Boussac, Jean (1885-1916)

Né le 19 mars 1885 à Paris, Louis Jean Boussac est docteur en sciences en 1913, professeur de géologie à l’Institut catholique de Paris. Marié à la fille du géologue Pierre Termier (ami de Léon Bloy et Jacques Maritain), un enfant. Le père Teilhard de Chardin (voir notice) est un de ses premiers auditeurs et un compagnon d’excursions géologiques dans les Alpes. Jean Boussac est blessé deux fois, en septembre 1914 et en juillet 1915. Sergent au 289e RI, il meurt le 23 août 1916 près de Verdun, dix jours après avoir été touché par une dizaine d’éclats d’obus. Ses lettres parlent d’elles-mêmes.
Le 27 mars 1916, il écrit à sa femme : « J’ai reçu hier une très belle et très intéressante lettre du P. Teilhard, qui est vraiment une intelligence hors ligne. Il a le bonheur de voir la guerre en beauté, et vraiment sur toute une partie de sa lettre, je ne peux guère le suivre, moi qui ne vois que la laideur de ces choses. Mais il parle ensuite de sa conception de la science, et alors je le lis avec enthousiasme. »
Confirmation de ces propos dans la lettre du même jour à Teilhard : « Mon cher père, vous voyez la guerre en beau, et je ne réussis à en voir que les horreurs et les tristesses. La guerre me paraît un des résultats les plus évidents et les plus tragiques, hélas ! du manque de christianisme de l’humanité et de l’esprit de folie que le démon sait insuffler au monde. Oublieux, toujours, de l’unique nécessaire, qui est de chercher le royaume de Dieu et sa justice, les pauvres hommes se créent des idoles : l’idée de patrie en est une, avec la gamme de tous ses accessoires : ambitions militaires, coloniales, économiques, orgueil national, esprit de domination ou d’indépendance, etc., et pour toutes ces foutaises, ils font massacrer et mutiler sans pitié des millions de pauvres êtres qui n’y comprennent rien. […] N’avez-vous pas remarqué que jamais, peut-être, depuis que les hommes écrivent leur histoire, une pareille tempête de mensonge n’avait soufflé sur le monde ? […] Mon cher père, combien je vous aime mieux comme savant que comme guerrier ! »
Le 8 avril, à sa femme : « Sais-tu bien que j’aimerais mieux être au bagne qu’ici ? Je serais délivré au moins de cette obsession d’être mis un jour dans la nécessité du tuer pour ne pas être tué, et tuer qui ? Un excellent homme peut-être, et un père de famille ? Crois-tu que c’est un métier pour un chrétien ? » Le lendemain, il revient sur le personnage du savant : « Une nouvelle lettre du P. Teilhard, longue et affectueuse, mais peu convaincante au sujet de la guerre. […] Il voit dans la guerre une crise de croissance ou d’évolution, nécessaire au progrès de l’humanité. (Comme si l’humanité était en progrès (!) à d’autres points de vue que celui de la Science, et je ne vois pas ce qu’à cet égard la guerre nous rapportera en dehors du massacre de nombreux savants et intellectuels). »
RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Pierre Teilhard de Chardin et Jean Boussac, Lettres de guerre inédites, présentées par François Guillaumont, Paris, O.E.I.L., 1986.

Share

Cuvier, Georges (1894-1987)

Quelques mystères à éclaircir
Nous tenons, dans ce dictionnaire, à définir le témoin avant de résumer son témoignage. Ici, nous ignorons les dates de sa naissance (vraisemblablement vers 1894 ou 1895) et de son décès. D’après plusieurs indices, il semble originaire du Bordelais (Marmande ? Langon ?), d’une famille qui a pu lui donner une solide instruction (il fait des citations en latin ; il lit Pascal, Bossuet, Chateaubriand).

Compléments en janvier 2018 grâce aux informations venant de Janine Hubaut : il est né le 29 août 1894 à Langon, fils et petit-fils de pharmaciens.

Il avait commencé des études de médecine, mais n’en était qu’au tout début puisqu’il a servi comme téléphoniste au 162e RI et non dans le service de santé. Il a repris et terminé ses études après la guerre puisque, dans un avertissement, il remercie son confrère le docteur Henri Bernard, auteur des quelques dessins illustrant le livre, et que l’exemplaire entre mes mains porte une dédicace « à Monsieur le Docteur de Nabias, bien confraternel hommage et témoignage de vive gratitude pour l’appui précieux qu’il m’apporte dans cette nouvelle « guerre sans galon », entreprise contre le cancer, sur le terrain biologique ». On apprend encore que la mère de Georges Cuvier a été infirmière à l’ambulance 1/38 pendant la guerre. Cela suffirait à définir l’auteur, mais cette notice lance un appel à tous ses lecteurs : peut-on en savoir plus sur la biographie de Georges Cuvier ? pourrait-on découvrir une notice nécrologique le concernant ? Un mystère de plus tient à la date de publication du livre : La guerre sans galon, À l’aventure avec le Cent-Six-Deux : des Révoltes, à la Victoire, Paris (80, rue de Bondy), Éditions du Combattant, sans date, 281 p. Des bibliographies proposent 1920, mais plusieurs arguments laissent penser à une date plus tardive : d’abord, le fait que le livre est publié alors que l’auteur a terminé les longues études de médecine commencées vraiment en 1919 ; ensuite le prix du volume broché de petit format, 12 francs, ce qui paraît excessif en 1920. N’oublions pas que J. Norton Cru ne le cite dans aucun de ses deux livres, pas plus que Ducasse dans son anthologie de 1932. Dernière interrogation : il dit avoir fait la Champagne et la Somme, mais pourquoi son livre, dont le contenu est très intéressant, ne commence-t-il qu’avec l’offensive d’avril 1917 ?

1. L’Aisne (avril-mai 1917)
L’offensive se prépare, énormes tanks, coloniaux, troupes russes ; curieux sentiment « fait du désir d’en finir avec ce long cauchemar, fait de confiance aussi, dans une issue victorieuse. Le moral de toutes les troupes est très haut. D’ailleurs l’accumulation des moyens mis en œuvre permet bien des espoirs. » Le pilonnage par l’artillerie française est effrayant, mais sera-t-il suffisant ? Les cavaliers sont prêts pour la poursuite, mais, le soir, « mornes et détrempés », ils reviennent, en même temps que passent les autos sanitaires bondées de blessés. C’est l’échec. Une fois de plus, la piétaille a payé pour « les nobles élans des gens huppés aux sentiments élevés, restés, eux, bien à l’abri. (p. 16). L’auteur décrit alors le nouveau modèle de masque à gaz, le barda qui pèse 32 kg, le bled aux abords de la ferme du Choléra, la cagna des téléphonistes (p. 31) : « une simple niche perpendiculaire à la tranchée, de la longueur d’un homme couché, recouverte de quelques planches, camouflées par des pelletées de terre ». La relève conduit à une sorte de « paradis » où on attendrait bien la fin de la guerre.

2. En révolte (mai-juin 1917)
Les « causes » de la révolte sont, d’après Cuvier, l’échec de l’offensive, « cruelle déception » venant après bien d’autres, l’impression que des erreurs ont été commises, le manque de permissions, l’exaspération devant le bourrage de crâne… Certains se vantent d’avoir reçu des mots d’ordre de Paris. Les hommes du Nord et du Pas-de-Calais, en forte proportion dans le régiment, sont particulièrement sensibles à « un avenir assombri » par l’échec et par la défection des Russes. « Tout est âprement critiqué », les gradés, la nourriture, les promesses de repos non tenues… Le drame éclate un soir au Foyer du Soldat (date non précisée, mais le tableau dressé par Denis Rolland montre qu’il s’agit du 21 mai, à Coulonges), à la veille de la remontée en ligne : cris, menaces, « chasse aux renards », interminables palabres avec le colonel. « Il y a bien un millier de Poilus rassemblés » (300 d’après le tableau de D. Rolland). Cela dure plusieurs jours. Georges Cuvier dit comprendre ses camarades, avoir cessé d’être cocardier, n’aspirer qu’à une chose, la paix, mais il ne peut pas participer, pas plus que « s’opposer au débordement actuel ». Le refus du gouvernement d’accorder des passeports aux députés socialistes pour se rendre à Stockholm, « cette nouvelle tombe comme un coup de massue. Le rêve de paix entrevu par beaucoup s’écroule brusquement. […] Le Poilu est de nouveau rivé à sa lourde chaîne. » Permissions, améliorations diverses et période de repos ramènent le calme. Le colonel Bertrand ne dénonce personne (aucune condamnation d’après le tableau de D. Rolland). Parti en permission, Georges Cuvier décrit encore les cris et chants séditieux dans les gares, le matériel vandalisé.

3. Verdun rive droite (juillet-août 1917) et 3bis (septembre 1917)
Secteur dur à tenir : « Assez ! Assez de cette sauvagerie ! À quoi donc tout cela rime-t-il ? » Mais (p. 85), « le bassin de Briey continue sans inquiétude à façonner les obus dont nous serons arrosés. Par quel mystère troublant n’anéantit-on pas tout cela ? Nous en avons la rage au cœur ! »

4. En Lorraine avec les Sioux (octobre 1915-mai 1918)
Les Sioux sont évidemment les Américains, « fêtés partout, riches comme Crésus ». Mais la guerre continue (« il y a bien eu la guerre de cent ans ») : « Quelle monstrueuse responsabilité pèse sur ceux qui ont provoqué tant de souffrances et fait faucher les meilleurs, les plus utiles de notre génération ! »

5. En avant de Compiègne : la ferme Porte (juin 1918)
Une scène de pillage (p. 174) ; une attaque où les Allemands se sont enfuis avant le contact à l’arme blanche (p. 178) ; un poème de Cuvier en l’honneur du colonel Bertrand (p. 191) ; une définition du « vrai front » allant « du premier Fritz au premier gendarme (p. 200).

6. Reprise de Soissons (juillet-août 1918)
En permission, « le moral du Sud-Ouest n’est pas brillant », mais les prisonniers allemands sont gras et prospères : « En voilà pour qui la guerre est finie ! » Retour au front, il faut marcher « comme des bêtes de somme », retrouver les spectacles horribles (p. 216), souffrir à nouveau de la soif, se protéger des nappes de gaz. Mais on avance : « Quelle joie de conquérir tout cela ! »

7. Du plateau de Crouy aux abords de Laffaux (fin août-septembre 1918)
Les bleus arrivent en renfort ; il faut « se redresser » devant eux (p. 241). Les prisonniers allemands « sont squelettiques, sales, hébétés, affamés. On leur donne quelques vivres […]. Il n’y a aucune haine de la part des Poilus, c’est presque une fraternisation dans la douleur. Ces pauvres bougres sont conduits à force de « bourrage de crâne », aussi n’est-ce point tant après eux que nous en avons, mais contre la caste qui les mène. » Les tanks sont de la partie, mais tombent en panne (p. 261). L’élan des Poilus est désormais irrésistible.

8. Le chemin du retour
« Vive la vie ! », conclut Georges Cuvier.

Rémy Cazals, avril 2016

Janvier 2018 : Janine Hubaut nous signale qu’une courte biographie de Georges Cuvier se trouve dans la thèse de Marie Derrien, « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français (1914-1980). Thèse de l’université de Lyon, en ligne : appeler « Marie Derrien – Cuvier ». Georges Cuvier s’est marié en 1922 ; il a monté à Bordeaux un laboratoire d’analyses, puis s’est beaucoup intéressé aux anciens combattants internés à l’asile de Cadillac, et, de là, au problème pour l’ensemble de la France. Il est mort à Paris en 1987.

Share

Daguillon, Jean (1896-1918)

En présentant le journal de guerre de son oncle, l’historien François Bluche écrit : « Si grand soit le talent d’un écrivain, il nous instruit moins sur les mentalités du temps de guerre que le journal honnête et régulièrement tenu, d’un simple combattant dépourvu de souci littéraire. » Son journal, Jean Daguillon l’a tenu à partir du 1er avril 1915 et jusqu’en février 1918, comme artilleur puis observateur en avion. Né à Paris, le 27 juin 1896, il appartenait à la « moyenne bourgeoisie semi-provinciale attachée au service public » (son père était professeur de botanique). Marqué par une éducation catholique, lecteur de Léon Daudet, brillant élève, Jean fut reçu à Polytechnique, mais tout de suite mobilisé au 3e RAC. Il devint sous-lieutenant en août 1916, lieutenant en juillet 1917.
Avant de partir, il exprime une « impatience guerrière » qui lui fait décrire des blessés pressés de remonter, mais les a-t-il vus ou a-t-il lu les journaux ? Ces sentiments demeurent après qu’il ait rejoint un état-major du côté des Hurlus : « Quand serons-nous en Bochie ? » ; « Quel plaisir d’être artilleur et de pouvoir alors faire une bouillie de ces animaux-là ! ». Tout va bien (mai 1915) : « Partout où nous attaquons, nous réussissons ; partout où ils attaquent, ils échouent ou se font tuer beaucoup de monde pour un mince résultat. » Le 143e RI est « un très chic régiment », et le 80e aussi. Un séjour dans les tranchées avec une batterie de crapouillots constitue un utile stage : il apprend à s’adapter, à se garer des marmites (qui peuvent cependant pulvériser les abris avec leurs habitants). En juillet, les fantassins ne tirant pas sur un officier allemand qui regarde parfois par-dessus le parapet, il prend un fusil et le descend (sans en être assuré, sans remords).
En septembre, des indices montrent qu’une offensive se prépare. « Et ce sera la poussée, la vraie percée celle-là, parce que tous nous la voulons, et parce que nos ennemis nous ont appris qu’il ne fallait user avec eux ni de ménagements, ni de pitié. » Joffre est « vraiment l’homme qu’il nous fallait. Lentement, mais sûrement, il nous conduit à la victoire. » Les soldats ont reçu « le grand couteau de cuisine, l’arme qui fera les nettoyages sommaires dans les tranchées conquises ». Le 25 septembre, il voit arriver les blessés. Ils sont « joyeux malgré leurs souffrances », ils sont « tous enchantés ». « La guerre en rase campagne va donc enfin recommencer. » Au 23 octobre, propos plus nuancés : « Ce fut une victoire, certes, les premiers jours, mais, après, que de monde on a perdu ! »
Le journal alterne ensuite les récits détaillés de certaines journées cruciales et de séjours en secteur calme. Le 7 décembre, par exemple, agent de liaison lors d’une attaque allemande, il montre comment il échappe à la mort et, en même temps, il décrit comment les assaillants, portant sacs de terre et chevaux de frise, aménagent la position conquise afin de résister à la contre-attaque à la grenade. Au repos, le 6 janvier, il s’extasie devant les « champs non coupés de boyaux » et les « arbres avec des branches et non réduits à l’état d’allumettes ». En mars 1916, du côté de Soissons, le secteur est tellement calme qu’il cesse de prendre des notes, sauf en ce qui concerne le baptême de l’air, expérience jugée « épatante » par celui qui a déposé une demande pour entrer dans l’aviation. Il n’obtient pas immédiatement satisfaction, mais part trois mois à l’arrière dans une école de perfectionnement. En février 1917, il revient dans une batterie du côté de Verdun et s’emploie à perfectionner les liaisons avec l’infanterie (« Quelle vie pour nos pauvres fantassins ! », note-t-il le 15 mars).
Enfin, le voici dans l’aviation, comme observateur du secteur de Verdun qu’il connaît bien au niveau du sol. Le même souci du détail lui fait noter les noms de ses nouveaux camarades, leurs accidents (voir dans le glossaire les termes qui les évoquent : atterrir dans les choux, se mettre en pylône, réaliser un avion, c’est-à-dire le détruire), les pannes de moteur ou de radio, l’enrayage de la mitrailleuse, l’impossibilité de sortir en cas de mauvais temps. L’avion d’observation, lent et vulnérable, doit être protégé par des chasseurs. C’est l’absence d’une telle protection qui explique que l’avion de Jean Daguillon et de son pilote Joseph Piton soit abattu, le 23 février 1918 en Alsace.
Rémy Cazals
*Lieutenant Jean Daguillon, Le sol est fait de nos morts, Carnets de guerre (1915-1918), Paris, Nouvelles éditions latines, 1987, 377 p., illustrations. Très riche index des noms de personnes, parmi lesquelles le capitaine Bonneau (voir notice).

Share

Toison, Léon (1841-1924)

Né à Courteau, près de Château-Thierry (Aisne), le 17 avril 1841, Léon Toison resta fidèle aux activités viticoles de sa famille. Marié en 1868, il eut sept enfants. Il avait 77 ans lorsqu’il écrivit quelques pages sur les terribles journées du 1er juin au 21 juillet 1918. Le manuscrit original a aujourd’hui disparu, mais il avait été utilisé et copié par des érudits de la Société historique de Château-Thierry.
Le fond du décor est un bombardement incessant, tandis que « les Prussiens » occupent la région, pillent les caves et les maisons, enterrent leurs morts dans les jardins. Le 16 juin, les habitants sont évacués vers la ville en partie détruite, et se posent les problèmes de trouver des vivres, de gérer les relations avec les occupants, de remplir les fonctions d’officier de l’état-civil… « Je n’ai plus rien de ce que j’avais eu tant de mal à économiser et à ériger », constate-t-il ; puis : « Comment pourrons-nous encore cultiver ces terres labourées d’obus ? » Le 21 juillet, arrivent les Français et les Américains. Octavie, fille de Léon, a livré par la suite son témoignage oral : « Encore un tableau que je n’oublierai pas : dans l’avenue de Paris, mon père pleurant de joie en dévorant à belles dents le beau pain blanc qu’un Américain vient de lui donner. »
Rémy Cazals
* « « Mes pauvres vignes ! » Journal de Léon Toison, vigneron à Courteau », dans Graines d’histoire, La mémoire de l’Aisne, n° 9, printemps 2000, p. 26-32.

Share

Grelet, Louis (1885-1965)

Ce théologien, philosophe et égyptologue autodidacte, fut également marqué dans sa vie par la guerre de 1914-1918. Il était né le 14 mai 1885 au Louverot (Jura), avait été réformé en 1905, mais reconnu apte en 1914. Après une instruction rapide à Besançon, il se retrouve sur le front en mai 1915 en Artois, au 158e RI, se demandant : « Pourquoi cette guerre, Grand Dieu ! Pourquoi ce massacre d’hommes qui ne demandent qu’à vivre, qui ont des projets d’avenir, et qui brutalement, contre-nature, disparaissent de la surface de la terre ? » Il est surpris de voir que la population continue à vaquer à ses occupations près de la ligne de feu, dans les mines et les champs. Quant aux soldats : « Il me semble tels étaient ces hommes dans la vie civile, tels ils demeurent dans la vie militaire. Ils ne s’intéressent que très peu à la guerre elle-même ; ils songent surtout aux occupations qu’ils avaient dans le civil, et leurs conversations roulent principalement sur ces deux seuls sujets : l’amour et le vin. » Il découvre la boue, le dédale des boyaux, les cadavres, l’odeur et les grosses mouches bleues : « Ce qu’est la guerre actuelle, personne ne peut se l’imaginer s’il n’en a pas été le témoin. Les mots sont impuissants à faire voir ce qu’elle est ; les photographies elles-mêmes sont des choses mortes ; il faudrait le cinématographe, et encore il y manquerait un élément essentiel : le son. […] Ce n’est pas de l’héroïsme qu’on nous demande à nous autres soldats, c’est du surhumain ; et on peut en dire autant des soldats allemands. » On vit sous les obus, on ne tire presque pas de coups de fusil et, au 8 juillet, Louis Grelet écrit qu’il n’a pas encore vu le moindre Allemand. Les soldats critiquent les chefs et les communiqués officiels : « En les lisant, on ne se rend pas compte du travail énorme qui se fait dans toutes les parties du front. Dans les boyaux qui conduisent aux tranchées de première ligne, c’est, pendant toutes les nuits, un va et vient perpétuel. Là on ne peut employer ni voiture, ni automobile, ni chemin de fer. On ne peut employer que l’homme. Et il faut porter à dos des sacs de grenades, des sacs de cartouches, du fil de fer, des piquets, de l’eau, des vivres, descendre les blessés et les morts. C’est un travail fantastique. »
Septembre 1915, l’offensive se prépare. Pour Louis Grelet, le mot « offensive » signifie « grand massacre ». Et il aura raison. Le 12 octobre, il note : « Nous apercevons à trente mètres devant nous un bras qui se lève tenant un béret cerclé de rouge. C’est un blessé allemand qui s’est traîné jusque là. Le sergent Lavier va le chercher et le ramène sur son dos, puis des brancardiers viennent et l’emportent. » En décembre, comme l’ont montré Louis Barthas et tant d’autres, l’ennemi est la pluie avec sa conséquence, la boue dans laquelle on s’enlise. Les tranchées sont inondées, le travail ressemble à celui des Danaïdes. Une entente tacite s’instaure, on se montre à découvert, on échange des cigares et de la nourriture, et des paroles de sympathie. En même temps, on se méfie, mais un geste prouve la sincérité des Allemands : pour marquer la fin de la trêve, une mitrailleuse allemande tire en l’air au lieu de faucher une compagnie effectuant une relève à découvert. Le général de division fait lire une note qui signale le passage à l’ennemi de deux sergents, deux caporaux et douze hommes. Le déserteur connu de Barthas n’était donc pas le seul.
En février 1916, c’est Verdun où Louis Grelet assiste à un premier bombardement aérien, et où « les 305 tombent comme ailleurs les 77 ». La marche sur le verglas provoque de nombreuses chutes, « heureusement ou malheureusement sans me faire de mal », remarque notre soldat. Et il faut continuer sous les obus et parmi les cadavres. Les hommes sont épuisés, mais ne sentent plus leur fatigue lorsqu’ils sont relevés, tant ils sont contents de s’éloigner « de ces lieux maudits ». Mais il faut y retourner. Sergent le 22 mars, Louis est blessé le 31 par une balle qui lui traverse le sein droit, et capturé par les Allemands qui le soignent bien : « Dans l’après-midi, une ambulance attelée de deux chevaux vient prendre les blessés qui attendent au poste de secours. On installe à l’intérieur sur des brancards les plus gravement atteints ; puis un infirmier me fait monter sur le siège du conducteur et, entre le conducteur et moi, il fait asseoir un de ses compatriotes qui a les deux yeux crevés, du moins meurtris et clos. Ce dernier demande qui est à côté de lui. Son camarade lui répond : « Franzose. » L’aveugle a un mouvement de recul, mais sur quelques mots de son camarade, il se tient tranquille. Je passe même mon bras sous le sien pour nous soutenir mutuellement et, nous agrippant à l’étroite banquette, nous partons à travers champs. Car, de ce côté-ci comme du nôtre, les routes sont constamment balayées par l’artillerie. » Si le récit de la capture est détaillé (comme celui de Fernand Tailhades, par exemple), les notes sur la vie en Allemagne sont très brèves et limitées à quelques jours de novembre 1918 avec des allusions à la révolution. On aurait aimé là-dessus de longs développements, mais le prisonnier pensait vraiment à autre chose, à son retour en France, et on est bien obligé de dire qu’on le comprend.
Rémy Cazals
*Texte transcrit par Denis Chatelain et publié à Paris, éditions La Bruyère, sous le titre Dix mois de front (juin 1915-mars 1916), 2008, 104 p.

Share

Viriot, Paul (1883-1953)

De famille paysanne, fils du maire de Laître-sous-Amance (Meurthe-et-Moselle), Paul Viriot est resté célibataire, un choix d’avant 1914, peut-être renforcé par ce qu’il a vécu alors et qu’il voulait éviter de faire vivre à un fils éventuel. Il a tenu des carnets, disparus, mais recopiés (« J’ai respecté scrupuleusement mes notes prises au jour le jour ») sur le « livre » de l’adjudant Numa Vincent, blessé, qui contenait déjà un hommage au sergent Chammerond du 224e RI. Les notes de Viriot sont brèves, sauf lors des journées les plus terribles.
Mobilisé à Nancy au 37e RI, Paul Viriot fait d’abord la campagne de Lorraine, d’abord l’avance où l’on se charge d’équipements pris aux Allemands, puis la retraite, « le moral en berne », tandis qu’on ne comprend rien à ce qui se passe. En novembre, c’est la Belgique, et arrive la classe 14 : « Ils ne savent pas ce qui les attend. » Peut-être cette « grande fosse commune » vue au cimetière de Woesten. Relativement à l’arrière jusque là, Paul est versé dans une compagnie de combat le 26 décembre et il découvre le séjour en tranchée parmi les morts et leur odeur. Le 4 janvier 1915, il participe au sauvetage de quelques survivants dans une maison effondrée sous les obus, mais il note qu’il faut abandonner d’autres camarades. Le 26 mars, il décrit une fraternisation que les officiers font cesser. En Artois, en mai, le régiment s’apprête à aller « manger des betteraves », synonyme d’attaquer. Et, en effet, ceux qui sortent sont fauchés. Le capitaine donne l’ordre de tirer sur les fuyards français ; Paul Viriot fait semblant ; un caporal en tue un. Jours et nuits se passent sous les obus, les hommes mourant de soif et obligés de prendre leur nourriture dans les musettes des morts. « Nous sommes vraiment peu de choses sur terre », note-t-il. Et encore, le 20 mai : « Nous attendons à chaque instant l’obus bienfaisant qui nous délivrera des affreuses visions et cauchemars qui sont notre quotidien depuis onze jours. Hâves, fiévreux, pouilleux, affligés de rictus effrayants, nous n’avons plus rien d’humain. Qui pourrait reconnaître en nous des êtres humains ? Nous sommes méconnaissables et proches de la folie. » Le 13 juin, seul volontaire pour la corvée de soupe, il échappe à un obus qui pulvérise ses camarades, et il note, le lendemain : « Pauvres petits riens, perdus au milieu de si grandes choses qui déferlent sur nous de tous côtés. Qui nous broient, nous cisaillent, vous laissent pantelants et sanguinolents au milieu de la mitraille. » Une nouvelle attaque anéantit la compagnie, alors qu’il a eu la chance d’être envoyé en arrière comme vaguemestre, éprouvant des « sentiments mélangés de chance et de culpabilité d’avoir abandonné les copains ».
Le 11 juillet 1915, il est évacué pour maladie, et va en profiter pour recopier ses notes. Réformé temporaire, il ne revient sur le front qu’en août 1916 dans la Somme, mais : « J’aurais aimé donner une description de cette bataille, mais dans l’action j’ai perdu mon carnet de route. » Il échappe une fois de plus à la mort par une chance extraordinaire, et combat encore en Lorraine en janvier 1917.
Rémy Cazals
*Transcription sur http://mirabelle.nuxit.net/viriot

Share

Renty, Jeanne de (1872-1945)

Jeanne Babled, née à Saint-Quentin le 27 février 1872, épousa M. de Renty, cadre supérieur de la compagnie des chemins de fer du Nord, dont elle eut quatre enfants. Elle vivait à Craonne lors de l’arrivée des Allemands, début septembre 1914. Elle assista aux combats pour le village, organisant une ambulance et vivant pendant 17 jours dans une cave. Dans trois lettres adressées depuis Paris et Vichy à sa cousine Marie-Thérèse de Hédouville en juin et septembre 1915, elle raconte ces épisodes, puis l’évacuation vers Laon et le rapatriement par la Suisse. Ces textes, retranscrits, sont conservés à la mairie de Craonne.
RC

Share

Marcq, Alphonse (1867-1943)

Ce maraîcher de Craonne est né à Ailles (Aisne) le 25 août 1867. D’un premier mariage, il a une fille et un fils, Jean, soldat tué à Doncourt le 22 août 1914, Alphonse restant dans l’ignorance du sort de son fils pendant toute la durée de la guerre. Veuf, il s’est remarié en 1901. Il avait une instruction suffisante pour être désigné comme instituteur en septembre 1916 à La Selve où il avait été évacué. La transcription de son journal (du 1er août 1914 au 15 mars 1919) est conservée à la mairie de Craonne.
La première partie décrit l’arrivée des Allemands au village le 2 septembre 1914, les combats tout autour au cours du même mois, le bombardement (« c’est un chassé-croisé épouvantable d’obus ») qui oblige à vivre dans les caves où on a pu cacher quelques poules, et d’où on peut sortir « au péril de sa vie » pour aller récupérer quelques pommes de terre dans les champs. « Les routes et les jardins sont coupés de tranchées dans tous les sens », écrit-il le 29 septembre. Quelques jours après, il faut évacuer vers Sissonne, puis La Selve, où se manifeste une réelle solidarité.
Pendant quatre années, le journal d’Alphonse Marcq est rythmé par le bruit du canon. La canonnade est plus ou moins espacée ou « dure », comme lors de l’offensive de la Somme (en octobre 1916), lors de celle du Chemin des Dames en 1917, tandis qu’arrivent de nouveaux évacués et que se concentrent les renforts allemands. En « pays envahi », les Allemands imposent réquisitions, amendes, confiscations, travail forcé, thèmes bien connus et plus largement décrits par Albert Denisse (voir ce nom). Ici encore, on voit jusqu’où peut aller l’organisation bureaucratique tatillonne : empêcher les chevaux de manger les épis quand on les fait paître (23 juillet 1916) ; interdire de jeter des boîtes de conserve vides dans les abris contre les aéros (30 mai 1917) ; condamner au travail forcé les personnes qui répondraient « j’aime mieux faire de la prison que de payer une amende »… Dans cette accumulation d’interdictions et de menaces, on distingue une double obsession : celle des épidémies ; celle de ne rien laisser perdre. Ainsi, celui que les circonstances ont fait instituteur doit-il « aller avec les enfants de l’école glaner du seigle tous les après-midi ». Les habitants « résistent » en cachant leur vin et leurs volailles, en produisant de la farine au moulin à café, en braconnant (comme Alphonse Marcq lui-même). Le 14 juillet 1916, « les demoiselles arborent chacune un bouquet tricolore à la boutonnière en revenant des champs ». Mais il est difficile d’obéir aux avis lancés par avion de refuser de travailler pour l’armée allemande lorsque des sanctions très fortes sont affichées visant ceux qui veulent « rester à ne rien faire » (4 mars 1916).
Cette politique générale de spoliation bien précisée, certains Allemands sont aimables (même des Prussiens) ; ils aident les populations à survivre ; on assiste à des distributions gratuites de viande de cheval accidenté ; certains Allemands sont « reçus très affectueusement ». Les contacts font apparaître que les soldats désirent le retour de la paix (16 janvier et 12 décembre 1916) ; un Bavarois glisse à Alphonse : « Allez monsieur Bayern mit Frankreich ». Les soldats, autant que les populations du pays envahi, crèvent de faim, ce qui explique leurs pillages ; il y a même des combats entre gendarmes et soldats (1er septembre 1917) : « Les gendarmes tirent sur les maraudeurs de pommes de terre qui leur répondent de même. Un soldat et un gendarme sont tués à Sissonne, le soldat d’abord par le gendarme qui se fait tirer ensuite par les camarades du défunt. »
Dès juillet 1918, Alphonse Marcq comprend que les Allemands reculent. Bientôt il faut envisager une nouvelle évacuation qui le porte vers les Ardennes. Il faut à nouveau vivre dans une cave, mais pour peu de temps : les Français sont là le 9 novembre et l’armistice survient deux jours plus tard. Tout n’est pas terminé. Le 15 janvier 1919, un voyage à Craonne est qualifié de « triste pèlerinage ». Le 28 janvier, le constat reste pessimiste : « Nous traînons toujours notre malheureuse vie d’affamés. » Alphonse décide alors de s’installer à Montaigu, à quelques kilomètres au nord du village détruit. Il y restera jusqu’à son décès en avril 1943.
Rémy Cazals

Share

Tropamer, André (1893-1968)

Ce simple soldat est issu d’une famille bordelaise de magistrats, ce qui lui vaut d’être accueilli à la popote d’un commandant de sa parenté, et de disposer d’un appareil photographique. Il a constitué après la guerre un recueil de 200 tirages sur papier (photos prises en secteur calme) complété par un texte intitulé « Itinéraire », rédigé sur 18 feuillets, qui décrit brièvement les conditions de vie d’un agent de liaison. Le fonds, qui appartient à Bernard Sargos, est présenté avec trente reproductions par Damien Becquart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 25, 2012.
Le 14 mars 1915, André Tropamer rejoint le 127e, un régiment du Nord où il est mal accueilli ; son baptême du feu date du 5 avril en Woëvre. Il se trouve ensuite en Champagne, dans l’Aisne, à Verdun et dans la Somme : « Que de places vides dans nos rangs », constate-t-il, le 9 septembre 1916. Au début de 1917, son régiment approche du Chemin des Dames. Le 16 avril, il ne livre que des notes laconiques, mais évocatrices : « Les deux premières lignes boches sont aisément franchies mais nous sommes arrêtés, avec de lourdes pertes, sur la troisième, à 600 m. à peine de notre base de départ – Désordre et confusion inouïs parmi les morts, les blessés râlants et les tirailleurs sénégalais, nos voisins de gauche, qui courent en tout sens, ayant perdu la tête dans le vacarme – Liaison des plus dures et des plus périlleuses à assurer. » Une précision, le 22 avril : « Neige et pluie abondante qui transforme le terrain en un lac de boue où l’on enfonce au-dessus des genoux. Pour assurer la liaison – et combien lentement – je dois retirer avec les mains chaque jambe, l’une après l’autre, de la boue, et cela sous des rafales d’obus. »
Dès que possible, il revient à des préoccupations pacifiques : écouter le chant des rossignols, photographier ses camarades, apprivoiser une pie, un geai… Au printemps 1917, il n’occulte pas les mouvements de révolte des Russes qui hurlent « Nicolas kaput », mais aussi des Français : « Au camp de Mailly, manifestation quasi-révolutionnaire parmi les troupes qui s’y trouvent. Aucune répression. J’en suis stupéfait ! » Et lorsqu’il revient de permission en train, le 21 juin, il se tient à l’écart du mouvement contestataire en précisant qu’il le désapprouve.
Rémy Cazals

Share

Mauclerc, Arthur (1881-1919)

Né le 22 octobre à Buironfosse (Aisne), il devient maréchal-ferrant, ce qui lui vaut d’effectuer le service militaire à Amiens dans le train des équipages. Marié en 1907, il a trois enfants lorsque la guerre éclate. Sa famille étant restée « en pays envahi », il correspond avec sa sœur réfugiée en Normandie. Il n’a des nouvelles de son atelier qu’en mars 1917, par une rapatriée qui lui écrit : « Arthur, tous vos outils sont pris par les Allemands, tous vos fers, très souvent votre forge est pleine de chevaux boches. »
Pendant toute la guerre, il est conducteur de voitures hippomobiles pour l’ambulance 11/5 ; il ferre les chevaux, il fabrique des bagues pendant son temps libre. Le 9 avril 1917, au pied du plateau du Chemin des Dames, il écrit à sa sœur : « Je crois que sous peu on va leur envoyer quelques choses à ces boches, qui les forcera bien à partir, les journaux te renseignent bien là-dessus. Si je ne change pas de direction et que l’on puisse réussir, je passerai certainement pas loin de chez nous. » Quand on sait que Buironfosse et son hameau Le Boujon se trouvent entre Guise et Hirson, en Thiérache, loin au-delà de Laon, on mesure les illusions du simple soldat, mais il n’était pas le seul si l’on songe à celles du général en chef. L’entassement des blessés à la suite de l’échec de l’offensive donne un énorme travail aux hommes du service de santé, quelle que soit leur fonction (voir Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », dans Le Chemin des Dames, sous la direction de Nicolas Offenstadt, Paris, Perrin, 2012, p. 207-229).
Arthur Mauclerc est grièvement blessé en mars ou avril 1918, une blessure qui aurait entraîné sa mort, le 6 juillet 1919, mais il ne figure pas parmi les morts pour la France du site Mémoire des Hommes. Ses lettres et quelques photos ont été achetées sur une brocante par Louis Larzillière et présentées par Franck Viltart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 25, 2012.
Rémy Cazals

Share