Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Sun Gan (1882-19..)

Né en 1882 au village de Heshang Fang, district de Boshan, province du Shandong. En 1917, il est âgé de 35 ans et père de trois enfants. Instituteur, voulant connaitre le monde pour s’instruire et ensuite transmettre son acquis, il se fait engager par les Anglais dans le Chinese Labour Corps pour aller travailler sur le sol français, en arrière des lignes du front. Il quitte Qingdao le 23 juillet 1917 sur un navire qui le dépose à Vancouver après une traversée éprouvante de l’océan Pacifique. La suite du parcours se fait en train jusqu’à Halifax, puis à nouveau en bateau vers la France. Sun Gan travaille alors pour l’armée britannique à Hazebrouck, d’abord comme ouvrier, puis comme cadre, promotion due au fait qu’il était un des rares instruits parmi une majorité d’illettrés.
Il est revenu dans sa province du Shandong en 1919 et a fondé avec sa femme une école pour les filles, pensant que leur éducation était la clé du progrès de son pays.
Son récit a paru en Chine en 2009 sous un titre traduit par Carnet de notes d’un travailleur chinois pendant la guerre européenne. Il rapporte des anecdotes et ses impressions sur son travail, sur les énormes pertes de la guerre, sur les coutumes (les femmes plus éduquées et plus indépendantes que dans son pays, la danse, le travail du chien de berger…).
Résumé d’après l’article très documenté de Li Ma, « Travailleurs chinois à l’arrière pendant la Grande Guerre », dans Travailler à l’arrière 1914-1918, Actes du colloque international de mai 2013, Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, 2014, p. 145-159, avec portrait de Sun Gan. Voir également le livre collectif dirigé par Li Ma, Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 2012, 560 p.
Rémy Cazals, mars 2016

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Bergey, Daniel Vivien Michel (1881-1950)

Né le 19 avril 1881 à Saint-Trélody, près de Lesparre, dans le Médoc, département de la Gironde. Fils d’un bordier (salarié agricole) et d’une domestique. Vicaire de son oncle à Saint-Émilion en 1906, il lui succèdera comme curé en 1920 et le restera jusqu’à sa mort. Avant 1914, militant actif contre la loi de Séparation des Églises et de l’État et contre la franc-maçonnerie. Aumônier à la 36e DI pendant la guerre, blessé en janvier 1915 sur le Chemin des Dames. Créateur, principal auteur et éditeur du journal de liaison des poilus de Saint-Émilion et des environs (au sens large), Le Poilu St Émilionnais. Le premier numéro du journal n’est pas daté ; la première date apparaît avec le numéro 4, le 3 juillet 1915 ; son « tirage intermittent » le porte jusqu’en février-mars 1919, numéro qui annonce sa « mort joyeuse » puisque les combats ont cessé.
Le journal contient d’abord une série d’articles de fond, la plupart écrits par l’abbé Bergey lui-même. Ils établissent les bases du patriotisme ; ils défendent la famille et toutes les valeurs chrétiennes. Si certaines choses vont mal dans la guerre, ce n’est pas de la faute des chefs militaires, mais des hommes politiques. Amour de Dieu et Amour de la France ! Honneur au poilu et Honte aux embusqués ! On donne des nouvelles des poilus, vivants, blessés, prisonniers, et de la vie à Saint-Émilion. On signale les morts, en reproduisant parfois leur photo. Pour faire supporter les mauvaises conditions de vie pendant la guerre, des articles disent « mort au cafard ». On plaisante sur la nourriture et la boisson. À partir du n° 7, du 25 octobre 1915, le dessin-titre en première page montre un poilu agitant une bouteille de saint-émilion vers les lignes ennemies où les Boches paraissent prêts à se rendre pour venir en boire (variante du thème des Allemands qui se rendent pour une tartine de confiture). Des caricatures agrémentent les pages, ainsi que de petites histoires à l’humour appliqué signées de pseudonymes hilarants comme K. Lotin ou K. Rafon (on trouve même Bismuth comme pseudonyme !). À partir de Noël 1917, apparaissent des textes en basque, en patois béarnais et en patois du Médoc, mais la grande majorité des pages sont en français.
Ce journal conçu sur le front peut-il être qualifié de « journal de tranchée » ? D’une part, il est imprimé, et bien imprimé, à Bordeaux. D’autre part, si on estime son tirage à 200 exemplaires d’abord, puis peut-être 500, on ignore s’il était principalement lu dans les tranchées ou du côté de Saint-Émilion. On ne distingue sur les pages aucune trace de censure extérieure mais, bien sûr, l’autocensure du rédacteur est évidente. Il ne dit rien qui puisse fâcher les autorités militaires et il ne parle surtout pas des mécontentements profonds des soldats et des mutineries.
C’est une initiative très originale de la mairie de Saint-Émilion (Gironde) que d’avoir réuni en un volume de format 21 x 27 la collection complète en fac-similé du journal du front édité par l’abbé Bergey de 1915 à 1919, ainsi que ses suppléments Nos Filleuls et Le Rayon. Le livre a pour titre Le Poilu Saint-Émilionnais, présenté par Mireille Lucu, Saint-Quentin-de-Baron/Saint-Émilion, Les Éditions de l’Entre-deux-Mers/Ville de Saint-Émilion, 2014, 460 p. Le livre est présenté par un texte de 55 pages de Mireille Lucu, agrégée d’histoire. Il est bien documenté sur l’histoire locale de Saint-Émilion et sur la 36e DI en guerre, résumé qui n’occulte pas les mutineries de 1917. Le projet a reçu le label et le soutien de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale.
Rémy Cazals, mars 2016

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Bonfils, Louis (1891-1918)

Né à Montpellier le 12 décembre 1891 d’un père tailleur de pierres et d’une mère sans profession. Félibre, il écrit en 1911 la pièce Jout un balcoun en collaboration avec son ami Pierre Azéma, du même âge. Les deux amis auraient également été membres du Sillon. Le témoignage disponible est la transcription par Azéma des lettres en occitan que lui adressait Bonfils, dit Filhou. Les originaux ont disparu. On sait qu’Azéma a effectué des coupures. On ne sait pas s’il a apporté des modifications. Bonfils a commencé la guerre comme sergent au 163e RI, au milieu de Méridionaux, en Alsace, dans le Nord, puis dans les Vosges. Son évacuation pour maladie à l’hôpital de Toul en août 1915, et sa convalescence à Montpellier, lui ont permis d’échapper à la sanglante offensive de septembre. À Nuits-Saint-Georges, il a visité les caves et rencontré des demoiselles à marier. En novembre, il est envoyé au 319e RI à Coeuvres, Port Fontenoy et Nouvion. C’est un régiment normand et il doit faire du « félibrige sans la langue ». Il compare le Méridional, qui est son propre maître, au type du nord de la Loire employé dans les « usinasses ». Il est blessé en avril 1917. Promu capitaine en mai 1918, il est tué dans la retraite le 11 juin. Ses lettres sont écrites dans une très belle langue occitane ; les paysages, même du nord ou de l’est de la France, sont magnifiquement décrits (p. 30 du livre, p. 40). Toujours il cherche à défendre le Midi et les Méridionaux, en particulier contre la légende noire issue du fameux article du sénateur Gervais dans Le Matin.
« L’officier le plus emmerdant de la division »
Les lettres de Filhou sont publiées dans un livre qui porte le titre Me fas cagà ! La guerre en occitan, Louis Bonfils dit Filhou, Éditions Ampelos, 2014. Titre un peu excessif puisque l’expression n’apparait qu’une seule fois, p. 70. Les non-Méridionaux, sans en comprendre le sens, l’auraient répétée en croyant que c’était une façon de se dire bonjour. On pense aux mots que les jeunes camarades de Louis Barthas ont appris aux filles du Nord qu’ils courtisaient ou à la réponse « Qué crébé ! » que faisait Gustave Folcher, PG en Allemagne de 1940 à 1945, au salut « Heil Hitler ! », réponse bientôt reprise par tous les prisonniers et tous les travailleurs polonais. Titre un peu excessif, donc, mais qu’on peut accepter car Bonfils ne cesse de protester. Dès le 22 août 1914 contre les fautes commises par les haut-gradés mais que de simples élèves caporaux auraient évitées. Le 4 novembre contre le fait d’avoir laissé mourir quantité de blessés « faute de soins ou par la crapulerie de majors incapables ou brutaux ». Le 5 décembre, contre les gens de l’est, germanisés, qui préfèreraient recevoir des Prussiens que des Français du Midi. Le 19 février 1915, contre les trop beaux officiers tirés à quatre épingles. Le 7 juillet, il affirme qu’il est bien vu de ses hommes et qu’il emmerde ses supérieurs, incompétents. En février 1916, après avoir commandé une compagnie, voici que sa place est prise par un autre qui critique les Méridionaux ; altercation ; le conseil de guerre lui donne raison. En mars, il avoue qu’il a passé son dernier séjour en première ligne à s’engueuler avec tout le monde et il conclut : « Soui counougut couma l’ouficié lou mai emmerdant de touta la divisioun. » En octobre, suivant un cours pour devenir commandant de compagnie, il remarque qu’on prétend leur apprendre en théorie ce qu’ils font en pratique depuis deux ans. Enfin, en mars 1917 et en janvier 1918, après des permissions à Montpellier, il s’en prend aux plaintes abusives des civils, aux embusqués, aux commerçants profiteurs.
Des remarques d’authentique poilu
– 29 août 1914, Vosges : sous le bombardement, à quoi te sert un fusil entre les mains ?
– 7 février 1915 : faute de tirebouchon, utiliser la baïonnette pour trancher le col d’une bouteille.
– 3 avril : marre de cette vie, ça dure trop longtemps.
– 2 juin : un héros peut être tué par un lâche qui a tiré de bien loin un coup de canon (remarque faite aussi par Jean Norton Cru).
– 7 juin : les journaux que certains appellent aujourd’hui « journaux de tranchées » sont faits en arrière, dans les ambulances ou les états-majors, même si leurs auteurs se prétendent des hommes du front. Et pourtant, ce sont eux, les parfumés, cirés et poudrés, qui pourront dire qu’ils ont fait la guerre parce que, nous, nous serons en train de pourrir au fond d’une fosse, six pieds sous terre.
– même jour : rencontre d’une jeune fille qui lui dit, en français, que sa patrie c’est son village et pas plus.
Mais des passages héroïques étonnants
– début septembre 1914, au col de La Chipotte, la compagnie a eu un mort et deux blessés mais a tué une centaine d’Allemands sans compter les blessés qu’ils ont emportés.
– vers la Noël, une tranchée est prise et nettoyée à la baïonnette, tout est couvert de sang.
– 24 avril 1915 : dans une lutte inégale, à 1 contre 5, les hommes de Bonfils sèment la mort dans les rangs ennemis ; ils ne sont jamais lassés de lutte et de victoire.
– 27 mai : la race latine est là, et la race germanique va pouvoir s’en rendre compte.
– 7 juillet : les félibres savent se faire tuer.
– 26 décembre : quel orgueil de commander de tels hommes ! Ils se plaignent parce que c’est la mode, mais ils sont aussi contents de monter aux tranchées que d’être relevés.
Qui a lu des témoignages de fantassins ne peut qu’être surpris de tels propos. Sont-ils le fruit de l’exubérance ? s’agit-il d’artifices littéraires ? Le destinataire des lettres les aurait-il « embellies » en les transcrivant ?
L’introduction de Guy Barral
En général, dire en 26 pages ce qu’on va trouver ensuite dans le texte du témoin, n’est pas de bonne méthode ; mieux vaut dire rapidement qui il est, et lui laisser la parole. Ici, il s’agit cependant d’un cas particulier : l’introduction, en français, sera utile aux lecteurs non familiers de l’occitan. On peut reprendre deux ou trois points. Je pense que les poilus languedociens ne jugeaient pas inconvenant d’écrire en occitan, mais personne ne leur avait appris à le faire. Les accusations du sénateur Gervais contre les troupes de « l’aimable Provence » ne sont pas de l’automne 1914 mais du mois d’août. Ce n’est pas lors de la répression des mutineries de 1917 que la justice militaire a été la plus sévère, mais au cours de la première année de la guerre. Enfin, une question et un regret. La question : Guy Barral affirme que les lettres de Filhou sont parties par la poste civile : quelle preuve en a-t-on ? Le regret : j’aurais aimé voir un portrait de l’auteur.
Rémy Cazals, mars 2016

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Brusson, Jeanne (1897-1983)

Voir les notices de son grand-père Jean-Marie Brusson, de son père Antonin Brusson, de sa mère Gabrielle Rous et de son frère André, le soldat de la famille en 1914-1918. Les archives de l’entreprise Brusson Jeune de Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne) contiennent de nombreuses lettres des divers membres de la famille pendant la guerre.
Jeanne et sa jeune sœur Marie-Louise (1899-1945) fréquentent le cours Dupanloup à Auteuil, et viennent en vacances à Villemur. Mais une jeune fille de bonne famille n’est jamais en vacances ; elle doit travailler à son trousseau, se perfectionner au piano, faire des confitures… La tradition est d’aller passer quelques semaines au bord de l’océan. En 1917, « il y a un monde fou à Arcachon et un monde qui vient faire du chic sans l’être vraiment », des « femmes mises avec des couleurs très voyantes », et les Russes qui ne veulent pas aller combattre les Allemands, « bouches inutiles qu’on a reléguées à Cazaux parce qu’on ne veut pas les renvoyer chez eux où ils aggraveraient la révolution ».
Après l’armistice, une lettre de Jeanne à André mérite d’être citée pour ses accents féministes : « Nous menons notre petite vie tranquille et monotone ne changeant pas d’une ligne avec celle de l’an dernier à peu près à la même date. Toi, tu changes perpétuellement de résidence, de camarades, de travail même. Les nombreuses adresses que nous avons accumulées le prouvent. Il est impossible que tu n’aies pas des sensations, des désirs, des ennuis même très vifs parfois. Mais tu ne te doutes peut-être pas de ce qu’est une vie de chrysalide dans un petit village de province et pendant la guerre, puisque la paix tant désirée n’est pas encore arrivée et que l’armistice n’a rien changé jusqu’ici à la vie commune. Un jour tu goûteras de la vie de petit village, mais pour toi ce ne sera pas une vie de chrysalide puisque tu ne seras jamais une jeune fille !!! et qu’en arrivant ici tu seras obligé de déployer toute ton énergie et tout ton savoir pour une œuvre utile et positive. »
Jeanne Brusson a épousé Gontran de Peytes de Montcabrier le 20 septembre 1922.
RC
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Brusson, Jean-Marie (1840-1916)

Fondateur de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune à Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne). Pendant la guerre de 1914, c’est son fils Antonin qui la dirige (voir ce nom et ceux des autres membres de la famille). On a de lui quelques lettres adressées à son petit-fils André. Jean-Marie Brusson est mort le 3 juillet 1916.
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Brusson, Antonin (1865-1940)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes postales adressées au patron (Monsieur Antonin) par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par le fils d’Antonin, André, mobilisé (voir la notice Brusson André) ; et les lettres écrites à André par Antonin et les autres membres de la famille. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions.
Lettres d’ouvriers
Les lettres envoyées au patron par les ouvriers témoignent de fidélité et de fierté d’appartenir à une entreprise dont la production renommée est appréciée jusque sur le front. Ainsi un salarié mobilisé comme infirmier : « De la guerre, je vous adresse avec mon bon souvenir mes respectueuses salutations. Je me félicite d’avoir eu à préparer un macaroni de notre maison pour MM les médecins de la 2e ambulance de la 38e Division, tous méridionaux. Le produit parfait a été très apprécié. » Plusieurs demandent à « Monsieur Antonin » de donner du travail (donc du pain) à leur femme et aux familles de Villemur. Antonin Brusson fait distribuer des mandats par un cadre, lui-même mobilisé comme sous-officier (Jacques de Saint-Victor, voir ce nom). Le contenu des lettres au patron passe de l’exaltation du début à l’expression d’un malaise. Les soldats n’écrivent plus « maudite race » à propos des Allemands, mais « maudite guerre », alors qu’ils connaissent les sentiments patriotiques des Brusson. En décembre 1914, Alexandre Beauvais (voir ce nom) écrit que les souffrances sont telles qu’il a souhaité la mort. Bien d’autres expriment des sentiments identiques. François Vacquié (voir ce nom), en remerciant pour le mandat de 10 francs et en décrivant sa situation dans la boue et sous la pluie, ajoute : « Mais ne faites jamais savoir à ma femme que je suis ici dans un si mauvais état » (27 décembre 1914). Certains demandent à être rappelés à l’usine ou sollicitent un piston pour passer dans l’aviation. Ce qui a été fait pour André, le fils d’Antonin.
La vie à Villemur-sur-Tarn
Les lettres adressées au soldat décrivent les difficultés de la production industrielle, les pénuries de matières premières et de moyens de transport terrestres qui nécessitent de relancer la navigation sur le Tarn. On manque aussi de personnel qualifié, ce qui conduit Antonin Brusson à confier des travaux de comptabilité à son épouse Gabrielle Rous (voir ce nom).
Le manque de personnel touche aussi les exploitations agricoles des Brusson. « Cette année-ci [1915], nous serons tous très malheureux », écrit le grand-père Jean-Marie en évoquant les mauvaises moissons et les décevantes vendanges. « Papa a acheté une espèce de grosse machine, ressemblant à un tank, pour labourer », écrit Jeanne Brusson, fille d’Antonin, en juillet 1917. Et cela ne suffit pas : « Je souhaite qu’on fasse beaucoup de prisonniers pour que Papa puisse avoir les dix ou vingt qu’il désirerait en ce moment et qu’on lui refuse. » Lorsqu’on les lui accorde, les gens admirent leur rendement au travail.
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Brusson, Gabrielle (1873-1963)

Née Gabrielle Rous. Épouse d’Antonin Brusson, patron de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune de Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne) ; elle a trois enfants, André qui est mobilisé et à qui elle écrit, Jeanne et Marie-Louise (voir les notices Brusson).
Pendant la guerre, on manque de personnel qualifié, et la femme d’Antonin doit s’improviser caissière à la rentrée des vacances d’été de 1916 : « Quand on revient ici, on rentre dans la fournaise ; adieu les moments de liberté et de farniente. Il faut toujours songer à la lutte pour la vie, aux affaires, aux ennuis de toutes sortes qui surgissent de partout. Dès le lendemain de notre arrivée, j’ai été convoquée à remplacer M. Gourdou à la caisse. » Un peu plus tard, elle ajoute : « Aujourd’hui, c’était jour de quinzaine. Près de dix mille francs de monnaie me sont passés entre les doigts, et je t’assure que la tâche n’est pas commode avec ces horribles billets de 1 franc et de 0,50, sales et dégoûtants, ainsi que ces tickets de carton qui remplacent la monnaie de billon. Je suis très satisfaite parce que ma caisse tous les soirs est juste. J’aime assez mon nouveau métier, mais il absorbe tous mes instants. Je te dirai que je signe maintenant par procuration ; ton Père m’a donné cette marque de confiance que je ferai tous mes efforts pour conserver et accroître constamment. »
Dans une lettre du 27 mars 1917, c’est-à-dire avant le grand mouvement d’indiscipline dans l’armée, Gabrielle décrit à son fils « la mutinerie des ouvrières » : « Elles ont passé toute la semaine chez elles, essayant de comploter et d’amener la grève générale, ce à quoi elles n’ont pas réussi. Mercredi matin, à l’arrivée du train de Bessières, tout le groupe était à la gare pour attendre les ouvrières, les interpeller et chercher querelle et bataille. Mais un seul gendarme, qui s’était rendu là tout exprès, a suffi pour les tenir en respect. L’une d’elles a essayé de lui tenir tête, il l’a menacée de la prison, cela a servi de leçon. Tout est rentré dans le calme. Elles comptaient sur le maire pour se faire donner raison. Il n’est arrivé de Montauban que vendredi. Une grande réunion a eu lieu à la mairie, après laquelle M. Ourgaud est venu rendre compte à ton Père, essayer de le fléchir pour obtenir quelque chose et lui demander de bien vouloir se rendre à la mairie pour discuter avec ces fortes têtes. Mais ton Père a refusé carrément de s’y rendre et n’a fait que de très légères concessions qu’il a autorisé le maire à leur soumettre. Sur ce, elles sont toutes rentrées lundi matin sans tambour ni trompette et, dans les ateliers où je me suis rendue deux fois, elles sont silencieuses et ne lèvent pas les yeux de sur leur travail, au moins pendant ma présence. Je crois qu’elles auront eu une bonne leçon et qui leur servira. Une semaine de chômage à cette époque n’est pas désirable. […] Maintenant, tout a repris le cours normal ; l’usine donne son plein. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations. Photo de Gabrielle Rous et de ses deux filles dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 102.

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Roux, Jean-Louis (1882-1970)

Jean-Louis Roux, dit Loys, est né à Buxy (Saône-et-Loire) le 12 novembre 1882, fils du receveur des postes, quatrième d’une famille de cinq enfants : Marie-Louise (1877), Jean Désiré (1879), Joseph (1881), puis André (1898). Après des études au petit et au grand séminaire de Lyon, Joseph et Loys, accèdent à la prêtrise quand la guerre se déclenche. Vicaires à Lyon, ils se portent volontaires pour monter au front dès la mobilisation. Ils sont affectés à Lure à l’ambulance 13/7, qui arrive dans les Vosges dès août 1914. Fixée dans le secteur de Saint-Dié à partir de la cristallisation du front, les deux frères vont rester dans cette formation, occupant les fonctions de brancardiers et participant à l’exhumation des soldats morts lors de la bataille des frontières, pour les regrouper dans des cimetières. Mais cette position de relative inaction leur pèse et ils aspirent à exercer leur ministère dans une formation combattante. Ayant appris que les officiers du 23e RI « tiendraient » à avoir un prêtre, ils demandent à être versés dans cette unité, qu’ils intègrent le 1er mai 1915 dans le secteur de La Fontenelle. Ils ne quitteront plus ce régiment. Joseph meurt le 22 décembre suivant sur les pentes du Hartmannswillerkopf et le caporal brancardier Loys fait toute la campagne, occupant tous les secteurs (Vosges, Alsace, Somme, Argonne, Champagne, Verdun, Lorraine, Flandres, Chemin des Dames et Belgique), avant d’être démobilisé en mars 1919. Il meurt le 17 juillet 1970 à Vermaison (Rhône).
Un prêtre-brancardier dans le « régiment des photographes »
Loys pratique la photographie bien avant le déclenchement de la Grande Guerre. C’est donc tout naturellement qu’il se munit de son appareil. Pendant toute la guerre il réalise plus de 1500 clichés qu’il légende précisément et répartit dans deux albums couvrant la période 1914-1922. Il nous renseigne lui-même en frontispice de son monumental travail, qu’il intitule « Ma collection de photos de guerre », sur son parcours militaire et sur l’origine des photos : « Quand au bas de la photo il n’y a pas de nom d’auteur, c’est qu’elle est de mon frère l’abbé Joseph ou de moi. De l’abbé Joseph, 372, de moi 1547. Il y a deux albums, ceci est le premier. Soit un total de 1919 qui est le chiffre de l’année de la démobilisation. » Outre ce volumineux corpus, le docteur Frantz Adam réalise quant à lui environ 600 clichés et Joseph Saint-Pierre (voir ces noms) à peu près autant. C’est le volume photographique global le plus important d’une unité, le 23e RI, que l’on peut surnommer aujourd’hui « le régiment des photographes ». En fait, les deux albums de Loys Roux forment un véritable journal photographique de guerre, un témoignage considérable sur le soldat du front-arrière à la tranchée. Car Loys, dès son arrivée au 23e RI, intègre la première ligne auprès des combattants, suivant même les combats au plus près pour exercer ses « ministères », le sanitaire et le religieux. Accompagné en permanence par son appareil, il couche sur la pellicule tout ce qui, à ses yeux, a une importante testimoniale, et surtout il légende ses images de manière très précise, commentant les sujets, l’intérêt des détails mais aussi les dates, heures et conditions météorologiques, en véritable professionnel, voire même dans certaines circonstances (attaques ou bombardements) en véritable reporter. Il fait des essais de pellicules pour améliorer encore sa technique et pratique la photo au magnésium, plus délicate. Ainsi trouve-t-on quelques rares clichés de nuit, devant Reims bombardée. Parfois, il y ajoute des commentaires ironiques qui confirment une démarche de recomposition chronologique du témoignage pratiquée après-guerre. À plusieurs reprises, il photographie dans des conditions qui mettent sa vie en péril ; le souffle de la guerre se ressent dans ses images, et leur qualité témoigne quelquefois de ces circonstances (clichés floutés par les vibrations du canon de 400 ou la trépidation des convois sur une route, épreuves dégradées par les conditions de vie au front). Comme Marius Vasse (voir ce nom), il dit avoir vendu certains clichés à L’Illustration. On trouve ainsi une messe à La Fontenelle en double page du numéro du 11 décembre 1915, un cliché de l’attaque du 16 avril 1917 paru dans le numéro du 9 mai – et « payé 50 frs » –, un du 13 octobre suivant dans un camp à Suippes – et « payé 150 frs ». Enfin le nombre de clichés montrant des sujets jusqu’alors peu représentés voire inédits est impressionnant. Nous citons parmi les plus représentatifs : un soldat haranguant les hommes du 23e, présenté comme « un sergent prétendu retour d’Allemagne. Il nous engage à tuer les prisonniers. Pas de succès », le 13 juillet 1916 à Quiry-le-Sec (Somme) ; des soldats allemands se rendant en courant ; la capture d’un soldat allemand noir, un « nègre boche », le 16 avril 1917 près du Moulin de Loivre, devant Reims.
Par contre, les mutineries sont les grandes absentes de ses clichés alors que le 23e et toute la 41e division sont très touchés par ce phénomène. Loys n’évoquant pas ce manque, la raison de cette énigme semble éclairée par les paroles de Frantz Adam, dans son ouvrage, Sentinelles… Prenez Garde à Vous… : « Ces photos prises par un infirmier furent saisies et servirent de pièces à conviction devant le Conseil de Guerre. » Cet infirmier-photographe est très vraisemblablement Loys Roux.
Yann Prouillet
*Jean-Louis Roux, Un prêtre-brancardier dans le régiment des photographes, Carnet photographique de guerre de Loys Roux, 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2013, 400 p.

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