de la Marne, Romain Darchy est fait prisonnier avec une partie de son unité. C’est pour lui le début d’un effondrement psychologique qui se lit à travers son témoignage de captivité. Conduit derrière les lignes allemandes, il ne peut se résigner à aider les blessés ennemis et enrage contre les troupes italiennes qui auraient causé sa capture. Il se considère comme un naufragé condamné à l’exil, tourmenté par le fait de ne pouvoir continuer à se battre alors même que les Allemands pouvaient, encore, l’emporter. L’idée d’avoir été « sacrifié », de pouvoir être de ceux à qui « l’on jettera la pierre », hante les pensées du jeune aspirant qui refuse de parler aux Allemands qui l’interrogent. La douleur ressentie sur le long chemin vers l’Allemagne et la forteresse de Rastatt n’est atténuée qu’avec la satisfaction de savoir les Allemands en retraite et que par le renforcement d’une camaraderie désormais de captivité.

D’un point de vue formel, le récit de Romain Darchy gagne en maîtrise et en densité au fur et à mesure que s’étire le récit, véritable monument dressé à ceux qui sont tombés à ses côtés.

Terminons en soulignant combien le destin singulier Romain Darchy, depuis la mobilisation dans l’armée de la Grande Guerre et jusqu’à la mort tragique sous les coups de la Gestapo en 1944 pour faits de résistance, renvoie à l’engagement de Marc Bloch, figure emblématique d’un tragique premier XXe siècle. Engagements identiques de deux hommes motivés pourtant par des valeurs très opposées.

Alexandre Lafon – décembre 2012

Source : DARCHY Romain, Récits de guerre 1914-1918, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur – Ville de l’Aigle, 479 p. Edition accompagnée de précieuses annexes (biographie, correspondances) qui viennent compléter le texte principal.

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Waline, Pierre (1894-1980)

Jean-Noël Grandhomme a réuni en un volume les souvenirs de guerre de Pierre Waline, ceux de son jeune frère Marcel (1900-1982) sur la vie à Épernay entre 1914 et 1919 – l’entrée des Allemands en septembre 1914, le bombardement de la ville en 1917 – accompagnés d’une introduction biographique et d’une présentation du crapouillot, arme spécifique de la guerre de tranchées. Le père de Pierre et Marcel était pharmacien ; les enfants purent faire de solides études. Parlant de Caillaux, Marcel nous dit qu’il avait réussi « à faire voter l’impôt sur le revenu, qui allait aggraver les charges fiscales de beaucoup de contribuables » ; plus loin, il condamne sans réserve l’assassinat de Jaurès. Mais il n’est pas possible de savoir si ces sentiments étaient ceux de cette famille bourgeoise en 1914 ou ceux de l’époque tardive de l’écriture.
Né à Épernay le 14 juin 1894, Pierre Waline fut un brillant élève qui préparait le concours d’entrée à l’École normale supérieure lors de la mobilisation. Après la longue interruption de la guerre, il entra à l’ENS et fut agrégé d’histoire en 1921. Mais il se tourna vers les questions sociales internationales, siégeant comme délégué patronal au BIT qu’il finit par présider de 1971 à 1974. Il avait milité au sein des associations d’anciens combattants, participé à l’édification du monument des crapouillots à Laffaux, écrit plusieurs articles et même le livre Les Crapouillots, 1914-1918, naissance, vie et mort d’une arme (1965). S’appuyant sur des carnets aujourd’hui disparus, il rédigea ses souvenirs en 1979 en les plaçant sous les auspices de Barrès. C’est un homme qui pratique le bridge, qui est heureux de voir qu’un sien cousin est « un chic officier » ; il souligne sa chance, en 1919, de « passer plusieurs mois en uniforme d’officier français à Strasbourg »… L’écriture, tardive, est lissée et policée ; la description des coups durs (la « tragédie » de l’offensive de septembre 1915 en Champagne ; la blessure en février 1916 ; la bataille des Monts de Champagne au printemps 1917) suit le même rythme que celle des secteurs calmes et des nombreuses périodes d’instruction, d’essai des nouveaux matériels ou de convalescence.
De légères touches teintées d’humour évoquent les reproches des fantassins aux crapouilloteurs venus « troubler à leurs dépens la paix des secteurs » en provoquant des représailles. En décembre 1915, dans la boue de l’Argonne, il évoque à trois reprises des trêves tacites, notant en particulier : « Nous n’entendons plus seulement les Allemands pousser en criant les wagonnets de leur Decauville ; nous les voyons distinctement travailler à découvert, à quelques centaines de mètres derrière leur première ligne qui doit être, comme la nôtre, à peu près inoccupée. De nombreuses fumées prouvent qu’ils ne se gênent nullement pour allumer du feu un peu partout. Une relève de compagnie s’est même faite par le bled. Des deux côtés, les yeux voient, mais les fusils restent muets. Chacun se demande si l’adversaire rompra le premier cette trêve de misère. Et l’on en profite pour effacer du morne paysage quelques-unes de ces tâches bleues ou grises qui ne sont pas marquées d’une croix… » Il dit même qu’il conserve de l’épisode des photographies dont on aimerait pouvoir disposer. Quant aux mutineries de 1917, elles sont réduites à « certaines petites unités d’infanterie qui s’étaient laissées aller à lâcher pied ou à refuser d’obéir lors des durs combats de l’offensive d’avril et de mai ».
RC
*Pierre Waline, Avec les crapouillots, Souvenirs d’un officier d’artillerie de tranchée, 1914-1919, texte présenté par Jean-Noël Grandhomme, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 288 p.

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Cuny, née Boucher, Marie (1884-1960) et Cuny, Georges (1873-1946)

1. Les témoins


Marie Cuny née Boucher

Georges Cuny naît le 23 novembre 1873 à Gérardmer (Vosges). Marie Valérie, dite Mimi, Boucher est née quant à elle le 19 février 1884 à Docelles (Vosges). Tous deux sont issus de grandes familles d’industriels tisserands et papetiers possédant plusieurs usines en Lorraine et en France. Ainsi, par mariage et cousinages, ils sont connectés au milieu des industries papetières et des tissages dans tout le département des Vosges et au-delà (citons ainsi les Laroche-Joubert, Schwindenhammer, Mangin, Gény, Perrin ou Michaut). Mariés le 26 avril 1906, trois enfants naissent de leur union : André (1907), Noëlle (1909) et Robert (1910). En août 1914, Georges est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne. Maurice Boucher, lieutenant au 349e RI et Georges Boucher, adjudant dans un régiment de chasseurs à cheval, frères de Marie, sont également mobilisés. Dès lors, Célina Boucher accueille chez elle Marie, sa fille et ses trois enfants ainsi que sa belle-fille Thérèse Boucher, elle-même mère de 2 enfants. Ce resserrement familial pour endurer la guerre est démonstratif de cet esprit de famille qui va teinter l’échange d’une correspondance assidue entre les époux Cuny, reproduite du 4 août 1914 au 29 juin 1918. Frères et beaux-frères reviennent sains et saufs de la Grande Guerre et Georges Cuny est démobilisé le 14 janvier 1919. Il poursuit sa carrière d’industriel et, en 1928 acquiert les Tissages Mécaniques d’Orchamps (Jura) qu’il dirige, puis la Société Française de Pâte de Bois. Il décède le 8 septembre 1946 à Cornimont (Vosges). Marie meurt à Cornimont (Vosges) le 24 février 1960.

2. Le témoignage :

Favre, Marie, Reviens vite. La vie quotidienne d’une famille française pendant la guerre de 14, chez l’auteur, 2012, 556 pages.

Marie Favre, 21e des 28 petits-enfants de Georges et Mimie, publie une partie de la correspondance échangée et reçue par les époux (540 lettres de Marie, 350 lettres de Georges, complétée d’un millier de lettres reçues de la famille) dans une édition familiale, replacée dans un contexte historique et sommairement annotée.

Le 2 août 1914, Georges Cuny est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne dont le dépôt est à Besançon. Au commandement de la 45ème batterie, il participe aux divers combats de ce régiment. Il est blessé le 31 octobre 1914 alors qu’il est en batterie dans le secteur de Braine (Aisne) et est proposé pour la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « A dans l’attaque de nuit du 31 octobre au 1er novembre énergiquement soutenu et excité le moral et l’ardeur de ses hommes continuant à tirer sous le feu repéré d’une batterie allemande. Gravement blessé à la fin de l’action par un projectile mettant hors de combat tous les canonniers d’une même pièce, a demandé avec instance qu’on s’occupa d’abord des blessés de sa batterie ». Hospitalisé à Fleury-Meudon, il revient à sa batterie le 6 décembre dans le secteur de Soissons. Le 7 mars 1917, il écrit à Marie : « Pour te faire plaisir, je me suis laissé proposer pour le grade de chef d’escadron », grade qu’il atteint effectivement le 10 mai 1917. Il est alors affecté au 1er groupe (puis au 2e) du 260e RAC qui stationne à Vieil-Arcy, au sud du Chemin des Dames. En juin 1917, il part dans les secteurs de Pont-à-Mousson et de Toul, qu’il qualifie de calmes. Le 4 janvier 1918, le 2e groupe quitte Bicqueley (Meurthe-et-Moselle) pour Verdun, secteur de Douaumont. Le 12 mars 1918, alors qu’il se trouve à son PC, il est victime d’un bombardement à gaz et légèrement touché aux yeux, ce qui l’éloigne un temps du front, du fait d’une courte hospitalisation à Bordeaux, où sa femme vient le rejoindre. Il rejoint son groupe de batteries le 20 avril 1918 et fait plusieurs mouvements pour contrer l’offensive allemande du printemps 1918 (secteur de Senlis-Villers-Côtterets) puis reviens sur l’Aisne en juin. La dernière lettre de lui reproduite est datée du 29, alors que son groupe appuie une attaque dans le secteur du ravin de Cutry, au sud d’Ambleny (Aisne). Le reste de son parcours est alors évoqué par le biais du JMO de son régiment et des grands évènements de l’époque, collectés par la presse.

Marie Cuny quant à elle témoigne de Docelles dans les Vosges, à quelques kilomètres d’Epinal où elle a resserré les liens familiaux. Argentée et libre de ses mouvements – conductrice acharnée de sa propre voiture – elle parcourt le département mais prend également des vacances à Angoulême ou fait quelques visites parisiennes ou nancéennes, ce qui lui permet de donner des nouvelles de la grande famille industrielle.

3. Analyse

Pour plusieurs raisons liées à une correspondance incomplète (du 15 septembre 1915 au 29 juin 1918) et censurée (même si Georges parvient à tromper la censure en écrivant certains toponymes à l’envers), mais aussi par un regard industriel distancié du fait de son statut militaire, l’analyse des courriers de Georges Cuny n’atteint pas l’intérêt contenu dans les lettres de son épouse Marie. En effet, au fil des 540 lettres reproduites, la vie, l’activité économique et les devenirs des militaires mobilisés dans la grande famille industrielle des Cuny-Boucher sont évoqués dans une correspondance de Marie d’une grande liberté de ton et une censure très relative. Dès lors, ce témoignage, en forme de journal d’une civile au statut très particulier, à l’intérieur d’un département concerné par la ligne de front, devient un formidable miroir de l’intimité d’une famille d’industriels vosgiens dans la Grande Guerre. En effet, dans la littérature testimoniale de ce département, jamais la parole d’une femme d’industrielle n’avait été publiée [si l’on excepte les 43 jours de guerre (août et septembre 1914) à Saint-Dié de la comtesse Bazelaire de Lesseux publiés dans le bulletin de la Société Philomatique Vosgienne de 1964. Dans ce département, le corpus publié des témoins civils est encore lacunaire. Aussi, la publication des lettres de Marie Cuny permet d’obvier à cette sous-représentation testimoniale mais aussi sociale. Si la publication du journal de guerre de Clémence Martin-Froment avait permis d’illustrer le témoignage d’une civile plébéienne dans la zone occupée du département des Vosges (voir dans ce dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/), la publication des lettres de Marie Cuny permet d’appréhender la vie d’une industrielle de l’arrière dans ce même département. Alors est illustré le témoignage d’une femme en avance sur la génération de la Belle Epoque, fortunée (elle a trois bonnes à son service), libre et moderne, d’une strate sociale qui n’avait pas témoigné jusqu’alors. Marie nous éclaire ainsi sur une quantité de questionnements traitant à l’échelle sociale, la vie quotidienne, l’économie industrielle et les affres de l’occupation militaire française de l’arrière-front des Vosges. La famille, possédant plusieurs usines dans les secteurs de la papeterie et du tissage, mamelles économiques du département, tente de limiter les dégâts dans une économie industrielle gravement obérée par la guerre. La mobilisation des ouvriers, le gel des marchés puis leur nécessaire réorientation vers une économie de guerre, les restrictions, les réquisitions multiples (décrites page 58), l’appauvrissement des matières premières et la dévolution des énergies aux usines travaillant directement pour la défense (expliquée page 198 et car le classement en usine de guerre donne des avantages sur les approvisionnements (page 424)) font de la gestion des entreprises une préoccupation quotidienne. Georges, du front, ne peut gérer correctement ses avoirs, et les échanges épistolaires ne sont pas satisfaisant pour la marche des affaires. Il s’en ouvre dans un courrier du 5 octobre 1916 : « Tu serais bien gentille, ma chérie, de m’accuser réception, au fur et à mesure des lettres que tu reçois de moi. Je t’y demande quelquefois des renseignements que tu oublies de me donner et je crains qu’elles ne te parviennent pas toutes. S’il en était ainsi, j’aimerais bien en être prévenu, afin de ne pas t’écrire des choses relatives aux affaires, il est inutile que l’Etat mette le nez là-dedans. C’est comme PM, il aurait pu se dispenser de m’envoyer tout l’inventaire. Cela peut être excessivement dangereux par ce temps de guerre où on ouvre beaucoup de correspondance. En tous cas, je ne le lui renverrai pas. Un paquet de cette importance serait certainement ouvert, car on se demande quels documents si importants peut avoir à envoyer un officier du front » (page 313). Car la guerre n’est pas propice à la confidentialité qui sied à toute gestion d’entreprise : les déclarations de la nouvelle imposition sur le revenu mise en place en novembre 1916 en est un révélateur : « J’ai reçu la feuille d’avertissement pour l’acquit de l’impôt sur le revenu, nous avons 160 francs à payer, ce n’est donc pas cela qui nous appauvrira beaucoup. Je vais dire au bureau de Cornimont de payer le percepteur. Mais tu vois comme la loi est bêtement faite, on fait soi-disant une déclaration sous enveloppe fermée qu’on adresse au directeur des contributions pour que personne du pays ne la connaisse, mais le percepteur vous envoie un avertissement où tout est nettement indiqué, de sorte que les petits commis que les percepteurs ont souvent chez eux et qui sont du pays pourront répandre dans le village tout ce qu’ils savent » se plaint Marie (page 333). D’autant que les Cuny, possédant une usine en Russie, à Dedovo, la situation du grand allié préoccupe comme leur Révolution. Le 1er mai 1918, Marie dit à Georges : « Là-bas en plus de la guerre et des Boches, il y a la révolution qui continuera à bouillir pendant quelque 10 ans. Peut-être arriverons-nous à l’éviter ici ? » (page 476). En 1919, les cartes auront d’ailleurs été particulièrement remaniées tant en terme de production que de propriétés industrielles. Ainsi, Marie Cuny n’a aucune complaisance pour un jeune capitaine d’industrie appelé Marcel Boussac qui monte un empire et qui rachète des usines qui vont, pour elle, immanquablement devenir des « nids à grèves » (page 358). Elle déplore le gâchis (page 178), les saccages, et les pillages de ses usines par la troupe française, notamment en septembre 1914 (pages 37 et 41) mais aussi en novembre 1915 (page 169) et se plait aussi du comportement « des troupes du midi » (pages 37, 42 et 129). Parfois démoralisée par la guerre, elle en craint les conséquences sociales : « Grand Dieu ! Si tous les soldats reviennent aussi flemmards et buveurs après la guerre, ce sera terrible. Il y aura une révolution après la guerre, car tous ces hommes (sauf ceux du vrai front, de la ligne de feu) (…) depuis un an n’ayant rien fait ou si peu, bien nourris, vont trouver étrange en rentrant d’être  obligés de travailler pour gagner leur pain et celui de leurs femmes et enfants et les 8, dix ou douze heures de travail qu’ils seront obligés de fournir leur sembleront bien dures et amères » (page 120). Ce sentiment est partagé par Georges qui confirme l’intérêt de faire réaliser par le commandement « toutes sortes de travaux de terrassement, je pense pour occuper nos hommes, qui sans cela deviendraient de fameux paresseux. C’est une très bonne chose et c’est essentiel car enfin la plupart de ces braves gens seront obligés de travailler en revenant chez eux et il ne faut pas qu’ils en perdent l’habitude » (page 164). Marie ne déclare-t-elle pas à Georges le 17 avril 1916 : « Sois tranquille, se sera encore nous qui seront forcés de payer les frais de la guerre » ? (page 235). Plus loin, « mais c’est inévitable que des petits jeunes gens qui ont été laissés seuls maîtres un grand moment n’acceptent plus de réprimandes et deviennent de petits coqs. On aura bien du mal à reprendre la direction. C’est la même chose avec les bonnes » (page 289). Marie estime que la guerre est teintée de lutte sociale ; le 11 février 1916, elle note que « les civils n’ont qu’à se taire pour le moment et je crois que certains militaires sont heureux en ce moment de prendre leur revanche sur les industriels qui les écrasaient parfois de leur luxe en temps de paix » (page 210). La guerre modifie la société et les comportements : « Quand tu reparles du jour de notre mariage [1906 ndr] et de ta naïve petite femme, mon Géogi, c’est vrai que j’étais bien loin d’être aussi savante que toutes les jeunes filles de maintenant, toutes nos cousines élevées à l’américaine » (page 292), méthode qu’elle va appliquer à sa propre fille Noëlle. Mais avec une réserve toutefois : « car je veux une fille soumise, non pas comme les jeunes personnes modernes. J’en ai vu encore à Angoulême, gamine de 18 ans, qui avait si bien l’air de mépriser sa mère, dédaigner ses idées et conseils et j’ai entendu un ménage (…) dire de leur fille âgée de 9 ans, qu’elle commande dans la maison, Mademoiselle invite ses amies pour tel jour et en avertit ensuite sa mère, et d’autres petits détails de ce genre. Il faut de l’initiative aux garçons, mais je déteste l’indépendance chez les jeunes filles et, avec l’intelligence de Noëlle, ce serait désastreux » (page 333). Cette difficulté à élever les enfants semble générale ; Pauline Ringenbach écrit à Marie, sa patronne, le 19 juillet 1917 ; « Il y a passablement des mariages, qu’on ne dirait pas que l’on est en guerre, quoique cela devient plutôt ennuyeux de vivre depuis trois ans toujours la même chose, les femmes en sont bien lasses, car elle ont vraiment du mal avec les enfants sans pères depuis si longtemps » (page 422). Un peu avant en 1916, « dans toutes les banques en ce moment il faut faire joliment attention, ils n’ont que des galopins de 16 ans, qui n’ont pas la tête à ce qu’ils font » (page 299). Elle-même se prend à dire : « si j’étais pauvre, je serais rudement socialiste » ! (page 315).

La guerre lui pèse pourtant. Une femme n’est-elle pas morte « dans un accès de neurasthénie due à la séparation » d’avec son mari (page 324) ? Aussi les artifices pour faire revenir son mari, au moins pour un temps, sont multiples. Elle écrit à Georges en 1916 : « Tu sais qu’on a aussi des permissions supplémentaires dites du berceau pour les naissances d’enfants. Quel dommage que je ne sois pas assez forte, on aurait peut-être encore eu le temps d’avoir une permission de berceau avant la fin de la guerre, mon pauvre Géogi » (page 259). Car la durée de la guerre est une préoccupation récurrente et les pronostics, finalement fantaisistes, sont sans fin, jusqu’aux derniers mois du conflit (pages 58, 96, 142, 165, 278, 288, 289, 302, 390 (quand la fin de la guerre est garantie pour 1917 !) ou 424). Le 1er août 1916, Georges dit à Marie, « il y aura demain deux ans que je suis parti pour Besançon. Nous ne prévoyions certes pas à ce moment-là que nous resterions si longtemps séparés et je crois d’ailleurs que, si les Français avaient pu prévoir la longueur de la guerre, ils seraient partis avec moins d’enthousiasme » (page 288). Elle-même revient en 1916 sur son comportement le 2 août 1914, non détachable de son rang social : « Voir moi mari partir m’oppressait à un tel point que je n’ai pas eu le courage, tu te rappelles, de t’accompagner à la gare. Ce n’était vraiment pas chic et depuis je me le suis tant reproché mais je n’aurais pas pu arrêter mes larmes et il valait peut-être mieux ne pas te montrer cette faiblesse, ni la faire voir au public » (page 289).

Georges quant à lui, officier du rang, fait écho à une réflexion reçue de Maurice Boucher, son beau-frère, qui estime en 1915 qu’ « il y a autant de différence entre un officier de troupe et un officier d’E.-M. qu’entre un ouvrier et un comptable » (page 143) et se plaint d’« une maladie aigüe qui sévit même sur le front, et bien entendu pour les officiers de l’active, c’est l’avancite, et cette maladie-là fait beaucoup de mal (page 171) ».

Plusieurs autres thématiques pouvant être dégagées de cette lecture, Reviens vite concourt donc à l’analyse de l’histoire économique et sociale du département des Vosges pendant la Grande Guerre, et au-delà de la vie quotidienne d’une famille industrielle à l’arrière du front, et érige Marie Cuny en témoin de référence.

La généalogie de la famille Cuny-Boucher est consultable sur http://jh-as.favre.pagesperso-orange.fr/site%20cuny-boucher/genealogie%20cuny-boucher.htm

Yann Prouillet – décembre 2012

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Charpin, André (1880-1960)

1. Les témoins
André Charpin est né en 1880 à Yèvre-la-Ville (Loiret). Ses parents, Flavien Charpin et Léocadie Poirier, sont de petits cultivateurs. Sa formation intellectuelle s’arrête à l’école du village mais est entretenue par les groupes de réflexion animés par le curé. Il épouse Céleste Chassinat (voir ce nom) en 1905 et leur exploitation s’accroît peu à peu. Lors de la mobilisation, André Charpin a trois enfants, bientôt quatre. Il est incorporé au 369e Régiment d’Infanterie, en garnison à Montargis. Nommé caporal contre son gré en septembre 1914, il rentre dans le rang, à sa demande, en novembre suivant. En janvier 1915, il est envoyé sur le front de l’Argonne avec le 4e Régiment d’Infanterie. Il est capturé lors de la grande offensive allemande du 13 juillet 1915, dans les bois de la Haute Chevauchée, au lieudit « Le Réduit ». Acheminé jusqu’au « camp mixte » de Königsbrück, en Saxe, qui restera son camp de rattachement, il travaille quelques mois dans différentes usines avant d’être envoyé en avril 1916 dans une exploitation agricole entre Leipzig et Dresde. Il y restera jusqu’au 31 décembre 1918.
De retour à Yèvre-la-Ville en janvier 1919, il reprend sa place dans l’exploitation que sa femme a maintenue à flot pendant le conflit. Sa famille s’agrandit mais Céleste meurt en octobre 1922. Il se remarie, est veuf à nouveau. Il est resté toute sa vie cultivateur à Yèvre-la-Ville où il meurt en 1960.
2. Le témoignage
Dès le premier jour de sa captivité, conscient de vivre des événements exceptionnels, André Charpin rédige au jour le jour, sur cinq petits carnets, les « Faits et impressions de [s]a captivité en Allemagne ». L’ensemble est très dense, d’une écriture fine, tantôt au crayon, tantôt à l’encre, dans un style aisé et une bonne orthographe, avec quelques rares expressions de parler local.
Pendant les loisirs forcés du camp, il a aussi rédigé un Carnet de prières dans lequel il a recopié les prières qu’il disait le plus souvent, notamment un « acte d’acceptation volontaire de la mort que je disais chaque jour dans les tranchées », précise-t-il. Il y a ajouté le croquis du monument aux prisonniers français morts au camp de Königsbrück, ainsi que le discours d’inauguration de ce monument en 1915.
Avec les Carnets ont été conservés une autorisation allemande de se rendre à la messe, deux lettres reçues de la famille allemande en 1920 et 1921 et un courrier du Ministère de la Guerre, daté de 1920 et relatif au remboursement de l’argent rapporté d’Allemagne.
André Charpin a aussi envoyé plus de 400 lettres à sa famille. Ces missives, presque quotidiennes pendant la garnison à Montargis et autant que possible sur le front, sont très contingentées dès qu’il est prisonnier mais elles couvrent tout le conflit d’août 1914 à janvier 1919.
Une partie des lettres de Céleste Chassinat, sa femme, a été conservée, d’août 1914 à janvier 1915.
Ces témoignages ont été intégralement transcrits par sa petite-fille, Françoise Moyen, en trois volumes. Dans chacun (lettres de l’un et de l’autre, Carnets), le texte intégral, éclairé par des notes, est suivi d’une lecture thématique qui à partir des mots mêmes de Céleste et d’André, classe et concentre tous les aspects de la guerre vécue par cette famille de paysans.
3. Analyse
Les Carnets de captivité consacrent beaucoup de place aux échanges avec le « pays », lettres reçues et envoyées, colis pleins des saveurs du village. Mais ils racontent aussi tout ce qui est différent, la nourriture, les mœurs, tous les petits tracas du prisonnier, la sentinelle, les mesquineries de l’administration, la réglementation tatillonne du courrier, la révolte à l’usine où il a passé quelques mois avant d’être envoyé en « kommando » dans une exploitation agricole. On le voit prendre sa place dans la famille allemande, ayant sa chambre à lui, « nourri comme les patrons », recevant un sapin décoré à Noël, fraternel avec la servante, la « petite Agnès » qui porte le même prénom que l’enfant née en son absence et qui lui manque tant. Catholique fervent mais déraciné André Charpin lutte pour ne rien céder dans ce milieu protestant, pour trouver quelques offices, pour chômer les jours de fêtes catholiques en bravant le règlement. Paysan parmi des paysans, il pourrait oublier qu’il est en position d’infériorité grâce à la petite société française reconstituée : il n’y a pas moins de vingt-quatre prisonniers français dans les exploitations environnantes, on se rencontre dans la journée, on lit les journaux français et allemands, on suit avec angoisse, puis avec scepticisme, le projet toujours renouvelé de l’échange de prisonniers entre les belligérants. On fête le 14 juillet par un festin bien français … mais tout de même tenu à l’écart, en plein champ. À l’automne 1918 il voit la société allemande se déliter autour de lui, la grippe espagnole faire des ravages alors qu’il la surmonte aisément grâce aux trop nombreux colis que Céleste lui envoie presque malgré lui.
André Charpin avoue « qu’il n’est pas à plaindre », au moins sur le plan matériel. C’est sans doute ce que pensaient les milliers de prisonniers-paysans dont les témoignages ne nous sont pas parvenus. C’est la séparation qui lui est insupportable, penser à sa femme qui travaille comme un forçat sur leurs terres, aux enfants qui grandissent sans lui, à celle qu’il ne connaîtra qu’à l’âge de quatre ans, à son « cher pays de Yèvre-la-Ville ». S’il tient bon, c’est qu’il est convaincu d’être à la place que la Providence lui a assignée et que la soumission à son sort aura sa récompense.
Les Lettres d’André Charpin reflètent trois périodes différentes :
• D’août 1914 à janvier 1915, André Charpin est en garnison à Montargis. Toutes ses lettres sont traversées par l’espérance que son âge et la naissance prochaine de son quatrième enfant lui éviteront d’être envoyé sur le front. De jour en jour il voit la garnison se restreindre, les médecins militaires devenir de plus en plus sévères. Il est mal à l’aise, à la fois loin du village où les travaux agricoles pressent tant mais loin du front où les morts s’accumulent. Les visites de sa femme et les rares permissions sont attendues impatiemment.
• C’est presque avec soulagement qu’il part vers l’Argonne en janvier 1915. Les lettres du front racontent la vie harassante des tranchées, corvées de barbelés, corvée de mines, déplacements nocturnes, manque de sommeil, manque de nourriture, manque d’hygiène. Les gradés, même sous-officiers, sont totalement absents de ces récits, la politique, la stratégie aussi : c’est une vie vécue au ras du sol. Une fois de plus la religion est son refuge et la pensée de la famille son soutien. André Charpin a subi quatre grandes attaques mais semble n’avoir jamais fait partie d’une vague d’assaut. Il passe un mois à l’hôpital de Chaumont pour une dysenterie : là, il revit, s’intéresse à nouveau aux travaux agricoles qui se font sans lui. Peu après son retour au front il est capturé le 13 juillet 1915, dès la première heure de la violente attaque sur la Haute Chevauchée. Sur le coup, c’est un soulagement : « Après la guerre, vous me reverrez ».
• Durant la captivité, les lettres, plus rares de sa part, mal acheminées dans les deux sens, vont devenir l’essentiel de la vie du prisonnier. Par comparaison avec les Carnets tenus durant la même période, on voit qu’il raconte peu l’Allemagne mais questionne beaucoup sur la famille et le village, cherche à gommer l’absence.
Les Lettres de Céleste Chassinat. Celle qui raconte bien sa vie, c’est son épouse. Seules 72 lettres ont été conservées, d’août 1914 à janvier 1915, plus quelques-unes à l’automne 1918. Dans un style vif et intimiste, elle dit les travaux harassants des champs, les difficultés d’assurer la relève au plus fort de la moisson alors que toutes les solidarités villageoises sont désorganisées par le départ des hommes. Comment trouver assez de monde pour la batterie, assez de main d’œuvre pour arracher les betteraves et les pommes de terre ? On partage son découragement à l’annonce de la réquisition des chevaux par l’armée, sa joie lorsque le sien lui est rendu. On voit les Anciens, les femmes, les enfants, se mettre à la tâche, chacun faisant « plus qu’il n’en peut ». Elle dit l’angoisse quotidienne pour les soldats, le désespoir de sa maman dont le fils n’écrit plus. Joseph Chassinat, le petit frère bien-aimé, a disparu définitivement en septembre 1914, Céleste décrit toutes les démarches entreprises pour le retrouver, officielles ou non, tout en soutenant le moral de sa maman au-delà du raisonnable. Dans les lettres sauvegardées de 1918, on voit la grippe espagnole frapper une population épuisée. Pourtant elle est fière d’avoir mené la tâche à bon terme : lorsqu’il rentrera, André « ne trouvera pas la cave et le grenier vides. »

Françoise Moyen

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Magnan, Louis (1875-1944) et Augustine

Il travaillait aux Basaltes d’Aubignas (Ardèche), tandis que sa femme Augustine tenait une épicerie-mercerie à Montélimar. Le couple avait deux fillettes. Louis était âgé de 39 ans en 1914. Il fit huit mois de campagne avant d’être évacué pour bronchite à l’été 1915. Il occupa ensuite des emplois d’arrière-front : boulanger, magasinier, manutentionnaire. Conservées par la famille, les lettres de Louis et d’Augustine se répondent sur le thème de la révolte, comme le montrent les extraits suivants.
Louis (10 juillet 1915) : « Enfin, tout ceci est bien long. Assurément qu’il vaudrait mieux la paix. Mais je ne la vois pas encore, tant que ces Boches sont si forts et, surtout, si abrutis à écouter leur Kaiser. Quel misérable peuple ! Qu’il faut qu’il soit bête, encore bien plus que nous ! Je n’aurais jamais cru qu’ils aient un pareil culot. Enfin, espérons toujours en un meilleur avenir. Mais sera-t-il plus beau après la paix ? D’après ce que je vois, on a guère bien d’espoir. »
Augustine (6 janvier 1916) : « Vous tenir comme on vous tient, et vous laisser mourir de faim. Et cependant il se gaspille assez d’argent ; les officiers qui sont payés double : il y aurait bien de quoi vous nourrir. […] Et personne ne dit rien : ça vous révolte. Mais que puis-je faire, moi seule ? Il faut que j’en souffre en attendant que cela passe ; mais quand ? »
Louis (28 juin 1917) : « Il faut s’armer du sang-froid nécessaire pour y passer encore une année. Et je crois qu’il faudra encore tout ce temps pour amener les peuples à comprendre où sont leurs bourreaux, les responsables. Je crois pourtant que la vérité est en marche. Je crois que les peuples, réveillés par leur misère, leur vue s’éclairera. Attendons. Ayons espoir. […] Dans tous les cas, que tout le monde en goûte un peu, cela leur enlève leurs idées de patriotisme. Je te dis : ayons espoir. Nous aurons la revanche des injustices. »
Augustine (9 août 1917) : « Combien va-t-on vous tenir encore sous ce joug si puissant qui vous prive de toutes vos libertés et de l’affection de vos chères familles ? C’est abominable, pourquoi les peuples sont-ils si patients et si soumis ? Ils voient bien que c’est pour leur malheur : alors qu’attendent-ils ? »
Louis (19 août 1917) : « Quand viendra-t-il ce temps où on pourra être avec sa famille ? En attendant, il faut subir cet absurde supplice. Et dire que nous sommes au XXe siècle, où on aurait dit que le monde était instruit, à savoir comprendre sa vie. »
Louis (24 août 1917) : « C’est la guerre ! Voilà le dicton qui est presque dans toutes les bouches. Et il y a trois années passées que c’est la guerre. Et dire qu’elle ne nous a rien appris : nous sommes toujours les mêmes moutons. […] Moi, j’en souffre puisque je suis mouton comme les autres. »
Et, dans une lettre du 21 mai 1918, adressée à sa fille Raymonde : « Comme tu me dis, combien sommes-nous heureux en famille ! Et si la vie n’est pas toujours remplie de bonheur, tous ensemble on le surmonte comme on en prend les plaisirs. Au plus je pense à ces choses, au plus la haine me vient contre les bandits qui sont responsables de notre malheur. » En 1920, Louis Magnan choisit le parti communiste ; sous Vichy et l’Occupation, il cacha dans sa maison le drapeau de la section locale de Montélimar du PCF.
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 249-267.

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Girard, Adrien (1884-1922)

Les Girard, catholiques pratiquants, sont pâtissiers de père en fils à Buis-les-Baronnies (Drôme) où Adrien naît le 30 avril 1884. En 1914, il est marié et père d’un petit garçon. Mais la plupart de ses lettres conservées sont celles qu’il adressait à sa sœur Henriette. En octobre 1914, il fait partie « d’une division de brancardiers […] qui ont des brancards et un pousse-pousse (voitures où on suspend les brancards) et qui vont dans les tranchées, ou la nuit sur le lieu du combat, chercher les blessés ou malades. Ces brancardiers amènent les blessés au poste de secours où nous sommes, avec nos voitures et nos tringlots. Nous transportons ces blessés aux ambulances de corps, à 7 ou 8 km en arrière. Tu vois par là que nous formons un premier échelon, celui qui est dans la ligne de feu. Nous sommes à 2 km de nos tranchées qui sont à 500 mètres de l’ennemi. »
Témoignages directs ou indirects
Du fait de cet éloignement relatif, les récits de corps à corps, d’exécution à la baïonnette, d’officier boche saigné comme un cochon, qu’il reproduit, sont de seconde main. Par contre, il a connu directement les bombardements dont il décrit les effets : « Je t’assure que quand ça crache et que tu es là, au milieu, tu sens tes nerfs se crisper » (8 juin 1915). Un détail (18 juin) : les chevaux blancs, qui se verraient de trop loin, sont peints pour leur donner « une teinte isabelle ». Surtout, ses fonctions lui permettent des remarques sur la chirurgie de guerre : « J’ai vu plus de pratique que ce que peut voir un jeune docteur en 4 ans d’études. […] Les blessures de guerre sont infinies de variétés, et toutes plus atroces les unes que les autres. Et si les docteurs s’en tenaient aux principes de la vieille médecine, il y aurait la moitié plus de mal. [Ainsi s’il faut trépaner] on ouvre immédiatement la tête de l’individu. C’est vite fait, et il faut réellement que le blessé soit bien touché pour qu’on ne le guérisse pas. […] Pour couper une jambe ou un bras, c’est vite fait : il faut 10 minutes. Et l’on a constaté que la mortalité, chez les officiers, était en proportion plus forte que pour la troupe. En effet, pour conserver un bras ou une jambe à un officier, on le soigne en ne pas la lui coupant, et pour trop bien le soigner il meurt quinze jours après de la gangrène. Aux simples soldats, on ne leur demande pas leur avis : c’est coupé de suite, et ils sont sauvés. […] Et les blessures les moins guérissables sont les intestins. Car tu vas comprendre qu’une balle qui traverse le paquet de boyaux fait de nombreux trous, et que les matières sont une infection qui ne peut pas se combattre. »
Critiques de surface et de fond
Adrien Girard se défoule en de nombreuses critiques ponctuelles. Les gens de l’Est sont égoïstes ; les femmes sont « toutes des grandes blondes, grosses […] toutes plus mal accoutrées les unes que les autres ». Les officiers de l’arrière achètent aux combattants des souvenirs avec lesquels ils pourront « mystifier du monde ». Les décorations ne sont pas données à ceux qui les méritent, mais à des « fils à papa bons pour rien ». « Je n’ai aucune confiance à l’Italie », écrit-il le 2 mars 1915, et le 16 avril il précise qu’il n’en veut pas au peuple italien, mais à son gouvernement qui s’est livré « à toutes sortes de bas marchandages avec l’Allemagne d’un côté et les Alliés de l’autre ». « Le collaborateur de ce journal est un menteur », affirme-t-il en mai 1915 à propos d’un article du Petit Parisien. Il n’y a pas de justice dans le tour des permissions : le système D l’emporte sur le patriotisme (4 décembre 1915). Les chefs font « éreinter les hommes et les chevaux pour rien » (23 décembre). De passage à Lyon lors d’une permission, il est scandalisé par ce qu’il voit : « les théâtres fonctionnent, des cinémas à chaque coin de rues, les brasseries pleines de monde qui fait la noce » (19 janvier 1916).
Mais la réflexion va parfois plus loin. L’enthousiasme inculqué aux jeunes conscrits « est un masque qu’on leur a mis devant les yeux pour les conduire à l’abattoir. […] Cette guerre, c’est ce qu’il y a de plus honteux depuis la création du monde » (2 mars 1915). Le 18 juin 1915 : « Je ne crois plus qu’à un miracle pour nous délivrer. J’espère qu’il se produira. Il faudrait le choléra pour les armées ; et alors peut-être que cela finirait faute de combattants. […] Les vies humaines sont sacrifiées, les orphelins, les veuves augmentent tous les jours, et les milliards qu’il faudra sortir plus tard de la sueur des peuples continuent de s’envoler en fumée de poudre. » Le 15 novembre, après une permission : « Au Buis, j’ai remarqué que l’on se rendait bien mal compte de ce qu’est la guerre. [Les gens] vous trouvent trop gras, trop de bonne humeur […] Entendre dire, comme je l’ai entendu dire par quelques-uns, que l’affaire de Champagne n’est rien et que les résultats ne sont pas brillants, c’est affreux. »
Dieu seul pourrait mettre un terme « à cette tuerie et à ces abominations », mais Adrien cherche une porte de sortie personnelle car, écrit-il le 19 janvier 1916, « je voyais qu’au GBD j’étais forcé d’y passer un moment à l’autre ; le péril était trop grand, et c’était fatal. Sur trois brigadiers, il n’y avait plus que moi : l’un tué et l’autre une jambe coupée. Alors mon compte était fait ainsi. » Il réussit à devenir chauffeur de camions dans l’artillerie, et conclut : « Et ce sera peut-être pour mon bien. »
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 341-363.

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Jurquet, Albert (1865-1925)

Albert Jurquet est né à Mende le 6 mai 1865. Son père, Paul Jurquet, est maçon ; sa mère, Rose Borie, est sans profession. En 1885, le conseil de révision le décrit ainsi : cheveux blonds, yeux bleus, taille 1 m 69. Profession : instituteur. Il est incorporé dans le 122e de ligne le 6 décembre 1886. Il est libéré le 18 mai 1889, avec le grade de sergent fourrier. Revenu à la vie civile, il effectue des périodes, en particulier dans les 123e et 142e régiments territoriaux d’infanterie. Il est libéré du service militaire le 1er novembre 1911, avec le grade de lieutenant.
Le 4 juin 1899, Albert Jurquet épouse Eva Bilanges, institutrice suppléante. Lui-même est devenu « employé de préfecture ». Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon : Rose, née en 1901, qui sera institutrice à Fontainebleau ; Marguerite, née en 1904, qui sera professeur de lettres dans un grand lycée parisien ; Albert, né en 1906, qui fera carrière aux PTT. Albert Jurquet est mort à Mende en 1925.

Albert Jurquet a 49 ans lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Il est chef de division à la préfecture de Mende, chargé du dossier des réfugiés. Dès le 26 juillet 1914, il jette quelques mots sur une feuille de papier. Il poursuivra cette tâche jusqu’au 31 décembre 1918. Ce « journal de l’arrière » se présente sous forme de feuillets séparés, toujours datés, rédigés à l’encre noire d’une petite écriture soignée, parfois difficilement lisible, et très souvent signés. Ces feuillets sont conservés dans des chemises administratives de l’Assistance aux familles nombreuses, récupérées à la préfecture, sur la couverture desquelles il écrit au crayon bleu une sorte de table des matières. Le journal compte 53 dossiers un pour chaque mois. En plus des feuillets du journal proprement dit, on y trouve quantité de documents. Des journaux locaux : la collection à peu près complète du Moniteur de la Lozère, un quotidien d’une page imprimée au début sur un seul recto, puis recto verso, avant de passer à quatre pages et de devenir hebdomadaire vers la fin (restrictions de papier). On y trouve aussi de façon irrégulière Le Courrier de la Lozère, journal catholique, La Dépêche de Toulouse, L’Éclair de Montpellier ; puis des journaux nationaux, Le Petit Parisien, La libre parole de Drumont (un seul numéro), ou internationaux La Gazette de Lausanne que, si l’on en croit ses notes – surtout au début – il lit régulièrement.
On trouve aussi dans ces dossiers :
-Des affiches gouvernementales envoyées dans les préfectures pour qu’elles soient apposées dans toutes les communes. Il en garde parfois un exemplaire qu’il considère sans doute comme « historique ».
-Des enveloppes contenant des insignes vendus au public au profit des orphelins de guerre.
-Un volume, Lettres à tous les Français (à la date du 15 septembre 1916). Il s’agit des 12 lettres écrites par des intellectuels éminents et des militaires français qui se donnent comme tâche de maintenir le moral des Français.
-La nombreuse correspondance qu’il reçoit régulièrement du front, ainsi que des lettres de sa famille ou d’hommes politiques de Lozère. Il y conserve en particulier les lettres et cartes envoyées du front par son neveu, mobilisé en 1914 et grièvement blessé à Verdun en 1917.
Ces 53 épais dossiers forment un témoignage direct sur la Première Guerre mondiale vécue au jour le jour dans une petite ville  loin du front, « l’arrière », dont le moral était un des éléments de la victoire dans la propagande officielle. Ce journal est aussi une sorte de parallèle aux correspondances déchirantes des poilus que l’on a largement publiées ces dernières années.
Albert Jurquet a deux ennemis principaux : les cléricaux et les Anglais. En digne fils de la Révolution et de l’école laïque, c’est avant tout un républicain. Ceux qu’il appelle les cléricaux (les catholiques-monarchistes) ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Dans son journal, il révèle ainsi la lutte politique très vive qui oppose républicains et catholiques dans le département. L’autre ennemi, ce sont les Anglais. Il les soupçonne systématiquement de ne penser qu’à leurs propres intérêts dans la conduite de la guerre, que ce soit sur le front français ou en Orient, opinion largement partagée si l’on en croit son journal. Il est persuadé que si nos armées piétinent, c’est qu’il n’y a pas de commandement unique de toutes les forces engagées. Cela, bien sûr, à cause de l’Angleterre qui veut rester maîtresse de ses troupes et de sa stratégie. Il va même jusqu’à écrire : « Nous sommes envahis par l’Allemagne et l’Angleterre. »
Albert Jurquet se plaint aussi de la détérioration des mœurs. Par deux fois, il écrit sur l’adultère des femmes dont le mari est au front ou prisonnier en Allemagne. Ses conceptions de la sexualité des femmes et des hommes semblent dater d’une époque lointaine. Parallèlement, les journaux rendent compte des séances de la Cour d’Assises qui juge de nombreux infanticides.
Albert Jurquet lit, interroge, discute, réfléchit, condamne. En un mot, il cherche à savoir et à comprendre avec à sa disposition un pauvre matériau. Il exprime des réflexions, des hypothèses, des théories changeantes selon l’évolution des combats, et des stratégies d’une géopolitique aussi hasardeuse que les rêves de Picrochole à la conquête du monde. (Il imagine que le Japon, traversant la Sibérie pourrait venir remplacer les troupes russes défaillantes sur le front de l’est.) Ce devait être l’attitude générale des Français. Mais tout change quand, comme Albert Jurquet, on écrit en secret ses doutes, ses inquiétudes, ses colères, ses indignations, ses révoltes et ses propres hypothèses. Au fil des jours et des mois, se dégage de ses écrits une vision de la guerre et de la société française. Avec toutes ses insuffisances mais aussi avec toute sa sincérité. L’auteur devient témoin de son temps, d’une société provinciale aujourd’hui disparue. L’intérêt du texte d’Albert Jurquet réside justement dans cette expression personnelle, reflet de ce que pensaient ceux qui l’entourent et témoin de l’opinion publique de l’arrière, ballottée entre l’annonce de victoires futures, de désastres évités, et tous ces blessés qui arrivent par trains entiers dans les hôpitaux militaires (9 à Mende), ainsi que le nombre des morts dont on a connaissance dans la ville et dans le département, mais aussi parmi ses collègues et ses amis.

Il est évident que le journal d’Albert Jurquet restera secret parce que, dans cette période de censure militaire très stricte, un fonctionnaire préfectoral ne peut absolument pas exprimer publiquement, non seulement ce qu’il pense des événements dont il est le témoin, les conversations dans la rue, ce qu’il entend autour de lui à la préfecture, mais aussi ce qu’il pense du gouvernement, des généraux, ainsi que des personnalités et des élus lozériens, députés, sénateurs, maire, évêque, etc. Dans son journal, Albert Jurquet exprime en toute liberté ses opinions politiques, religieuses, morales, en fonction des événements locaux, nationaux et internationaux.
Un journal animé par la colère, l’indignation et l’engagement politique ; ouvert aussi à la marche du monde par le biais d’hypothèses parfois naïves mais qui montrent une conscience des enjeux diplomatiques et stratégiques mondiaux. Le journal d’Albert Jurquet restera secret pendant un siècle.
Jean Guiloineau
Voir Jean Guiloineau, Guerre à Mende, Journal de l’arrière, 1914-1918, Albert Jurquet, Toulouse, Privat, 2014.

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Astier, Joseph (1892-1939)

Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.

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Toulouse, Jean (1894-1916) et Louis (1895-1916)

Les deux frères, nés à Cahors, appartiennent à une famille de grande bourgeoisie de province. Jean, né le 8 août 1894, licencié en droit, aspirant au 139e RI, a été tué à Chaulnes (Somme) le 4 septembre1916 ; Louis, né le 22 octobre 1895, élève des Beaux-Arts en architecture, soldat au 59e RI a été tué le 28 avril 1916 au bois d’Avaucourt (Meuse). Manifester ici un moment d’émotion n’est pas manquer de rigueur scientifique ; les souffrances d’une famille font aussi partie de l’histoire de la guerre.
La correspondance des deux frères montre d’abord la surprise du contact de ces intellectuels avec les autres soldats. Dès le mois de septembre 1914, Jean décrit les « épaisses brutes » de la chambrée, « garçons peu intéressants » ; Louis, appartenant à la classe 15, arrivant à la caserne à Mirande, écrit, le 20 décembre : « J’aurais, je crois, bien dormi quand même, sans trois ou quatre imbéciles, comme il s’en trouve toujours, qui n’ont pas cessé de crier jusqu’à minuit. Ils ont recommencé à trois heures, puis à cinq. Et il n’y a rien à faire pour les empêcher, si on essaie, ils n’en crient que plus fort. » En arrivant sur le front en novembre, Jean note qu’il s’est mis à boire avec plaisir de la gnole pour lutter contre le froid. Il ajoute : « Nous connaissons ici ce qu’au départ on ignorait, je veux dire le chapardage. On est forcé d’être chapardeur sous peine d’être continuellement chapardé. Je ne me suis pas encore tout à fait adapté à ces pratiques, ce qui me vaut, en attentant, de coucher sans couverture. »
Jean ne tient pas physiquement ; il est évacué et reste en convalescence en Bretagne jusqu’en janvier 1916. Il entre alors à l’école de Saint-Maixent dont il sort aspirant en avril. Une lettre du 13 février 1916 décrit un colonel dont l’éminence grise est un curé et qui favorise les séminaristes (ceux-ci ont quelque chose de « fuyant et doucereux » et « leur religion semble les gêner aux entournures ») ; mais il y a aussi un commandant qui est « un rouge et ses favoris sont les instituteurs ». Sur le front, Jean cherche la solitude ; Louis est victime de l’aversion pour les intellectuels de son commandant, « une brute galonnée ». « En général, ajoute-t-il, les occupations intellectuelles sont rares pour ne pas dire nulles… »
Louis demande à passer le concours d’élève aspirant, mais le général de Lobit oppose un refus. Il demande à son père s’il peut faire intervenir le député du Lot, Anatole de Monzie. Finalement, c’est le propre frère du général qui, sollicité, promet une lettre ; mais, à cette date, Louis Toulouse a déjà été tué, comme simple soldat au 59e RI. Jean demande alors à entrer dans un état-major et suggère le soutien du député de Monzie. Lui aussi est tué avant de l’obtenir.

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Souvenirs croisés de la Première Guerre mondiale. Correspondance des frères Toulouse (1914-1916) et souvenirs de René Tognard (1914-1918), préface de Jacques Legendre, texte revu et corrigé par Gilbert Eudes, Paris, L’Harmattan, 2008. Photo du monument aux morts de Cahors avec le nom des deux frères dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 426.

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