Lassale, Charles (1889-1981)

Charles Lassale naît dans le village d’Albussac en Corrèze le 29 juin 1889. Elève au lycée de Tulle, il intègre ensuite l’Administration des PTT et y effectue toute sa carrière, jusqu’à devenir chef du Centre des Télécommunications de Brive-la-Gaillarde. Retraité, il rédige en 1968 ses souvenirs de guerre qu’il publie à compte d’auteur sous le titre Guerre 1914-1918. Journal d’un combattant (56 p.). Il s’appuie alors sur la correspondance d’époque ainsi que sur ses carnets de notes du front, et agrémente son texte de cartes et de quelques photographies. Sa guerre débute au Fort de Vincennes où il est détaché par l’Administration des Postes afin d’ « exploiter (…) les liaisons militaires du camp retranché de Paris. » En septembre 1915, quand commence son récit, il est affecté au 3e régiment du génie aux Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire) pour une période d’instruction de deux mois. Le 15 novembre, il est transféré au 8e Régiment du Génie basé à Nersac (Charente) en tant qu’agent de liaison. Il y apprend le fonctionnement des appareils téléphoniques de l’armée et la construction des lignes. Le 20 janvier 1916, il quitte son régiment pour intégrer le détachement télégraphique de la 76e division d’infanterie. Avec elle, il participe à la bataille de Flirey (en Woëvre méridionale) à la fin du mois de février puis, le mois suivant, aux combats de la cote 304 et du Bois d’Avocourt dans le secteur de Verdun. Du 5 au 23 mai 1916, il est hospitalisé à Contrexéville pour une otite et une rupture de tympan − ses deux tympans ayant été affectés sur le front, on lui reconnaîtra après-guerre une invalidité de 30%. A sa sortie, il réintègre son unité en mouvement vers le front des Vosges. Suite à un accident lors de l’installation d’une ligne téléphonique dans le secteur du massif de l’Ormont, il passe une partie de l’été à l’hôpital de Saint-Dié afin d’y soigner une entorse. Il enchaîne ensuite une mission à La Fontenelle de la mi-août à la fin du mois d’octobre 1916, juste avant d’être transféré de la 76e DI, qui prépare son départ pour Salonique, à la 161e DI fraîchement constituée. Avec elle, il passe successivement des hauteurs vosgiennes au camp d’Arches, pour une courte période d’instruction, puis à la région de Belfort, avant de revenir dans le massif vosgien le 10 janvier 1917. Il y dirige pendant un mois le poste téléphonique au pied du Hohneck. Après une permission en Corrèze, il est nommé chef de poste au Central téléphonique de la division à Gérardmer, ce qui améliore nettement ses conditions de vie. A la mi-juillet, la division prend la direction du Chemin des Dames et y est engagée dans les combats du secteur de la Bovelle, Courtecon et Cerny d’août à octobre. En novembre, elle est employée du côté de Quincy – Barisis. Employé au poste de Folembray, Lassale est élevé au grade de caporal fourrier (une fonction qu’il assure parfois en remplacement) le 24 décembre, puis nommé sergent en mars 1918. Suit le front de Champagne, duquel il est retiré à deux reprises en été 1918 pour former les élèves téléphonistes au camp de Mailly. En septembre, il est engagé dans la bataille de Sommepy, avant de prendre la direction de l’Alsace, d’abord à Masevaux puis à Saint-Amarin où il est nommé chef de poste optique. Aux premières loges pour assister au retour de la région à la France, il participe à l’entrée de la 161e DI à Ensisheim, où il contribue à prendre le contrôle des liaisons de télécommunication allemandes, puis à la venue de Poincaré à Mulhouse.
Le principal intérêt de ce témoignage est de nous renseigner – malheureusement, sans trop de détails – sur la fonction et les conditions de vie d’un téléphoniste. Opérateur en télécommunications déjà qualifié au début de la guerre, Lassale est versé dans un régiment du génie, tout comme son frère d’ailleurs, qui a peut-être suivi la même formation et avec qui il se retrouve au sein de la 161e DI Globalement, ses différentes missions consistent à mettre en place ou maintenir en état les lignes téléphoniques entre le front et les postes d’état-major, une tâche dangereuse quand elle s’effectue sous le feu des combats : un jour par exemple, un obus éclate au pied d’un poteau au sommet duquel il est occupé à effectuer des réparations (p.9). Les lignes sont généralement des fils déroulés à même le sol, plus rarement enterrées ou aériennes. Des aménagements sont parfois nécessaires, comme ce pont devant lequel l’équipe pose fièrement (p.37). Ses conditions de vie varient, mais sont globalement meilleures que celles des soldats du front, puisqu’il cantonne souvent en arrière des premières lignes. De cette différence naît sans doute cette volonté de louer à plusieurs reprises les mérites des équipes de téléphonistes, qui ont rempli leurs missions « sans jamais se soucier des dangers encourus » (p.6), et aussi celle de « justifier une fois de plus [sa] participation à cette grande bataille » (p.12), à savoir Verdun, restée hautement symbolique dans le milieu combattant d’après-guerre. En ce sens, ce n’est donc pas un hasard s’il adresse prioritairement son témoignage « à l’intention des anciens combattants » (p.1).
Raphaël GEORGES, avril 2013

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Guilhem, François (1886-1945)

Né à Toulouse le 7 avril 1886. Service militaire de 1907 à 1909. Marié en 1911. Une fille. Manutentionnaire aux entrepôts de la société L’Épargne. Sympathisant socialiste. Mobilisé en 1914 au 296e RI. Ses lettres à sa femme témoignent, une fois de plus, que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal. Ainsi : « Je te demande d’avoir du courage jusqu’à la fin, songe que je suis obligé d’en avoir, moi qui suis obligé de lutter contre un terrible ennemi et contre la séparation de ma famille ; songe un peu, quand je jette mes yeux sur la photo que tu m’as envoyée, ce qui peut se passer en moi-même… » (12-12-14). D’un autre côté, les lettres ne manquent pas de pugnacité et d’ironie. Par exemple, le 27 mai 1915 : « Émile m’a appris par sa lettre d’hier que Gourg avait été tué. Il prêchait la guerre dans le temps ; il ne la prêchera plus. » Ou encore, le 19 août 1915 : « Je voudrais bien voir ces embusqués à ma place, ceux qui ne sont jamais venus au front, comme le gendre de Caillabel par exemple ; ils en chieraient toute une. » Et, le 19 mai 1916 : « Pauvres mères, vous pouvez faire des enfants, la boucherie militariste les attend. Ah ! que je suis heureux d’avoir une fille ; elle ne viendra pas au moins se faire hacher sur un champ de bataille et si, après la guerre, favorisé par le sort, si je réussis à m’en sortir, ceux qui viendront me prêcher la repopulation seront reçus avec tous les honneurs dus à leur grade. » Et encore : « Tu me dis que Pierrillou a été cité à l’ordre du jour et qu’il a eu la croix de guerre ; il vaut mieux celle-là que la croix de bois » (22-7-16).
Le récit de ce fantassin rejoint ceux de ses semblables et décrit la boue, le froid, les veilles, les attaques stupides, les poux : « Ma chère Augustine, tu feras bien de m’envoyer de la poudre pour les poux, car pourtant qu’on les chasse et qu’on se change, on en est rempli, et ils sont gros et tu peux croire qu’ils piquent ; tu verrais les types, sitôt qu’on a une minute, à sortir la chemise et à faire la chasse ; on a le corps tout rouge de piqûres » (14-8-15).
Le régiment commence la guerre en Alsace, puis il est transféré en Artois, devant Vermelles, village occupé après le repli allemand (voir Barthas, Hudelle). Le 25 décembre 1914 : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. » Une pause dans une guerre sans fin : « Quant à la paix, je crois que si aucune puissance neutre ne s’en mêle, nous y sommes pour longtemps car de la manière que nous faisons la guerre, il est presque impossible d’avancer, tant aux Boches qu’à nous » (30-12-14).
Le 10 mai 1915, François est atteint par une balle au sommet du crâne : « Tu peux croire que cette balle a été la bien venue. » Soigné, il essaie de faire durer la séquence et même de s’embusquer pour de bon : « Je deviendrai peut-être l’ordonnance du major en chef des hôpitaux de Béziers, mais je ne suis pas sûr de réussir » (13-7-15). En effet, cela ne marche pas et il doit repartir, avec le 96e, à Beauséjour, et participer à l’offensive du 25 septembre en Champagne. Le 12 octobre, il peut écrire : « Cette nuit nous avons été relevés des tranchées et nous sommes dans un bois ; nous n’avons ni eau pour nous laver, ni rien, mais nous sommes hors de danger, c’est l’essentiel. Nous crevons de faim et de soif. Nous avons passé 15 jours terribles, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés ; moi, je n’ai pas eu seulement une égratignure ; encore une fois je m’en suis sorti ; j’ai eu un fusil partagé dans les mains par un éclat d’obus et je n’ai pas eu la chance d’être blessé. » Un peu plus tard (2 décembre 1915), il tire des conclusions plus larges : « Tu peux croire que j’en ai assez de cette vie ; toujours au danger, la pluie, le froid, mal nourris, dévorés par les poux, nous avons tout pour nous faire souffrir ; il faut avoir la volonté de vivre pour supporter tout cela. »
1916 le trouve à Berry-au-Bac et au bois de Beaumarais, élément d’un « troupeau de moutons qui suivons ceux qui nous commandent ». Les secteurs chauds et ceux où « on ne se croirait pas en guerre » alternent. En juillet, c’est Verdun. Alors, les lettres de sa femme lui sont retournées avec mention « le destinataire n’a pu être atteint ». François est en effet porté disparu à Fleury le 4 août. Blessé, récupéré par les brancardiers allemands, il est soigné à Ulm, et sa première lettre de captivité n’arrive à Augustine que le 6 septembre. Peu après, il précise : « Je garderai longtemps le souvenir de mes derniers combats qui dépassent en horreur tous ceux que j’avais vécus ; aussi je suis heureux d’être loin de ces champs de massacre. Je vois d’ici le mauvais sang que tu as dû avoir fait pendant le temps que tu es restée sans nouvelles, mais maintenant tu peux dormir tranquille car tu es sûre de me revoir. »
Une fois guéri, il participe aux travaux agricoles en Allemagne : « Je laboure tous les jours, je suis devenu bon, mais si je reviens en France, je ne crois pas de continuer ce métier-là. »
Rémy Cazals
*Lettres numérisées par le petit-fils, Jean-Marie Donat. Un exemplaire sera déposé aux Archives municipales de Toulouse. Photo de François Guilhem, sa femme et sa petite fille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 244.

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Delon, Louis (1894-1964)

Fils de gantier, né à Valence (Drôme) le 16 juillet 1894, il devient lui-même gantier à Millau (Aveyron). Il est mobilisé au 72e RI, puis il passe dans les régiments d’infanterie coloniale, le 42e en décembre 1915, le 6e en juillet 1918. Il combat dans l’armée d’Orient et il est victime du paludisme. Pour le « soigner », rien ne vaut le froid et on l’envoie à Arkhangelsk avec le 21e bataillon de marche, peu avant l’armistice du 11 novembre. Motif officiel : empêcher que ce port devienne une base pour les sous-marins allemands. Les soldats s’aperçoivent bien vite qu’il s’agit de combattre les bolcheviks. Le seul témoignage qu’ait laissé Louis Delon concerne le séjour à Arkhangelsk et particulièrement la mutinerie de mars 1919. L’épisode est exposé par Patrick Facon, d’après les documents d’archives, notamment 7N 816 et 817 du SHAT, dans son article de 1977 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine (p. 455-474). Louis Delon a recopié sur un cahier conservé par sa famille une série de témoignages favorables aux mutins : lettres de réclamation contre le manque de nourriture et de couvertures, contre les brimades de certains officiers, etc. Surtout, l’argument central est celui-ci : « Les journaux français qui nous parviennent nous rapportent les paroles prononcées au parlement par le ministre de la Guerre : « Depuis le 11 novembre 1918 le bruit du canon a cessé pour tous les Français. » Ici, bien après cette date, mille coups de canon ont été tirés par l’ennemi en vingt-quatre heures ! Sommes-nous Français ? » Traités de lâches, accusés de salir le drapeau, les mutins répondent qu’ils se sont battus pendant quatre ans sur tous les fronts contre les ennemis, mais que la France n’est pas en guerre contre la Russie. Enfermés dans une baraque, on leur envoie un provocateur (« ce n’était ni plus ni moins qu’un fumiste envoyé ici par les officiers ») qui se présente comme ayant « des idées complètement révolutionnaires », à quoi les hommes répondent qu’il n’en est pas de même pour eux, qu’ils se moquent un peu de la politique et qu’ils réclament seulement leurs droits.
En conseil de guerre pour « refus d’obéissance sur un territoire en état de guerre », le commissaire du gouvernement renonce finalement à soutenir l’accusation. Du sous-lieutenant Rivaud, défenseur, Patrick Facon nous apprend qu’il était avocat à la cour d’appel de Paris. Louis Delon a retranscrit un résumé de son habile plaidoirie : « Sommes-nous en guerre avec la Russie ? […] Après la signature de l’armistice avec les Allemands, nos soldats ne pouvaient-ils pas se croire en droit de refuser de marcher contre les bolcheviks ? L’article 227 du code de justice militaire punit de la peine de mort tout commandant d’unité qui continuerait, après la signature d’un armistice, à donner des ordres pour continuer les hostilités. Ce ne sont pas ces soldats qui sont assis au banc des accusés qui méritent d’être punis mais bien celui ou ceux qui sont la cause que les soldats alliés continuent à combattre en Russie. » Le verdict rapporté par Patrick Facon comme par Louis Delon : deux mois de prison avec sursis. Il n’empêche que les mutins, au lieu de rentrer en France, sont envoyés en bataillon disciplinaire au Maroc. Louis Delon finit par retrouver Millau où il se marie en juin 1921, reprenant son métier de gantier.
Rémy Cazals

Photo de Louis Delon dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 179.

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Waag, Félix (1894-1989)

Né de parents alsaciens à Rouffach en 1894, Félix Waag grandit à Sarreinsming en Lorraine annexée. Après un baccalauréat technique, il effectue à partir de septembre 1912 son service militaire en tant que volontaire annuel (privilège réservé aux bacheliers) au sein du 8e bataillon de chasseurs à pied de Sélestat. En 1913, il obtient le diplôme de garde forestier, mais préfère travailler dans les mines de charbon. La mobilisation générale d’août 1914 interrompt le stage qu’il effectue aux houillères de Forbach ; il est alors mobilisé en qualité de sous-officier au 17e régiment d’infanterie de Morhange. A la tête de sa section, il participe aux combats de Lorraine dans le secteur de Dieuze, au cours desquels il est blessé à la jambe par un éclat d’obus. D’abord transféré dans un hôpital près de Francfort, il achève sa convalescence au sein du bataillon de réserve de son régiment à Herford (Westphalie), puis bénéficie d’une permission. Accompagné de sa mère, il en profite pour rendre visite à son père mobilisé dans la réserve territoriale et stationné à Barr (Alsace). De retour à Herford, il est employé à former les recrues jusqu’en décembre 1914, puis rejoint son régiment sur le front de la Somme, près de Péronne. Fin janvier 1915, son régiment est transféré en Prusse orientale. Il y est décoré de la Croix de fer 2e classe, puis nommé sous-lieutenant. Le 27 août, il est blessé par balle lors du siège de Kaunas. On l’évacue vers l’hôpital militaire de Königsberg, puis il retourne à Herford et y reprend ses activités d’instructeur. Le 1er novembre, il est incorporé au 55e régiment d’infanterie de la Landwehr à Clèves. Jusqu’au 10 janvier 1916, il profite des charmes de cette ville en dehors de ses heures de formateur, puis est envoyé en Picardie dans le secteur des monts Saint-Aubin et du Plémont, assez calme à ce moment. Il y commande la compagnie pendant les permissions de son commandant. Au début de l’année 1917, il se distingue lors d’offensives ennemies, ce qui lui vaut d’être décoré de la Croix de fer 1ère classe. Vers le 20 mars, il repart pour le front oriental, en direction de la Galicie où il stationne jusque fin 1917. Il y assiste à un mouvement de fraternisation des troupes russes : « nous acceptâmes naturellement » (p.41), ce qui était moins du goût de sa hiérarchie qui y coupa court. En juin, il est temporairement détaché dans une compagnie de lance-mines. En juillet, il a l’honneur d’être félicité par l’empereur Guillaume II en personne, qui, lors du passage en revue de sa compagnie, s’arrêta à sa hauteur en apercevant sa Croix de fer. De la fin novembre 1917 à janvier 1918, il suit des cours pour devenir commandant de compagnie. A partir de janvier, il participe à l’occupation allemande d’anciens territoires russes : il commande la garnison militaire dans le secteur de Genitschesk (nord-est de la Crimée). Détenant le pouvoir militaire, il fréquente l’élite locale et profite de conditions de vie agréables jusqu’au 19 avril 1918, date à laquelle il est à nouveau muté sur le front occidental. Comme d’autres officiers rapatriés, il bénéficie d’abord d’une permission de huit jours à Cologne, puis d’une période d’exercice dans un camp d’entraînement à Gand en Belgique. Là, il constate avec effroi des comportements d’insubordination parmi les nouvelles recrues. Le 2 juillet, il est affecté comme chef de compagnie au 60e IR, et parcourt dès lors le front « partout où ça chauffait » (p.52). Vers la fin de juillet 1918, il est blessé par balle à l’aisselle près de Fresnoy-lès-Roye, emmené à l’hôpital militaire de Saint-Quentin puis transféré à Fribourg. Le 24 août, il est envoyé pour un mois de convalescence à Badenweiler, une station thermale de Forêt-Noire. Son avant-bras gauche demeurant à moitié paralysé, il part subir un traitement par électrochocs à l’hôpital d’Eisenach (Thuringe). Le 21 octobre, il est de retour à Wissembourg, sa nouvelle ville de garnison, et le 27 il obtient une permission. Celle-ci lui permet à la fois d’observer en civil le mouvement révolutionnaire à Sarreguemines, et d’apprendre l’armistice à domicile. Il se rend dès lors à sa caserne pour se faire démobiliser et perçoit du même coup sa solde de novembre. Plusieurs jours plus tard, les troupes françaises arrivent dans son village ; il y assiste avec un camarade en permission, et note à ce propos : « nous les regardions passer avec des sentiments mitigés » (p.55). Commencent alors pour lui les tracasseries avec les autorités militaires françaises à cause de ses états de service en qualité d’officier de l’armée allemande : des soldats français viennent le chercher pour le conduire auprès de leur état-major puis le transférer à la citadelle de Bitche, où se trouvent déjà rassemblés d’autres officiers lorrains. Tous sont soumis aux mêmes interrogatoires, qui consistent notamment à élucider la raison pour laquelle ils sont devenus officiers et pourquoi ils n’ont pas cherché à déserter. A cela Waag répond qu’il détient le baccalauréat allemand et qu’il n’a jamais eu aucune relation avec la France. Il demeure ainsi huit jours à Bitche, puis deux jours au fort de Saint-Julien de Metz avant d’être libéré. En 1919, il se verra finalement attribuer par les commissions de triage une carte d’identité A comme descendant d’Alsaciens français avant 1871. [Des commissions de triage ont été mises en œuvre pour classer la population des provinces reconquises selon des critères nationaux, empruntant à la tradition allemande du droit du sang. Quatre types de cartes d’identité sont crées à cet effet : la carte A est attribuée aux descendants de familles déjà établies en Alsace-Lorraine avant 1871, la carte B à ceux dont l’un des parents est étranger, la carte C aux habitants nés de parents étrangers « alliés », et la carte D aux étrangers de pays ennemis comme l’Allemagne ou l’Autriche, et à leurs descendants.] La même année, il entre dans l’administration des douanes, mais en démissionne dès 1923, déçu de voir son avancement freiné par rapport à celui de ses collègues « Français de l’intérieur ». [Cette expression qui subsiste encore aujourd’hui désigne les habitants des provinces de la France dans ses frontières d’avant 1918, par opposition aux Alsaciens-Lorrains. Les différences de traitement entre ces Français venus travailler dans les administrations des provinces recouvrées en 1919 et les fonctionnaires alsaciens-lorrains sont un des facteurs du « malaise alsacien » qui culmine au milieu des années 1920.] Entre-temps, il épouse Louise Nilès en 1921, avec qui il aura deux enfants nés respectivement en 1923 et 1930. En 1926, il entre comme porion à la Société Métallurgique de Knuttange puis est embauché en 1931 par l’entreprise de construction Dietsch pour diriger les travaux de l’ouvrage fortifié de Drachenbronn sur la Ligne Maginot. Le 2 septembre 1939, il est mobilisé comme soldat de 2e classe dans la réserve et affecté en tant que technicien sur la Ligne Maginot à Forbach. Après l’annexion de fait de l’Alsace-Moselle par le IIIe Reich, il est sollicité en tant qu’ex-officier allemand pour adhérer au parti nazi, mais il décline, considérant qu’il ne s’agit pas des mêmes Allemands qu’en 1918. De son côté, son fils aîné tente de se soustraire à l’incorporation de force dans l’armée allemande, mais en vain ; il fait finalement partie des 130 000 « Malgré-Nous » de la Seconde Guerre mondiale. Retraité en 1959, Félix Waag décède à Thionville en 1989.
Félix Waag a rédigé ses mémoires de guerre à l’âge de 89 ans, entre mai et juin 1983, à la demande de son petit-fils François Waag. Ce dernier, professeur d’histoire-géographie et militant autonomiste, est à l’origine de leur publication (Les Deux Félix. 1914-1918 vu par un combattant d’Alsace-Lorraine, Do Bentzinger, Colmar, 2005, 128 p.). En outre, il en rédige l’avant-propos, l’appareil de notes ainsi qu’une partie introductive et conclusive replaçant le récit de Félix Waag dans le temps long de l’histoire familiale. L’ouvrage est préfacé par l’essayiste autonomiste Bernard Wittmann, qui retrace sous une forme partisane l’histoire de la Première Guerre mondiale en Alsace. Enfin, nombreuses photographies et documents sont reproduits et commentés en annexe.
Outre ses propres souvenirs, Félix Waag s’est appuyé sur sa feuille d’état de services pour reconstituer la trame chronologique, et sans doute aussi sur de la correspondance d’époque. C’est sans doute ce qui explique qu’en dehors de ses mouvements successifs et des anecdotes, le récit se révèle assez pauvre en ce qui concerne sa participation aux opérations militaires : il n’en donne qu’un survol rapide, ce qui est regrettable car il est rare de disposer du point de vue d’un officier alsacien-lorrain de l’armée allemande. Il semble avoir répondu à ses obligations militaires avec un certain sens du devoir. Par la suite, sa vie durant, il a conservé avec une certaine fierté les marques de reconnaissance de sa hiérarchie, comme le certificat de son général d’armée ou les photographies de sa rencontre avec Guillaume II, qui figurent en annexe de l’ouvrage. A la fin de la guerre, il ne semble pas opposé au retour de l’Alsace-Lorraine à la France, mais il accepte mal de se voir reprocher d’avoir servi dans son armée légitime. Maîtrisant assez bien le français depuis le lycée, il semble n’être ni un grand défenseur de la cause impériale allemande, ni un francophile. Comme nombre d’Alsaciens-Lorrains peu politisés, il est surtout attaché à sa petite patrie (Heimat), dont le sort allemand ou français ne lui importe que peu, aussi longtemps que cela n’interagisse pas défavorablement sur sa propre vie. C’est pourquoi après-guerre il se rapproche peu à peu du mouvement autonomiste alsacien, déçu par une politique d’assimilation française dont il a le sentiment d’être victime.
Raphaël GEORGES, avril 2013.

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Lapeyre, Louis (1882-1949)

Trouver sur le carnet de Louis Lapeyre l’adresse de Louis Barthas, caporal au 280e d’infanterie, n’a rien d’étonnant quand on apprend que Lapeyre était, lui aussi, tonnelier à Peyriac-Minervois. Né le 17 avril 1882 à Rieux-Minervois (Aude), village tout proche voisin de Peyriac, fils de tonnelier, Louis Lapeyre a fait son service militaire en Algérie de 1903 à 1906 ; il s’est marié en 1907 et installé à Peyriac en 1910. En août 1914, il est mobilisé dans une section de COA, puis au 44e RI en novembre 1915, au 294e RI en avril 1916. Il donne pour titre à ses carnets « Campagne de 1914 », ensuite étendue aux quatre autres années. Conservés par ses petits-enfants, non publiés, beaucoup plus succincts que ceux de Barthas, ils opposent la beauté de la France, décrite au cours des déplacements, aux horreurs de la guerre. Lapeyre est sensible à la rencontre de camarades avec qui il est agréable de parler du pays. Le militarisme se manifeste lorsqu’une réclamation à propos de la nourriture vaut huit jours de prison. Il signale rapidement la mutinerie du 129e en 1917 et la répression. S’étant débarrassé de son 8e carnet le jour de sa capture (1er novembre 1918), il l’a reconstitué de manière approximative et y a ajouté la description originale de ces quelques jours très particuliers de prisonnier d’une armée en pleine débandade. Tout au long du parcours, les prisonniers sont nourris et congratulés par la population belge. Le 11 novembre : « En cours de route, nous avions appris la signature de l’armistice ; et cette heureuse nouvelle nous comble de joie. En entrant dans la ville [Bastogne], toute la population est en liesse ; les maisons sont superbement pavoisées aux couleurs de tous les Alliés. » Le comité de ville prend en charge les prisonniers en place de leurs gardiens, et apporte, « dans de grands récipients, de la bonne soupe et du café fumant ». « Vers 4 h du soir, passe devant nous le 27e régiment d’infanterie bavaroise, revenant des tranchées. Tous les soldats chantent ; la musique de leur régiment joue. Les officiers ont arraché leurs galons de sur leurs épaules. Les soldats portent leurs fusils crosse en l’air et nous font comprendre qu’ils sont tout joyeux que la guerre ait pris fin. Belges, Boches et Français, tout ce monde fraternise en ce moment tellement la joie est grande parmi tous. »
Le retour vers la France se fait par étapes, les Belges continuant à « gorger » les Français de victuailles : « Il est impossible de leur refuser quoi que ce soit. Quels braves gens que tous ces Belges ! » En France, le département de la Meuse est plein de troupes américaines et on y distingue le « spectacle des plus hideux » produit par les quatre années de guerre. Le 23 novembre, enfin, Louis Lapeyre arrive à Peyriac-Minervois.
Rémy Cazals
*Fiche matricule Arch. Dép. Aude RW 537 (recherche de Jean Blanc que nous remercions).

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Hourtal, Marius (1894-1986)

Né le 9 décembre 1894 à Carcassonne (Aude), il reçoit une éducation primaire, fait son apprentissage et devient ajusteur mécanicien dans l’entreprise Carrière et Guyot, fabricant du gros équipement agricole. Après la guerre et son mariage, il se met électricien à son compte ; retraité, il décide de rédiger ses souvenirs de guerre en 1978. Des extraits ont été publiés.
Tout commence en mars 1914 lorsqu’il passe le conseil de révision et qu’il est reconnu bon pour le service : « Je fis un saut de contentement et je courus me rhabiller pour me réchauffer. » Il assiste à la mobilisation et au départ du 143e RI. Lui-même rejoint le 56e RAC à Montpellier et, après la période d’instruction, le voici au Vieil-Armand où, en septembre 1915, un obus éclate dans l’âme d’une pièce de 75 de sa batterie. Le spectacle est horrible. Officiellement, on dira que c’est le résultat d’un tir allemand, mais on renvoie le reste des obus en usine. Quelques jours plus tard, il est lui-même égratigné par un minuscule éclat d’obus. Sa première permission est l’occasion de rapporter des limes pour graver des douilles. La permission d’octobre 1916 est racontée avec quelque détail : le fourbi encombrant lors de la traversée de Paris (dans une musette un obus allemand de 77 non éclaté dont il a retiré la poudre) ; les combines pour rabioter un peu de temps ; le chaudron d’eau bouillante dans lequel on va tremper les vêtements et « faire cuire ces bêtes » ; la visite aux parents de camarades tués ; la prière, avec sa mère, auprès de la Vierge du Bon-Secours de l’église Saint-Vincent. En avril 1917, c’est le Chemin des Dames : « Comme suite à cet échec sanglant, il y eut de la rébellion dans certains régiments. On fusilla même une vingtaine d’hommes, au hasard, même des meilleurs soldats. » En octobre, en Champagne, visitant un cimetière où il repère de nombreuses tombes d’hommes du 143e, il découvre celle de l’homme qui l’avait formé au cours de son apprentissage. Après Caporetto, il part pour l’Italie, et sa batterie est reçue triomphalement à Turin en novembre. Il va en permission juste après le terrible accident de train de Saint-Jean-de-Maurienne. Retour en France pour affronter les attaques allemandes du printemps 1918 (il est personnellement félicité par Poincaré). Puis c’est la contre-offensive décisive des Alliés et le 11 novembre. Marius Hourtal est alors maréchal des logis depuis le 5 mai 1917. Fin juillet 1919, retour à Montpellier où « on débarqua pour la dernière fois, étant sûrs de ne plus prendre le train pour une destination inconnue comme cela nous était arrivé une douzaine de fois en quatre ans de guerre ».
Rémy Cazals
*Années cruelles…, 1998.

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Gilbert, Abel (1881-1972)

L’auteur
Abel Gilbert est forgeron maréchal à Épieds-en-Beauce (Loiret). Il a un fils de deux ans et sa femme, Désirée Frémond (voir ce nom), est enceinte. Il est rappelé le 31 juillet 1914 comme maréchal-ferrant chargé de l’entretien des 225 chevaux de la 2e colonne légère du 3e régiment d’artillerie lourde attelée. Il entre « en pays ennemi » (Lorraine) dès le 17 août puis participe à la retraite sur Nancy. Pendant quatre ans il parcourt la frontière, de l’Yser à la Franche-Comté, sa voiture-forge est présente au Grand Couronné, à Notre-Dame de Lorette, à Furnes, au Vieil Armand, à Verdun, au Chemin des Dames, dans la Somme, deux fois en Champagne, etc. Il ne connaît qu’une interruption de 6 mois en 1916 lorsque son régiment retourne au dépôt de Valence le temps de remplacer tous ses canons mis hors d’usage à Verdun. À la suite des différents remaniements de l’artillerie lourde, Abel Gilbert appartient successivement au 114e RAL puis au 314e.
Il rentre chez lui en février 1919, auprès de sa femme qui a géré la boutique en son absence et des deux autres enfants nés pendant le conflit. Il reprend sa place à la forge et à l’atelier de mécanique agricole et reste, jusqu’à sa mort en 1972, une figure respectée du village qui a donné son nom à une de ses rues.

Le témoignage
Durant sa campagne Abel Gilbert a tenu un carnet de route assez succinct et qui nous est parvenu incomplet : il y manque les six derniers mois de 1916, les six derniers mois de 1917 et toute l’année 1918. Le carnet est parfois perdu, réécrit, retrouvé, continué. On s’aperçoit que les dates ne sont pas toujours très fiables. L’écriture et le style sont aisés, incluant quelques mots du parler beauceron, d’une bonne orthographe sauf lorsque l’écriture reflète la prononciation locale.
Abel a aussi écrit tous les deux jours à sa femme, de juillet 1914 à février 1919 : cette abondante correspondance nous est parvenue en entier.
Le carnet de route a été édité par Françoise Moyen, sa petite-fille. Le texte intégral est suivi d’une lecture par thèmes qui regroupe les différents aspects de la vie d’un maréchal à l’armée. La correspondance est en cours d’édition. [Il s’agit d’une édition de type familial ; la transcription des documents sera déposée aux Archives du Loiret. En attendant, on peut consulter fran.moyen@orange.fr.]

Analyse
Dans son carnet de route Abel Gilbert note les déplacements incessants, parfois dramatiques, de sa section, l’inconfort des cantonnements et les difficultés permanentes pour se procurer le charbon et le fer, matières premières indispensables à son activité et dont l’armée n’assure pas l’approvisionnement. La première année il est « abonnataire » c’est-à-dire libre de gérer forfaitairement l’entretien des chevaux dont il a la charge. Il y gagne un peu d’argent … il en a honte … il partage avec ses équipiers. Les années suivantes la plupart des maréchaux, comme lui, dénoncent les nouvelles conditions de l’abonnement et restent maréchaux sans contrat.
Abel est un esprit curieux. Entre le travail harassant, parfois jusqu’à 2 heures du matin, et les livraisons de munitions aux batteries, dont les maréchaux ne sont pas dispensés (certains y trouveront la mort) Abel prend le temps de visiter et décrire les églises, les monuments, les statues. Il s’enquiert de l’économie des régions traversées et, très pragmatique, il s’essaie à l’extraction du charbon au fond de la mine, à la conduite des « charrues à vapeur » dans les grandes exploitations de la Brie et fait même quelques rangs de tissage dans une usine des Vosges !
Son patriotisme est à toute épreuve et sa foi catholique, bien que discrète, très ferme. Son rôle de maréchal le tient quelques kilomètres en arrière de la ligne de feu, aussi n’y a-t-il aucune description de combat dans ce carnet de route mais toujours le fracas de la canonnade qui, de nuit, n’est pas sans beauté. Pourtant dans le duel qui oppose les deux artilleries, le danger est toujours présent et il a échappé plusieurs fois à la mort.
Dans ses lettres il ne fait pas allusion à ces dangers, mais se montre rassurant en insistant sur le peu de morts dans l’artillerie lourde. Il parle peu de la vie au cantonnement mais davantage des camarades et connaissances qu’il rencontre, des visites qu’il fait. Par de nombreuses recommandations à sa femme, il s’efforce surtout de diriger à distance le fonctionnement de sa boutique d’Épieds-en-Beauce : le vieux père d’Abel a repris le marteau, aidé par un jeune à peine sorti d’apprentissage et qui sera d’ailleurs mobilisé en 1917.
Françoise Moyen

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Leclabart, Louis (1876-1929)

À la recherche des traces rupestres réalisées par les combattants de 14-18 dans les carrières souterraines de l’Aisne et de l’Oise, Thierry Hardier s’interrogea sur la signature d’une des œuvres majeures, une représentation de Jeanne d’Arc de 2 m sur 1,20 : « Louis Leclabart 1916 – Souvenir du 12e RIT ». Il découvrit que le même sculpteur avait laissé quatre importantes traces rupestres dans cette même carrière du Chauffour, qu’il avait également signé des monuments aux morts, et que ses descendants possédaient encore de nombreux dessins et autres œuvres. Au final, avec son collègue d’arts plastiques Benoît Drouart et les élèves du collège Paul Eluard de Noyon, il pouvait publier un beau livre illustré de 96 reproductions : Louis Leclabart, Un artiste picard dans la Grande Guerre, Cap Région éditions, 2010, 164 p.
Louis Leclabart est né à Péronne (Somme) le 26 juillet 1876, aîné de huit enfants. Ses talents reconnus, il a pu étudier à l’école des Beaux-Arts d’Amiens dirigée par Léon Delambre. Marié en 1898, il a deux fils. Il travaille dans l’atelier d’Albert Roze, puis en association avec Paul Beaugrand, et il commence à se faire connaître avant la guerre. Du fait de son âge, il est mobilisé dans la territoriale (12e RIT), mais l’avance allemande est telle que le régiment doit être engagé dans de très durs combats entre septembre et novembre 1914, pour la défense d’Amiens et pour la course à la mer. Par la suite, dans la plaine de Flandre, en Belgique, le régiment territorial tient des tranchées de première ligne ou est utilisé à des travaux de terrassement. Louis, nommé caporal, exerce les fonctions de brancardier. C’est entre le 20 juin et le 11 septembre 1916 qu’il a travaillé au Chauffour. Le 10 mars 1918, il passe à l’escadrille SAL1 comme dessinateur de plans directeurs à partir de photos aériennes (et il illustre son carnet personnel de dessins d’avions et de scènes aéronautiques).
Sur son carnet de croquis, équivalent d’un carnet de voyage, il fait 145 dessins à la mine de plomb : portraits, tranchées, armes, cimetières français et allemands, en remarquant une scène particulière représentant un soldat assis, penché, lisant une lettre, intitulée « Le cafard ». Il n’a pas dessiné pendant les périodes de combat et n’a pas représenté les horreurs de la guerre. La pierre calcaire du Noyonnais se prêtait bien à la sculpture. La Jeanne d’Arc de la carrière du Chauffour, à forte valeur symbolique, est placée en hauteur, à l’angle du poste de commandement, à 250 m de la 1ère ligne. À proximité, il a également réalisé un sphinx de 2 m de haut, rappel de son intérêt pour l’art égyptien. Parmi les autres œuvres sculptées, on peut retenir cette « pleureuse » placée par Leclabart sur la tombe de trois militaires français enterrés et honorés par les Allemands (à Trosly-Loire, Aisne). Démobilisé le 6 janvier 1919, il sculpta encore le décor de huit monuments aux morts dans la Somme (dont celui d’Abbeville), avec une tendance à représenter des soldats se dégageant de la masse de pierre. Thierry Hardier a remarqué les détails réalistes montrant que l’auteur était un vrai poilu : « La jugulaire du casque Adrian n’est pas fixée sous le menton mais passe au-dessus de la visière ; les pointes du col de la capote ont tendance à se redresser légèrement sous l’effet d’un usage prolongé ; et les parties en cuir des cartouchières, au niveau de leur fermeture, se déforment un peu à force d’être exposées aux intempéries. »
Rémy Cazals

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Vincent, César (1894-1917)

Ni le parcours militaire, ni les thèmes abordés dans la correspondance de ce jeune de la classe 14, né à Crupies (Drôme) le 12 avril 1894 dans une famille paysanne, ne sont d’une grande originalité. En 1914, il fait ses classes à Briançon et au camp de La Valbonne. Il part au 140e RI dans la Somme en décembre 14 ; en juin 15, il passe mitrailleur au 75e RI ; c’est ensuite la Champagne et l’offensive du 25 septembre ; malade, il est évacué en décembre ; de mai à septembre 16, Verdun, puis le secteur de Reims jusqu’en janvier 17 ; permission et maladie au pays natal, retour au front dans l’Aisne en mars, mais il ne participe pas directement à l’offensive Nivelle ; en juin, il décrit un mouvement d’indiscipline au 75e dans une creute ; en octobre, c’est l’attaque de la Malmaison où il est gravement blessé ; transporté à Soissons, il meurt à l’ambulance 5/52 le 26 octobre 1917.
Cultivateur, César s’intéresse aux travaux de l’exploitation familiale et regrette de ne pas être là pour prendre sa part (sa mère étant veuve) ; il est curieux de voir comment la terre est cultivée dans les régions qu’il traverse. Il souffre de l’éloignement et a convenu d’un code avec sa grande sœur pour indiquer où il se trouve. Il ne s’autocensure pas dans ses lettres à la famille et décrit les conditions abominables du front et les dangers presque permanents. Sorti de l’hôpital en avril 1916 et destiné à remonter, il s’écrie : « Retourner à cette boucherie ! Repartir ! repartir au front ! Après 17 mois de campagne, repartir, il me semble que je ne pourrais pas. » Et, plus nettement encore, en mars 1917 : « S’il faut y aller, nous irons ! mais je voudrais pouvoir renier la République, la France et tous ceux qui nous gouvernent ! si mal ! et si honteusement ! » Les lettres maternelles essaient de le consoler, l’encouragent à la résignation ; les colis venant du « pays » constituent de brèves éclaircies.
L’originalité se trouve dans la constitution et la conservation d’un corpus qui rappelle celui de la famille Papillon (voir ce nom) : 1295 lettres ou cartes postales, la plupart de César à sa famille, mais aussi une grande partie des lettres reçues par le soldat, venant de sa mère et de ses sœurs, de ses amis et amies, de ses marraines de guerre, missives qu’il a renvoyées ou apportées chez lui lors des permissions. Grâce à elles, on peut reconstituer le réseau de relations amicales ou amoureuses du soldat et de ses proches, avec ses confidences, ses secrets, ses brèves fâcheries. La correspondance est restée plus de 90 ans dans un coffre en bois au grenier de la maison familiale. Certaines lettres ont disparu au fil du temps pour différentes raisons parmi lesquelles on retiendra la récupération des siennes propres par une jeune fille. Ce riche corpus est actuellement étudié dans le cadre d’une thèse de doctorat de l’université de Nimègue (Pays-Bas) par Mies Haage, sous la direction du professeur Peter Rietbergen.
Rémy Cazals

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Le Breton, Arsène (1896-1995)

Arsène Le Breton, Campagne de 1914-1918, mon carnet de route, Rennes, Ennoïa, 2004, 135 p.

1 – L’auteur.
Né le 21 juin 1896, à Plumaugat (Côtes-du-Nord), Arsène Le Breton fit des études secondaires solides. Il s’engagea dès la fin 1914 pour 4 années, au 7e Régiment d’Artillerie de Campagne de Rennes. Le 9 mai 1915, son frère, Pierre, est tué pendant la bataille d’Artois. Arsène demande alors à partir au front. Il fera une partie de sa campagne dans une unité d’artillerie de tranchée (101e batterie au 13e RAC) avant de la terminer dans l’artillerie lourde. Revenu de la guerre, il hésitera à devenir prêtre mais il choisira finalement d’être cadre dans les banques puis entrera aux Ponts-et-Chaussées. En retraite en 1961, il décèdera le 17 janvier 1995.

2 – Le témoignage.
Il semble bien qu’Arsène Le Breton ait tenu un petit carnet de guerre. C’est à partir des notes de celui-ci qu’il rédige un vrai journal. D’abord dans l’artillerie de tranchée, donc aussi exposé que les fantassins, il rejoint son unité dans la Somme (avant et pendant la bataille) et la suit sur les fronts de Champagne (début 1917), du Chemin des Dames (avril 1917) et de Verdun (mi-1917). Évacué (lésion au poumon) le 5 août 1917, il retourne au front en mars 1918, au sein du 142e régiment d’artillerie lourde coloniale (secteur sud de la Somme). De nouveau évacué, cette fois pour grippe, il reviendra en ligne en octobre 1918.

3 – Analyse.
Nous ne savons ce qui motiva Arsène Le Breton à mettre au net et à compléter et enrichir ses notes de guerre ; peut-être laisser à sa fille unique et à ses descendants trace de sa guerre dont, comme la plupart des survivants, il avait du mal à vraiment parler. Le résultat est un petit livre aéré, facile à lire, au style simple et sans emphase. Arsène Le Breton n’a pas cherché à faire œuvre littéraire. Il n’envisageait certainement pas une publication. Les illustrations sont sobres, comme les notes de fin de chapitre. L’auteur narre de façon très chronologique ; il décrit, ne juge pas, ne fait pas de commentaires. Point de forfanterie, point de mise en avant, comme tant d’autres témoins. C’est vraiment un récit où les états d’âme du soldat n’apparaissent pas. Ainsi, il croise une cinquantaine de prisonniers de guerre allemands lors d’une permission à Plumaugat. Il le note, indique qu’ils jouent de l’accordéon et chantent dans leur cantonnement mais ne dit rien de ses attitudes personnelles à l’égard de l’ennemi (p. 55). Page 62, il évoque, sans plus de détails (si ce n’est un extrait de la Chanson de Craonne), les remous dans l’armée française après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917. Page 121, libéré, il écrit succinctement : « Cette fois, c’est fini … J’ai 23 ans … Je suis libre … Seul dans un coin du wagon, je fais de beaux rêves d’avenir. » Toujours cette sobriété de propos qui est la marque de cet honnête petit livre de souvenirs.
René Richard

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