Chaleil, Léonce (1907-2001)

La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.

Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.

Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.

Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon

Yann Prouillet, août 2024

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Bled, Edouard (1899-1996)

J’avais un an en 1900, Paris, France Loisirs, 1987, 384 p.

Résumé de l’ouvrage :
Entre le 16 avril 1983 et le 16 avril 1986, entre La Baule, Neuilly et Nice, Edouard Bled écoule dans un long récit la précision de sa vie, de son enfance à Saint-Maur, à sa retraite de l’éducation nationale. Rue par rue, parfois maison par maison, il se souvient de son environnement, de ce que l’on n’appelait pas encore la banlieue, de sa vie, qui ressemble avant la Grande Guerre à celle des gamins de Louis Pergaud. Alors que ses frères sont déjà au front, la Grande Guerre finit par le rattraper. Il passe en conseil de révision en janvier 1918. Après avoir ses classes au Mans, le 15 juillet, il entre dans un camp d’instruction qui le rapproche du champ de bataille de La Marne, entre Château-Thierry et Dormans, dont il voit l’embrasement, « dantesque et grandiose », dans la nuit. Si ses frères ont tous servi au front, (Marius, blessé à Morhange en août 1914, Sylvain, blessé à la grande offensive de Champagne en septembre 1915, Jacques, blessé et gazé à Verdun en 1916, Paul, blessé et prisonnier à Vauquois en 1915, et Georges, caporal fourrier au 4e RI, mort le 14 janvier 1917 de suite de gazage et qu’il enterre en compagnie de sa mère, morte de suite d’une longue maladie), le front n’aura finalement pas besoin de lui et il connaît l’armistice sans avoir vu le feu. Il avait dit, après être arrivé en secteur, en juillet 1918 : « Et notre instruction marchait bon train, nous devions boucher les trous ! Mais aurait-on besoin de nous ? » (p. 228). Après une courte occupation de la Ruhr, peu de temps semble-t-il mais il n’en parle pas, il rentre à Saint-Maur et poursuit sa carrière comme instituteur puis directeur d’école, en Seine-et-Marne ou à Paris. Il est mobilisé dans la Seconde guerre et, avec son épouse Odette, publie dès la guerre terminée le fameux manuel d’exercices orthographiques et grammaticaux. Il dit « Je vais vers mes quatre-vingts ans et je commence à rassembler mes souvenirs pour laisser un message à mes enfants et à mes petits-enfants afin qu’ils connaissent leurs origines lointaines et nos manières de vivre autrefois » (p. 379).

Eléments biographiques :
Edouard Bled naît 18 janvier 1899 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) dans une famille nombreuse (le foyer a 5 enfants) d’un père fonctionnaire et d’une mère brodeuse qui dirige un petit atelier de 5 employées et une apprentie. Il est issu d’une famille de ciseleurs d’origine alsacienne et franc-comtoise. Son grand-père est ciseleur à la manufacture de Sèvre et tous ses frères reprendront le métier soit comme bijoutiers joaillers, orfèvres ou ciseleurs. Il perd sa mère jeune e pleine guerre, en 1917, qu’il enterre en même temps que son frère, gazé à Verdun. Après une formation au collège Arago à Paris, puis à l’Ecole des Chartes, il obtient le diplôme d’instituteur le 15 mars 1918, juste avant de porter l’uniforme. En 1930, il rencontre Jeanne Berny, bretonne qui lui donnera deux enfants (Annie, le 18 juillet 1935, et Jean-Paul, né en 1942 et qui deviendra historien) puis devient directeur d’école, tant en banlieue (en Brie notamment) que dans différents établissements parisiens. Il meurt le 29 décembre 1996 à Nice, à l’âge de 97 ans et est enterré aux côtés de son épouse au cimetière de Saint-Maur-des-Fossés.

Commentaires sur l’ouvrage :
Né en 1899, le témoignage d’Edouard Bled sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (des pages 207 à 233) d’un adolescent qui de plus, bien que mobilisé, ne connaîtra pas le feu. Toutefois, la précision et la netteté de ses souvenirs, précisément décrits sur le plan psychologique et social, permettent de découvrir une foultitude de détails dans son long récit. Si l’avant-guerre nous ramène à Pergaud, 1914 et 1915 sont teints de Radiguet, tant le jeune garçon, à 15 ans, connaît la voluptuosité trop brève de Virginie. Dès lors, le centre de l’ouvrage et les évocations de ses quatre frères mobilisés, dont un périra de ses blessures, nous plonge dans l’ambiance de la génération du feu. La guerre passée, Bled témoigne de l’après-guerre et de ses modifications sociétales radicales ; il dit dès 1919 : « Nous étions rentrés dans un nouveau monde » (p. 233), avant de nous replonger dans une autre guerre, terrible par ses privations et ses conditions de vie, avant de s’effacer quelque peu devant la chronologie d’un monde qui s’accélère en changeant radicalement d’aspect, de psychologie sous les coups radicaux d’un modernisme qui bouscule passé et présent. Aussi, le livre fourmille d’anecdotes, de tableaux et de tout ce qui accompagne, par la plume exercée du maître de la langue, la marche du siècle. L’ouvrage vaut d’ailleurs également pour son expression populaire. Il est toutefois dommage que cette édition ne publie pas les photographies dont parle parfois l’auteur au fil de son passionnant récit autobiographique.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Prix du tramway et du métro en 1907
43 : Prix et noms des bicyclettes
50 : Jeu du Quinet
51 : Argot et parler populaire de l’époque
53 : « A cette époque, ne pas faire son service militaire était souvent une cause de rupture de fiançailles »
81 : Phosphatine Fallières
: Moutarde sur les tétons pour dissuader les nourrissons de téter
100 : Composition de la petite pharmacie familiale
103 : « La vertu, la virginité des jeunes filles étaient un capital inestimable »
112 : Allumeur de réverbère, comment ça marche
116 : Prix du sucre et de la chicorée
145 : Prix du vin Aramon
163 : Vue et tenue de facteur
: Fiacres, évolution, location à l’heure comme chambres à coucher ambulantes et premiers taxis (1909)
172 : Expressions populaires
176 : Trousseau de l’homme et dot de la femme en 1910
179 : Surnom des allemands dès 1911 : Allémoches, billes e bois, billes de boches ou boches
190 : Sexualité (vap 159, dépucelé peu avant ses 16 ans par une femme du double de son âge et ayant deux enfants)
208 : « Le XIXème siècle s’était prolongé sans qu’on s’en fut aperçu. En ce soir du 1er août, il prenait fin »
209 : Déclaration de guerre, frères blessés ou prisonniers (vap 380)
220 : Voit en 1917 la guerre par les yeux de son frère qui se marie en 1918 avec sa marraine de guerre
225 : « … où déjeunent les cochers de fiacre et les chauffeurs de taxi, on mange généralement bien, du bœuf, la viande la meilleure et pourtant moins chère, à toutes les sauces ou grillée avec des montagnes de frites » (janvier 1918)
227 : Assiste à une dégradation militaire, scène qu’il décrit et trouve poignante
228 : Fait une demande de marraine de guerre (la sienne s’appelle Marinette)
229 : Sa vision du 11 novembre 1918
231 : Comment les femmes changent
236 : Ambiance d’après-guerre (1921) : « On essayait de sortir de soi-même, de se dépasser dans le plaisir. De nouveaux riches étalaient un luxe effréné, organisaient des parties fines qui dégénéraient parfois en orgies. On se dépravait pour un oubli total des dangers courus, des angoisses, des épreuves, alors que la France sérieuse, la France profonde relevait ses ruines ».
: Fait la classe en complet Abrami, ce qu’il gagne et ce qu’il porte
239 : Nom de voitures
250 : 1930 : « Les souvenirs de guerre s’éloignaient et la vie renouait avec l’espérance »
252 : « J’ai refermé tous les volets de la maison comme on abaisse les paupières sur des yeux éteints »
278 : Officiers tchèques jetant à la poubelle leur décoration française après l’annexion des Sudètes

Yann Prouillet, août 2024

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Boujonnier, Paul (1905 – 1999)

Paul Boujonnier, Nous les gosses dans la guerre en Picardie, 1914 – 1918, éditions JPB, Villemandeur, 1988, 63 pages.

1. Le témoin

Né à Abbeville en 1905, Paul Boujonnier habite depuis 1912 à Guerbigny (Somme) avec ses parents cultivateurs. Son père une fois mobilisé, lui et sa mère vont habiter chez le grand-père à Bouillancourt, à 12 km plus à l’ouest, car Guerbigny est trop près du front (Roye).

2. Le témoignage

Paul Boujonnier a publié en 1988 « Nous les gosses dans la guerre en Picardie » 1914 – 1918 aux éditions JPB de Villemandeur, probablement à compte d’auteur (63 pages). L’auteur avait de 9 à 13 ans pendant la guerre et au dos de l’ouvrage il indique qu’il a voulu par ce livre prolonger le souvenir au-delà de son existence, « pour que les plus jeunes sachent ».

3. Analyse

Ce petit livre contient les « souvenirs de guerre » d’un petit paysan picard qui a passé une partie de son enfance à proximité du front. Il commence par évoquer la rentrée de janvier 1914 à l’école: leur nouvel instituteur condamne les fusils de bois et ordonne de les monter au grenier. Si les élèves le détestent sur le moment pour cette interdiction, l’auteur souhaite en 1988 lui rendre hommage car (p. 8) « lui savait malheureusement ce que nous allions apprendre, c’est-à-dire la guerre. » 

En août 1914 la famille fuit l’arrivée des Allemand lors d’un premier exode, mais les Uhlans les rattrapent à Esclainvillers, chez l’instituteur qui les hébergeait pour la nuit. Cette scène l’a d’autant marqué que pour le protéger, sa mère l’a habillé en fille, lui graissant les cheveux et le couchant dans une chambre pour faire croire à une maladie. En effet la version « bourrage de crâne » que P. Boujonnier évoque ici (p. 11) est que les Allemands  « coupent les doigts des mains des garçons afin qu’ils ne puissent pas faire de futurs soldats. ». Ce sont ces mêmes Allemands qui les incitent à repartir chez eux, et ce sera à Bouillancourt, chez le Grand-père maternel qu’ils se fixent : ils retrouvent la maison intacte de pillage car elle est située en bout de village.

Paul fait revivre un village servant de cantonnement surtout à des hommes du génie, de l’artillerie et du train, avec passage incessant de voitures et de troupes ; l’instituteur, qui est en même temps secrétaire de mairie, est souvent dérangé pendant la classe pour des questions de cantonnement ou d’intendance : il écrit rapidement un problème au tableau et s’éclipse une demi-heure, ce qui est l’occasion de chahuts que l’on peut imaginer. Le jeune Paul évoque les soldats qui autorisent parfois les gamins à monter sur les wagons du Decauville et qui leur font goûter leur rata. L’enfant va parfois poser des collets ou pêcher le brochet avec eux. C’est ainsi une suite d’anecdotes, comme celle du Noël 1915 où des grands magasins de Paris avaient parrainé des régiments en leur achetant des oranges. Dans un wagon destiné au 139e RI, une grande partie des oranges avait gelé (p. 26) « On finit par nous abandonner ce qui était à moitié gelé (…) Après en avoir mangé à en être malades, l’idée nous vint pour nous distraire, de bombarder d’oranges tous les trains qui passaient. » Notre auteur fait beaucoup de bêtises, monte dans une voiture d’artillerie qui passe et se retrouve à 17 km de chez lui, va guider de nuit des soldats qui braconnent le sanglier, fait une découverte non contrôlée du Byhrr lorsque lui et ses copains vont voir évoluer les avions Caudron du terrain proche, etc… La chute de ses petits récits, marquée par les corrections que lui inflige son grand-père, évoque par sa récurrence celle des Malheurs de Sophie :

p. 23 « Le retour ne fut pas joyeux, je ne vous dis que ça ! »

p. 26 « Oh mes pauvres fesses, qu’est-ce qu’elles prirent encore ce jour-là ! »

p. 31 « Arrivé à la maison, ma réception ne m’a pas laissé le temps d’avoir froid. »

p. 39 « L’arrivée à la maison fut comme toujours une belle réception pour moi ! »

Il raconte aussi avoir voulu sciemment repartir avec l’unité d’un vaguemestre avec qui il avait sympathisé, s’être fait un paquetage en secret avec ce qu’il avait pu récupérer des soldats, mais son nouvel ami, se doutant de quelque chose, avait prévenu sa mère, qui avait subtilisé le sac hors de sa cachette (poids : 32 livres).

Devant la poussée allemande de mars 1918, La famille doit fuir malgré les résistances du grand-père, qui se pense protégé parce que la maison a été épargnée en 1914. Ils se fixent à Fumechon, à côté de Saint-Just-en-Chaussée (Oise). En août 1918, le père légèrement blessé est arrivé en permission de convalescence, et Paul fait une description intéressante de l’expédition menée vers Bouillancourt, malgré l’interdiction des gendarmes, pour voir ce qu’est devenue la maison (p. 55 – 61). Il est très impressionné par les traces de la bataille, ruines, cadavres de chevaux, traces humaines, et ils trouvent le village entièrement détruit. Paul finit la guerre à Fumechon entre travail à la ferme, école et fréquentation des militaires jusqu’à l’Armistice, moment auquel s’arrête ce petit livre attachant (p. 60) : « cette maudite guerre… Maudite soit-elle à tout jamais ! C’est comme cela que je perdis mon titre de « gosse dans la guerre en Picardie. »

Vincent Suard, mai 2024

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Dedryver-Debeire, Jeanne (1908- après 1986)

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée

1. Le témoin

Jeanne Dedryver (1908 – après 1986) est née et a vécu à Tourcoing (Nord). Fille d’un couple d’instituteur et institutrice, elle a exercé longtemps la profession de dentiste, rue de Gand, dans cette même ville.

2. Le témoignage

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée a paru aux éditions de la Morinie (Lille, 1986, 86 pages) ; les textes, assez succincts, sont illustrés de dessins de l’auteure.

3. Analyse

Jeanne Dedryver commence son évocation, au titre un peu cryptique, en disant ressentir le besoin et l’intérêt de « raconter simplement ce qu’elle a vécu », notamment pour ses petits-enfants. Elle a 78 ans lorsqu’elle couche sur le papier ses souvenirs d’occupation, et ceux-ci se rapportent à une période où elle était âgée de six à dix ans. C’est un récit bref, qui évoque en fait plutôt des souvenirs d’enfance et des évocations de l’ambiance de la maisonnée familiale. Son père, mobilisé comme territorial, est resté de l’autre côté du front : sa famille, demeurée dans Tourcoing occupé, restera longtemps sans nouvelles de lui et l’auteure signale qu’elle avait perdu jusqu’au souvenir de son visage : (p. 23) « il était impossible de me le représenter, ce qui peut paraître étrange, puisque j’avais déjà six ans quand il est parti pour la guerre. » Les faits documentés sont rares, et c’est ici plutôt le ton intimiste qui peut présenter un intérêt dans ce document. J. Dedryver en est consciente : (p. 36) : « il peut apparaître dans tout ceci que la guerre elle-même eut peu d’importance pour moi. Mais j’étais une enfant, avec la capacité de vivre des instants sans en rechercher le pourquoi (…) ». La famille est évacuée vers la France non-occupée par la Suisse, probablement à la fin de 1917 ou au début 1918, mais les réfugiés doivent passer plus de quatre mois en Belgique : l’auteure signale le bon accueil des habitants belges lors de cette période et elle souhaitera « payer sa dette » en mai 1940, en allant chercher au hasard, sur la place de la gare de Tourcoing, une famille nombreuse de réfugiés belges pour les héberger. Ils retrouvent finalement le père qui les attend à Limoges. Ses dernières lignes signalent (elle a dix ans alors) n’avoir pas compris l’ampleur du drame vécu par le pays. Après la guerre, son père quittera l’enseignement scolaire pour enseigner la comptabilité aux mutilés de guerre.

Le recueil pose le problème du témoignage de l’enfant très jeune, ici restitué 70 ans après les faits ; ce petit ouvrage ne permet guère d’avancer sur cette question, on dira simplement que des impressions, des bribes, si ténues soient-elles, peuvent ressortir et représenter fidèlement un moment, certes fugace, mais qui appartient quand-même au témoignage : (p. 55), [les écoliers jouent dans la cours de récréation – peut-être en 1915, elle a sept ans] « des chevaux immenses montés par des uhlans au grand casque, entrèrent au galop par la porte cochère laissée ouverte, caracolant sur les pavés de la cour. Les enfants, effrayés par les chevaux, le bruit des sabots, la rapidité de l’action, n’eurent que le temps de se sauver, se rabattant contre les murs de la cour. Épisode de cruauté et d’arrogance qu’on n’oublie pas. Je suis sûre qu’aucun des enfants présents ne l’a oublié. »

Vincent Suard septembre 2021

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