Clément, Joseph (1876-1968)

Le témoin
Il est né le 23 décembre 1876 à La Bouillie, dans les Côtes-du-Nord. Il s’engage dans l’armée le 30 octobre 1896. Caporal le 2 avril 1898, il est nommé sous-officier le 18 novembre 1898. Le 30 octobre 1909, alors qu’il est au 70e RI de Vitré, il quitte l’armée. Il est mobilisé le 2 août 1914 au 76e régiment d’infanterie territoriale de Vitré. Nommé sergent-major le 4 août 1914, puis adjudant-chef le 25 septembre 1914, il gagne son galon de sous-lieutenant à titre temporaire le 10 novembre 1914. Nommé lieutenant à titre temporaire le 16 juillet 1915, il est confirmé à titre définitif dans ce grade le 12 juillet 1917. À la dissolution du 76e RIT en janvier 1918, il est affecté au 80e RIT de St-Lô. Après la guerre, il sera rattaché au 136e RI de St-Lô, puis passera comme capitaine au 71e RI de St-Brieuc. Directeur de banque à St-Brieuc, Joseph-Marie Clément y décèdera en 1968.
Le témoignage
Il nous a laissé trois petits carnets dans lesquels il a noté, au jour le jour, les événements, grands ou petits, auxquels il a participé de près ou de loin. Ils couvrent la période du 5 octobre 1914 au 20 novembre 1918. Ce sont de tous petits calepins (à peine 8×5) rédigés en une écriture serrée, parfois difficilement lisible. Auprès des annotations rapportées ici, apparaissent toutes les préoccupations matérielles quotidiennes qui sollicitent tout officier d’infanterie. On y trouve des listes de noms de soldats, des instructions pour les vaccinations, des quantités de matériel à prendre au parc, des adresses de parents, d’amis, etc.
Son journal débute par des notes brèves, parfois sèches, témoignages d’une période de mouvements peu propice à des travaux d’écritures. Ensuite, les comptes rendus prennent plus de consistance et introduisent toutes les préoccupations du moment, y compris les récriminations contre les injustices de promotions dans les grades et décorations dirigées vers les non-combattants des États-majors, si petits soient-ils.
L’ouvrage
La reprise des carnets de Joseph-Marie Clément aurait pu se suffire à elle-même. Cependant, p. 8 à 10, il se montre exceptionnellement très disert et relate l’attaque aux gaz du 22 avril 1915, événement que son régiment vécut d’abord en spectateur alors que le 76e RIT s’apprêtait à relever l’autre brigade de la 87e DIT bretonne, celle formée par les 73e RIT (Guingamp) et 74e RIT (St-Brieuc). Ces deux unités vont se trouver plongées dans la nappe de gaz et être décimées, ce qui obligera le régiment territorial vitréen à monter en ligne pour combler la brèche qui se formait, ce que narre le lieutenant Clément. Sur cette journée du 22 avril, les témoignages sont multiples, fort variés, voire contradictoires. Nous avons voulu ajouter au texte du lieutenant Clément (37 pages) un dossier sur cette fameuse journée du 22 avril (60 pages). En consultant les archives militaires de plusieurs pays ou des témoignages de combattants ayant subi cette attaque ou y ayant assisté, nous constatons que, selon la nationalité des témoins, elle fut « la journée » des Belges, celle des Bretons, celle des Anglais ou celle des Canadiens, de façon exclusive. Selon le lieu de la ligne de front, au nord et à l’est d’Ypres, les relations divergent et, surtout, ignorent que ce fut tout un ensemble de régiments de plusieurs nations qui fut touché et non seulement des régiments belges, bretons, anglais ou canadiens. Parmi ces unités, se trouvèrent des troupes qu’on n’évoque presque jamais, alors qu’elles furent sans doute les plus éprouvées : le 1er bataillon de marche d’Infanterie Légère d’Afrique, des « Joyeux » presque tous asphyxiés, et le 1er régiment de marche de tirailleurs algériens. Nous avons voulu présenter un dossier aussi complet que possible sur cette terrible journée et sur « cet incident fâcheux, sans résultat grave » (général Joffre), sans parti pris national ou régional. Nous savons ce que des régiments territoriaux bretons subirent ce 22 avril. Nous savons aussi qu’ils n’étaient pas seuls en ligne et qu’ils ne furent pas les seuls décimés.
René Richard
Carnets de guerre d’un officier d’infanterie territoriale. Lieutenant CLEMENT Joseph 76e RIT de Vitré et La première attaque aux gaz du 22 avril 1915, Plessala, Bretagne 14-18, 2006, 99 p.

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Capel, Georges (1887-1915)

1. Le témoin
Georges Capel est né le 17 octobre1887 à Saint Valérien, canton de Chéroy, dans l’Yonne, de Florent Capel, charcutier et de Victorine Larrivé, sans profession. Lors de son incorporation au service militaire il exerce la profession d’employé de chemin de fer et est domicilié à Paris (2e arr.). Il a épousé Jeanne, Aline Daguenet le 11 octobre 1911. Il est mobilisé au 289e régiment d’infanterie (55e DI), régiment de réserve du 89e RI de l’Yonne. Georges Capel décède le 22 janvier 1915 à l’hôpital temporaire 22 à Cholet (Maine et Loire) des suites de blessure de guerre.
2. Le témoignage
Journal de guerre 1914-1915. Cet opuscule a été composé par Patrick Capel, arrière-petit-fils de Georges, édité par Editions JPB à Villemandeur (45200) Loiret, ISBN 10 : 2-907055-28-3, ISBN 13 : 9782907055284, 1994, 41 pages, à partir des notes manuscrites de Georges. Ce document est consultable à la Bibliothèque universitaire Sainte Geneviève à Paris. Les notes ont la forme d’un journal quotidien s’étendant du 10 août 1914 au 15 janvier 1915 sans aucun manque. Les apports de l’arrière-petit-fils, Patrick Capel, sont limités à la dédicace, un court « avis au lecteur » et quelques lignes en forme d’ex-libris. En outre, le petit-fils Michel Capel a ajouté un commentaire de 17 lignes dans lequel il rappelle l’authenticité du texte et précise que « l’original s’effaçant petit à petit a été intégralement recopié mot pour mot par Jeanne Daguenet » la veuve de Georges. Il termine par un court paragraphe constituant un hommage aux poilus, à leurs veuves à leurs orphelins (page 41).
3. Analyse
Georges Capel appartient à la classe 1907, il a 27 ans à la déclaration de guerre. Son journal apporte peu d’éléments originaux autres que ceux que l’on recueillerait dans le JMO de son régiment, ce qui n’est pas sans intérêt étant observé précisément que le JMO du 289e RI n’apparaît pas dans le site SGA Mémoire des Hommes arrêté malheureusement au 288e RI. On n’y dispose que de ceux de la 109e brigade (à laquelle est rattaché le 289e RI), de la 110e brigade et de la 55e DIR dont ces unités sont les composantes.
Le 289e RI reçut son drapeau lors d’une cérémonie sur la place de l’Esplanade de Sens le samedi 8 août 1914 à 4 heures du soir. Le lieutenant porte-drapeau était un « enfant du pays » : M. Régnier fils du conseiller général du canton de Chéroy (source : Gaston Gaudaire, Une Ville pendant la guerre, Sens, 1914-1919, Charles Lavauzelle & Cie, 1922).
Avec son régiment Georges Capel quitte Sens le 10 août. Son parcours est ensuite celui du 289e RI faisant mouvement vers la Lorraine. Dans tout le journal l’ennemi est désigné par le vocable « les Prussiens ». Le premier engagement et les premiers morts, dont le commandant Blomme Benjamin Aimé, tué « par le premier obus » (source : Memorialgenweb fiche n° A 284265) sont mentionnés le 25 août dans le secteur de Brainville Porcher, dans la Meurthe-et-Moselle (le texte retranscrit porte « Poncey » mais il s’agit très vraisemblablement d’une erreur de retranscription, il s’agirait plutôt de Porcher à 6 km à l’ouest-nord-ouest de Mars-la-Tour). Après cet épisode de la « bataille des frontières, le 289e RI se replie sur Saint Mihiel et Sampigny.
Embarqué par chemin de fer le 28 août, le régiment fait mouvement vers l’Oise à Tricot pour faire partie d’une nouvelle armée, dite 6e armée, sous les ordres du général Maunoury. Puis une marche de 25 km l’amène à Roye dans la Somme. C’est à nouveau une retraite et, de retour dans l’Oise, le 30 août « la moitié de la compagnie est perdue ».
Une nouvelle marche de « 40 à 45 km » conduit le régiment à Rantigny à 7 km au nord-nord-est de Creil le 31 août. Puis à Cinqueux le 1er septembre. Suivent plusieurs déplacements indiqués par le succession des lieux d’étape pour arriver finalement après un nouveau repli – à pied – à Marly-la-Ville le 3 septembre. Le 6 septembre, Georges note : « Nous n’avons pas pris part à la bataille qui a duré jusqu’à 8 heures du soir ; les trois quarts des officiers de la Division (il en reste 17 au régiment) sont tués ou blessés, la moitié des hommes sont hors de combat. »
Quittant les approches de Paris, un nouveau mouvement est décrit jusqu’au secteur de Soissons atteint le 12 septembre. Le régiment connaît alors une succession de montées en ligne dans le secteur de Crouy (Aisne) et de repos en cantonnements dans divers villages proches de Soissons. Il relève et, alternativement, est relevé par le 246e RI appartenant à la même 55e DI mais à la 109e Brigade. Parfois aussi le 289e RI est relevé par le 231e RI de la 110e brigade.
Le 12 janvier 1915, lors de l’attaque « à la baïonnette » de la cote 132, le lieutenant est tué et Georges Capel reçoit une balle dans l’épaule. Il est évacué le lendemain sur l’hôpital temporaire n° 22 de Cholet. Il y décède le 22 janvier. Sa dépouille est ramenée à Saint Valérien le 25 janvier et il y est inhumé le 26 janvier 1915.
Les apports originaux ressortant du journal de Georges Capel sont rares. On notera essentiellement les suivants :
Un accident se produit dès le départ en chemin de fer de Sens le 10 août 1914 : son train est stoppé suite à un tamponnement en gare de Sompuis (Marne), causant 7 morts et 54 blessés. La cause en est la fréquence élevée des convois allant tous dans la même direction.
Bien que l’on distingue habituellement une phase initiale qualifiée de « guerre de mouvement » suivie d’une « guerre de position » caractérisée par la fixation du front et l’établissement de tranchées, on voit apparaître dès le 14 août le recours aux tranchées dans le secteur de Vigneulles en avant de Saint Mihiel.
Le 12 septembre il est signalé près de Cravançon devant Soissons : « À 11 heures nous avons vu fusiller deux Prussiens pour tentative de vol, nous en avons vu passer neuf autres qui doivent être fusillés pour vol à main armée. »
Le 30 octobre il est fait mention sans le nommer de la mort du général de brigade. Il s’agit du général Arrivet Paul, Blaise, Marcel, tué le 29 octobre à 10h 30 d’une balle dans la tête lors d’une visite de tranchées dans le secteur de Crouy (source : JMO 109e Brigade du 3 août 1914 au 22 mars 1915, registre 26 N 526/1 p. 20/33).
Le 12 janvier 1915, jour de sa blessure par balle à l’épaule, Georges Capel fait état de la mort de son lieutenant. Il est fort probable qu’il s’agisse en fait du sous-lieutenant De Laët Edmond, Ernest, instituteur, chevalier de la Légion d’Honneur, comme le montre sa fiche sur SGA Mémoire des Hommes. La confusion de grade est possible sous la plume de Georges Capel, rappelons que la coutume dans l’armée française est d’appeler « mon lieutenant » aussi bien les aspirants que les sous-lieutenants et les lieutenants (et même les adjudants-chefs dans la cavalerie).
Page 41, Michel Capel, petit-fils de Georges apporte une précision sur les convictions de son grand-père : « Sa femme lui tint la main dans ses derniers moments durant lesquels il garda toute sa lucidité. Il refusa d’un geste le Christ que le prêtre lui présentait dans sa dernière heure. »

Michel Mauny, janvier 2013

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Caillavel, Jean (1895-1915)

Fils d’un voyageur de commerce devenu petit entrepreneur, Jean Caillavel est né à Toulouse le 11 janvier 1895. Dans cette famille de moyenne bourgeoisie, on prend des vacances à la montagne ou à la mer, et on étudie au lycée. Titulaire du baccalauréat, Jean commence à travailler avec son père et fréquente une jeune coiffeuse, mais il est appelé au 50e RI à Périgueux en décembre 1914. Ses lettres décrivent un rata infect, un rude entraînement à la marche, une épidémie de rougeole qui fait trois morts. Il est promu caporal, « un sale grade » parce qu’on y est très embêté, puis sergent en juin 1915. Il arrive sur le front du côté de Souchez en Artois en juillet, au 21e RI. Là, il découvre et décrit tranchées et cagnas, « les différents sons des calibres », la protection contre les gaz, la soif, la fabrication des bagues, des gradés froussards. Il est heureux de recevoir des colis du pays, de rencontrer un Toulousain. Au repos, « on se sent renaître littéralement » car on peut se laver et devenir « aussi frais que le plus haut de nos embusqués ». Le thème des embusqués rejoint celui de l’incrédulité de l’arrière devant les souffrances des poilus ; les permissionnaires sont « unanimes à dire : « Que les gens sont loin de la guerre ! » » Ayant lu dans La Dépêche du 15 juillet le récit d’une manifestation patriotique aux Variétés et au Grand Café de la Comédie à Toulouse, il réplique : « Au sujet de cette guerre, si tu connais quelqu’un qui a des accès de vaillance, des humeurs de combat, qu’il vienne donc faire un tour par ici et il verra où pourra s’arrêter son enthousiasme de guerre vue de bien loin, et à ce propos, tous ces vieux revanchards, tous ces embusqués qui vont écouter la Marseillaise ou le chant du Départ aux Variétés, tête nue, qu’ils viennent seulement à l’arrière de nos lignes et nous les verrons un peu. »
Il estime nécessaire l’offensive du 25 septembre 1915 afin qu’il n’y ait pas de campagne d’hiver, et au début il la croit victorieuse. Mais, le 1er octobre, l’atmosphère de la lettre a changé : « Mon pauvre Papa, j’ai vécu des minutes horribles. […] Tous mes copains, sous-offs, caporaux ou soldats sont ou blessés ou morts. […] Je me demande encore comment j’ai pu en réchapper. […] Excuse mon style, je suis encore un peu hébété des spectacles que je viens de voir. » La dernière lettre de Jean est du 3 octobre. La boîte de chaussures réceptacle du corpus contient plusieurs lettres adressées à Jean par sa mère et retournées faute d’avoir pu atteindre le destinataire. Jean Tirefort a été tué à Souchez le 6 octobre 1915 ; son corps n’a pas été retrouvé ; il n’a jamais vu sa fille Raymonde, née le 20 mai.
Rémy Cazals
*Roger Gau, Jean, classe 1915 ou Lettres volées à l’oubli, Toulouse, Les Amis des Archives de la Haute-Garonne, 1998, 159 p.

Une édition libre accès a été créée par la suite par Roger Gau sur le liste Calaméo : https://fr.calameo.com/books/00026641321c954c09b87

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Heek, Hermann van (1894-1980)

1. Le témoin

Hermann van Heek photographié à Karlsruhe en mai 1915

Hermann van Heek nait le 7 avril 1894 à Uedem en Allemagne, dans la région de Clèves, sur la rive gauche du Rhin. Il est le huitième d’une famille paysanne de onze enfants. Plus tard, son père travaille comme aiguilleur aux chemins de fer. Ses frères deviendront artisans et ses sœurs femmes au foyer. Aidé financièrement par un riche citoyen, Hermann est le seul enfant de la famille à suivre des études universitaires. Après l’école privée d’Uedem, il fait des études au séminaire de Gaesdonck puis au lycée d’Emmerich et enfin au séminaire théologique de Münster car il se destine à devenir prêtre. Appelé sous les drapeaux en avril 1915, interrompt ses études. Après une formation d’artilleur à Karlsruhe, il est affecté au 15. Landwehr Feldartillerie Regiment d’artillerie de réserve et part début octobre 1915 sur le front français. Son fils, Karl Heinrich van Heek, qui introduit ce témoignage, nous éclaire sur la suite de son parcours après 1916. D’avril 1917 à janvier 1919, Hermann se bat en Galicie, en Crimée et dans le Caucase. Survivant à la guerre, il commence en mars 1919 de nouvelles études, d’économie, et obtient son diplôme en 1924. Quatre frères, Peter, Heinrich, Josef et Karl, sont également sous l’uniforme : les deux derniers cités ne reviendront pas de la guerre.

2. Résumé

Collectif, Un soldat allemand dans le Noyonnais. Hermann van Heek. Mon journal de guerre 1915-16. Moyenmoutier, Edhisto, 2007, 101 pages. Cet ouvrage est publié en version bilingue français-allemand.

A la suite de sa formation au 14e régiment d’artillerie à Karlsruhe, il reçoit l’ordre de rejoindre le front français le 13 octobre 1915. Ainsi débute son journal de guerre, qu’il va tenir jusqu’au 16 septembre 1916. Par Metz, la Meuse et le nord de la Marne, il rejoint l’Aisne et installe une position d’artillerie à proximité d’une creute à Ostel sur le Chemin des Dames. Mi novembre, il quitte se secteur pour celui de Noyon, installe sa pièce à Larbroye, à l’ouest de la ville et investit le débit de boissons Masson. Après des travaux de terrassements pour l’installation des officiers, il va rester à Larbroye, son château et ses environs, occupant la fonction de téléphoniste, jusqu’à la fin de son journal. Alors qu’en 1916, deux batailles sont déclenchées successivement dans la région de Verdun et dans la Somme, le Noyonnais reste un secteur relativement calme, seulement animé par quelques coups de main tel celui de la nuit du 29 au 30 avril 1916, qu’il évoque sommairement.

3. Analyse

Ce journal, publié dans le cadre d’un projet mené en histoire et en allemand par deux enseignants avec des élèves d’une classe de troisième du collège Paul Eluard de Noyon. couvre la période du 13 octobre 1915 au 16 septembre 1916, est en fait tenu sur deux carnets ; un cahier de 18×11,5 cm, terminé le 5 mars 1916, dans lequel sont listées les unités auxquelles il a appartenu. Le 6 décembre 1915, Hermann commence une autre version du journal, un carnet, d’un plus petit format, 8×13 cm, dont les entrées sont sensiblement les mêmes que dans le cahier mais plus courtes, s’apparentant à un rendu au propre de ce qui avait été écrit spontanément dans le premier cahier. Il y restitue d’abord les occupations précises d’un combattant versé dans l’artillerie et qui exerce principalement la fonction de téléphoniste. Hermann ne se contente pas de décrire ses activités militaires. Il évoque les liens qu’il établit avec les populations civiles occupées et particulièrement avec certains habitants de Larbroye. Celles-ci sont très éclairantes sur le rapport occupants/occupés et les difficultés pour vivre et s’alimenter. Le 23 novembre 1915, il dit : « Ce qu’ils mangent, vraiment je ne le sais pas. En tous les cas, ils prennent avec gratitude ce que nous leur donnons. Ils ont un triste sort, et comparés à eux, nous vivons dix fois mieux » (page 17). Cette perception peut être utilement mise en perspective avec la vision de Félix Chauvet [1] qui demeure à Passel, commune immédiatement limitrophe vers le sud. Il raconte la longueur de sa guerre, atténuée par des promenades ou encore par des parties de cartes. Il insiste aussi sur « les béquilles » qui l’aident à traverser le conflit : le soutien de la religion (on se souvient qu’il est catholique très pratiquant puisque se destinant à la prêtrise), la correspondance familiale – qui lui apprend aussi pendant son séjour dans le Noyonnais le décès d’un second frère à la guerre – et la joie de pouvoir parler le dialecte de la région de Clèves lorsqu’il rencontre des camarades du même « pays ». Au détour, de certains passages, il livre aussi ses réflexions sur la guerre.

Yann Prouillet, janvier 2013
[1] Voir son témoignage dans le présent dictionnaire in http://www.crid1418.org/temoins/2013/01/07/chauvet-felix-1860-%E2%80%93-1926/

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Grenadou, Ephraïm (1897-1979)

Il est né à Saint-Loup (Eure-et-Loir) le 25 septembre 1897. Son père était charretier et cultivateur, conseiller municipal républicain. Sa mère « gagnait dix sous par jour pour coudre la journée chez le monde ». Sortant de l’école, il devait travailler pour la famille. Son instituteur manquait de pédagogie et, bien que doué de qualités qui allaient lui servir toute sa vie, ‘Phraïm n’obtint pas le certificat d’études primaires. Alors, le travail occupait la plus grande partie du temps : « Mon père m’envoyait dans les champs dix minutes avant le petit jour, pour qu’aussitôt arrivé je puisse travailler. »
Lorsque la guerre éclate, il est assez intelligent pour comprendre qu’il vaut mieux s’engager pour quatre ans dans l’artillerie, à 18 ans, que connaître le sort des fantassins. Il servira au 26e et au 27e RAC, se faisant remarquer par sa bonne connaissance des chevaux. Autre preuve de réflexion : « De rester au dressage, on avait peur de se trouver affiché d’un seul coup et qu’ils nous aient foutus aux crapouillots. Parce que les crapouillots, c’était des canons qui tiraient d’une tranchée dans l’autre, et des artilleurs tenaient ça en ligne avec les fantassins. Les crapouillots étaient toujours repérés et les autres tapaient dedans. On avait beau ne pas être allés au front, les anciens nous disaient comment ça marchait. » Il se porte donc volontaire pour partir dans une batterie de 75, en février 1916, et il a la chance de devenir ordonnance d’un lieutenant de 20 ans. Il est désigné pour servir à table les officiers, ce qui lui fait découvrir une définition de la guerre : « Il y en a qui se font tuer et puis il y en a d’autres qui se font servir. » Ces derniers fréquentent assidûment le « bistrot qu’on appelait les Six Fesses, à cause des trois bonnes ».
Fin juin 1916, tous ont « le trac » d’aller à Verdun, mais on les déplace vers la Somme. Grenadou assiste aux combats de l’infanterie et se dit : « L’artillerie, c’est quand même de la rigolade à côté de ça. » Peut-être à cause du choc reçu lorsqu’il se trouve avec des boyaux humains plein les mains, il tombe malade et il est évacué en septembre. À l’hôpital, il se souvient qu’une bonne amie lui a donné des médailles pieuses, il les arbore à son cou et : « Les jeunes filles du pays, la femme du notaire, toutes les dames de la ville s’occupaient de nous. Des dévotes. Elles me posaient des cataplasmes et quand elles ont vu toutes les médailles de Désirée, j’ai été soigné mieux qu’à la maison. » Il repart en janvier 1917 pour un secteur calme, dans le Haut-Rhin. Au cours de l’année 1916, il fait des remarques corroborées par ailleurs : les cadavres dont les poches sont retournées par les voleurs ; l’arrivée ultra-rapide de l’obus de 88, avant qu’on ait entendu le départ ; un commandant lâche qui ne sort pas de son trou et un autre, courageux, que tout le monde aurait suivi ; l’autocensure des lettres aux parents, pour ne pas dire que ça va mal ; le souci de rencontrer des gars « du pays » pour parler et boire un litre ; l’obsession de sauver sa peau avant tout.
Lors de l’offensive Nivelle, son régiment fait partie des troupes de poursuite. Les chefs annoncent : « Vous arriverez quand l’attaque aura crevé le front allemand. Et alors, en rase campagne ! Vous coucherez à Laon. » Mais c’est un échec ; les troupes de poursuite s’entassent sans pouvoir avancer et forment une cible parfaite pour l’artillerie ennemie. La désorganisation est totale. Plus tard, des chasseurs, lassés d’attendre une relève qui ne vient pas, décident de s’en aller. À l’ordre de raccourcir le tir pour les atteindre, certains artilleurs désobéissent ; d’autres acceptent et les fantassins qui sont arrivés jusqu’aux batteries « ont foutu des coups de baïonnette aux artilleurs ». Les mêmes chasseurs menacent leurs officiers de leurs mitrailleuses pour réclamer des permissions et, quand ils les obtiennent, la « mutinerie » cesse. Le 10 novembre, le régiment part pour l’Italie où il reste jusqu’en mai 1918, constatant que les Autrichiens sont moins solides que les Allemands. Il participe à la contre-offensive de l’été 1918 mais, en septembre, « tout le monde commence à mourir de la grippe espagnole ». Le 11 novembre, alors qu’Ephraïm est en permission dans son village natal, les cloches annoncent l’armistice. Il peut alors voir sa promise et lui dire : « La guerre est finie et je suis point mort. » Il doit cependant terminer la quatrième année de son engagement. Dans le Nord et en Belgique, il décrit des représailles contre des collaborateurs. Il est finalement démobilisé, il se marie et gère ses biens de main de maître à travers la crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale.
Le récit oral d’Ephraïm a été enregistré par Alain Prévost (60 heures de magnétophone). La partie sur la guerre de 1914-1918 occupe environ un tiers du livre qui en est résulté.
Rémy Cazals
*Ephraïm Grenadou, Alain Prévost, Grenadou paysan français, Paris, Le Seuil, Points Histoire, 1978 [1ère édition 1966].

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Mare, André (1885-1932)

Né à Argentan (Orne) le 31 janvier 1885, André Mare a fait l’école des Arts décoratifs, qui lui a donné un métier lui permettant d’avoir pignon sur rue et aussi d’assouvir sa passion pour la peinture. Il fréquente Fernand Léger, Dunoyer de Segonzac, Rouault, Marie Laurencin, etc. Marié en 1910, il a deux enfants lors de la mobilisation. Pendant la guerre, il tient des carnets sur lesquels il fait dessins et aquarelles au cubisme de plus en plus affirmé, un style qu’il considère comme propre à traduire la destruction et à « aller au-delà de la description de ce que l’on voit pour exprimer plus profondément ce que l’on sent ». Son évolution est sensible à travers une série d’autoportraits. À partir d’août 1915, il pratique la photographie et colle des clichés sur les pages du carnet, qui portent aussi une chronique, tenue de manière irrégulière. Ses lettres à sa femme permettent de compléter et d’éclairer le contenu des carnets.
Il commence la guerre comme artilleur, d’abord à Hirson, à la frontière belge, puis à proximité de Paris où les travaux de terrassement lui laissent le temps de se rendre en ville pour s’occuper de ses affaires. Le 31 juillet 1915, il arrive à Valmy où il exerce successivement les fonctions de pointeur, de terrassier, de convoyeur. Il fait la remarque de beaucoup de soldats dans son cas devant l’attitude des anciens : « On réclame la fin et j’ose à peine exhaler mon optimisme devant des hommes qui sont là depuis un an. Le corps colonial, que l’on met à toutes les sauces, que l’on appelle, avec les zouaves, à toutes les occasions, qui n’a jamais de repos, réclame une grande et dernière offensive et a fixé une date, à la suite de laquelle il ne marchera plus. Les fantassins ne veulent plus rien savoir. » Il assiste aux préparatifs de l’attaque de septembre en Champagne ; il croit au succès, puis il constate le prix payé pour une médiocre avance. Il n’hésite pas à critiquer les grands chefs et les erreurs de l’artillerie qui tire sur les fantassins amis.
En décembre, il est réclamé aux sections de camouflage : « Entre casser des cailloux où mes bras n’ont guère l’aptitude et faire de la décoration pour l’armée, je n’hésite pas ! » Il travaille alors à Amiens et à Vimereux avec les Anglais, à produire de fausses écorces d’arbres pour cacher des observatoires, à peindre les canons de façon à ce qu’ils se fondent dans le paysage, à tendre des toiles peintes pour masquer une route, etc. Lors de l’offensive de la Somme, André Mare prend des photos sinistres. Il critique les artistes embusqués, alors qu’il se trouve lui-même proche des premières lignes, où il est blessé, le 12 mars 1917 par des éclats d’obus au cou et à la cuisse. Qualifié de « veinard » par majors et infirmières, il est opéré par Georges Duhamel, puis il peut prendre quelques mois de convalescence. À peine revenu sur le front, en septembre, il est envoyé en Italie où ses premières impressions sont négatives : un monde en trompe-l’œil ; les officiers cherchent à s’embusquer ; le défaitisme des soldats est organisé par les curés. Mais il peut faire du tourisme et il est séduit par la lumière : « La couleur est uniformément chaude, les ombres aussi, la gamme va des ocres aux bruns profonds, le ton moyen est le jaune indien, avec quelques noirs de feuillage et des gris très légers. On ne peut comprendre la vérité scrupuleuse des artistes anciens, combien ils sont servilement près de la nature, si l’on n’a vu cela. Le pays est fait sous le soleil, il est incompréhensible sans lui. L’architecture ne s’explique pas autrement. La répartition des lumières équilibre le tout. »
De retour en France, il participe à l’offensive finale des Alliés, une avance trop rapide pour que le camouflage soit utile. Cela ne se fait pas sans casse ; il voit « des carcasses de tanks un peu partout » et il écrit qu’il en a assez « de la charogne, de l’ypérite ». La fin approche : « À la nouvelle de l’arrivée des parlementaires dans Saint-Quentin, on dansait et on s’embrassait, y compris les Boches prisonniers. » Et le 11 novembre : « Aujourd’hui, ça y est, c’est fini… C’est tellement étonnant que ça écrase. » C’est André Mare qui va réaliser le cénotaphe dédié aux morts pour le défilé de la victoire du 14 juillet 1919, un projet controversé. Après la guerre, il travaille dans la décoration, l’illustration de livres et la peinture, abandonnant peu à peu le cubisme. Il meurt, à 47 ans, le 3 novembre 1932.
Rémy Cazals
*Carnets de guerre 1914-1918, André Mare présenté par Laurence Graffin, Paris, Herscher, 1996, 136 p., nombreuses illustrations tirées des carnets.

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Joly, Emile (1863-1918)

Né à Toulon le 17 mai 1863, cet avocat, radical-socialiste, s’est installé à Mende (Lozère) où il s’est marié en 1887 et où il a eu un fils unique, Paul, né en 1889. Émile Joly est élu maire de Mende en 1908 et réélu en 1912. Il va donc gérer les affaires communales pendant la difficile période de la guerre, tandis que Paul est sous-lieutenant au 81e RI. Du 30 avril 1916 au 14 décembre 1918, Émile Joly tient les 943 pages de son journal. Il y décrit la vie quotidienne, la forte hausse des prix, les foires perturbées, les réquisitions, les mesures contre la prostitution, les envois de colis aux prisonniers mendois en Allemagne, le remplacement des enseignants par des demoiselles, les paysans qui monopolisent les pièces et refusent les billets de banque, la taxe du prix des pommes de terre qui vide les marchés, la récupération du cuivre alors qu’on s’était moqué des Allemands lorsqu’ils l’avaient instituée… Il note qu’en 1916 le communiqué officiel n’intéresse plus la population, que les emblèmes nationaux marqués du cœur de Jésus, abondants au début, ont à peu près disparu, que les établissements d’enseignement sont transformés en hôpitaux, tandis que les cours sont dispensés dans des locaux de fortune dispersés à travers la ville. Le 10 mai 1916, un individu est condamné « pour avoir vendu et tenté de vendre à des militaires un liquide ayant la propriété de provoquer une éruption de boutons d’apparence assez sérieuse pour retarder le départ au front ». Le 20 novembre 1916 et les jours suivants, le maire patriote s’étonne et s’attriste de voir des permissionnaires « découragés, pessimistes et haineux contre les députés, les ministres et le gouvernement ». « Ils en ont assez. La campagne d’hiver, dans la neige, sous la pluie, dans la boue et la vermine, fait d’eux des révoltés. On les plaint, mais on n’a pas le courage de les contredire. » [Sur la vie à Mende pendant la guerre, voir aussi la notice Jurquet Albert.]
Dès le début, le maire de Mende souligne sa situation peu enviable quand il s’agit d’aller annoncer le décès d’un soldat dans une famille. Le 16 juin 1916, il précise : « Verdun nous aura coûté bien cher. Le nombre des Mendois tombés dans cette formidable bataille est déjà grand, et tout fait prévoir qu’il va s’accroître encore, car dix familles sont sans nouvelles depuis près d’un mois. […] Depuis quelques jours, je vis des heures bien pénibles. Je ne sais rien et ces pères désolés, ces mères en larmes, ces sœurs désespérées, ces épouses affolées croient que je sais quelque chose et que, par pitié pour eux, je ne veux rien dire. En ce moment les fonctions de maire sont cruelles à remplir. Il faut consoler ceux dont la douleur est inconsolable. Il faut donner de l’espoir quand on est convaincu que tout espoir est perdu. » Et, le 16 novembre 1916 : « Ces jours-ci, les morts vont vite. La Somme nous coûtera autant, sinon plus que Verdun. » Un an plus tard, jour pour jour, Émile Joly pousse un cri de souffrance : il vient d’apprendre la mort de son fils ; il déborde de haine contre les Allemands et veut se venger. Il entreprend des démarches pour s’assurer que Paul a eu une tombe décente. On lui répond qu’on ne pouvait sacrifier des vivants pour récupérer un mort et qu’on a fait ce qu’on a pu. Le père le concède et s’enferme dans sa douleur. Il meurt le 29 décembre 1918, quinze jours après avoir cessé de tenir son journal.
Rémy Cazals
*Des extraits du journal d’Émile Joly sont publiés par Yves Pourcher dans Les jours de guerre, La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Plon, 1994. Merci à Yves Pourcher et à Samuel Caldier pour les renseignements biographiques.

* L’ensemble du texte sera publié par Jules Maurin en 2018.

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Danré (née Darras), Thérèse (1883-1978)

Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.

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Chauvet, Félix (1860-1926)

1. Le témoin

Félix, Louis, Amédée Chauvet est né en 1860 à Paris, de François Chauvet et de Marie Louise Deffauchaux, tous deux aubergistes à Bailly (Oise). A 21 ans, il travaille dans l’entreprise familiale et se marie à Jeanne Sophie Senez, née à Ribécourt (Oise). Trois enfants, Charlotte Hélène, dite Louise, Maxime Félix, dit Lucien et Félix Léon, dit Louis, naîtront de cette union. En 1883, il demeure à Paris, puis revient dans l’Oise, à Ribécourt en 1911, à Dreslincourt, puis à Passel, dans la maison de sa mère, décédé en 1911. C’est là que la guerre trouve Félix et Marie. Ils vivent également avec la belle-mère de Félix, avec laquelle il a des relations manifestement conflictuelles tant elle semble vivre « pour ainsi dire en dehors des évènements » (page 46). En 1917, à une date non précisée, ils sont évacués de Passel et leur maison est entièrement détruite par les combats de 1918. Vivant sous régime d’occupé, il n’apprend que très tardivement que son plus jeune fils Léon a été tué à Saint-Thierry, près de Reims, le 19 septembre 1914. Il sera et ramené au caveau de Passel en 1921. Lucien, prisonnier, survivra au conflit et Louise assistera sa mère dans la maison familiale jusqu’à sa mort. Un temps conseiller municipal, Félix est déclaré comme rentier au moment de son décès. Etant devenu sourd, il meurt le 2 décembre 1926, happé par un train qu’il n’avait pas entendu au passage à niveau de Ribécourt. Son épouse lui survit jusqu’en 1952, année de sa mort dans sa 90e année.

2. Le témoignage

Chauvet, Félix, Mémento de guerre de M. Félix Chauvet. Journal d’un habitant de Passel pendant l’occupation allemande, Chiry-Ourscamp, Patrimoine de la  Grande Guerre, 2011, 140 pages.

Félix Chauvet, qui habite une grande maison dans le petit village de Passel, débute un journal de guerre le samedi 12 août 1916, au « 738e jour de guerre, 708e jour de l’invasion allemande », sous forme de « mémento de la guerre en souvenir de [s]es enfants »
(page 6). Il pense écrire peu de temps, toujours confiant d’une libération prochaine, malgré deux ans de guerre déjà : « En commençant ces pages, j’avais dans l’idée que je ne les ferais pas bien longtemps. Un peu de supputation chez moi. Je me disais à ce moment-là que je voulais faire un recueil des évènements de la guerre si, le cas échéant, elle devait se terminer bien vite » (page 29). De fait, la durée de la guerre comme le bruit du canon seront les préoccupations récurrentes de son récit. Il se raccroche ainsi à n’importe quel signe qui pourrait être annonciateur de la réduction de sa peine : l’arrêt du travail de la terre par les soldats (page 62), la réquisition des vaches (pages 63 et 65), ou même les prédications de madame de Thèbes (pages 128 et 137). Le village, proche de
Noyon, est donc sous l’occupation allemande depuis plusieurs mois et sous la menace d’un front qui se situe à moins de dix kilomètres. D’ailleurs, il revient sur les mois précédents, formant ainsi une rapide histoire de Passel de 1914 à 1916. Il termine son récit après 175 journées le 2 février 1917, sans expliquer cette interruption. Madame Jasmine Party, épouse de Henri Mills, arrière petit-fils de Louis Chauvet évoque juste une évacuation sur Noyon « peu après la fin de ce journal » (page 138).

3. Analyse

Assez ténu, le regard de Félix Chauvet ne diffère pas fondamentalement des témoignages de civils occupés, entre claustration, espoir mais aussi menace d’un front trop proche, et brimades (celle d’un « interprète » chargé des basses œuvres de l’exhaustion de Passel occupée). Ainsi, il résiste, cache les pommes de terre puis « tout ce que nous jugeons utile » dans des trous dans le jardin, ou le bûcher, les outils (pages 42 et 48), etc. Pourtant, le côtoiement des Allemands, qu’il héberge, officiers et ordonnances, à la maison, ne lui pose pas de problème insurmontable. Il a fini par apprendre quelques rudiments de langage (page 13), s’en accommode et recherche par fois même la compagnie de l’occupant, tant il manque d’un interlocuteur pour converser. Est-ce une raison supplémentaire de la tenue de son journal ? A l’instar de Clémence Martin-Froment [1], qui elle sera inquiété pour se motif après-guerre, il dit avec honnêteté, parlant des Allemands : « Il y en a parmi eux qui sont bons et qui vivent avec nous sans haine ou du moins, ils ne le font pas voir » (page 101). En tous cas, il semble que les relations très tendues avec les deux femmes qui partagent sa vie dans la maison familiale génèrent chez lui un manque de vie sociale qu’il tente de combler par ces pages. Il dénonce à plusieurs reprises l’absence de solidarité entres les habitants de Passel (pages 42 et 130). Aussi, il a une certaine compassion, notamment à l’endroit des filles-mères d’enfants allemands (page 95 et 126). Il analyse ainsi leur situation : « Il me semble qu’elles ont droit à de l’indulgence car par ces temps que nous vivons, la plupart de ces femmes n’ont succombé que par le besoin. Alors, il arrive ce qui est arrivé. C’est qu’en échange d’un peu de bien être que les soldats leur donnaient, elles accordaient leur faveur. Quand il faut vivre constamment depuis deux ans et plus, avec des hommes qui, de leur côté, sont heureux de rencontrer de la sympathie, il est, ou il doit être difficile de se garantir contre ces évènements et, si beaucoup sont restées sages, c’est qu’elles avaient des parent pour les protéger » (page 102).

Yann Prouillet, janvier 2013

[1] Voir dans le présent dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/.

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