Hubinet, Emma (1875-1969)

1. Le témoin

Emma Hubinet naît le 11 novembre 1875 à Glageon (Nord) d’une famille bourgeoise et industrielle ; les tissage et corderie Louis Hubinet, fondée par son grand-père. Charles Hubinet, son père, filateur, ancien combattant volontaire de la guerre de 1870, décoré de la Légion d’Honneur (1906) et son épouse, Emma Dubois, ont eu trois enfants ; Louis (1870-1944), Emma et Nelly (1878-1966). Emma se marie le 6 mars 1905 à Achille Boulanger, négociant en laine, avec lequel elle aura deux enfants ; Roseline (1905-1994) et Didier (1907-1947). A la mort de son père le 2 novembre 1913, elle aide sa mère à diriger la filature familiale, laquelle sera détruite par les Allemands qui l’incendient en quittant le territoire le 6 novembre 1918. Elle bénéficiera des dommages de guerre pour reconstruire l’usine qui deviendra la filature du Petit Glageon en 1929. La suite de la vie du couple n’est pas connue et Emma Boulanger-Hubinet décède à Montmorency (Val-d’Oise) le 13 février 1969.

2. Le témoignage

Buthine, M.-A. Entre l’enclume et le marteau (1914-1918). Paris, imprimerie Paul Dupont, 1932, 343 pages, non illustré.

Sous un nom d’emprunt, formé par l’anagramme de son patronyme et les initiales phonétiques de son prénom, Emma Hubinet met un zèle tout particulier dans l’ouvrage à protéger le véritable état-civil de sa famille et le nom de sa commune, Glageon, gros village de près de 2 850 habitants (1911) presque limitrophe à la Belgique. Les quelques éléments fournis dans l’ouvrage confirment toutefois que sont bien évoqués sa mère, son père, décédé en 1913, et ses deux enfants, âgés de 9 et 7 ans à la déclaration de guerre. De fait, c’est également l’histoire de Glageon et de la filature Louis Hubinet pendant la Grande Guerre qui sont racontés par Emma. Passés les premiers jours d’août 1914, où elle assiste à la mobilisation de cette commune de l’Avesnois, au sud de Maubeuge, elle est prise en voiture dans l’exode des populations frontalières et belges (page 17) alors qu’arrivent les Anglais en renfort. Mais Maubeuge capitule, Achille, son mari, part alors pour la captivité, et la région est envahie dès les premiers jours de septembre 1914. Commence alors une longue et douloureuse occupation et le lent dépeçage de ses biens et de l’usine familiale à coups de perquisitions (une vingtaine en tout) et de réquisitions de tout ce qui peut servir à l’occupant. En mai 1915, pour avoir critiqué le fait que « dans les régions envahies, nous étions empoisonnés par la Gazette des Ardennes » (page 91), elle écope de 10 jours de prison au Château des Carmes de Trélon, car elle refuse de payer une amende de 100 marks. De forte personnalité, elle multiplie les actes de « résistance » par « un esprit frondeur qui se manifeste en toutes occasions » (page 113), et qui lui vaut, le 5 février 1916, une nouvelle condamnation, cette fois-ci à 3 mois de prison à purger en Allemagne, à la prison de Trier (Trêves) puis Siegburg. De retour à Glageon, elle continue de s’opposer à l’exhaustion de son patrimoine industriel et écope d’une nouvelle condamnation de 3 mois de prison, en avril 1917, pour sa mauvaise volonté devant les « réquisitions », ainsi que du surnom de « madame Capitaliste » (page 208). En effet, politiquement, elle dit des socialistes : « Tous nos conseillers municipaux sont socialistes, Les belles doctrines du parti ; l’égalité des classes, le partage intégral, l’entr’aide sociale, nul parmi eux ne les a pratiquées ; elles se sont effritées sur les pierres de touche de l’égoïsme, et du népotisme. La guerre a arraché leurs masques » (page 329). 1917 est une année difficile au point de vue alimentaire – en témoignent les tableaux comparatifs des rations des aliments de première nécessité reproduits pages 257 et 258 – aussi œuvre-t-elle par pétitions à la C.R.B. (Commission for Relief in Belgium) à améliorer le sort de ses compatriotes. Le 6 novembre 1918, elle assiste accablée à l’incendie de la filature familiale et aux destructions d’une armée allemande en retraite. La libération apporte en effet des exactions que l’occupation n’avait pas vu commettre. La fin de la guerre n’arrête pas son récit qui évoque l’épuration, jusqu’au procès de Lille, où elle est convoquée comme témoin en avril 1921. Elle ressort de cet immédiat après-guerre avec le sentiment d’un « assainissement » inachevé (page 339). Elle termine son récit sur des phrases prémonitoires, écrites en mars 1932, et frappées au coin de la fatalité : « On n’est bien persuadé à présent qu’une nouvelle guerre est inévitable. L’Allemagne ne se résigne pas, elle élève ses enfants dans le culte de la revanche. A la tête des agitateurs, l’épileptique Hitler domine la masse populaire, et déchaînera l’abominable cataclysme » (page 343).

3. Analyse

L’histoire de la Résistance française pendant la Grande Guerre reste à écrire. Le journal d’Emma Hubinet en est une indéniable contribution par le témoignage d’une résistante inertielle d’une chef d’entreprise en zone occupée. Car elle est véritablement une personnalité ; bourgeoise cultivée et volontaire, elle représente les rares prises de parole du monde industriel [1] qui fut lui aussi victime de la Grande Guerre et qui a concouru également pour une large part à la résistance intérieure sous l’occupation, en tentant de limiter l’apport forcé à l’économie de guerre allemande. Elle multiplie donc, outre sa mauvaise volonté permanente, les soustractions de matières premières aux perquisitions, et développe des trésors de ressources pour en dissimuler le plus possible aux visites domiciliaires, jusqu’aux linges « cachés dans les jardins, dissimulés dans les haies, ou confiés aux voisins déjà perquisitionnés » (page 278). C’est très souvent le motif qui va occasionner ses condamnations à la prison, augmenté d’un comportement d’opposition systématique et de bravade exaspérant pour l’occupant. En fait, elle effectue un travail de sape psychologique qu’elle pense effectif quand elle constate que « les soldats partent démoralisés, sans entrain, l’âme endeuillée » (page 280) après ses entrevues. Alors qu’elle écrit en 1932, elle confie : « Même à l’heure actuelle, écrivant après de longues années le récit de mes souvenirs de guerre, j’ai un tel respect pour les cachettes, restées inviolées, que je n’en livre pas le secret, me souvenant des difficultés accrues en France libre les moyens dont on usait pour tromper les Allemands ; ceux-ci étaient finalement renseignés par leurs espions » (page 64). Elle enterre en effet le vin (page 107) ou ses tuyaux de cuivre ; « ce cuivre-là au moins ne fut pas converti en munitions » (page 85). C’est très vraisemblablement le statut social de la réfractaire qui lui évitera la déportation et les camps de travail. Toutefois, sa non participation à un réseau actif de résistance ne lui confère pas toutefois le statut d’une Louise de Bettignies avec laquelle elle sera par ailleurs incarcérée (page 163). Sa vision des Allemands est bien entendu sans complaisance ; « les jeunes officiers ressemblent pour la plupart au Kronprinz ; sans doute copient-ils ses manières et accommodent-ils leurs visages dans ce but » (page 42). Plus loin, elle revient sur les images d’Epinal d’un Allemand voleur mais qui « avait épargné la pendule. Ce procédé confirme la remarque faite depuis l’invasion. Les Allemands que l’on a appelés, après la guerre de 1870, LES VOLEURS DE PENDULES, n’ont garde de les prendre au cours de cette campagne ; elles sont sacrées, ils n’y touchent pas, d’accord sans doute avec les ordres des chefs » (pages 227-228). Elle rapporte la francophobie alimentée par l’armée allemande : « (…) je rappelle un ordre donné à la population allemande, par le général teuton Liebert, dont j’ai eu connaissance après la guerre : « Quiconque sur le sol allemand prête à un Français un toit ou un abri, quiconque serre sa main maudite, quiconque ne le méprise, et ne le hait pas jusqu’à la mort, quiconque le juge digne d’un regard, doit être considéré comme un misérable sans honneur » (pages 241-242). Elle évoque enfin, comme nombre d’autres témoins, l’odeur de l’ennemi[2], sentant « autant que des fauves » (page 302). Mais également, elle leur trouve quelques similitudes avec les combattants français : « Il y a un antagonisme profond entre les soldats du front, et les embusqués des services de l’arrière » (page 209). Elle décrit aussi les prisons et leur population ; otages, inculpés, prisonniers, ayant des conditions de réclusions spécifiques (page 101) ou des vêtements personnalisés (page 138). Emma liste les raisons possibles d’une peine d’incarcération : « refus du salut, insoumission au travail, carte d’identité oubliée ou perdue, utilisation d’objets réquisitionnés, course sans passeport, commerce d’aliments de fraude » (page 214) mais aussi conservation de lait ou de beurre pour les fermiers, utilisation du mot boche, etc. Elle note une différence de traitement entre les populations belges et françaises envahies (page 211). Elle dévoile les multiples subterfuges dont elle use pour tromper la censure et la surveillance des courriers, change de nom, de profession (page 194), de statut, de style d’écriture, passant la correspondance par la Belgique toute proche (page 104). Des ruses similaires sont employées pour faire passer des victuailles aux prisonniers (page 213). Le conflit durant et malgré l’aide de la C.R.B. du comité hispano-américain, l’alimentation et la vie quotidienne deviennent de plus en plus difficiles ; augmentation du prix des denrées (notamment pages 243 et 257), les feuilles séchées de noyer remplacent le tabac (page 253), il n’y a plus de chaussures (page 267), les inconfortables matelas « en poils de bêtes » (page 279), etc. Bien entendu, elle garde, même après-guerre  une profonde aversion contre l’occupant : « (…) des équipes de prisonniers allemands, sous la direction de gardiens inflexibles, réparent les dégâts des leurs. (…) J’éprouve même un réconfort intense à voir ces pelotons peiner, suer, car je les ai vus à l’œuvre et je sais comment ils traitaient les nôtres » (page 332).

Yann Prouillet, février 2013


[1] Emma Hubinet rappelle le témoignage de Marie Cuny, industrielle vosgienne de la zone libre. Voir sa notice dans le présent dictionnaire ou sur http://www.crid1418.org/temoins/2012/12/03/marie-cuny-nee-boucher-1884-1960-et-georges-cuny-1873-1946/.
[2] Lire à ce sujet l’étude de Courmont, Juliette, L’odeur de l’ennemi. Paris, Armand Colin, 2010, 184 pages.

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Guy, Lucien (1890-1975)

1. Le témoin

Lucien Guy, cliché de studio avant la Grande Guerre

Lucien Guy naît le 10 juillet 1890 à Bonneville (Haute-Savoie) de Albert et de Dupuis Madeleine. Il est étudiant en droit quand se déclenche la Grande Guerre.  Blessé en octobre 1914 et réformé en 1915, il ne retourne pas au front. Il épouse une Suissesse, Louise Andrée Thorens (née en 1902), le 14 décembre 1925 à Collonge-Bellerive (Suisse). Après-guerre, il devient directeur de banque. Erudit, il écrit une histoire de « Bonneville et ses environs », publiée en 1922. Il décède le 28 août 1975 à Thonon-les-Bains.

2. Le témoignage

Guy, Lucien, Souvenirs de la campagne 1914. Mes 90 jours au 97e régiment d’infanterie alpine. Lucien Guy, musicien-brancardier, L’Argentière-la-Bessée, éditions du Fournel, 2007, 127 pages.

L’auteur de ce petit carnet évoquant 90 jours de campagne commence sa guerre comme musicien-brancardier au 97e RIA. La reproduction en frontispice de l’ouvrage de courriers datés de 1912 et 1913, émanant de camarades militaires, semble indiquer qu’il a choisi de faire de la musique pour échapper quelque peu aux rigueurs du dressage militaire durant son service militaire. La guerre déclarée, il suit le régiment dans son entrée en campagne en Alsace, puis son transport dans le nord du massif et du département des Vosges pour participer aux combats de La Chipotte, en août et septembre 1914. Le 15 septembre, au vu des pertes subies, la musique du 97e est dissoute. Après une courte période d’occupation des premières lignes en cours de cristallisation dans le secteur de Badonviller (Meurthe-et-Moselle), il est déplacé en Artois, où il subit de terribles épisodes de bombardements dans le secteur d’Arras. Très légèrement blessé par un mur qui s’est abattu sur lui, il obtient une journée de repos dans une ambulance du faubourg Saint-Nicolas à Arras. C’est là qu’il est gravement blessé le 23 octobre 1914 par un éclat d’obus au thorax. Déclaré inapte à poursuivre la guerre le 16 février 1915, il est réformé n°2 le 1er septembre suivant et ne retournera jamais au front.

3. Analyse

Lucien Guy est à la caserne du 97e à Chambéry quand se déclenche la guerre. Il voit une ville patriote et surexcitée, fêtant son régiment (page 25), et voit « défiler une longue caravane d’Italiens, vêtus de défroques hétéroclites, portant à la main, dans un linge, quelques hardes constituant leur unique richesse » (page 26). Sa campagne débutée, il glane des balles et des équipements allemands (page 35) et décrit un accueil des Alsaciens qu’il « libère » différent selon les générations : « Tandis que mes camarades préparent le repas dans un verger, je vais causer avec ces nouveaux compatriotes. Les vieux sont restés français et nous voient d’un bon œil. La nouvelle génération nous accueille assez froidement et semble ignorer complètement l’ancienne langue du pays » (page 36). Son baptême du feu à Flaxlanden (Haut-Rhin) est une attaque française au son de la clique (page 38). Musicien, il est aussi brancardier, assainisseur du champ de bataille et cuisinier. Suivent ainsi quelques description intéressantes de l’émotion d’une primo inhumation (page 55), de la vue du premier mort allemand (page 64), ou d’une marche de 60 kilomètres qui égraine les traînards, dont lui, ramassés par des bus (page 81). En Artois, il est pris sous un feu roulant, qu’il décrit destructeur comme une tornade, bombardement qu’il subit avec angoisse sans échappatoire possible (page 92). Sa relation de l’après combat et de l’aspect du champ de bataille est aussi impressionnante (page 96). Comme nombre de témoins, le « tableau grandiose et terrifiant ! » (page 101) d’un bombardement de nuit sur et autour d’Arras atteste du grand spectacle qu’est parfois la guerre.
Yann Prouillet, février 2013

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Lambert, Eugène (1876-1956)

1. Le témoin

L’auteur ? photographié après guerre dans sa cellule d’Ehrenbreitstein

Eugène Lambert naît à Mainvilliers (Moselle) en 1876. Marié à Marie, il a trois enfants ; une fille, un fils, Rémi et Suzanne, qui naît en 1914 alors qu’il est en captivité. A la déclaration de guerre, il travaille au journal francophone le Lorrain à Metz. Francophile, secrétaire du comité du Souvenir Français de Noisseville (Moselle), il deviendra après-guerre publiciste, président du Syndicat d’initiative et à ce titre membre fondateur de la Foire d’automne de Metz, ville dans laquelle il est socialement très actif. Conseiller municipal messin, vice-président de l’Amicale des anciens incarcérés politiques d’Ehrenbreitstein, il reçoit le 12 juillet 1935 la médaille d’honneur (vermeil) de la Reconnaissance française pour ses actions de propagande francophile alors qu’il était sous l’uniforme allemand. Il décède à Metz le 7 mai 1956.

2. Le témoignage

Lambert, Eugène, De la prison à la Caserne ! Journal d’un incarcéré politique d’Ehrenbreitstein. 1914-1918. Metz, imprimerie Paul Even, 1934, 234
pages, (tirage limité à 250 exemplaires).

Eugène Lambert, se sachant recherché, est arrêté dans les bureaux du journal Le Lorrain le matin du 1er août 1914 et conduit à la prison militaire de la Place Mazelle, rue Haute Seille à Metz. Il en est extrait dès le lendemain pour être acheminé à la forteresse d’Ehrenbreitstein à Coblence, au bord du Rhin. Il reste incarcéré dans les fameuses casemates comme prisonnier politique, sans jamais connaître la raison de son arrestation. Le 24 septembre 1914, il fonde au sein de la forteresse, avec quelques détenus, « L’Union », « société des détenus politiques d’Ehrenbreitstein » (page 79).
Ayant la confiance des détenus, il est même mandaté pour tenir leurs comptes (page 83). Mobilisable dans l’armée allemande, il est transféré le 25 février 1915 de la prison à la  caserne Ravensberg du 66e régiment d’infanterie allemand de Magdebourg (Saxe-Anhalt). Sous-officier, il occupe plusieurs fonctions et est muté dans un régiment territorial (à Quedlinbourg) le 15 mai 1915, suite à sa simulation d’un problème au cœur. Usant, comme beaucoup (voir page 229), de tous les subterfuges pour paraître malade, y compris en perdant anormalement du poids, sa crainte ultime est d’être muté sur le front russe dans un régiment combattant. Il sera d’ailleurs l’un des rares sous-officiers lorrains à ne pas y être affecté. A  Magdebourg, affecté au 1er territorial, il est notamment affecté comme geôlier – lui qui a été détenu 7 mois en forteresse – à la garde de prisonniers belges. Surpris à leur parler français, alors qu’il leur fournit des informations, il est déplacé le 15 juin 1915 à Altenbourg (Thuringe) au 153ème régiment d’infanterie d’active. Considéré comme suspect, il y est particulièrement surveillé mais échappe à plusieurs commissions médicales qui veulent l’affecter en Russie. Il a en effet une certitude : « (…) on veut se débarrasser de moi, j’en ai la ferme conviction. Je n’arriverai jamais au front, me dis-je, ou si j’y arrive, je n’y serai pas longtemps. Sans doute, quelque gradé aura mission de me nettoyer de propre façon » (page 139).
Reclus dans son régiment, dans lequel il va rester jusqu’à l’Armistice. Il finit par obtenir enfin une permission en mai 1918 et retourne à Metz où, le
17, chez lui, il déclare paradoxalement : « Pour la première fois depuis la guerre, j’ai entendu le canon » (page 203). A Altenbourg, au fil des mois, il débute une propagande zélée de « doctrines antimilitaristes, antiprussiennes et francophiles [dans une] Saxe (…) foncièrement socialiste » (page 153) et va même jusqu’à fonder le 19 mai 1917 « l’Espérance », « journal manuscrit clandestin à l’image des compagnons d’exil. Paraissant en Barbarie ». Hebdomadaire écrit en français, et destiné à donner des nouvelles aux prisonniers des environs, il paraîtra jusqu’à la fin. Eugène Lambert vit ainsi le lent mais inexorable enfoncement de l’Allemagne dans la crise morale et alimentaire qui va amener à la situation révolutionnaire de l’automne 1918. « Singulier spectacle que ce peuple victorieux et mendiant » dit-il le 18 juillet 1915. Le 11 novembre, « cette fois, c’était bien la délivrance » (page 212) et le seul but qui maintenant le préoccupe est le retour en homme libre dans une Lorraine redevenue française. Il quitte Altenbourg le 17 novembre et, après avoir traversé une Allemagne où « l’anarchie règne en maîtresse » (page 215), Eugène Lambert arrive à Metz le 25 novembre 1918 et retrouve enfin sa famille.

3. Analyse

Deux ouvrages de volumes sensiblement égaux composent ce journal d’un « Malgré nous »[1] ; le journal d’un incarcéré et les souvenirs d’un Lorrain sous l’uniforme allemand. Francophile propagandiste, le témoignage d’Eugène Lambert est forcément partial mais nombre d’informations subsistent sur la vie en prison (pages 17 à 34), en forteresse (pages 35 à 117) comme sur l’ambiance de la caserne de l’armée allemande, la vie à l’intérieur dans le régime de blocus qui ronge le pays et qui va l’amener à la révolution (pages 137 à 214). Débutant son journal le 27 juillet 1914, il nous permet d’appréhender les heures intenses précédant la déclaration de guerre à Metz et son arrestation, le 1er août. Ces quelques pages sont ainsi à rapprocher du journal de guerre de René Mercier qui décrit des scènes semblables à Nancy[2]. Très psychologiquement touché par son incarcération, Eugène Lambert témoignage des affres de sa vie d’interné, craignant d’être fusillé pour ses activités francophiles. Il balance entre obéissance et évasion mais se soumets sous la menace des représailles à sa famille (page 9). L’ouvrage témoigne aussi des difficultés d’une écriture de la claustration tant le confinement et l’absence quasi-totale de nouvelles provenant de l’extérieur ne permettent pas l’enrichissement du témoignage. Il y parvient toutefois, nous parlant des ruses pour obtenir de l’argent par sa famille (pages 55 et 80), et pour le cacher dans des boutons de caleçon (page 80), pour tromper la censure, en écrivant « sous les timbres, dans les doublures d’enveloppes ou avec du jus d’oignon comme encre sympathique » (page 80), sachant que toute correspondance doit obligatoirement être écrite en allemand (pages 63 et 79). Il évoque aussi les mouchards (page 80), la collaboration (page 104) ou les fraternisations avec les gardes (page 97), qu’il appliquera lui-même quand il sera geôlier. Il craint la folie, notamment quand il ne peut plus sortir de sa casemate à cause de la neige : « Nous filons toutes voiles déployées vers la neurasthénie, la folie ! » (page 105) et évoque même le suicide le 27 janvier 1915 (page 106). Libéré pour être encaserné, il fait un court retour sur la sociologie des prisonniers, de tous statuts et de toutes nationalités (page 115).

Vêtu de force de l’uniforme feldgrau, arrivé à la caserne, son témoignage change d’aspect, passant de l’écriture journalière à des souvenirs reconstruits, épisodiques, vraisemblablement basés sur un carnet. Affecté à une unité de réserve (son fusil est russe), il atteste de l’impréparation du soldat allemand au combat : « J’en ai vu partir qui ne savaient pas se servir de l’arme à feu, qui n’avaient jamais tiré un coup de fusil » (page 180) et de la violence du dressage des hommes (page 152), « matériel humain »[3] (…) en voie de s’épuiser (page 177). Observateur privilégié, il assiste à la double déchéance des sociétés allemandes ; la disette de la société civile et « un esprit de lassitude et de défaitisme » (page 164) de la société militaire, dont les conditions de vie matérielles se dégradent inexorablement : « Un ordre prescrit aux soldats de livrer leurs chaussettes pour être conservées dans les dépôts jusqu’au jour où ils partiront en campagne » (page 165). D’ailleurs, Lambert témoignage à partir de 1916 d’une recrudescence des suicides militaires comme civils (pages 168, 169, 171, 178). Il est témoin de la dégradation d’un militaire suite à une automutilation (page 189). La crise économique est telle que « des permissions sont offertes aux Alsaciens-Lorrains qui promettent de rapporter de l’or » (page 179), « les tissus sont tellement rares que les uniformes militaires ne sont plus en drap, mais en une sorte de feutre pressé. Dans les magasins, on vend du linge de corps en papier, la toile et le fil ayant disparu du marché » (page 180) en janvier 1917, « on recommande dans les journaux, de chasser les corbeaux qui s’abattent par nuées sur la région » (page 182). Le pain est « une composition dans laquelle la pomme de terre, la sciure de bois et le son entrent pour une grande part » (page 183) et des troubles éclatent à Leipzig et Altenbourg suite aux pénuries alimentaires. De retour de la seule permission qu’il parvient à obtenir en mai 1918, il constate « les ravages de l’idée révolutionnaire dans les casernes » et que « des incidents très suggestifs se produisent qui révèlent l’état d’esprit de la troupe » (page 208). Ils se traduisent par les premières marques d’irrespect envers les officiers qui dès lors « n’en mènent pas large » (page 208) ; certains « ont même été frappés par les hommes à la moindre observation » (page 209). L’anarchie monte à l’été 1918, « les hommes que l’on envoie au front refusent carrément de marcher (…) arrêtent le train, détruisent les fils télégraphiques et se dispersent dans la campagne » (p.209). C’est le début de la fin qui amène à la « paix de raison (Vernunftsfrieden) »
(page 212) et les jours de novembre, vécus à Altenbourg, sont surréalistes (pages 230 à 233). Son retour à Metz et le défilé des soldats français devant
Raymond Poincaré le 28 novembre 1918 lui suggèrent ces mots en forme de conclusion : « Je défie la plume la plus experte de décrire ce que nous autres Messins avons ressenti ce jour là » (page 220).

Yann Prouillet, février 2013


[1] Terme employé par Eugène Lambert dans sa préface, écrite en juillet 1934, mais non présent dans ses écrits rédigés avant Noël 1918.

[2] Voir sa notice dans le présent dictionnaire ou sur http://www.crid1418.org/temoins/2012/03/28/mercier-rene-1867-1945/.

[3] Cette notion de « Mensch material » ne saurait ici être comparée ou rapprochée de l’application concentrationnaire de l’autre guerre.

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Heiligenstein, Auguste (1891-1976)

HEILIGENSTEIN Gérard, Mémoires d’un observateur-pilote 1912-1919 Auguste Heiligenstein, Paris, Les éditions de l’Officine, 2009, 227 p.

Le témoin
Auguste Heiligenstein est né le 6 décembre 1891 à Saint-Denis. Ses parents, natifs d’Obernai (Alsace), ont quitté cette région après la guerre de 1870, ayant choisi la nationalité française. Artiste décorateur sur verre dans le civil, il est incorporé en 1912 au 26e Régiment d’artillerie pour effectuer son service militaire. Il passe et réussit l’examen de brigadier, puis celui de sous-officier. Transféré avec son régiment à Chartres, il est désigné chef de section de la 23e batterie lorsque la guerre éclate. Il connait le baptême du feu dans la Meuse, lors des combats de Vaudoncourt et Spincourt les 23 et 24 août 1914. Après les affrontements de la bataille de la Marne, son groupe est désigné pour compléter l’artillerie de la 65e DI, et participe aux batailles de Chauvoncourt et des Paroches. Il est nommé sous-lieutenant le 5 novembre 1914, et prend le commandement de la 22e batterie. Cantonné au fort des Paroches, et l’inaction se faisant plus pesante, il devient observateur en ballon. Il monte aussi un service d’élaboration de cartes établies à partir de ses observations, avant qu’en juin 1915, la 65e division ne soit transférée dans la Woëvre et au bois le Prêtre près de Pont-à-Mousson. C’est là qu’il est désigné pour être observateur en avion à l’escadrille de la division, la MF 5, basée à Toul. Un an après, en juin 1916, il passe à l’escadrille MF 44 jusque fin février 1917. C’est dans cette unité qu’il obtient son brevet de pilote. Muté à la C 106 qui deviendra la C 229, il participe à l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917 où il est nommé adjoint de son chef de secteur, en charge des observateurs. Nommé lieutenant le 16 mai 1917, sa carrière au front s’interrompt brutalement à la suite d’un accident d’avion le 17 juin 1917. Après sa convalescence, il entre en janvier 1918 au SFA (Service des Fabrications de l’Aviation) où son activité consiste à contrôler certaines usines fabriquant des avions jusqu’à la démobilisation le 15 août 1919. Il reprend alors avec succès sa carrière d’artiste spécialisé dans les émaux transparents sur verre, participant à de nombreuses expositions internationales. En 1939, il est rappelé par l’armée de l’air comme instructeur et donne des cours sur l’observation et la reconnaissance aérienne à la base aérienne 109 de Tours. Nommé capitaine, il évite par son action la captivité du personnel de cette base. Après la Deuxième Guerre mondiale, il reprend sa carrière d’artiste dans l’art de la céramique. Il s’éteint le 23 mars 1976 à l’âge de 85 ans, après une vie bien remplie.

Le témoignage

Les mémoires d’Auguste Heiligenstein ont été retranscrites par son fils Gérard, alors que son père les avait écrites entre 1964 et 1968, soit presque 50 ans après la guerre. Le livre est divisé en 7 chapitres, dont les deux premiers traitent du service militaire et de ses débuts en tant qu’artilleur. Les autres chapitres retracent sa carrière dans l’aviation. L’ouvrage est complété par un cahier iconographique qui présente des extraits des albums de l’auteur, des photographies, quelques croquis et les textes des citations obtenues. A noter aussi quelques pages relatives au parcours d’Auguste Heiligenstein avant et après la Deuxième Guerre Mondiale, ainsi qu’un index des noms cités.
Le texte est malheureusement émaillé de nombreuses coquilles, sans que l’on sache si cela vient du texte d’origine ou si ce sont des erreurs de retranscription. On trouve donc de nombreuses fautes d’orthographe, de conjugaison, une ponctuation parfois hésitante. Certaines phrases semblent tronquées par manque de mots, d’autres en ont trop. Tout cela laisse une désagréable impression au lecteur, et il est étonnant que l’éditeur ait laissé passer de telles erreurs dans la version finale. On dirait qu’il n’y a pas eu de relecture et des fautes qu’il eût été facile de corriger sur les noms de lieux ou de personnes abondent : Pluvenelle pour Puvenelle, Pelltier d’osy pour Pelletier d’Oisy (p. 96), Billy Coopens (p. 169) pour Willy Coppens… Cependant, les témoignages d’aviateurs de la Grande Guerre sont trop rares pour que l’on fasse trop de reproches à la publication de celui-ci.

Analyse

Le parcours d’Auguste Heiligenstein, qui est resté près de 7 ans dans l’armée, a la particularité d’être très varié et il rapporte ce qu’il a vécu en tant qu’artilleur, observateur, pilote, réceptionnaire au S.F.A.. Dans ses souvenirs, on sent à plusieurs reprises que l’auteur a une certaine volonté pédagogique. On le remarque par exemple, quand il détaille la composition et le fonctionnement d’une batterie de 75 (p. 37). Il adopte la même attitude quand il parle de l’aviation, introduisant de cette façon une description des biplans utilisés à cette époque: « Pour les jeunes il faut que je parle de ces ancêtres de l’aviation. » (p. 69) Ce qui semble démontrer l’espoir d’être lu et la volonté de témoigner pour les générations futures.
Il rapporte quelques anecdotes intéressantes de son expérience d’artilleur, comme lorsqu’il aperçoit près du fort de Troyon « des meules de blés qui se déplaçaient », arrêtées net par un tir précis. (37). Ou encore quand il aperçoit les Allemands en train de déménager un piano de la villa qu’occupait en temps de paix, le capitaine du fort des Paroches. Celui-ci averti du larcin en cours, ordonne à Auguste Heiligenstein de tirer. Un seul coup heureux stoppe le déménagement, et fait des dégâts dans le camp adverse, ce qui lui inspire cette réflexion : « J’étais très fier de ce coup heureux, mais vraiment, ce que la guerre peut transformer un homme et le rendre sanguinaire et cruel » (p. 54).
Le baptême du feu est une épreuve difficile pour sa batterie, dont le premier mort est un évènement traumatisant et provoque la consternation parmi ses hommes :
« Nous fûmes pris en enfilade par une batterie ennemie qui fit beaucoup de dégâts. J’étais à côté du capitaine à son observatoire pour essayer de repérer le départ des coups quand j’entendis des hurlements dans la batterie, il me demanda d’aller voir ce qui se passait. En arrivant je trouvais un des servants de ma section blessé très gravement et ses camarades atterrés, un obus explosif avait éclaté en arrière du caisson et un fort éclat avait traversé une des portes en tranchant les fesses du malheureux camarade. Il n’y avait pas d’infirmier dans la composition d’une batterie et aucun des servants n’osait s’occuper du blessé, force me fut de faire le nécessaire, heureusement que le tir cessa. J’ai toujours eu horreur du sang et j’aurais fait un mauvais chirurgien, mais comme personne n’osait toucher le blessé, je pris mon courage à deux mains et après l’avoir débarrassé de ses vêtements je trouvais une plaie affreuse, je fis un premier pansement en utilisant tous les pansements individuels des hommes de la pièce. Les infirmiers ne vinrent pas et il fallut attendre pour évacuer le blessé. […] Nous quittâmes la position de batterie en fixant notre blessé avec des bottes de blé sur un caisson, malheureusement en arrivant sur la route une salve de 77 fusants nous accueilli, l’affolement des chevaux et des conducteurs fit tomber du caisson notre malheureux camarade ce qui lui déclencha une forte hémorragie. En arrivant le médecin alerté ne put que constater le décès et nous l’enterrâmes le lendemain matin dans le petit cimetière du pays. Ce premier mort jeta la consternation dans ma section, nous aimions beaucoup ce camarade très serviable et surtout très gai, ayant toujours un bon mot et une chanson pour remonter le moral de ses camarades. La grande faucheuse, avait dans nos rangs, commencé ses ravages. Nous venions, cette fois de recevoir le vrai Baptême du feu » (p. 35-36).

Il est aussi témoin d’un cas de folie, lorsqu’il rencontre un maître pointeur artilleur du 55e R.A.C., « Dans un croisement j’aperçus un homme qui marchait et paraissait lourdement chargé, en m’approchant de lui je vis avec stupéfaction un artilleur du 55e RAC avec des yeux hagards et qui portait sur son épaule une culasse de 75, celle de son canon. Je lui adressai la parole et sans me répondre il continua son chemin ! Quelques-uns de mes hommes le firent monter sur un caisson, par bribes il nous fit savoir qu’il était maitre pointeur et qu’il appartenait à la batterie qui avait été détruite près de nous. Le massacre de ses hommes l’avait rendu fou » (p. 41).

Il évoque des changements de position journaliers, afin de faire croire à l’ennemi « qu’il y avait beaucoup d’artillerie dans le secteur » (p. 42). Grâce à un certain talent de diplomate, il désamorce un début de rébellion dans son ancienne batterie, provoquée par le comportement d’un capitaine trop tatillon qui s’était mis à dos ses hommes. Faisant office d’observateur au fort des Paroches, et le front s’étant stabilisé, peu à peu, la routine s’installe. Il devient donc aérostier et décrit les difficultés rencontrées lors d’un réglage d’artillerie en ballon. Il n’hésite pas à critiquer le comportement de ses camarades ou de ses chefs que ce soit dans l’artillerie, l’aérostation ou l’aviation. Ainsi dans l’artillerie, un de ses hommes connait une défaillance :
« Je trouvais le pauvre maréchal des logis V., mon chef de pièce, anéanti par terre incapable de faire un mouvement, heureusement que son pointeur était d’une autre trempe. J’ai décidé d’en parler le lendemain au capitaine et de lui faire rendre ses galons qu’il ne méritait pas. La nuit se termina sans notre intervention. Le lendemain il rendit ses galons et nous l’envoyâmes au train des équipages, un peu à l’arrière comme conducteur, ce qui était une grave punition pour lui. C’était la première fois que je prenais une aussi grave décision surtout avec un bon camarade et j’en eus beaucoup de peine, mais la discipline doit être plus forte que l’amitié » (p. 39).
Alors qu’il est aérostier, un obus éclate à proximité de sa compagnie. Le capitaine se réfugie sous le treuil et ses hommes se dispersent. « je ne pus m’empêcher de dire son fait à ce lamentable capitaine qui probablement voyait le feu pour la première fois » (p. 59).
Dans l’aviation il fait des remarques sans concessions sur ses chefs d’escadrille. Quand il passe de la MF 5 à la F 44, il dit ne pas regretter « son chef, pilote d’avant-guerre que je n’avais pas vu voler souvent (il effectuait comme beaucoup d’autres les heures mensuelles nécessaires pour ne pas perdre la prime de vol de 10 f par jour » (p. 88). Son nouveau chef, pour un temps seulement, ne trouve pas grâce complètement à ses yeux, car « lui aussi n’était pas un fanatique pour voler près des lignes ennemies » (p. 88). Son remplaçant, ne semble guère mieux : « Nous ne l’avons jamais complètement adopté car lui aussi ne montait pas souvent dans son zingue » (p. 90).
Il est un fait communément admis que pour avoir le respect et l’entière confiance de ses hommes, un commandant d’escadrille se devait de voler aussi souvent que possible, comme son personnel navigant. Mais les chefs d’escadrille ne sont pas les seuls à connaître des manquements, les pilotes eux aussi peuvent ne pas se montrer à la hauteur. C’est le cas de l’un d’eux, un chasseur, qui devant protéger l’avion d’Auguste parti en mission photographique, manqua le rendez-vous fixé à l’avance. Le chasseur ne s’étant pas montré, Heiligenstein et son pilote furent pris en chasse par un Fokker et essuyèrent des rafales ennemies. « Le Morane avait bien quitté la base et comme il avait peur d’être trop en avance il était allé dans la direction de Nancy et avait eu une panne. Nous n’en crûmes pas un mot car il ne passait pas pour être un foudre de guerre et donc jamais plus nous ne lui adressâmes la parole » (p. 71).

Il témoigne aussi certaines barrières sociales plus ou moins tangibles entre les gens de l’air. Observateur récent dans l’aviation, Auguste Heiligenstein observe ses homologues et ressent l’impression de ne pas appartenir au même monde : « Les observateurs à cette époque étaient pour la plupart brevetés d’état-major polytechniciens ou ingénieurs de Centrale, aussi nous les sortis du rang, nous étions au bout de la table […] Pas souvent admis dans les interminables parties de bridge ou de poker qui se terminaient tard dans la nuit, nous n’étions pas tenus à l’écart mais nous sentions que nous n’étions pas du même bord » (p. 65).
Il évoque aussi les différences qui pouvaient se dresser entre militaires issus d’armes différentes, surtout pour ceux qui étaient issus d’une arme moins prestigieuse ou qui n’avaient pas l’expérience du combat, ce qui pouvait engendrer un certain malaise :
« Dans l’armée il y avait des cloisons bien étanches entre fantassins, cavaliers et artilleurs mais elles étaient encore plus fermées au train des équipages, aussi mon chef d’escadrille en subissait les conséquences quand il venait avec moi, simple sous-lieutenant, en mission auprès des états-majors. Il en revenait toujours un peu gêné car c’était toujours à moi que l’on expliquait les missions et il restait toujours en dehors des discussions. Il était un peu considéré comme un chef de garage, chargé de fournir des avions en ordre de marche. D’autre part nouveau venu dans l’arme, quoique capitaine, il n’avait pas encore reçu de citations ce qui le mettait en état d’infériorité vis-à-vis de moi-même. Aussi nos rapports sans être difficiles n’étaient pas très amicaux, mais il me laissait entièrement libre dans la direction de mes observateurs et je sentais malgré tout une espèce d’animosité » (p. 117).

Auguste Heiligenstein parle aussi, à deux reprises, du rôle important des aviateurs sur le moral des fantassins au cours des missions d’observation et de liaison d’infanterie. Cela est particulièrement vrai dans les périodes d’offensives quand l’infanterie est soumise à rude épreuve : « Avec les renseignements précis que l’on donnait sur les destructions de mitrailleuses que l’on repérait, on pouvait arrêter l’avance et surtout cela remontait le moral des troupes engagées. Notre présence leur montrait qu’elles n’étaient pas abandonnées. Chaque fois que j’allais rendre visite aux colonels des régiments au repos ils me dirent tout le bien que nous faisions aux poilus quand nous les survolions à basse altitude. » (p. 90-91). « Notre présence, en prenant les mêmes risques, avait aussi beaucoup d’importance » (p. 101).
Sur ce point, il rejoint ainsi le témoignage d’un de ses camarades d’escadrille à la MF 44, Jean Béraud-Villars, l’auteur de Notes d’un pilote disparu, publié sous le pseudonyme du lieutenant Marc cité dans le livre de Jean Norton Cru Témoins. Celui-ci expliquait que la présence d’un avion, survolant une unité de fantassins isolée et pratiquement encerclée en première ligne, en prenant des risques insensés, avait pour seul but de montrer aux Poilus qu’ils n’étaient pas complètement oubliés par le commandement et coupés du reste du monde. On apprend par ailleurs, grâce aux mémoires d’Heiligenstein, que Béraud Villars « reçut une balle dans le bras au cours d’un combat qui l’a laissé handicapé pour le restant de ses jours» (p. 111).

A aucun moment, Auguste n’éprouve de haine particulière pour les Allemands. Un chasseur français ayant descendu un adversaire, il vient voir le lieu de chute de l’avion ennemi : « Avec quelques camarades nous allâmes voir le triste spectacle, en arrivant au sol l’avion avait explosé et les deux aviateurs étaient morts sur le coup. Nous pensâmes que c’était peut-être aussi, le sort qui nous attendait. Ayant retrouvé sur eux papiers et argent, un des chasseurs quelques jours après alla jeter un message lesté contenant ce qui avait été trouvé ainsi que l’endroit où ces aviateurs avaient été enterrés. Le geste fut mal interprété au grand état major et une note nous interdit de recommencer cet hommage aux morts ennemis. » (p. 74)
Cette pratique rendant hommage aux adversaires était assez largement répandue et de nombreux témoignages la confirmant existent.

Il expose fréquemment ses idées pour améliorer la communication entre aviateurs et troupes au sol, comme l’usage de draps blancs pour communiquer avec les batteries d’artillerie (p. 76), milite pour l’adoption d’avions monoplaces équipés de la T.S.F., et donne des leçons de pilotage avec des avions à double commande pour donner une chance à l’observateur d’atterrir au cas où son pilote ne serait plus en mesure de le faire lui-même.
On retrouve dans les mémoires d’Auguste Heiligenstein, certains thèmes fréquemment rencontrés dans les témoignages d’aviateurs : la vie d’escadrille (p. 94) et ses inévitables facéties, les nombreux gueuletons pour fêter les récompenses obtenues par les uns ou les autres, les accidents, les combats aériens ou péripéties en cours de vol. Il fournit aussi des détails sur les avions, le matériel utilisé et les conditions dans lesquelles il était employé :
« pour tirer à la mitrailleuse placée sur un support orientable, de même que pour prendre des photos, il fallait se mettre debout et pour ne pas être éjecté dans les remous, il était nécessaire de s’attacher le pied gauche à une attelle placée au fond de l’habitacle » (p. 69). L’armement des avions, surtout au début de la guerre, est souvent inadapté à l’aviation comme ce mousqueton « qu’il fallait réarmer à chaque coup et qui servait surtout à nous donner une contenance » (p. 70). Les mitrailleuses d’infanterie Saint-Etienne ne sont guère mieux : « Nos mitrailleuses s’enrayaient souvent et n’étaient pas pratiques, lourdes à déplacer, alimentées par des bandes de cartouches qu’il fallait enfiler et recharger à chaque rafale. Ce n’était pas facile avec les gants fourrés que l’on était obligé de porter quand il faisait froid et engoncés dans de grosses peaux de bique ce qui gênait beaucoup les mouvements (p. 70) ».

Le témoin rencontre aussi de nombreuses personnalités de l’époque. Dans l’aviation, des as comme Jean Navarre ou Charles Nungesser, dont il prétend même avoir eu à un moment donné la même petite amie que lui (p. 68), mais aussi des sportifs d’avant-guerre, le boxeur Georges Carpentier, le champion de tennis André Gobert. Dans le monde du spectacle (Firmin Germier, Lucien Guitry, Jean Galipeau) et dans celui de la politique (Maurice Barrès). Il n’est pas insensible aux honneurs puisque le jour de sa remise de la légion d’honneur, longtemps convoitée, il considère qu’il s’agit là de la journée la plus importante de sa vie (p. 140).

Un épisode important témoigne de l’écrasante responsabilité qui pouvait peser parfois sur les épaules des officiers observateurs de l’aviation. Une attaque étant prévue sur la côte 304, le 7 décembre 1916, Auguste Heiligenstein est désigné pour assurer la liaison d’infanterie. Le matin de l’attaque, une brume épaisse et persistante recouvre la région, rendant la mission difficile et dangereuse. Constatant que la préparation d’artillerie avait été totalement inefficace, les tranchées allemandes étant restées intactes, il prend la décision de faire arrêter in extremis l’attaque pour éviter un massacre. L’assaut stoppé, il est convoqué et doit rendre compte à l’Etat-major du corps d’armée et se justifier : « J’expliquais dans le détail la mission minute par minute avec les notes qu’heureusement j’avais consignées et malgré mes affirmations je sentais une suspicion. En attendant les résultats d’enquêtes, je m’étais réfugié au mess de l’artillerie ; effondré à bout de nerfs je me mis à pleurer» (p. 104).
Finalement conforté dans sa décision, il recueillit plus tard les fruits de cette belle attitude. L’attaque reportée réussit quelques jours plus tard et fut couronnée de succès. « Après nous avoir donné l’accolade, un « hip hip hip hourra » hurlé par tous les poilus, cette ovation spontanée fut une belle récompense. Ils savaient les risques que nous avions pris, ils avaient entendu les mitrailleuses et les fusils cracher leur mitraille sur notre avion qu’il fallait abattre. C’est dans une telle ambiance que l’on puisait le courage de recommencer à prendre de sérieux risques dans ces missions si importantes » (p. 104).

Un autre temps fort de sa carrière dans l’aviation est son intervention auprès du Service des Fabrications de l’Aviation en tant que réceptionnaire. Ayant relevé des vices de conception dans la construction d’un nouveau prototype d’avion, il fait interrompre la chaîne de fabrication de cet appareil. Mis en cause par l’ingénieur responsable de ce biplan de chasse devant le ministre, sa décision est finalement approuvée après enquête. « Je sus beaucoup plus tard que l’essai avait été truqué pour satisfaire aux épreuves de réception du prototype, il y a eu quelques scandales à Villacoublay à ce sujet » (165-166).
Conscient de l’importance de son rôle, il réitère un peu plus tard une décision similaire concernant un avion Salmson blindé. « Il était très important de ne laisser partir dans les escadrilles que des avions sérieusement contrôlés, car il y avait assez de danger en remplissant les missions sans avoir les risques d’appareils impropres à celles-ci et qui risquaient de se casser en l’air » (p. 170).

Auguste Heiligenstein, en guise de conclusion, clôt ses mémoires en estimant que la guerre a complètement transformé sa vie. « Le fait d’avoir été nommé officier m’a fait gravir d’un seul coup de nombreux échelons dans l’échelle sociale et m’a permis de fréquenter sur un pied d’égalité des hommes qui sortaient de milieux que j’ignorai totalement ce qui m’a permis de mesurer ma valeur réelle. » (p. 175)
Eric Mahieu

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Kern (famille : 3 témoins)

1. Les témoins

Eugène Kern (1882-1915) ; Lucien Kern (1889-1920) ; Aimé Kern (1891-1954)

Eugène Kern à Epinal le 19 janvier 1915                             Lucien et Aimé Kern à Saint-Aubin-sur-Mer le 28 novembre 1915

Eugène Kern, Alsacien né le 3 avril 1856 à Rammersmatt (Haut-Rhin), épouse le 18 juillet 1881 à Moyenmoutier Constantine Cuny, née à Anould (Vosges) le 20 juin 1862. Tous deux sont ouvriers papetiers. Ancien combattant français de la guerre de 1870, il s’installe en Lorraine avec plusieurs membres de sa famille comme « optants » pour la France après l’annexion de l’Alsace en 1871. De leur union naissent trois fils et une fille, Marguerite (le 4 février 1888). Après la mort du père à l’hôpital de Senones (Vosges), à la suite d’un accident du travail le 19 mars 1900, Constantine et ses enfants s’établissent en 1906 comme colons dans le Manitoba, au centre du Canada. Famille aux racines alsaciennes catholiques, il semble qu’ils soient très bien acceptés par la communauté canadienne, participant activement à la vie religieuse de Saint-Léon. « Engagés dans les activités de la paroisse et dans les efforts déployés pour la sauvegarde de la langue française, Eugène (sous le nom de Lorrain) et Lucien sont aussi devenus correspondants pour le journal La Liberté (…), hebdomadaire catholique de langue française fondé en 1913 par Mgr Adélard Langevin, archevêque du diocèse de Saint-Boniface » (page 11) indique Claude de Moissac, historien, présentateur des lettres des trois frères Kern.

Eugène Léon Kern naît à Moyenmoutier (Vosges) le 4 mai 1882. On ne sait rien de son enfance, manifestement élevé dans une profonde culture religieuse, le présentateur nous indique qu’à l’âge de 23 ans, il est « séduit par la publicité faisant l’éloge des terres disponibles au Manitoba » (page 9), au Canada, et qu’il traverse l’Atlantique en 1905 pour prendre la mesure de cette aventure. En 1906, il convainc toute la famille qui s’établit à Saint-Léon, petite paroisse canadienne, dans la région de la Montagne Pembina, et deviennent ainsi agriculteurs. Eugène, 2e classe au 170e régiment d’infanterie d’Epinal (Vosges), est porté disparu au nord de Mesnil-lès-Hurlus (Marne) en Champagne le 21 mars 1915.

Lucien Kern naît également à Moyenmoutier le 13 février 1889. Il est le premier des trois frères à aller au front en novembre 1914, est blessé en 1915, fait Verdun et reste au front jusqu’en mars 1917, date à laquelle il obtient une permission pour retourner au Canada. Dans des circonstances non précisées, mais très certainement dues à son état de santé très dégradé par la guerre, il ne retournera jamais en France. On sait qu’il épouse au Manitoba Corinne Pellerin le 8 janvier 1918 et qu’il succombe de la grippe espagnole à Saint-Léon le 8 mars 1920.

Aimé Kern, le cadet, nait dans la même commune le 3 octobre 1891. En 1915, il est « blessé par une balle française tirée derrière lui » (page 101) près de Soissons. Convalescent, il est finalement réformé pour un an en juillet 1917 mais en fait ne retournera jamais au feu. Aimé épouse à Lons-le-Saunier (Jura) à cette date Marie-Thérèse Boulet, nièce du curé Manitobin de Saint-Léon. Il s’établit dans cette ville et y décède le 15 août 1954 sans jamais être revenu au Canada.

2. Le témoignage :

Kern, Lucien, Eugène et Aimé, Lettres de tranchées. Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Montréal, éditions du Blé, 2007, 238 pages, collection Les Cahiers d’histoire de la Société historique de Saint-Boniface[1].

Ayant laissé mère et sœur au Canada, les trois frères Kern multiplient les correspondances, expédiant ainsi plus de 300 lettres et cartes postales de 1914 à 1917, leur prodiguant des conseils pour tenir la ferme en leur absence. Ils s’échangent également leurs impressions du front. Leur première lettre témoigne de leur voyage vers la France, via Montréal et New-York, et de leur traversée commune sur l’Espagne, un navire qui les débarque le 14 septembre 1914 au Havre, où ils se séparent pour rejoindre leurs dépôts respectifs. Eugène est incorporé à la 31e compagnie du 170e RI d’Epinal et ne quitte la caserne qu’à la mi-février 1915. Sa dernière lettre, adressée de Somme-Tourbe à sa mère le 11 mars 1915, lui décrit le fourmillement du front et l’état d’esprit de ce qu’« endurent ces fils de France » (page 91). Lucien est affecté quant à lui dans l’autre régiment d’Epinal, le 149e, après un entraînement de 2 mois au camp de Rolampont, près de Langres. Il rejoint le front en novembre 1914. C’est lui qui rédige le plus grand nombre de lettres, généralement didactiques, de ce qu’il vit au front. Après les combats d’Artois et la terrible affaire du Fond de Buval, il est affecté le 29 juillet 1915 à une compagnie de mitrailleuses. Il est gravement blessé par un obus en septembre 1915 dans le secteur de Souchez et se retrouve dans des formations sanitaires de Normandie, Caen et Saint-Aubin-sur-Mer, où il va retrouver Aimé, lui aussi en convalescence. Ils vont d’ailleurs se trouver à Barfleur une marraine de guerre. Aimé a en effet enfin rejoint le 44e RI de Lons-le-Saunier après une formation au Valdahon. Il est alors incorporé au 5e BCP et arrive sur le front en janvier 1915. Il est blessé aux fesses début mai par un tir ami dans l’Aisne et transporté à l’ambulance Carrel de Compiègne dans l’Oise. Il revient à son dépôt à Lons-le-Saunier pour ne plus en ressortir avant sa réforme en 1917. Lucien poursuit seul maintenant la guerre. Après une nouvelle période de formation de mitrailleur à Chaumont, il revient au front dans les Vosges, secteur du Violu et de la Tête des Faux, le 27 mai 1916, après avoir été affecté au 163e RI de Nice. Il fait une demande de permission pour rentrer au Canada au début de février 1917, qu’il obtient le mois suivant. Le 25 avril 1917, « il est reçu en héros à Saint-Léon » (page 221) et c’est vraisemblablement du fait d’une santé très altérée par la guerre qu’il ne reviendra jamais en France pour la terminer.

3. Analyse

Publié au Quebéc, le fonds Kern est particulièrement éclairant sur le parcours singulier des français mobilisés hors du territoire et rappelés par la Patrie. Les trois frères Kern, Alsaciens d’origine, nés dans une commune frontalière avec la province perdue, et farouchement catholiques, entrent en guerre bellicistes et volontaires. Lucien surtout est le plus virulent dans ce sentiment. Il est heureux de son affectation dans une compagnie de mitrailleuses : « à mon grand plaisir, car depuis longtemps, j’aimais, si on peut appeler ce beau mot à cette arme, j’aimais, dis-je cet engin de destruction, pour les services qu’elle est appelée à fournir, pour la terreur qu’elle inspire à l’assaillant, et la confiance illimité qu’elle donne au soldat, se sachant protégé par son feu meurtrier » (page 129). Il y revient plus loin (page 184), allant jusqu’à l’équivoque : « Souvent je lui rends visite ma mitrailleuse et je la caresse et je l’essaie pour voir si elle fonctionne comme il faut » (page 205). Alliant didactisme et introspection permanente, Lucien ne tait pas grand chose de l’horreur de son expérience, malgré la censure qui le frappe parfois (voir le caviardage des toponymes sur une reproduction d’une de ses lettres page 192) ; nombreuses sont les pages où la violence de la pulvérisation des corps (pages 104, 107 ou 212) le dispute à la folie (pages 99, 125 ou 217). Lucien prodigue aussi quelques belles descriptions, telle celle de la vie souterraine de la réserve de 1ère ligne (page 209) ou de la cagna (page 214). Il ne cache pas non plus sa lassitude de la guerre, dès février 1916 : « Plus de discipline chez les blessés, des paroles de révolte et de dégoût montent de ces cœurs meurtris. Des inscriptions séditieuses s’écrivent partout. C’est la paix qu’ils veulent. Et puis l’autorité veut aussi se montrer trop dure, pas assez d’égards et de reconnaissance envers les pauvres qui ont tant souffert, versé leur sang pour le pays. On les laisse croupir dans les dépôts de longs mois, des mutilés, des béquillards ; c’est honteux. Soumis à la dure discipline de l’armée, astreints à obéir à des pleutres officiers trop lâches pour aller au feu. Je m’arrête ; j’en ai même trop dit déjà » (p. 167-168). Car il constate que la guerre est aussi sociale ; alors qu’il apprend qu’il retourne au front malgré ses blessures, Lucien fustige ceux qui « ont des influences sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ou ce sont des capitalistes ou des pleutres. Ce sont toujours les mêmes qui vont au front, le cultivateur, l’ouvrier, l’artisan, le petit commerçant. Voici les castes qui en France comme partout portent le plus gros poids de la guerre » (page 175). C’est en fait la caserne qui le
déprime : « La vie de dépôt n’a rien de ressortissant, plutôt monotone, embêtante. Vous êtes traités comme des gosses ou comme des êtres privés de volonté ou de raison ; c’est révoltant. Tous sont unanimes à le proclamer et légion sont les préventions en conseil de guerre, où la prison est toujours pleine et c’est identique dans toutes les garnisons » (page 175). Apprenant son retour au front, il en vient comme nombre de poilus, à espérer la fine blessure : « Je tâcherai de me comporter vaillamment sans toutefois faire d’imprudence mais je ne serai pas lâche non plus. Ce n’est pas en se cachant ni en tirant au flanc que l’on évite d’être touché par les projectiles, mais s’il m’était accordé une bonne petite blessure oh ! c’est cela qui serait du bonheur tout plein » (page 186, mais il y revient également pages 213 et 217). Découragé, l’ancien belliciste veut être évacué : « Nous ne sommes pas construits en fer. L’enthousiasme des premiers jours a depuis longtemps disparu déjà » (page 211). En août 1916, il place une nouvelle charge contre les officiers : « Plus nous allons dans la guerre, pire c’est ; plus de service, plus d’ennuis. Des seigneurs ne seraient pas plus autoritaires et méprisants pour leurs serfs qu’un nombre respectable de ceux qui ont charge de nous commander. Jamais à ce que je puis voir ici, ils ne prêchent l’exemple ; au contraire ils sont très loin en arrière à l’abri des obus et au meilleur confortable. Naturellement il y a exception et il y en a de vraiment bons et dignes de ce nom d’officiers. Voilà déjà plus de deux ans que ça dure ; deux années de souffrances ininterrompues » (page 202). En fait, la guerre a détruit sa personnalité ; il s’en confie à sa sœur Marguerite le 5 mars 1917 : « Je ne suis plus comme avant ; il me semble que je deviens fou, comme tous les soldats du front d’ailleurs. Je rêve toujours ; je ne vis que de rêves et de pensées. Je suis neurasthénique. La guerre m’aura brisé et transformé. J’ai trop souffert et ce n’est pas fini. Il me semble que la vie est finie pour moi ; mon avenir est compromis ; l’ambition est morte en moi » (page 217). L’ouvrage s’achève sur la reproduction d’un article de presse « La Liberté » du 25 avril 1917, sur le retour en héros au Manitoba de Lucien, qui démontre la réalité francophile du Canada (page 226).

Yann Prouillet – février 2013


[1] L’ensemble de la correspondance et des archives de la famille Kern a été déposé au centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, consultable sur http://shsb.mb.ca/en/node/1912.

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Mérand, Emile (1873-1943)

1. Le témoinEmile Alexandre Mérand naît à Venère (Haute-Saône) le 20 mai 1873. Cultivateur, il est appelé sous les drapeaux le 13 novembre 1894 et incorporé au 21e RI de Langres, régiment dans lequel il reste jusqu’au 25 septembre 1895. Le 7 octobre 1907, il est placé dans l’armée territoriale et c’est ainsi qu’il est affecté le 2 août 1914 au 51e RIT de Langres ; il a 41 ans. De retour de la guerre, il reste célibataire et décède à Venère le 23 mars 1943.

2. Le témoignage

Biagini, Daniel (prés), La  Grande Guerre. Témoignage de monsieur Emile Mérand de Venère, Haute-Saône, 1914-1918, Vesoul, ONAC, 2004, non paginé, 69 pages.

Conformément à son livret militaire, Emile Mérand se rend au 2e jour de la mobilisation au dépôt du 51e régiment d’infanterie territoriale de Langres. Il part dès le lendemain dans l’ouest du département des Vosges, secteur de Bulgnéville, où il a pour mission de garder les espions et les
étrangers ; « ramassis de tous les peuples (…) de 19 nationalités » (page 3). Après un bref retour à Langres, il rejoint le front cristallisé dans
le secteur de Saint-Dié (Vosges), ville de l’immédiat arrière-front où, le 6 novembre, il subit un bombardement qui est son baptême du feu. Il va rester dans ce secteur, entre la Chapelotte au nord et le Violu au sud jusqu’à la dissolution du 51e RIT le 2 juillet 1918. Il est alors versé au 1er BTCA (Bataillon Territorial de Chasseurs Alpins) et rejoint le secteur de Moosch (Haut-Rhin) en Alsace, puis il revient à la Chapelotte pour y occuper la fonction de téléphoniste (juillet 1918). Le 10 novembre suivant, il change à nouveau d’affection, est versé au train C de combat pour trois jours et rejoint le lendemain de l’Armistice le 87e RIT. Sur le 11 novembre, il dit : « Il faudrait une plume plus éloquente que la mienne, pour décrire cette journée inoubliable » et note, fait rare dans l’expérience combattante, qu’il voit la fin de la guerre « au lieu même où je l’avais commencée en 1914 » (page 57). Quelques jours plus tard (le 20), il est hospitalisé du fait d’une grippe infectieuse, certainement espagnole, puisqu’il va rester « quinze jours entre la vie et la mort » (page 57), avant d’être démobilisé le 16 janvier 1919.

3. Analyse

Particulièrement représentatif d’un soldat de l’armée territoriale, Emile Mérand occupe de nombreuses fonctions au sein de cette unité aux tâches multiples, tour à tour gardien de camp, ouvrier, voltigeur signaleur, observateur, brancardier, téléphoniste, il s’initie également à la télégraphie. Clérical patriote d’origine plébéienne, Mérand, un peu botaniste et artiste, offre un témoignage utile du fait de son emploi, dans un régiment, le 51ème territorial, et un secteur, l’Ormont, dans les Vosges, tous deux sous évoqués par la littérature testimoniale. Toutefois, on ne sait à qui attribuer les multiples imprécisions de ce récit tant il est desservi par une transcription et une présentation confinant à l’impéritie, qui auraient pu être aisément corrigées à la lecture d’une simple carte d’état-major. Les toponymes sont erronés, les patronymes parfois fantaisistes (cas du « brave » soldat Kalferdings (page 24), devenu « Volferding, traitre, fusillé au col d’Hermanpère » (page 27) puis enfin « Roi de Kalferdings, tué le 23 septembre 1915 à la ferme de Hermonpère » page 63) et la typographie déplorable. De même, les présentateurs de l’ouvrage indiquent qu’il est capitaine (page 61) alors qu’il s’agit d’un homonyme d’une compagnie voisine qu’Emile Mérand cite lui-même, page 46. Malgré ces approximations très préjudiciables à la publication, ce témoignage, augmenté encore par des croquis intéressants, revêt pourtant pour l’historien de la zone décrite, un remarquable attrait. Certes, il rapporte des faits inexacts, tels ces « 180 soldats français que l’on avait fusillé [sic] pour avoir fui devant l’ennemi », dont il voit la fosse commune à Vomécourt (Vosges) en septembre 1914 (page 5), ou contemple des « débris humains à demi-calcinés » des Allemands ayant « jeté leurs morts pour les brûler » dans l’église de Mandray (page 6), mais confronté à la réalité du front, son témoignage se précise et gagne en crédibilité. Comme la plupart des soldats, il teinte de mysticisme le fait d’être encore en vie après son baptême du feu : « Le 3 mars [1915] a été pour nous une terrible journée, mais je remercie la divine Providence qui m’a préservé de tout mal. Le matin de ce jour, j’avais reçu la Sainte communion à l’église de Ban de Lavelines [sic] au milieu des rires des camarades, mais cela m’a porté bonheur » (page 17), il y revient en ces termes page 57, attribuant à cette divine Providence d’avoir vu la fin de la guerre. Mais il confesse : « Je suis bien familiarisé avec les choses de la guerre et c’est cette certitude qui est mon ressort et ma chance. Cette même certitude nous pénètre tous » (page 25). Il évoque, le 20 juin 1915, une rébellion due à l’alcool lors de la revue d’un général (page 20), la guerre par le feu de forêt (page 24), spécifique aux Vosges, et évoquée dans d’autres témoignages. Il y côtoie des figures de femmes peu amènes : « Nous logeons dans un grenier chez une espèce de gouipe (!). Nous l’appelons la grande Nina. Si dans ma vie j’ai rencontré une salope, c’est celle là. Passons » (page 31) et fustige les officiers : « Le 8 mars 1917, nous avons la joie d’apprendre le départ du lieutenant Burtey, notre commandant de compagnie. C’était le type de la brute. Officier sans valeur et sans éducation, il n’a pas laissé un seul regret à la compagnie. Il n’était bon qu’à faire un garde champêtre et un mauvais » (page 40), et la bêtise militaire : « Pendant le jour, nous allons travailler à la cime du Spitzemberg à la vue de l’ennemi. Le colonel est un misérable d’exposer aussi bêtement des hommes pour faire des travaux idiots et stupides qui ne serviront jamais à rien mais c’est la bêtise militaire. Il ne faut pas chercher à comprendre » (page 40).
Yann Prouillet, février 2013

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Rocacher, Emilien (1882-1915), et Marie

Né le 29 juin 1882 à Cambon-les-Lavaur (Tarn) dans une famille paysanne, il était lui-même cultivateur à Marzens, marié et père de deux fillettes lorsque la mobilisation le prit au 8e RIC. Arrivé sur le front en octobre 1914, il resta dans le secteur de la Main de Massiges où il fut tué le 3 février 1915, sans avoir pu revoir sa famille. Il a adressé de nombreuses lettres à sa femme, Marie, et lui a renvoyé les siennes en lui demandant de conserver le tout comme souvenirs.
Le premier centre d’intérêt est la poursuite de la vie civile : le soldat interroge sur la vente du mulet, des cochons ; l’épouse décrit les vendanges, la récolte du maïs, la foire de Puylaurens. Elle lui envoie des curbelets (sortes de gaufrettes), du foie d’oie, un pâté de lapin sauvage… Émilien tente de décrire ses conditions de vie et le danger que représentent les marmites, mais Marie doit avouer : « Je m’évertue de comprendre dans quelle situation tu dois être, et malgré toutes mes réflexions je ne peux absolument pas y arriver » (15-11-14). Elle remarque cependant, le 1er décembre : « Je pense que tu as beaucoup de choses dans la tête qui t’ennuient, et il me semble que tu montrais au début beaucoup plus de courage pour tout. » Le soldat trouve la guerre plus longue que prévu : « Je commence bien d’être fatigué d’entendre tout ce mal qui se fait et de voir que personne ne parle de fin, au contraire » (6-12-14). Marie prie « la Vierge protectrice de la France » ; Émilien pense que, prisonnier, il pourrait sauver sa vie, ou bien il aspire à la fine blessure : « Si on pouvait conduire une bonne balle qui nous blesse sans gravité, on la ferait bien venir » (16-1-15).
La guerre est l’occasion de redécouvrir l’amour et l’affection. Émilien termine une de ses lettres par : « En attendant toujours de tes nouvelles qui me renaissent quand j’entends appeler mon nom » (11-12-14). Marie évoque la fin : « Alors nous n’écouterons plus rien, et nous irons à la hâte l’un vers l’autre » (24-1-15). Mais : « On nous dit que nous en avons pour jusqu’à la fin juillet, époque où nous ne pourrons jamais arriver car nous sommes trop dans la souffrance. Il faut espérer que les Chambres se réunissent et que les diplomates fassent cesser les hostilités, sans cela nous n’en sortirons pas. » Le corpus contient les dernières lettres de Marie, marquées : « Retour à l’envoyeur : le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. »
RC
*Philippe Bloqué, « La guerre d’Émilien Rocacher », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 636-657.

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Bouignol, Maurice (1891-1918)

Ses parents sont originaires de l’Ariège et du Quercy mais, au hasard de la carrière de professeur de lettres de son père, Maurice est né à Saint-Servan (Ille-et-Vilaine) le 16 janvier 1891. Normalien, agrégé, il est sous-lieutenant au 249e RI en 1914, blessé le 20 septembre au Chemin des Dames, après avoir connu Charleroi et la Marne. Il a écrit des poèmes inspirés par la vie des combattants (par exemple : « Douaumont »), que la comtesse de Noailles trouvait magnifiques. Il était soutenu par un amour « interdit » pour une cousine bien plus âgée, morte en 1917. Lui-même fut tué au 39e RI dans la Somme, à Rubescourt, le 26 avril 1918.
RC
*Biographie et choix de poèmes dans Maurice Greslé-Bouignol, « Maurice Bouignol, poète et combattant », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 597-633.

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Barthès, Emile (1883-1939)

Né à Castres dans une famille très catholique, prêtre en 1908, Émile Barthès était professeur de philosophie au grand séminaire d’Albi lorsqu’il fut mobilisé comme brancardier au GBD 31 du 16e corps. Après la Lorraine, l’Yser et la Champagne, il passa au 9e RAC où il chercha principalement à jouer un rôle de prêtre, son chef lui reprochant de négliger ses devoirs de brancardier. Il faisait de la photo, ce qu’il considérait comme un moyen de gagner la confiance des soldats, et circulait beaucoup, « commis voyageur du bon Dieu ». Même s’il n’a pas connu les combats de première ligne, il fallait pouvoir tenir plus de quatre ans, et l’écriture fut un moyen. À partir de 25 carnets, sa nièce dactylographia un texte intitulé Memorandum, 7 volumes, 2456 pages illustrées de 601 photos et 63 cartes postales. Après la guerre, il soutint une thèse de doctorat sur Eugénie de Guérin et contribua à la publication de ses œuvres. Il devint vicaire général, puis évêque auxiliaire d’Albi en 1932.
RC
*André Minet, « Émile Barthès, « curé de campagne en costume d’artilleur » », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 659-672.

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Amalric, Adrien (1892-1917)

1) Le témoin

Né le 21 octobre 1892 à St Sulpice la Pointe (Tarn). Les parents sont des « cultivateurs aisés », des « propriétaires », possédant plusieurs métairies. Leur maison compte 9 pièces, ils disposent d’un pigeonnier et d’un « grand chai » contenant vins en fût et eaux de vie. Adrien passe par l’Ecole normale, devient instituteur. A 22 ans, il est déjà (selon l’éditeur de son journal de route) inspecteur primaire.
Mobilisé à Castelnaudary (Aude) dans le 143e RI, il part sur le front de Lorraine et devient agent de liaison dès le 9 septembre 1914. Le 9 octobre, il part vers l’Ouest et accompagne la « course à la mer ». Le 31 octobre il arrive près de Calais et se trouve pris dans les combats sur l’Yser.
Au début de 1915, il quitte la Belgique, combat en Champagne, en Argonne. En 1916, il passe au 70e RI, se retrouve à Verdun et finit l’année à Mourmelon le Grand, au lieu-dit « le camp russe ». 1917 le voit d’abord sur l’Aisne, puis à Abbeville, puis dans la Marne et, en juin, à Lavoye (Meuse) près de Verdun. Il passe alors dans le 35ème RIC et s’embarque pour Salonique sur le Parana, un ancien vapeur devenu transport de troupes. Il périt en mer le 24 août près de l’île grecque de l’Eubée, le Parana ayant été atteint par un sous-marin allemand.

2) Le témoignage

Adrien Amalric, dès le 1er août 1914 a noté chaque jour en 1914 (sauf le 7 novembre) ses observations sur un carnet ou « cahier de poche ». Il a écrit plusieurs carnets et seul le dernier a disparu après le torpillage du Parana. Les carnets jusqu’au début de 1917 ont été conservés par la famille. Seul le contenu du carnet tenu en 1914 a été édité, en 2006, par M. Adrien Bélanger de Domérat (Allier), auteur de plusieurs ouvrages, à diffusion limitée, sur la guerre de 14. La BNF conserve un exemplaire de l’ouvrage intitulé C’était 14. Les événements et, parallèlement le carnet de guerre d’Adrien Amalric. Auto-édité, cet ouvrage de 303 pages a été imprimé chez Chaumeil à Clermont-Ferrand. Il est préfacé par Aline Torchassé, petite-nièce d’Adrien Amalric.
Adrien Bélanger a disposé du tapuscrit établi par M. Jean-Claude Planès mais aussi, semble-t-il des carnets eux-mêmes. Il publie l’intégralité du texte, jour après jour, se contentant de modifier la graphie de certains toponymes (Mülhwald au lieu de Mulevalde). Il assortit le texte d’exposés sur l’évolution générale de la guerre et de commentaires personnels, bien intentionnés, parfois utiles, parfois discutables voire hors-sujet. Adrien Bélanger ne donne aucune précision sur l’état de conservation des carnets, sur leur aspect matériel. Il ne donne aucun extrait des carnets à partir de 1915 et se contente de donner en quelques lignes les indications sur les étapes de la guerre d’Amalric indiquées ci-dessus.

3) Analyse

Instruit, Adrien Amalric écrit avec netteté, dans un style sobre mais non exempt par moment d’une sensibilité maîtrisée. Il trouve le temps d’observer à l’occasion la beauté de la région traversée. Ainsi après Château-Thierry : « les villages de ce coin de France avec les aiguilles de leur clochers sont très coquets. A les voir de loin au milieu de la nature jaunissante, ils font penser à des hameaux miniature ». Il ne compare pas avec son Tarn natal, qu’il n’évoque jamais.

Bélanger note très justement qu’Adrien Amalric porte sur ce qu’il voit un « regard d’inspecteur ». Agent de liaison, il saisit les attitudes du commandement et observe bien le mouvement des troupes. La description de l’offensive en Lorraine en août 14 est précise et vivante, et plus encore la débâcle à partir du 21 août, entraînant aussi les civils (un « exode à grande échelle »).
Instituteur de la jeune génération très laïque du début du XXème siècle, Amalric est indifférent en matière religieuse, contrairement à sa mère. Patriote à la manière républicaine (il est heureux d’envoyer à sa sœur une carte postale de Valmy, le jour anniversaire de la fameuse bataille de 1792), il n’est pas patriotard. Il estime que la retraite de Lorraine à la fin août est « une honte ». La brutalité de certains officiers le révulse. Ainsi l’odieux lieutenant-colonel Bertrand qui en Flandre, le 17 décembre, invective ses hommes : « il paraît que quelques hommes d’une compagnie auraient manifesté leur fatigue ce matin par des propos qui auraient immédiatement mérité la peine de mort (…) Les soldats qui se plaignent hautement sont des lâches. Ils mériteraient que les bons Français leur crachent à la figure. Ce sont des gens qui mériteraient d’être émasculés pour que leur race de pleutres et de lâches ne se reproduise plus ».
Adrien Amalric note les exactions commises par les « Alboches » (expression employée dès le 27 août) : pillages (par exemple de l’école des Eaux et Forêts de Nancy), cadavres jetés dans les puits pour les infecter etc. Mais lors de l’offensive en Lorraine il est impressionné par les tombes individuelles des Allemands, avec casques alignés au-dessus : « des couronnes de grains et de fleurs ont été placées sur les croix ; c’est dire s’ils ont les morts en grande vénération tandis que chez nous les morts sont mis en grand nombre dans des fosses avec du gazon sur le corps ce qui a pour effet d’infester l’air. Par ailleurs les Boches soignent aussi bien les blessés qu’ils enterrent leurs morts ».
Amalric est peu effusif et pas du genre à se plaindre sans cesse (« il ne se plaint jamais », note A. Bélanger). Mais il vit pleinement l’horreur de la guerre. Le 3 novembre, il note : « avec l’ennemi qui nous cerne et cette pluie torrentielle et glacée, la nuit devient tragiquement angoissante. Comment ne pas avoir cette impression de terreur tant est grande la brutalité des hommes ? »
Lucide et humaniste, tel apparaît Adrien Amalric. Le 20 août 1914, lors de la bataille de Dieuze Morhange, il surprend un officier allemand blessé qui a essayé de tuer d’un coup de pistolet l’officier français qui venait de lui planter sa baïonnette dans le corps : « loin de mettre fin à ses jours, je lui retire l’arme de la main et je laisse là ces deux blessés jadis ennemis et maintenant frères dans le malheur ». D’ailleurs, note Amalric, cet officier français « ne valait pas cher non plus ». Amalric aspire implicitement à la paix et au dialogue entre les nations. Rencontrant des aviateurs « britanniques » à l’Est de Soissons, où ils disposent d’un mini-aéroport, il observe qu’ils ont chipé quelques fruits dans un verger et déplore de ne pas pouvoir parler avec eux ; mais lui et ses compagnons d’armes couchent à leurs côtés « comme si nous étions de la même nation, de la même patrie ».
Jean Faury

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