Gourp, Georges (1896-1960)

Source : Alain Gourp (petit-neveu du témoin), « Un zouave raconte sa guerre en Champagne », Revue du Tarn n° 235, automne 2014, p. 413-427 (avec photo).
Georges Gourp est né à Castres (Tarn) le 26 mars 1896, fils d’ouvriers de l’industrie textile. Après le certificat d’études primaires, il devient apprenti tailleur d’habits à Castres et à Toulouse. Il fait la guerre dans le 2e Zouaves et devient sergent. Après la guerre, il se marie en 1921, a une fille et exerce son métier dans sa ville natale après un séjour à Paris.
La famille a conservé ses récits de guerre sur deux cahiers d’écolier, déposés à la bibliothèque municipale de Castres dans le cadre de la Grande Collecte. Le premier cahier concerne la bataille de Verdun en 1916. Ayant eu les pieds gelés le 15 décembre, il est évacué et rédige le texte. Le deuxième commence en février 1917 du côté de Reims, se termine avec sa blessure par une balle de mitrailleuse d’avion, le jour même du 16 avril, et il est rempli lors de son séjour à l’hôpital à Laval. Inapte à l’infanterie, il termine la guerre dans l’artillerie. Seul le texte de 1917 est retranscrit dans la revue.
Le 15 février, les zouaves relèvent des Russes dans un cantonnement infect, puis en ligne dans des tranchées mal entretenues, non loin de la ferme des Marquises. Gourp décrit la vie au petit poste et les idées angoissantes qui gagnent le cerveau. Les Allemands font des coups de main facilités par des souterrains creusées sous le réseau de barbelés. Le 6 avril, les zouaves sont relevés après 38 jours en première ligne. Au repos, il dort de longues heures et rencontre des camarades du « pays » qui vont être évacués et qui ne sont pas vexés de ne pas participer à « la fête » qui se prépare. L’offensive Nivelle s’annonce par des amoncellements d’obus et le bombardement intense des lignes allemandes.
On distribue aux hommes des vivres et de « l’eau de vie éthéromane » et on leur attribue la mission de percer le front sur une profondeur de 17 kilomètres. À la veille de l’attaque, la section prémédite et réalise le pillage des caves du château du général Dubois, mal gardé par deux sous-officiers d’infanterie. Ils font main basse sur « maintes bouteilles de Champagne, des liqueurs et pots de miel. Tout est bu et mangé en chœur à la section, adjudant compris. »
C’est ensuite la description de l’attaque du 16 avril. D’abord la marche vers les lignes dans une cohue de toutes sortes de troupes. Puis la sortie sous un déluge de feu (à lire p. 424). Au milieu des cadavres, Gourp pense « que l’attaque est loupée ». Il est alors touché par une balle de mitrailleuse d’avion et doit quitter le terrain en rampant (voir la notice Edouard Ferroul pour une situation de même type). Voyant que l’artillerie fait demi-tour, il comprend que son intuition était bonne : « Ça y est, c’est encore manqué, mon Dieu, que de pertes inutiles… »
Rémy Cazals, mai 2017

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Rabary, Jean (1892-1966)

Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017

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Cuisinier, Magali (1885-1931)

Petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus, fille d’un ingénieur chimiste, elle est née le 5 mars 1885 à Viarmes (Seine-et-Oise). Ses parents étant décédés très tôt, elle est élevée à Bruxelles par son grand-père Élisée. Elle fait des études de botanique à l’université de Montpellier où elle rencontre Bernard Collin (voir ce nom) qu’elle épouse le 5 novembre 1909. Ils vivent à Sète à la station zoologique, sur l’étang. Leur fille Jeannie nait en 1911. Pendant la guerre, elle passe un examen d’infirmière et s’active à Sète et à Montpellier. Elle n’apprend la mort de son mari qu’avec du retard : ses dernières lettres témoignent de son angoisse ; toutes montrent le profond amour conjugal au sein de ce couple.
La correspondance entre Bernard et Magali est déposée aux Archives municipales de Sète (voir la notice Bernard Collin). Dans les extraits que j’ai pu consulter, les lettres de Magali sont rares. En septembre 1914, elle signale à son mari l’évolution des expériences qu’il avait laissées lors de sa mobilisation. Puis elle décrit le passage de troupes africaines. A propos des « Hindous », sa fille fait la remarque qu’ils portent de l’étoffe sur la tête comme s’ils étaient blessés, mais ils ne sont pas blessés.
Elle envoie à son mari livres et revues. Elle lit La Guerre sociale de Gustave Hervé qui n’est plus le « Sans Patrie » du début du siècle. Elle se sent humiliée que l’on ait offert à sa fille un jouet en forme de cochon appelé Guillaume : « Ce sont de petites choses mais c’est par elles qu’on arrive à déformer l’esprit des enfants. » Elle espère que la barbarie de la guerre « contribuera à faire haïr la guerre à un plus grand nombre de gens ».
Son mari meurt le 27 septembre 1915 avant d’avoir pu revenir dans sa famille. Magali installe après la guerre une librairie à Montpellier. Elle meurt en 1931.
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes,  2017, 376 p., chez l’auteur : Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

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Collin, Bernard (1881-1915)

Le témoin
Joseph Alfred Bernard est né le 19 mars 1881 à Selongey (Côte d’Or) dans une famille de la bourgeoisie catholique cultivée. Il fait des études de biologie à l’université de Montpellier et devient spécialiste des micro-organismes aquatiques à la station zoologique de Cette (Sète) au bord de l’étang de Thau. Il a appris l’allemand, ce qui lui sera utile pendant la guerre. Le 5 novembre 1909, il épouse Magali Cuisinier (voir notice à ce nom), petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus. Leur fille Jeannie nait en 1911. Sergent au 21e RI de Langres, il arrive sur le front le 7 novembre 1914, secteur de Béthune. Son régiment combat notamment à Notre-Dame-de-Lorette. Le sergent Collin est tué près de Souchez, en Artois, le 27 septembre 1915 (voir la fiche de « mort pour la France » sur le site « Mémoire des hommes »).

Le témoignage
Sa petite-fille, Marion Geddes a conservé 619 lettres ou cartes postales échangées entre le couple, ou adressées par le soldat à sa très jeune fille. Ces dernières sont souvent illustrées de dessins de plantes, de petits animaux, du sac et des outils du combattant. Quelques vues des ruines d’Arras. Bernard a pratiqué le codage. Déposés aux Archives municipales de Sète dans le cadre de la Grande Collecte, ces documents sont la base d’une exposition à la médiathèque François Mitterrand de Sète du 2 au 16 septembre 2017. Une édition d’extraits est envisagée à cette occasion, ce qui est très souhaitable.

Contenu
Les extraits qui sont venus à ma connaissance témoignent d’une réflexion non conformiste très intéressante. La « guerre imbécile » est pour lui une rupture brutale avec ses activités de recherches. Il demande : à quand le retour dans la Patrie « physique, intellectuelle et morale » qui serait un laboratoire où il pourrait vivre avec sa femme et sa fille. Dans les tranchées, il continue à observer rotifères et orchidées. Il lit Anatole France, Tolstoï, Goethe, Romain Rolland, la revue La Paix par le Droit (voir les notices Jules Puech et Marie-Louise Puech-Milhau). Les lettres de sa femme lui sont un soutien indispensable. Une fois de plus, cette correspondance révèle l’amour conjugal au milieu de la violence de la guerre : le 13 mars 1915, un camarade est tué près de lui et il reçoit sur sa capote les débris de sa cervelle.
Bernard Collin est désolé de voir des gosses mobilisés, envoyés à l’abattoir « qu’on appelle champ d’honneur dans l’argot officiel ». Des deux côtés, les charges à la baïonnette sont stupides, « si brillantes dans les journaux, si infécondes en résultats, sauf pour celui qu’on charge ».
Très concrètement, il montre l’attente de la « bonne blessure » qui est le vœu le plus cher de ses soldats (9 décembre 1914), et de lui-même (28 mai 1915). Il montre la joie qui s’installe dans le groupe qui vient d’être relevé. Il évoque avec indignation les parades qui transforment les hommes en pantins.
A Noël, il entend les cantiques allemands. Peu après, un soldat lui apporte un lot de lettres qu’il a prises sur un cadavre allemand dans le no man’s land ; l’une signale un départ de soldats pour le front « et c’était tellement triste que tout le monde pleurait ». En février, une conversation avec les Allemands est interrompue par l’arrivée d’officiers supérieurs « qui voient toujours d’un mauvais œil ces rapprochements funestes pour le « moral des troupes » ; l’illusion de l’ennemi tomberait trop facilement si l’on pouvait s’apercevoir que l’on a en face de soi des hommes et non pas seulement des créneaux garnis de fusils à faire feu ; des hommes souffrant les mêmes choses de part et d’autre, victimes des mêmes machinations sociales et dont on entretient et cultive l’animosité réciproque, comme une fleur de serre chaude utile au luxe d’un petit nombre. » En avril 1915, il a « le plaisir de contempler plus de visages heureux et rayonnants » qu’il n’en avait vus depuis août précédent. Il s’agit de prisonniers allemands : « Certains déliraient et dansaient de joie, ils ne demandaient qu’à filer à toute bride dans le boyau conduisant vers l’arrière, peu soucieux de courir, une fois sauvés, de nouveaux risques de mort. » Un Badois, grièvement blessé par un éclat d’obus, est pris en charge par les soldats français qui lui donnent du vin, du café, tandis que le sergent lui parle pour lui remonter le moral.
Plusieurs pages évoquent la haine en mai 1915. « Où est-elle ? » demande-t-il. Elle n’est pas chez les soldats français, vraisemblablement pas chez ceux d’en face. « Mais où donc est la haine nationaliste contre l’étranger, telle que la prêchent Barrès et autres ? Je ne la vois pas sur le front ailleurs que dans les journaux qui, d’ailleurs, sont plutôt lus ici le sourire aux lèvres et traités par le troupier sceptique de simples « bourreurs de crâne » rédigés par des embusqués qui chantent bien haut, pour n’être pas venus y voir. » Sur le front, on en veut aux Allemands de n’être pas restés chez eux, ce qui oblige à les chasser, et il faut les chasser, mais c’est « mauvaise humeur bien plus que haine ». Comme l’a expliqué Jean Norton Cru, la haine est un produit de l’arrière, « une drogue grisante pour civils ».
Les soldats vont à la mort et sèment la mort « au seul profit d’une minorité qui ne risque généralement rien ». C’est à cause « de combinaisons louches émanées de hautes sphères capitalistes » que la guerre a été déclarée. Les soldats vont mourir « pour laisser une humanité un peu plus bête et méchante qu’elle ne l’était avant. C’est tout ! » Il y a « de quoi se sentir dégoûté d’être homme » : Bernard Collin retrouve ici des accents jaurésiens. De même lorsqu’il estime qu’à côté des marchands de canons, les exploités aussi sont responsables « parce qu’ils se laissent faire ».
Quelques jours avant sa mort, il écrit : « Si la France d’après la guerre est trop inhospitalière et chauvine, peu propice à la vie libre, ce que j’ai de fortes raisons de craindre, nous irons planter notre tente à Genève, à Naples ou Florence, au Brésil ou à Java, n’importe où le vent nous portera. »
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes, 2017, 376 p., chez l’auteur Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

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Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

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Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Fernand Lugand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux dans l’Ain. Il est le cinquième enfant d’Ennemond Alfred-François Lugand, préposé aux douanes (lequel mourra le 25 janvier 1917), et de Marie-Eugénie Burdet, modiste et lapidaire. Il fait son service militaire à Remiremont (Vosges) du 10 octobre 1909 au 24 septembre 1911, puis se marie avec Marie-Antoinette Ballivet, diamantaire. Le couple s’installe à Lajoux (Jura), où il est affecté comme préposé aux écritures à la capitainerie des douanes. Le 28 juillet 1914, il est mobilisé au 13ème Bataillon de Chasseurs alpins de Chambéry et part occuper le col de la Faucille, à la frontière suisse. De fait, il ne rejoindra pas immédiatement la ligne de feu : « …J’avais un peu honte de rester chez moi, mais l’ordre était formel, les douaniers devaient rester à leur poste d’après les plans de mobilisation » (page 45). Il a même le temps de connaître la naissance, le 8 mars 1915, de sa première fille, Renée (qui mourra d’une angine pernicieuse en 1929, à l’âge de 15 ans). Le 3 mai suivant, il intègre le 13ème BCA comme chasseur de 2ème classe et rejoint finalement le front des Vosges le 24 juin. Même si son baptême du feu, à Sondernach, date du 10 juillet, 1915, il reste dans un premier temps relativement à l’arrière des points chauds, aidé en cela par son grade de caporal-fourrier, qui lui permet de rester au pied des champs de bataille en pleines batailles d’une année 1915, celles des « Grands orages » sur les Vosges. Il finit par participer aux combats du HWK, (décembre 1915 – janvier 1916) puis du Linge (avril 1916), jusqu’à sa très grave blessure par balle, le 24, puisqu’il perdra l’usage d’un bras. Sa guerre est donc terminée et après opérations et convalescence, il est finalement renvoyé dans ses foyers le 27 février 1917. Il reprend alors ses fonctions dans les Douanes à la capitainerie de Châtillon-de-Michaille (Ain). Sa seconde fille, Andrée, naît le 21 novembre 1918. Il perd son épouse de tuberculose en 1922 et se remarie avec Emma Michel, fille d’un hôtelier. Il poursuit sa carrière jusqu’à sa retraite en 1949, après avoir eu une action manifeste dans la Résistance. Fernand Lugand meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie), emporté par une attaque cérébrale.

2. Le témoignage

Lugand, Fernand, Les carnets de guerre d’un « poilu » savoyard. (Mémoires et souvenirs de Fernand Lugand). Ouvrage présenté par Xavier Charvet. Préface du Professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, collection Les carnets de vie, 2000, 154 pages.

3. Analyse
Xavier Charvet, qui biographie très précisément le parcours de l’auteur, indique que celui aurait écrit ses mémoires à l’hôtel de Savoie à Chambéry à l’hiver 1934-1935. Car en effet, certainement basé sur un carnet de guerre, l’ouvrage, qui retrace 10 mois de guerre dans les Hautes-Vosges, forme en fait une succession de tableaux chronologiques, parfois didactiques (« qu’est-ce que ma cagna ? » page 74) voire justificatifs (« le feu des tentations », page 115, où il tente de se disculper d’un non-amour !) mais en forme de transmission orale à sa seconde fille Andrée, à laquelle il s’adresse nommément (comme page 77 où il dit « Laisse-moi te raconter une petite histoire ». Fernand Lugand s’en explique en forme d’introduction : « J’écris ceci, afin que tu saches ce que ton père a pu voir et endurer pendant les longs jours de malheurs de 1914 à 1918. » (page 43) et reviens sur sa démarche dans l’ultime chapitre : « A mes descendants » : « J’ai écrit ce qui précède sans prétention aucune et sans recherche littéraire, tous simplement pour que tu connaisses mes diverses péripéties qui ont marqué ma vie pendant cette période tourmentée… ». Toutefois, celle-ci a 13 ans lorsque Lugand prend la plume pour son récit et il est donc vraisemblable qu’il l’a édulcoré d’une vérité trop crue. Il tient à plusieurs reprises à démontrer qu’il fut un bon soldat (voir page 124), ce que nous croyons volontiers quand Lugand dit sa décision de ne pas tuer au fusil, (il se dit bon tireur) un allemand occupé à creuser un trou à la pioche : « Je me dis qu’il serait lâche de tuer ainsi un homme qui peut-être travaille à ce trou pour donner une sépulture à un camarade. Je relève mon arme, la dépose à mes pieds et ma conscience me dit : « Tu as bien fait » » (page 59). Sur le rôle moral fondamental de la correspondance, il dit : « … les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps ». A plusieurs reprises, il donne des éléments sur la mort (page 62), y compris par pulvérisation (page 93), et l’inhumation des camarades. Il réfléchit à sa propre mort en dormant dans un … cercueil (page 71) et s’interroge sur la résistance de l’Homme aux conditions climatiques de la guerre dans les Vosges : « … Comment le corps humain peut-il offrir pareille résistance à tous ces éléments ? ». Enfin, sa blessure renseigne sur les conditions sanitaires d’extraction du champ de bataille et d’évacuation d’un blessé depuis la ligne de feu, ce, jusqu’à sa démobilisation, avec une anecdote d’intérêt lorsqu’il se réveille d’opération chirurgicale : « Je passe la main droite autour de mon cou où je trouve suspendue la balle qui m’a été extraite du flanc. Je l’ai pieusement conservée, rangée dans la boîte qui contient ma médaille militaire » (page 130).
L’ouvrage, bien édité, est enrichi d’un avant-dire de Xavier Charvet sur la famille, longue lignée de douaniers, les lieux, terres de montagnes (Savoie, Jura, Vosges) qui forment la ligne commune de ce témoignage, et sur la démarche de publication. Le livre produit également des cartes, photos du soldat, reproductions d’un ordre de Serret (66ème D.I.) et d’une page du cahier de Lugand, d’une généalogie et d’une bibliographie sommaire.

Yann Prouillet – mars 2017

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Darnet, Paul (1888-1973)

1. Le témoin

Paul Darnet et sa famille

Paul Darnet et sa famille

Paul Auguste Darnet, né le 31 janvier 1888 à Saint-Simon (Aisne), est sculpteur sur bois avant son service militaire, qu’il effectue dans diverses unités d’artillerie (6ème batterie du 18ème bataillon d’artillerie à pied, 3ème puis 6ème Régiment d’Artillerie à Pied au fort Saint-Michel à Toul) du 8 octobre 1909 au 25 septembre 1911. De retour dans la vie civile, il entre chez Michelin et épouse en 1912 une sténodactylo, Berthe Richard, avec laquelle il aura une fille, Paulette, née à la veille de la guerre et qui décèdera de la grippe espagnole 19 septembre 1918 (Paul n’obtiendra d’ailleurs une permission que 5 jours après l’enterrement). A la déclaration de guerre, il est remobilisé au 6ème RAP (43ème batterie puis 27ème batterie) à Toul puis au 3ème RAP en mars 1917. Il change de calibre le 1er août suivant et passe au 73ème Régiment d’ALGP. Il sera successivement brigadier puis maréchal-des-logis (21 juin 1915) et y participera à toutes les batailles de ces unités. Gazé deux fois (le 22 mai 1916 au ravin d’Assevillers (Somme), ce qui l’éloignera du front jusqu’en octobre 1916, en ayant avoué à son épouse une congestion pulmonaire, puis à Verdun en 1917), commotionné (au ravin de Cuissy-et-Gény sur le Chemin des Dames), il est démobilisé le 20 juillet 1919. Ses derniers mois de guerre sont passés en Champagne et en Lorraine à la réfection de la voie ferrée Laon-Reims et à divers travaux d’entretien. Demeurant Paris, et ayant exercé différents métiers après-guerre, dont celui de clerc de notaire, il aura finalement deux garçons et une fille. Il décède quelques années avant son épouse, devenue aveugle, en 1973. C’est sa petite-fille, de formation artistique, qui, ayant retrouvé 579 lettres et 169 cartes (de Paul uniquement, sauf une carte de Berthe écrite le 25 février 1919) dans une boîte en carton (avec un manque toutefois de courriers écrits de janvier à octobre 1917), qui en a décidé la publication dans un ouvrage très esthétique, jouant avec la graphie de ce corpus pour en extraire la « palette des sentiments » qu’il contient.

2. Le témoignage

Couverture de l'ouvrage

Boumendil, Sylvia, Ma petite femme adorée. lettres de mon grand-père, 1914-1919. Paris, éditions Alternatives, 2002, non paginé, (174 pages).

Paul Darnet rejoint son unité au fort de Villey-le-Sec (sud-est de Toul en Meurthe-et-Moselle) en partant de Paris, y laissant Berthe et Paulette, le 4 août 1914. Il y construit de nouvelles batteries destinées à recevoir des pièces de siège. Ses premiers jours de guerre ne sont pas belliqueux ; il est bien logé, couche dans la paille et décrète que « la chose essentielle c’est de corriger l’Allemagne, et ensuite je pense que nous vivrons tranquillement en paix ». Le 8 novembre, il estime toujours une guerre courte contre le « boche ». Le 1er janvier 1915, il est « désigné pour former avec 175 hommes une batterie lourde mobile » à Toul avec les nouvelles pièces de 105 mm. Il rassure son épouse sur ce nouvel poste : « Tu vois qu’il n’est pas très dangereux d’être artilleur, et d’ailleurs, j’ai toujours confiance en mon étoile qui a toujours su m’épargner, donc pas de mauvais sang pour cela ». C’est pourtant avec cette formation qu’il dit recevoir le baptême du feu : « Je n’ai pas été émotionné plus que ça. Je t’assure qu’on se fait très bien à ce vacarme ». Pourtant il finit par lâcher, le 18 novembre 1916 : « Ce n’est pas pour me faire plaindre mais je veux te dire la vérité et je crois que l’on ne peut reprocher le manque de courage ou autrement dit la lâcheté à un homme qui marche depuis le 3 août 1914. En résumé, les cochons sont mieux traités dans une ferme ». Au sortir de Verdun, il témoignage sa satisfaction d’en être sorti vivant : « Voici tout de même un calvaire de franchi et j’en suis soulagé. Sortir du ravin de la mort sans une égratignure c’est une satisfaction. Il est vrai que je n’ai pas encore la croix de guerre, mais puisque je n’ai pas la croix de bois, c’est l’essentiel ». Il s’épanche à nouveau le 25 octobre 1917 : « … Aujourd’hui, je me suis fait porter malade et je suis exempt de service pendant deux jours mais ce n’est pas mon affaire et je voudrais être envoyé à l’hôpital, j’ai tant envie des vingt jours à passer chez nous, seulement l’ennui c’est que je n’ai pas de fièvre, il me faudrait un petit 38,5° et ça y serait. C’est vraiment intéressant quand on sait que l’on a rien de grave. J’en ai tellement par dessus la tête de ce métier. Je crois bien que j’en suis dégoûté pour toujours puisque même à l’arrière je ne puis plus le souffrir. Oui, c’est vrai que je m’ennuie de ma nénette. Quand je pense qu’elle aura 4 ans dans un mois et que je l’ai quittée à 8 mois, ça me révolte… » Et enfin, le 7 février 1918 : « Mais il est certain en tous cas que cette fin est bien longue à venir et que j’ai un dégoût de cette vie tellement grand que je demande la fin à tout prix… ». Mais la guerre qui dure est n’est pas seulement difficile pour l’artilleur ; le 26 octobre 1918, il écrit : « C’est vrai, ma Bézerbe, que le sort a été trop cruel envers nous mais c’est être cruel envers moi que de te désespérer à ce point et de penser un seul instant à mourir et à me laisser seul… ». A plusieurs reprises en effet, on sent aux réponses de Paul la tendance neurasthénique de Berthe, bien entendu compréhensible surtout après la mort de sa fille. S’il trouve quant à lui un secours moral dans la religion catholique, il précise toutefois à sa femme, le 2 novembre 1918 : « Ne crois pas pour cela mon Bésicot que je sois tombé dans le mysticisme, non, mais je crois que dans la tristesse on sent toujours le besoin d’entendre parler de choses spirituelles, de choses que l’on ne se sent pas capable de définir, qui sortent du naturel… ». La paix retrouvée ne change rien à son état d’esprit ; le 28 décembre, il dit : « Je voudrais bien être plus vieux de huit jours. C’est incroyable ce que l’on demande à vieillir, réellement, cette vie me dégoûte, peut-être davantage encore depuis le 11 novembre. Quand on voit à quoi l’on est utile… ». En effet il tempête encore le 10 avril 1919 contre une libération qui n’arrive pas : « Ici, c’est toujours la même vie terne, il y a de quoi mourir d’ennui et il faut se retenir à quatre pour ne pas tout envoyer promener ». La dernière lettre reproduite, le 17 juillet 1919, écrite au camp de Mailly (Aube), évoque la construction en cours de sa maison avec Berthe et son retour prochain ; la vie continue et Paul va reprendre sa place au foyer.

3.Analyse

Sylvia Boumendil, artiste, petite fille de Paul Darnet, a publié dans ce beau livre un ouvrage testimonial graphique. Aussi, ces extraits de la correspondance de Paul et de Berthe ne forment qu’une effleure d’un corpus de 748 correspondances d’un artilleur, de formation ouvrière, catholique, avec une culture politique manifeste et très aimant de son épouse. A la lecture de ces extraits finalement ténus, l’historien regrette immédiatement le parti pris d’un ouvrage certes à haute valeur graphique ajoutée, mais qui le prive d’une matière susceptible d’enrichir la littérature testimoniale des artilleurs de forteresse (au début de la guerre, avec son inaction en pleine bataille des frontières), puis d’un artilleur à pied, et enfin d’un artilleur de la « lourde ». Ce même si elle apparaît ne pas se démarquer des codes de la correspondance de guerre, Paul Darnet pratiquant, comme quasi tous les poilus, l’autocensure commune (cf. Woëvre le 8 mars 1915 : « Il ne faut pas que Juliette se frappe autant, après tout les tranchées ne sont pas un enfer et la saison surtout est plutôt à craindre que les boches »), y compris sur ses blessures (il dénonce le 15 août 1916 des « troubles cardio-rénaux sans fièvre » puis le 3 septembre une « petite congestion pulmonaire » alors qu’il a été gravement gazé puisqu’absent près de 6 mois de sa batterie), il donne toutefois quelques informations pratiques sur sa condition et son expérience de guerre. L’ouvrage témoigne aussi de l’amour d’un couple dans une correspondance très affective et protectrice. Mais pas seulement ; une lettre du 13 octobre 1917 est éclairante sur le manque qui pèse : « Maintenant, au sujet de la permission pour Troyes, il est probable qu’il te serait impossible d’y aller la semaine. Tu peux donc écrire et retenir pour samedi 20 courant. Nous pourrons passer une bonne nuit et une bonne journée. J’arriverai par un train passant par Troyes vers 10 h. Mais je crois qu’il ne faudra pas s’attendre sur le quai de la gare, le premier arrivé se rendra au dodo tout de suite, dis ma petite maîtresse chérie ? » [souligné dans l’édition]. Dès lors, par ces « échantillons » de grand intérêt supposé, il n’est qu’à aspirer à ce que l’ensemble de ce matériau soit publié. L’ouvrage est abondamment illustré, mais de traitements graphiques d’éléments iconographiques des cartes de correspondance. A noter les différents sobriquets affectueux donnés par Paul à Berthe (Loulou, poulet, Bésicot, Bello ou Bézerbe) et à sa fille (Fanfine). Les extraits de cette correspondance choisis sur le seul critère da la diversité des sentiments, ne permettent en effet pas d’en évaluer correctement la profondeur (par exemple la mort tragique de sa fille en septembre 1918, qui éclaire l’historien sur la question du deuil personnel au sein des deuils de guerre). De même, l’absence de présentation des personnages cités çà et là, comme son père par exemple, est préjudiciable à l’analyse du témoin. L’ouvrage est enrichi de documents annexes (extrait de sa fiche matricule, décorations et une citation), qui finalement répondent au parcours militaire, quasi absent de la présentation par Sylvia Boumendil, et un portrait de la famille en 1917.

Yann Prouillet, mars 2017

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Cummings, Edward (1894-1962)

1 – Le témoin
Écrivain et peintre, Edward Estlin Cummings est considéré comme l’un des grands poètes américains du XXe siècle.
Né à Cambridge dans le Massachusetts (U.S.A.), Edward grandit dans un milieu culturel aisé. Son père est professeur à l’université d’Harvard, il deviendra ensuite pasteur unitarien. Très tôt, Edward écrit des poèmes. De 1911 à 1916, il étudie à Harvard, où il se lie d’amitié avec John Dos Passos et obtient un Master en anglais. Puis, il étudie la peinture à New York.
À la mi-avril 1917, il s’engage pour six mois dans le « Norton-Harjes Ambulance Corp », un corps d’ambulanciers de la Croix-Rouge américaine, au service des armées françaises. (Les écrivains Ernest Hemingway, John Dos Passos et Dashiell Hammett s’engagèrent eux aussi comme ambulanciers.)
Durant un mois, Edward Cummings et son compatriote William Slater Brown découvrent Paris et apprennent le français en attendant leur affectation. Ils rejoignent la Section Sanitaire Vingt-et-un des ambulances Norton-Harjes, établie à Germaine près de Noyon (Oise). Rapidement, les deux amis se font remarquer par leur comportement non-conformiste et s’attirent l’hostilité de leur supérieur. Des lettres écrites par William Brown sont interceptées par la censure française et les deux hommes, soupçonnés d’espionnage, sont arrêtés par des agents de la Sûreté française. Ils se retrouvent internés dans un camp de triage à La Ferté-Macé, dans l’Orne en Normandie. Pendant trois mois, de la fin septembre à décembre 1917, ils partagent les conditions de captivité des autres suspects, hommes et femmes de diverses nationalités, qui attendent de comparaître devant une commission. Déclaré coupable, William Brown est transféré à la prison de Précigné dans la Sarthe, tandis qu’Edward Cummings est libéré grâce aux démarches entreprises par son père. Celui-ci avait alerté les autorités de son pays et l’ambassade américaine de Paris put retrouver la trace de son fils. En janvier 1918, il est de retour aux U.S.A.
Edward Cummings va se consacrer à son œuvre littéraire, publier de nombreux recueils de poèmes, revenir à Paris, voyager en Europe, en Union soviétique (thème de son livre Eimi) et en Afrique du Nord. En 1952, l’université d’Harvard lui offrira une chaire de professeur.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de son père qu’Edward Cummings rédige en 1920 un témoignage de sa détention. Les carnets de notes prises à La Ferté-Macé lui permettent de recréer l’atmosphère de l’énorme chambrée, où vivaient les hommes enfermés. Son récit, The Enormous Room, est publié en 1922 dans une version tronquée (passages supprimés, modification des phrases écrites volontairement en mauvais français). Le succès du livre nécessite un retirage en 1927 et 1929. Une version revue et corrigée est publiée en 1928 grâce à Lawrence d’Arabie. La version définitive paraît en 1934. Au début du texte, Edward Cummings déclare son « goût inné du ridicule » (p. 54) et, de fait, le récit est teinté d’un humour de dérision.

3 – Analyse
Les ennuis d’E. Cummings et W. Brown commencent à la Section Sanitaire Vingt-et-un. Leur chef, un Américain, les met en garde : « Vous, les gars, vous devriez éviter ces sales Français », « Nous, on est là pour faire voir à ces cornards comment on fait les choses en Amérique », et E. Cummings ajoute : « Ce à quoi nous répondions en fraternisant à tout bout de champ » (p. 21-22). Dès la cinquième page, les deux amis sont arrêtés, emmenés à Noyon, puis séparés.
Escorté par deux gendarmes, E. Cummings voyage en train jusqu’à Briouze, dans l’Orne. Le trio termine à pied les treize kilomètres qui les séparent de La Ferté-Macé. « Je voulus qu’on s’arrête au premier café venu afin que je puisse nous offrir un verre. Cette proposition recueillit l’assentiment de mon escorte, qui m’obligea pourtant à la précéder de dix pas et attendit que j’eus fini avant de s’approcher du bar non pas par politesse, bien entendu, mais parce que (j’eus vite fait de le comprendre) les gendarmes n’étaient pas très bien vus par là, et que le spectacle de deux gendarmes accompagnant un prisonnier aurait pu inspirer les habitués de le délivrer » (p. 76).
Arrivé de nuit dans la chambrée non éclairée, E. Cummings est surpris : « Tout habillé, je tombai sur ma paillasse, fatigué comme jamais, ni avant ni après. Mais je ne fermai pas les yeux : car tout autour de moi s’élevait une mer de bruits tout à fait extraordinaires… la salle, jusqu’ici vide et comprimée, devint soudain une énorme chambrée : des cris, des jurons, des rires étranges la tiraient sur le côté et vers le fond, lui conférant une profondeur et une largeur inconcevable et la comprimant en une proximité affreuse. De tous côtés, et pendant vingt bonnes minutes, j’étais bombardé férocement par au moins trente voix parlant en onze langues (je distinguai le hollandais, le belge, l’espagnol, le turc, l’arabe, le polonais, le russe, le suédois, l’allemand, le français – et l’anglais) venues de distances allant de quelques centimètres à vingt mètres » (p. 85-86).
Au matin, il découvre la chambrée, une grande salle dont les piliers semblent désigner un ancien lieu monacal, et retrouve son ami parmi la trentaine de captifs. Il découvre le fonctionnement quotidien du camp, les gardiens et leurs chefs. La plupart des plantons sont des réformés : « C’étaient en effet des réformés que le Gouvernement Français envoyait de temps en temps à La Ferté ou à d’autres institutions analogues pour qu’ils prennent un peu l’air. Aussitôt qu’ils avaient, dans cette atmosphère salubre, retrouvé la santé, on les rembarquait dans les tranchées, pour assurer la sécurité du monde, la démocratie, la liberté, et tout ce qui s’ensuit » (p. 111).
Hommes et femmes sont séparés, chaque groupe ayant son quartier et sa cour de promenade. Certaines détenues sont des prostituées interpellées dans la zone des armées ; d’autres sont des épouses qui, avec leurs enfants, ont accompagné en prison leur mari suspect afin de le rencontrer aux heures autorisées ; d’autres, de nationalité étrangère, telle Margherite une Allemande, sont suspectes (p. 112). Quelques femmes rebelles n’hésitent pas à défier les autorités du camp, quitte à subir de longues peines d’isolement (p. 198-211).
Au fil des jours, le nombre des captifs passe d’une trentaine (p. 120) à une soixantaine (p. 254), âgés de 16 ou 17 ans (p. 216) à 67 ans (p. 255). E. Cummings observe ses compagnons de misère qu’il décrit longuement, et plus particulièrement quatre d’entre eux auxquels il consacre quatre chapitres : le Fils du vent (un gitan), le Zoulou (un paysan polonais), Supplice (un très humble polonais), et Jean-le-Nègre.

Ce qui ressort de ce témoignage, outre les conditions de détention, c’est l’apparente absence du bien-fondé des arrestations, et E. Cummings conclut : « Après tout, qui avait droit à La Ferté ? Toute personne que la police dénichait dans la douce France et qui remplissait les conditions suivantes : (1) être innocente de trahison ; (2) être incapable de le prouver » (p. 148). Il constate que la plupart ne savent ni lire, ni écrire, et ajoute : « Pis encore, la plupart de ces affreux criminels, comploteurs infâmes contre l’honneur de la France, ne savaient pas un mot de français » (p. 148).
Il ironise sur la situation d’un Hollandais, qu’il surnomme « l’Astucieux » : « C’est un joueur né, l’Astucieux – et sans doute que jouer aux cartes en temps de guerre constituait un crime abominable et bien sûr qu’il jouait aux cartes avant d’arriver à La Ferté ; je suppose que gagner au jeu en temps de guerre est d’ailleurs un crime inqualifiable, et je sais qu’il avait gagné au jeu auparavant – et donc voilà expliquée, de façon bonne et valable, la présence de l’Astucieux parmi nous » (p. 168).
Certains captifs essaient de contacter leurs ambassades. Ils écrivent ou demandent à un codétenu d’écrire pour eux. Remises aux autorités du camp, les lettres ne parviennent pas à destination, tandis que le courrier sorti secrètement du camp arrive à bon port (p. 102, 114-115, 221, 253, 275, 359).
En 1920, E. Cummings songe à l’épreuve qu’il a endurée : « Monsieur Malvy, ce très-distingué ministre de l’intérieur, prenait sans doute plaisir à cueillir les papillons – jusqu’à ce qu’on le cueillît lui-même. Un jour je devrais aller lui rendre visite à la Santé (ou dans tel autre lieu de villégiature où on l’aura consigné) et, me présentant à lui en tant que l’un de ceux qu’il avait expédiés à La Ferté, lui poser un certain nombre de questions » (p. 158).

Edward Estlin Cummings, L’énorme chambrée, Traduit de l’anglais par D. Jon Grossman, Christian Bourgeois éditeur, 1978 ; réédition Christian Bourgeois éditeur, Collection Titres n° 10, 2006, 393 pages.

Isabelle Jeger, février 2017

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Artis, Lucien (1895-1985)

1. Le témoin

Lucien Artis naît le 23 mars 1895 à Marbache (Meurthe-et-Moselle). Deuxième fils des trois enfants de Lucie et Joseph Artis, dont les professions ne sont pas connues, il vient manifestement d’un milieu ouvrier. Il catholique très pratiquant. Après des études sommaires, il dit, dans une petite introduction pour ses enfants à ses carnets, être entré à l’usine de Montataire, à Frouard, à 13 ans : « Vos grands-parents n’avaient pas les moyens de nous faire donner une instruction supérieure en ce temps-là… » (page 5). La guerre déclenchée, il occupe dans cette usine un poste de secrétaire de l’ingénieur, chef du service des Hauts-fourneaux. C’est le futur capitaine Aubertin, du 39ème d’artillerie qu’il saluera sur le front en avril 1915. Son frère, ainé de quatre ans, est au service militaire comme sergent téléphoniste au 160ème R.I. de Toul. Dès lors, il aspire à lui-même à prendre l’uniforme. Rongeant son frein, il est spectateur d’une guerre dont il finit par entendre le son se rapprochant, à la fin août 1914. Le 23, « Tous les habitants [de Marbache] sont en état d’alerte, nous nous attendons à recevoir l’ordre d’évacuation. Ma petite charrette est arrangée, elle est prête, chargée » (page 26). Mais la ligne tient bon et le village n’est pas envahi ; il restera toutefois à l’immédiate proximité du front, à quelques kilomètres du Bois-le-Prêtre. Le 10 décembre, il reçoit enfin sa feuille d’appel pour le 156ème R.I. à Decize (Nièvre), régiment dans lequel il reste quelques semaines avant de voir une demande acceptée pour qu’il rejoigne le 160ème de son frère en avril 1915. Il y occupera, dans son équipe, le poste de sapeur téléphoniste. Il rejoint le front en Artois le 8, y retrouve enfin Léon le 10. Il ne s’approche du front actif qu’à la fin du mois, dans le secteur de La Targette, mais c’est le 9 mai qu’il y participe à son premier coup de chien. Sa vision du front est dantesque et surréaliste. Léon y est blessé assez gravement à la cuisse. Il subira lui-même plusieurs petites blessures, et une grippe, mais le 26 juillet 1918, à Hautvillers, au nord d’Epernay (Marne), il est gravement blessé par éclat d’obus à la tête. Sa guerre est terminée. Le 13 janvier 1919, il est réformé temporaire, invalide à 40 % (trépané), a reçu la croix de guerre et est démobilisé. Il rentre à Marbache où il retrouvera Léon, également survivant. Lucien Artis épousera Catherine, qui lui donnera 5 enfants et deviendra en avril 1955 frère Lucien chez les Camilliens. Il décède à Arras le 19 février 1985.

2. Le témoignage

Artis, Lucien, A mes enfants, chez l’auteur, 2015, 263 pages.

3. Analyse

Publié dans une version familiale, l’ouvrage a les défauts de ses qualités. Comme le plus souvent dans ce type de publication, ce livre souffre de problèmes typographiques, de composition, (un paragraphe est doublé par exemple), et de toponymie. Il est agrémenté de 11 photos (dont un portrait en pied, une page de son carnet, 3 clichés de Verdun, 2 de la Somme, 2 du Chemin des Dames et 2 de la Lorraine) mais sans indication de source. Sont elles de l’auteur, sachant qu’il dit (page 182) faire de la photo ? Il ne dispose pas non plus de sommaire ou d’index mais l’envoi par l’auteur lui-même à ses enfants répond à cet amateurisme : « Vous m’avez dit, ne pas pouvoir lire mon écriture. Alors je me suis mis au travail, j’ai recopié textuellement le contenu de mes carnets de route. » Pourtant quelques traces de réécriture (pages 68 et 118) se détectent au fil de la lecture, révélant le caractère pédagogique de sa démarche. L’intérêt pour l’Historien de ce petit témoignage se démontre dès son introït, Artis résumant tout d’une phrase : « Je n’ai rien fait d’extraordinaire. J’ai suivi le mouvement, les copains, je me demande encore comment j’en suis sorti. » L’autre intérêt du témoignage est celui d’un lorrain dont le village, ouvrier et industrieux, se situe à l’immédiat arrière-front du Bois-le-Prêtre. Il dépeint ainsi l’ambiance du village et des usines de la mobilisation à son départ au front en décembre 1914 et à plusieurs reprises, il veut rejoindre la guerre : « Quand donc sera mon tour ! » (p. 22), avec des volontés belliqueuses : « C’est à nous de les venger quand je serai soldat. Je penserai à tout cela, ma première balle sera ma première vengeance ! Mais quand ? » (p. 25), attiré par l’appel de la bataille : « De tous les côtés le canon tonne. Je veux m’engager ainsi que les jeunes de ma classe » (p. 32), sa proximité du front l’amène à voir la guerre depuis les hauteurs de son village. Il découvre la guerre mais la traverse finalement, par sa fonction de sapeur téléphonique, traverse les combats en spectateur, sans les décrire ainsi par le détail. Quelques tableaux sont toutefois signifiants (pages 97 ou 104). L’auteur relate plusieurs permissions, sans toutefois, règle commune aux témoins, en décrire le contenu. Toutefois, cet ouvrage est éclairant sur la mentalité ouvrière dans le conflit. Comme nombre de soldats, sa guerre est un spectacle impressionnant : il rencontre Poincaré dès son arrivée au front (p. 70), sa marraine de guerre (31 octobre 1916) (p. 184), voit un général (Bablon) chercher des poux (p. 134), un noble (Vilatte de Peufayot) recevant un colis (« un oreiller pneumatique, un petit réchaud, du parfum, etc… ») (p. 108) et même la mer pour la première fois (p. 181). Si l’ouvrage apporte techniquement peu d’informations sur le rôle spécifique de sapeur-téléphoniste régimentaire, le témoignage reste informatif et tout à fait utile dans une bibliographie testimoniale très ténue pour ce régiment lorrain.

Yann Prouillet, février 2017

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Ilovayskaya, Sophie (1889-1953)

Dans une bibliographie principalement en russe, un article en français a servi de base à la présente notice : Ludmilla Evdokimova, « Journal de Sophie Ilovayskaya : à la guerre pendant l’année 1917 », dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 71-87.
Née à Saint-Pétersbourg le 4 février 1889 (nouveau style) dans une famille aux racines cosaques, dans la partie la plus conservatrice de la société russe. Études à l’Institut Catherine II pour jeunes filles nobles. « Elle partage les convictions et les préjugés de son milieu : le monarchisme, le patriotisme chauviniste grand-russien, la conviction que ses privilèges nationaux et sociaux sont dus à la supériorité de sa caste. L’antisémitisme et la xénophobie aggravés par les bouleversements sociaux de l’époque font naturellement partie de cet ensemble d’idées et d’émotions » (L. Evdokimova).
Une copie de son journal de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile russe, 1916-1921, est conservée dans des archives privées en France. Le texte n’est pas dépourvu de fautes de style et d’orthographe ; il est parsemé de mots de français et d’anglais.
Attachée à la Croix Rouge de la Division sauvage en mai 1917, elle décrit principalement des soirées mondaines (bonne nourriture, thé, champagne, jeux…) au milieu de représentants de la noblesse, dans des wagons salons, les blessés occupant les wagons de 4e classe. Elle écrit sans hésitation que le peuple n’a pas besoin de « libertés » D’un ministre du gouvernement provisoire, elle dit qu’il a « trahi sa patrie au profit des slogans ». Elle évoque des différends entre officiers et soldats, des pillages, des combats entre troupes loyalistes et déserteurs.
Réfugiée en France, elle est décédée à la fin de 1953 ou au début de 1954.
Rémy Cazals, février 2017

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