Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Richomme, Lucien (1889 – 1928)

Un fusilier marin breton à Dixmude

1. Le témoin

Lucien Richomme (1889 – 1928), originaire de Plouha (Côtes d’Armor), navigue  avant la guerre comme marin de commerce et de pêche. Enrôlé au 2ème Régiment de fusiliers marins, il est d’abord entraîné au combat dans la région parisienne (septembre 1914), puis transféré en Belgique lors de la Course à la Mer. Il combat à Melle, Dixmude, Steenstraete et Nieuport. Après la dissolution de la Brigade Ronarc’h en novembre 1915, l’auteur sert sur le croiseur auxiliaire Champagne puis à Brest sur la base des dirigeables. Démobilisé en juin 1919, il reprend ses fonctions de matelot puis de patron de pêche.

2. Le témoignage

Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2, a fait paraître Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914 – février 1915) aux éditions À l’ombre des mots (collection Grande Guerre) en 2018 (203 pages). Le recueil comprend une introduction scientifique (p. 9 à 93), le témoignage lui-même (p. 99 à 192), ainsi qu’une iconographie et une bibliographie.

3. Analyse

Yann Lagadec propose trois raisons à la publication du témoignage de Lucien Richomme : la remise à jour d’une historiographie, de Charles Le Goffic à Jean Mabire, « héroïque et datée », le faible nombre de travaux contemporains sur les fusiliers marins dans la Grande Guerre et enfin la rareté, et donc le caractère précieux, du témoignage d’un fusilier engagé dans les combats de l’Yser. C’est en effet un témoignage singulier car venant d’un homme du rang, marin inscrit maritime à La Rochelle, et son récit court de septembre 1914 à début février 1915. Lucien Richomme mentionne dans ses carnets ce qu’il fait, ce qu’il voit, il décrit le combat, ses dangers et ses victimes, comme il mentionne les occupations à l’arrière, les marches, ou le repos. Il insiste sur la vie quotidienne, l’alimentation, les problèmes d’équipement, le froid et l’humidité. Il est patriote, endurant et se plaint rarement de ses dures conditions d’engagement. S’il n’évoque pas ses pensées profondes, et ne détaille pas ses relations de camaraderie, il produit néanmoins un témoignage empreint de sensibilité.

L’unité de Lucien Richomme quitte Rochefort le 31 août 1914, puis est basée à Saint-Denis en septembre. Il évoque surtout les longues marches d’entraînement (Stains, Mitry, Bonneuil), inhabituelles pour eux, et la fatigue qui en découle. Ces marins vont percevoir la capote d’infanterie, le 23 septembre, et ils sont marqués par leur changement de  silhouette (p. 111) : « Chacun rit de cette métamorphose et à tout instant l’on entend cette réflexion : « J’avais fait bien des rêves, mais jamais celui de revêtir un jour l’uniforme de soldat. ». »

Combat de Melle – Combat de Dixmude

Les fusiliers débarquent à Gand le 8 octobre au moment de la chute d’Anvers. L. Richomme décrit ici des fuyards belges qui l’émeuvent (p. 115) : « Pendant une de nos haltes, nous avons vu passer devant nous une petite charrette traînée par un chien. Une pauvre femme avec un bébé de quelques jours y avait pris place et c’est vraiment émouvant de voir deux petits enfants de moins de 10 ans aider la pauvre bête à traîner la petite carriole de leur mère. » Il opère à Melle son premier combat d’arrêt le 9 octobre, et il évoque un succès de son régiment (p. 117) « Le lendemain nous avons le plaisir de voir étendus sur le terrain quelques centaines de cadavres sans toutefois avoir beaucoup de victimes à déplorer de notre côté. Nous sommes fiers de notre début. ». La retraite s’opère jusqu’à Dixmude le 15 octobre, et à partir de ce moment l’auteur décrit le combat devant et dans la ville, avec mentions journalière des positions qu’il occupe, des bombardements et des tentatives offensives des Allemands. Le ravitaillement est lacunaire à cause du bombardement, et (p. 125) « [Nous ne craignons] pas de bondir vers des fermes qui sont situées à quelques centaines de mètres de nos tranchées et nous sommes heureux de rapporter poulets et lapins. » Il sait traire et va également chercher le lait de vaches abandonnées. Il décrit les violents combats des 24 et 25 octobre, la confusion la nuit avec des tentatives d’infiltration, et des exécutions des deux côtés de quelques prisonniers pour trahison. À noter que le plus grand nombre de victimes se fait par bombardement d’artillerie et qu’il n’y a pas de corps à corps dans la chronique, en tout cas pour sa compagnie. Il décrit la prise de Dixmude-bourg par les Allemands le 10 novembre, et leur position est repoussée sur la rive gauche. Évoquant souvent la faim pendant les combats, il insiste aussi sur le manque d’équipement de base (vêtement, chaussettes, linge).

Combat de Steenstraete

Après un « repos » marqué par des marches éreintantes, l’auteur revient à Dixmude début décembre, le secteur y est plus calme qu’en novembre. Son unité s’est transportée à Steenstraete, en amont de l’Yser à 15 km au sud, c’est une petite tête de pont sur le canal, et c’est là qu’il vit sa journée la plus sanglante, le 17 décembre, lors de l’assaut des Français. Il fait partie d’une compagnie de seconde vague, mais l’artillerie française a été peu efficace, et la compagnie d’assaut devant eux est décimée ; lui est ses camarades, ne pouvant déboucher, se retrouvent bloqués toute la journée dans des boyaux pris en enfilade par les mitrailleuses et les feux d’infanterie ennemis. Ces boyaux sont à la fois peu profonds et remplis d’eau, et les hommes devront passer une journée de souffrance en attendant de se replier la nuit venue (p. 165) : « J’ai à peine fait 10 mètres dans le boyau que le sergent qui marche à un mètre de moi, pousse un cri rauque. Il s’étend de tout son long et je réussi à faire émerger sa tête. Je lui coupe les lanières de son sac et je l’adosse du mieux que je peux à un côté du boyau de façon que ceux qui viennent derrière puissent passer. Pendant cet intervalle, mon camarade qui me suit reçoit une balle dans la tempe gauche. Il pousse un cri et tombe au fond de ce boyau raide mort. Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles (…). Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d’eau qui existe aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu’ils marchent sur leurs frères d’armes. [la section décimée et bloquée doit attendre la nuit pour se retirer] « (…) ayant toujours de l’eau jusqu’au ventre. Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n’apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu’à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête émerge, supplient leurs camarades de leur porter secours, et ils se noient sous notre regard impuissant à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : « Adieu Paul ! Je meurs ». » C’est l’engagement le plus dur décrit par le témoignage de L. Richomme, et on notera qu’il ne s’agit pas de défense à Dixmude, mais d’attaque à Steenstraete, dans le cadre d’une offensive plus globale de décembre (« grignotage » de Joffre). L’auteur conclut cette journée : « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin. » L’auteur évoque ensuite son repos en janvier dans le secteur de Dunkerque, puis il rejoint le front de Nieuport à la fin du mois, après un rapide séjour à Coxyde-Plage (Villa Cincinnatti d’abord, puis Villa des Coccinelles). Le témoignage s’arrête le 6 février 1915 alors que lui et ses compagnons commencent à ressentir l’attaque des poux.

Présentation scientifique

Yann Lagadec, dans sa longue présentation qui précède le texte de Lucien Richomme, fait le point sur les connaissances actuelles sur la brigade Ronarc’h, ainsi que sur les témoignages écrits à l’occasion de ses combats. Il définit ce qu’est cette unité originale, ses caractéristiques, en produisant des éléments chiffrés ; on apprend ainsi que les fusiliers marins devaient à l’origine servir de force de police supplétive à Paris, qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas bretons ou encore que beaucoup n’ont aucune formation (p. 24) : sur 6434 homme de la brigade au 1er octobre 1914, seuls 1443 étaient des fusiliers marins brevetés, et par ailleurs 2950 marins de cette brigade n’avaient, comme L. Richomme, aucune spécialité à bord ou à terre. Par ailleurs, si leur taux de perte est impressionnant (3590 hommes mis hors de combat en un peu plus d’un mois, soit 58 % de l’effectif p. 49) les fusiliers marins ne sont pas seuls, ils combattent aux côtés de Belges ou de petits détachements français sur lesquels les récits pittoresques insistent peu. Pour le récit lui-même, Y. Lagadec procède ensuite à un croisement serré du témoignage avec les autres récits disponibles, essentiellement les témoignages de M.R. Marchand, C. Prieur ou P. Ronarc’h. Ce travail d’explication valide la qualité des écrits  de notre témoin de Plouha, tout en apportant parfois des nuances, ainsi par exemple des « centaines de cadavres » allemands à Melle qui semblent être sortis de l’imagination de l’auteur. Cette centaine de pages de présentation très complète produit de fait une sorte de petite monographie, qui propose une précieuse mise à jour sur un épisode de la guerre médiatisé très tôt : Albert Londres publie dès novembre 1914 « Sous Dixmude » dans Le Matin, et le premier livre de Charles Le Goffic « Dixmude – Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins » paraît en mai 1915.

Vincent Suard, septembre 2022

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Eyriès, Pierre (1894-1944)

Sandra Snorrasson a sauvé de la destruction les carnets de guerre 1915-1918 de ce soldat de Draguignan, ainsi que des photos (de qualité technique médiocre) et des dessins (soldats français, anglais, allemands, caricatures, femmes). Elle en a transcrit le texte. L’ensemble sera déposé aux Archives départementales du Var. La version originale des carnets avait été revue, des passages rendus illisibles, d’autres seulement barrés. Les carnets donnent des informations sur l’auteur : sergent au 7e bataillon de chasseurs alpins lorsqu’il arrive sur le front au début de 1915, il devient adjudant en juin 1916 et sous-lieutenant en octobre. Il montre une certaine culture, il cite Verlaine, il lit Barrès et des magazines anglais. Il s’intéresse aux paysages, à l’aspect des villes et à leurs richesses artistiques. Il est passionné de sport et il estime nécessaire de signaler d’innombrables parties de football lorsque son unité est au repos. Sandra Snorrasson a découvert qu’il avait exercé après la guerre le métier de journaliste sportif. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu de descendance directe.

Les Vosges

Du printemps 1915 à juillet 1916, il se trouve dans les Vosges. Il décrit les combats de l’Hartmannswillerkopf, de l’Hilsenfirst, les ruines de Metzeral (qui lui inspirent la phrase ironique : « Ah ! C’est beau la guerre ! »), les souffrances endurées, les cadavres et leur odeur, les tranchées dans la neige, le pillage des maisons de Sondernach par les Français. Il estime qu’il participe à la « défense de l’immortelle patrie » contre la racaille boche, et il a confiance en Dieu. Un de ses hommes abat un Allemand de sang-froid. Le 25 juin, à la constatation « Nous allons nous faire tuer », un officier cynique répond « On vous remplacera ». Le 5 juillet 1915, un chasseur joue des valses à l’accordéon dans la tranchée et les Allemands apprécient : « Quelques hoch ! hoch ! approbateurs nous parviennent. » Le 29 décembre, les chasseurs donnent du pain à des prisonniers. Le 2 juillet, la relève se fait dans la « soulographie » la plus complète.

La Somme

Les habitants sont beaucoup moins sympathiques que dans les Vosges. Chaleur intense, soif. Le 4 septembre, « une invraisemblable quantité de blessés passe, français et boches pêle-mêle, tous heureux ». Le 24 septembre, on fusille un soldat qui « avait commis un sale crime ».

Bref retour dans les Vosges fin 1916. Le 1er mars 1917 : « Vouloir juger de l’état moral des troupes par leur correspondance est plutôt aléatoire. On sait bien que tout le monde en a marre mais qu’on ira jusqu’au bout quand même. »

L’Aisne

Le 16 avril 1917, il se trouve sur la rive gauche de l’Aisne entre Maizy et Muscourt. Ordres et contrordres se succèdent. Le moral n’est pas bon. Le 23 avril, circulent des bruits sinistres sur l’échec de la dernière offensive. Le 4 mai, une attaque est décommandée : « On respira. Cette attaque est une folie. C’est vouloir faire bousiller le bataillon. »

Cormicy, Mont Sapigneul, permission à Paris, Fère-en-Tardenois. Le 24 août devant Craonne « pulvérisée ». L’aviateur allemand Fantomas. Un coup de main allemand le 14 septembre. Le 24 octobre, le succès de la Malmaison est ainsi commenté : « Pour nous, nous pensons seulement à nos camarades que l’on fait massacrer dans la boue. »

En Italie

Arrivée le 5 novembre 1917. Lac de Garde, Vérone. Football. La présence des Français provoque l’augmentation des prix. Bassano. Troupes italiennes en retraite.

Le 18 décembre, « toute la haute embusque militaire de la région est venue s’abattre » à Santorso, faubourg chic de Schio. Critique des artilleurs qui se prétendent plus malheureux que les fantassins. Permission fin janvier. Retour au Monte Tomba. « Un Autrichien affamé et minable est venu se rendre » (le 12 mars, avec photo).

La fin

Le 4 avril 1918 : « J’entre dans ma quatrième année de guerre. »

Retour en France. Amiens, Pas-de-Calais (attaque boche avec gaz sur Poperinghe le 25 mai). Vitry-le-François, Main de Massiges.

Le 13 juillet, il a « l’estomac détraqué » et il est évacué le 17. Hôpital à Épinal puis Besançon.
Le 7 septembre, il obtient un mois de convalescence. Son témoignage ne va pas au-delà.

Rémy Cazals, juin 2022

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Les frères Bayle, Marius Doudoux, Michel Thonnérieux, Lettres de la guerre 1914 – 1918

1. Les témoins

Les trois frères Bayle sont des cultivateurs originaires de Malleval (Loire). Louis (1886-1916) combat au sein du 11e BCP en 1914 en Alsace, dans la Somme et en Flandre. Passé au 51e BCA, il est en Alsace en 1915 et engagé sur le Linge. Il est tué dans la Somme le 19 juillet 1916. Jean-Baptiste (Antoine à l’état-civil, 1893-1918), sert au 2e Zouave de 1913 à 1918. Une évacuation pour pieds gelés lui épargne l’offensive de Champagne. À Verdun en 1916, il combat devant Reims en avril 1917. Passé au 4e Zouave en 1918, il est tué le 30 mars 1918 à Orvillers (Oise). Jean-Joseph, né en 1892, d’abord ajourné pour faiblesse, est réintégré au 158e RI en novembre 1914. Envoyé en Artois, il est un temps hospitalisé, et il signale avoir ainsi échappé à l’offensive sur Souchez. Après Verdun en 1916, il est muté au 97e RI, et y est blessé. Passé ensuite au 22e BCA, il fait l’attaque du Monte Tomba en Italie, et revient en France en avril 1918. Après la guerre, on sait qu’il se marie en 1921.

Marius Doudoux (1878 – 1940), originaire de Lyon, combat dans les Vosges avec le 54e RAC en août 1914. Gravement blessé au visage le 2 septembre 1914, il passe les années 1914 et 1915 dans différents établissements hospitaliers de la région lyonnaise.

Michel Thonnérieux est né en 1874 à Saint-Michel-sur-Rhône. Ajourné pour faiblesse pulmonaire, il est finalement incorporé au 104e RIT en février 1915. Il y fait presque toute la guerre, qu’il termine au 34e RIT à partir d’août 1918.

2. Les témoignages

L’association «Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2018 « Lettres de la Guerre 1914 – 1918 », un riche volume de 160 pages, qui regroupe des témoignages venant de cinq combattants. Philippe Maret reconstitue l’itinéraire des frères Bayle, de Malleval (p. 9- p. 54) et analyse leurs lettres. Marie Mazoyer a transcrit et présenté les lettres de Marius Doudoux, écrites lors de son hospitalisation (p. 55 à p. 110). Enfin Louis Challet présente Michel Thonnérieux, puis classe et analyse des extraits de ses lettres (p. 111 à p. 160).

3. Analyse

a. Les frères Bayle

Pris isolément, les courriers des trois frères sont sommaires et décevants par leur concision, mais P. Maret procède à une analyse fine, qui apporte des éléments très utiles; ainsi de Louis, classé 0 sur sa fiche matricule (instruction néant, ne sait ni lire ni écrire), on possède 28 lettres. Une analyse graphologique (forme des majuscules) et stylistique (formules de tendresse) permet d’établir qu’il y a eu au moins cinq rédacteurs différents de 1914 à 1916, « Louis n’écrit pas ses lettres lui-même » (p. 14). Il rassure ses parents, évoque le temps qu’il fait, et peut parfois être un peu plus précis avec ses frères (mars 1916, p. 19) : « Les boches nous agasse tout le temps. ». Louis est tué le 19 juillet entre Hem-Monacu et Cléry (Somme), après avoir salué ses parents dans sa dernière lettre le 16 juillet (p. 22) :

« (…) voila quatre jours que je

sui au tranchée Mais sa

y fait pas pas beau on entend

que les grosses marmite

qui nous passe sur la tete

et Defois pas bien loin de nous enfin on a

toujours espoire de sen sortir quand même (…) »

Jean-Baptiste participe à de nombreuses batailles avec son régiment de zouaves, et on dispose de 26 lettres pour presque quatre ans de campagne. Elles sont concises, et P. Maret propose un modèle théorique en cinq parties, qui se retrouve pratiquement dans toutes les lettres (p. 28) :

– introduction, donne de ses nouvelles, espère que tout va bien

– donne sa situation en deux mots : soit au repos, soit aux tranchées

– s’il en a, donne des nouvelles des frères et cousins, ou au contraire en demande

– parfois parle du temps qu’il fait, et/ou évoque les travaux des champs

– termine par une formule disant qu’il n’a plus grand-chose à dire, comme par exemple (22 décembre 1915, p. 29 : « Souvent de la pluis je voi pas grand autre Chose a vous diret pour Le moment.».

On possède 28 lettres de Jean-Joseph, qui alterne période de front et répit à l’arrière (faiblesse pulmonaire). Difficile, avec ces lettres sommaires, de dégager une personnalité, mais son enthousiasme guerrier paraît modéré; En convalescence, il échappe à l’offensive de mai en Artois (1915, p. 41) « mais en tout cas sa sera toujours 2 mois de tirez à l’habrit des balles en attendant que la guerre finisse. ». En juillet 1915, il n’obtient pas la permission agricole qu’il espérait et doit rester au dépôt de Lyon (p. 42) «il aime mieux nous tenir sans rien faire. Enfin faites comme vous pourrait en attendant qu’on soit libérer de se bagne militaire. » Passé au 97e RI en août 1915, il est à l’automne dans les lignes boueuses de l’Artois, avec des tranchées impossibles à entretenir (novembre 1915, Souchez, p. 43). « On ne peut seulement marcher on s’enfonce jusqu’au genout et on glisse comme sur du ver s’est vraiment dégoutant de vivre, se qui nous faut s’est la paix, ou sa ne vat plus marcher on ne peut plus prendre patience. » P. Maret souligne que c’est la formulation de révolte la plus marquée du corpus. Légèrement blessé et intoxiqué en 1918, Jean-Baptiste finit la guerre en Belgique. Ces témoignages des trois frères, même ténus, prennent vie avec cette présentation, et ils montrent que ces paysans n’ont pas été épargnés : la guerre passée, pour la grande  partie, dans des régiments de « choc » (zouaves, BCP…), et au final, deux morts sur les trois frères mobilisés.

b. Marius Doudoux

Marius Doudoux est grièvement blessé à la face le 2 septembre 1914, vers Saint-Dié (Vosges). Il a eu la mâchoire inférieure arrachée, et la partie supérieure est aussi en partie touchée. Ses lettres, uniquement adressées à Eugénie (Ninie) et Elise Reynaud, ses cousines germaines de Chavanay, sont reproduites et annotées par Martine Mazoyer. Elles sont centrées sur sa santé, ses opérations chirurgicales, les lents progrès de sa convalescence, ainsi que sur les aléas de son moral, avec de fréquentes périodes de dépression. Ce qui domine ici, c’est l’évocation de la souffrance physique  (avril 1915, p. 69) « ils vont commencé l’autre opération sa va être terrible s’y tu savait comme sa goute chère de se faire refaire la figure il en faut de la patience enfin il le faut et se qui me console s’est que l’apache de Guillaume II payera tous ça » On entre ainsi dans le quotidien d’une « gueule cassée » sur la durée. Il séjourne pendant près de deux ans aux hospices civils, puis à l’Hôpital Lumière de Lyon. Il signale au début qu’il est nourri uniquement de lait à l’aide d’une sonde, évoque les options chirurgicales  (janvier 1915, p. 65) « enfin c’est décidé qu’on me dépouille la poitrine pour me refaire la figure », ou caractérise ses progrès : il réussit enfin à fumer des cigarettes, malgré l’interdiction. Il a été blessé assez tôt, et il veut transmettre à ses interlocutrices sa haine « de ces sales boches », cause de ses souffrances ; il décrit ainsi des atrocités (janvier 1915, p. 65):  «tient un exemple que j’ai vu, dans un village une bonne femme donc le mari était sur le front français, les boches ont coupé les deux mains a une fillette de dix ans et l’on pendu par les pieds et devant les yeux de sa pauvre mère qu’ils ont emmené prisonnière (…)  – il parle de leur rage, s’ils avaient entre les mains un prisonnier – «  ont l’aurait achevé tellement qu’on était en colère, il y aurait pas eu de capoute qui tienne, car quand ils veulent se rendre prisonniers ils crie capoute camarades, je t’en fourniraient ! (…) enfin je dois t’ennuyé avec cette guerre mais il l’a fallait pour que les jeunes ne l’a fasse pas car près celle là il en aura plus (…). ». Le ton vengeur retombe curieusement à la fin du propos, celui-ci fait penser à une influence extérieure (on trouve plus loin p.74 – « tu as du voir sur le journal …» – ) M. Doudoux s’inquiète aussi pour son avenir (p. 78, en 1915) :« Ha que c’est malheureux de ne pas être marié qui donc me fera à mangé. Il faut conté sur les restaurant (…) ». Même préoccupation en mars 1916 (p. 91) « Quant à m’établir, c’est-à-dire me marier, j’y ai bien réfléchi mais qui voudrait de moi ? Non, non, je n’oserai jamais me présenter devant une personne, moi défiguré. » M. Mazoyer mentionne qu’après-guerre, on sait seulement qu’il s’est marié et a été garde-forestier. À noter enfin que le terme « gueule cassée » », devenu aujourd’hui générique, n’est cité qu’une fois, et pas en forme de locution substantivée, il s’agit de la joie qui accueillera la victoire (p. 75) « ha qu’elle jour béni ce jour voi-tu, que j’ai la « gueule » cassé ou racommodé tan pire je veu le fêté et par une boutielle (…) »

c. Michel Thonnérieux

L’auteur est un « territorial », ajourné deux fois mais rattrapé en février 1915, à 41 ans, et qui passe toute la guerre en alternant travaux sur le front et convalescences à l’arrière, car il est bronchiteux. En juillet 1918, son unité combat toutefois en première ligne. Il écrit très souvent à sa femme Mélanie, et Louis Challet a classé, organisé et en partie retranscrit une portion significative des 500 lettres qui sont restées de cette correspondance. Le transcripteur a organisé une présentation thématique en petits chapitres, illustrés de courts extraits des lettres : « L’épistolier », « le territorial », « le cultivateur », « le viticulteur »… Pour M. Thonnérieux, écrire est une nécessité pour garder le contact avec son village (septembre 1917, p. 122) « Explique-moi bien ce qui se passe au pays, que je le revoie au moins par la pensée. » ; il a besoin de la proximité créée par l’écriture (p. 123, février 1916) « je dors bien plus tranquille après ce babillage que je fais avec toi : il me semble que nous sommes en tête à tête ». L’auteur raconte à son épouse ses différents travaux et à partir de 1917, il devient l’ordonnance d’un officier, faisant la cuisine et la lessive (p. 126) « jamais, Nini, je m’aurais cru si bonne lavandière. » et « Il vaut mieux laver une chemise que de se retrouver au milieu de la feraille. » Il s’agit ici d’un couple harmonieux, les marques d’attention et d’affection sont fréquentes (p. 136) « On a bien des fois quelques moments que ce maudit cafard nous travaille, mais enfin on tache bien moyen de le secouer de l’un à l’autre. Fais-en de même, ma petite femme, chante une chanson quand il te prend trop fort. Et pense qu’il y a plus malheureux que nous. » Les chapitres « le cultivateur » et « le viticulteur » décrivent les préoccupations de l’auteur au sujet des cultures, du bétail, et surtout de son vin : c’est un crève-cœur de ne pas pouvoir le  goûter (avril 1918, p. 143) « Penser que vous allez soutirer le picollot et moi faire le c…, crois-moi bien que c’est dur ! » Les convictions patriotiques de l’auteur sont réelles mais posées, (p. 150  « ne t’en fais pas, je ne m’en fais pas. On y est obligé, c’est pour la patrie »), et il fait cette remarque intéressante en septembre 1916 (p. 150) « on a beau faire semblant devant les copains qu’on est patriote mais je crois et il y en a beaucoup comme qui n’y sont guère … ».

Vincent Suard, mai 2022

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Reverzy, Abel (1884-1915)

Un rapport existant entre le prêtre Léon Cristiani et la famille Reverzy, le témoignage d’Abel est publié à la suite de celui de l’ecclésiastique : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022.

Abel Reverzy est né le 14 janvier 1884 à Aurouër (Allier) dans un milieu modeste. Il a commencé sa carrière militaire comme simple soldat, a pu monter en grade et intégrer l’école d’officiers de Saint-Maixent en 1907. Marié en 1911, il avait deux enfants en 1914. Capitaine au 3e régiment de marche de zouaves, il fut tué lors des attaques du 25 septembre 1915 près de Saint-Hilaire-le-Grand. Son journal est tenu du 30 septembre 1914 au 16 août 1915.

Ce témoignage critique à plusieurs reprises la République anticléricale, un « bourbier politique » responsable de l’impréparation à la guerre. Les fautes strictement militaires commises par des généraux sont quand même imputables au « malheureux régime » qui a causé « la perte du sens moral » (1er décembre 1914). Il ajoute : « Le troupier conscient, la discipline intelligente et voulue, l’officier politicien, voilà les alliés qui ont rendu au Kaiser plus de services que le 420 ou que ses amis d’Autriche. » La mort au combat du capitaine Luca ne répare pas le mal qu’il a fait par ses idées pacifistes. Une note du 14 janvier 1915 sur les réservistes qui « valent largement nos hommes de l’active » dans le cadre de « la nation armée » semble donner raison à Jaurès (sans le citer évidemment). Mais plus tard (5 juillet) Reverzy juge que les régiments de réserve ne paraissent pas « capables de mener à bien une véritable action offensive ».

Ce journal d’un authentique combattant apporte des notations ponctuelles intéressantes :

– Dès qu’un terrain est dangereux, la présence des gendarmes n’est plus à craindre ; soldats et officiers peuvent se livrer au braconnage et à la chasse. Par exemple, le 17 février 1915 : un lapin, douze faisans, deux chevreuils.

– Le 1er octobre 1914, il fait enlever ses galons « pour diminuer la visibilité des officiers ».

– Le lendemain, il note que ses soldats ont compris l’intérêt de creuser des tranchées et que ceux qui ont jeté leurs outils le regrettent.

– Le 20 octobre, il livre une remarque très fine à propos d’une sentinelle qui a tiré sur un camarade retour de patrouille et l’a tué : « Il a tiré comme ils font tous stupidement, sans savoir pourquoi, pour se rassurer en entendant un coup de fusil dans cette obscurité silencieuse. »

– Ses notes montrent la différence de confort entre l’abri de l’officier et la situation précaire des soldats (22 et 23 octobre). Sa femme vient passer quatre jours avec lui à Compiègne.

– Le 12 novembre, il décrit l’échec d’une attaque causé par le 75 qui tire trop court. Et il critique les artilleurs qui n’ont pas assez de contacts avec l’infanterie.

– Le 1er juin 1915, il affirme qu’au moins 50 hommes de son régiment ont déserté. Sur ces musulmans, la propagande turque n’a pas d’influence, mais ils sont mal commandés par les gradés subalternes.

Enfin, la question des relations avec les ennemis est abordée à trois reprises :

– Le 8 octobre : « Il fait trop beau pour s’entretuer. Nos hommes dont les tranchées avancées sont peu éloignées des tranchées allemandes semblent partager cette façon de voir. Le soir la relève des avant-postes a lieu des deux côtés à la même heure. Les groupes adverses, au lieu d’échanger des coups de fusil, se font avec la main des signaux d’adieu. »

– Le 8 novembre : « Nous entendons comme chaque dimanche les Allemands chanter des cantiques dans leurs tranchées. »

– Le 26 décembre, un bombardement français met fin à une tentative de trêve de Noël : des conversations entre sentinelles, « chacun des deux partis était informé du menu de l’autre ».

Rémy Cazals, avril 2022

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Depreux, Henri (1896 – 1945)

1. Le témoin

Henri Depreux (1896 – 1945), né à Wasquehal (Nord), réside en 1914 à Caudry (Nord) où il est tulliste. Classe 1916, il réussit à échapper aux Allemands en septembre 1914, et après un séjour dans le Sud-Ouest, il est incorporé au 91e RI à Nantes au début de 1915. Il ne voit le front qu’en avril 1916, et intègre le 221e RI devant Verdun. Il fait partie du corps franc de son unité, et finit la guerre (mai 1918 – dernière mention) au 81e RI. Après la guerre, il participe à la construction de pistes de skating (patins à roulettes sur piste en bois). Il décède brutalement alors qu’il était architecte à Saint-Lô, lors des débuts des travaux de la reconstruction en 1945.

2. Le témoignage

Claude Depreux, fils d’Henri Depreux, m’a communiqué en mai 2021 une copie « word » des carnets de guerre de son père (Carnets de route) ; ceux-ci couvrent la période 1914 à 1918 sur 21 pages A 4, taille 14 (10100 mots).

3. Analyse

Ce témoignage d’un très jeune soldat, assez court (21 pages), insiste beaucoup sur certaines périodes, et est très allusif ou muet sur d’autres, mais les trois parties détaillées apportent des lumières utiles, avec par exemple la fuite devant les Allemands, l’accueil des réfugiés dans le Sud-Ouest à l’automne 1914, ou encore la situation des jeunes soldats dans les corps francs des régiments d’infanterie à partir de 1917.

a. Fuite vers Lille

Revenant d’Avesnes en août 1914, il évoque la confusion au Cateau (24 août?), au milieu du bombardement et des tirs de l’artillerie anglaise. Ayant réussi à regagner Caudry, il y décrit l’installation des Allemands, personne n’ayant le droit de quitter la ville. Il mentionne sans précision le 29 août «on signale des atrocités dans les petites localités. » La nouvelle de la chute de Maubeuge jette la consternation, mais celle de la victoire de la Marne redonne du courage (noté 3 septembre, événements jusqu’au 7) « Quelques journaux venant de Lille réussissent à nous parvenir et apportent la confirmation, ils sont lus avec avidité et payés cher. » Les 19 et 20 septembre, les autorités allemandes convoquent la classe 14 pour internement, et l’auteur, avec une cinquantaine de jeunes gens, décide de fuir vers Lille, de nuit et à travers champs. Après 50 km à pied, ils ne sont plus que dix et leur aventure illustre bien ce qu’est cet « l’entre-deux » que constitue la zone située, en septembre 1914, entre Valenciennes occupée et Lille encore libre. Ils arrivent à Marchiennes : « le maire nous apprend que les allemands n’ont fait aucune apparition [à Marchiennes] depuis huit jours, il nous envoie dans un hospice transformé en hôpital dirigé par une jeune fille qui soigne quelques vieillards et quelques blessés allemands: en les voyant nous ne voulions y loger, mais la directrice les fit rentrer dans des chambres où elle les enferma. » Enfin parvenu à Hem (Roubaix), il est hébergé dans la famille et rencontre des réfugiés qui lui racontent (27 septembre) que « les Allemands ont mis le feu à la ville d’Orchies indiquant comme prétexte que les civils avaient coupé les doigts d’allemands morts pour prendre leurs bagues. » En fait la ville est détruite en représailles à l’arrestation, par un poste français, d’une colonne sanitaire allemande. Cette curieuse ambiance de septembre, ni vraiment occupation, ni territoires vraiment contrôlés, se retrouve aussi aux portes de Lille : H. Depreux se met immédiatement à chercher un emploi, et se présente dans des usines de draps. C’est un échec, car les patrouilles allemandes se rapprochent, des combats ont lieu dans les faubourgs, et les usines débauchent.

b. Fuite de Lille

La chronologie donnée par l’auteur n’est pas toujours très précise, et c’est à ce moment (8 octobre ?) qu’il évoque l’ordre donné à tous les hommes de 18 à 48 ans de quitter la ville. « La grande place [de Roubaix] est pleine d’hommes de tous âges discutant avec animation, puis des colonnes se forment et se dirigent sur Lille à la hâte. Les quelques détachements allemands assistent au départ sans intervenir. » Il décrit sa fuite par Englos, le bruit du canon, ils sont plusieurs fois mitraillés par des Allemands, puis rencontrent des goumiers qui les réorientent vers Estaires. Refoulés, ils atteignent Béthune où ils dorment dans des portes cochères. Tenaillé par la faim, épuisé, l’auteur arrive à Abbeville où malade, il est soigné par des habitants ; il y apprend le 20 par des rumeurs que Lille est débarrassée des Allemands [ce qui est faux]. Un peu remis, et avec 6000 réfugiés [– dit-il-], il reprend le chemin de l’Est. Le 22 octobre il est à Lumbres, où il apprend que le front est fermé et Lille toujours occupée. Il repart à Calais où il arrive le 23 octobre, y est hébergé chez des amis de son père, ce qui termine son odyssée à pied. Ici aussi, il essaie de trouver du travail chez des fabricants de dentelles, mais cela lui est interdit, car il faut faire de la place aux Anglais. Embarqué « de force » avec des Belges (femmes et enfants) sur un navire à la malpropreté « repoussante », car il vient d’amener des chevaux d’Angleterre, tout le monde est immédiatement malade et le navire revient à quai : il peut alors embarquer sur le Niagara, à bord duquel il arrive à La Palice (La Rochelle) le 29 octobre. Cette fuite réussie devant l’envahisseur sera valorisée dans une citation  (février 1917) : « (…) quoique prisonnier civil et malgré les menaces de mort pour ceux qui tentaient de fuir, le 21 septembre 1914, a pu s’échapper, et, après bien des difficultés, ayant parcouru près de 50 km dans les lignes allemandes, s’est réfugié en France. Excellent soldat (…) »

c. le Sud-Ouest

Le récit de H. Depreux décrit bien le parcours d’un jeune homme non-encore mobilisable, dépaysé et psychologiquement isolé. Le train des réfugiés arrive à Saint-Sulpice (Tarn), les mineurs sont envoyés à Carmaux, les autres passant la nuit dans les wagons. Puis le train repart, et il y a des descentes à chaque arrêt, des habitants prévenus les attendant avec des charrettes. Les jeunes nordistes restent à une trentaine, et ils sont désorientés : (2 novembre 1914) «  « Les paysans sont là, le béret à la main et attendent des ordres, nous ne comprenons rien à leur langage, nous nous demandons, si nous sommes encore en France. » L’auteur explique que les paysans croyaient qu’ils étaient cultivateurs, et donc voulaient « leur faire conduire les bœufs ». Les réfugiés expliquent qu’ils n’y connaissent rien, et demandent à être  « dirigés sur une ville ». Le préfet intervient, on envoie les tisserands sur Mazamet, et le reste sur Graulhet. L’auteur y  rencontre deux Lillois, avec lesquels il décide de loger, car les trois jeunes gens veulent se tenir à l’écart de leur groupe de nordistes « car ils avaient mauvais genre. ». Il fait ensuite la connaissance de monsieur Doumayrou, qui fait le commerce des œufs à Cordes, et qui l’embauche. L’auteur  commence alors son apprentissage «le travail consiste à emballer et expédier les œufs par caisses, j’apprends aussi la conduite de l’automobile et nous allons dans les foires faire des achats soit en auto soit en voiture, je suis heureux car ce sont de braves gens.»  

d. l’incorporation

Après avoir passé le conseil de révision en janvier 1915 à Cordes, l’auteur rejoint le dépôt du 91e RI, régiment de Charleville-Mézières replié sur Nantes. Il supporte assez mal le début de l’entraînement et est hospitalisé (problèmes pulmonaires) de mai à juillet 1915. Il réintègre le dépôt, puis a une permission en octobre, « j’obtiens une permission de 6 jours que je vais passer chez monsieur Doumayrou à Cordes, je passe quelques jours dans cette famille où je suis si bien reçu. » En mars 1916, il est toujours à Nantes, et devient téléphoniste.

e. Le combattant

Il intègre le 221e RI en juillet 1916, et est positionné, durant l’année 1916 dans la région de Verdun et en Argonne. Il signale avoir été évacué « pieds-gelés » en novembre 1916, avec environ un mois d’hospitalisation/convalescence. En octobre, il a pu faire un séjour en permission à Clermont-Ferrand chez sa marraine, avec laquelle il a commencé une correspondance en 1915. C’était « une agréable permission », et il a fait « des excursions en Auvergne où il y a des sites intéressants. » En janvier 1917, il apprend que sa sœur germaine a été rapatriée, et peu après il peut faire une réunion familiale, précieuse pour le jeune isolé : « 18 janvier 1917 : J’arrive à Paris où j’ai le bonheur de revoir ma sœur et mon frère. » Il décrit ensuite des combats violents en mars 1917, avec attaques et contre-attaques, puis il note en juin (mention unique et complète) : « 17 juin 1917 : Le 221ème remonte 4 jours au mont Cornouillet [Cornillet] les 317ème et 358ème ayant manifesté et refusé de monter les manifestant sont détenus dans le camp et les permissions sont supprimées le colonel et le général sont relevés il y a remaniement du commandement. »

À partir d’août 1917 et jusqu’à mars 1918, il entre comme volontaire dans le corps franc du régiment, ce détachement est créé pour des missions de patrouille et de coups de main. L’auteur mentionne que « ce sont en général des soldats des classes 16 et 17, j’ai beaucoup plus de liberté que dans la compagnie. » Effectivement, on constate qu’entre août 1917 et janvier 1918, il a pratiquement une permission par mois. Son récit, rapide et allusif, est parfois beaucoup plus élaboré, ainsi de la description  d’une mission risquée en février 1918 ; malgré sa longueur, on la donnera ici comme illustration, car c’est un modèle de précision, notamment chronologique, et elle éclaire sur le risque accepté par certains jeunes soldats, pour échapper aux corvées et partir plus souvent en permission. «13 février. Nous recevons l’ordre de remonter en ligne pour faire un coup de main par surprise, notre groupe se compose de 22 hommes, nous répétons la manœuvre qui consiste à capturer une ronde allemande, nous partons à 21 h le temps est propice il fait un grand vent il pleut très fort. C’est le temps attendu depuis longtemps, nous partons en file indienne en rampant sur les coudes et genoux, à 23 h nous arrivons près du réseau allemand, le groupe s’installe dans un grand trou d’obus. Le lieutenant, un sergent, un homme s’avancent pour cisailler le réseau de barbelés. Le travail dure trois h et s’exécute sans bruit, à 2 h1/2 nous franchissons le réseau sans être inquiétés, et gagnons la tranchée de 1ère ligne distante de 20 mètres du réseau et occupons cette tranchée sans résistance, aucune sentinelle, nous sommes entre deux petits postes, nous avions déroulé une bobine de fil téléphonique en partant sans cette précaution il nous aurait été impossible de nous reconnaître pour rentrer dans nos lignes. Nous approchons des 2èmes lignes toujours en rampant, nous percevons des bruits de pas et des voix, 4 hommes débouchent au détour d’un boyau, ils s’arrêtent comme surpris par un bruit insolite, d’un même élan nous bondissons sur les boches en peu de temps ils sont terrassés malgré la résistance qu’ils nous opposent, nous sommes maîtres de la situation mais ils refusent de se rendre et se roulent dans le boyau en se débattant, la situation devient critique, car des hommes venant des petits postes accourent en criant, mais n’osent pas avancer et s’enfuient. Nous avons fait un prisonnier que nous ramenons dans nos lignes, c’est un feldvebel nous le reconduisons au colonel.»

Deux mentions très courtes clôturent le témoignage, il signale en mars 1918 quitter le 221e RI et intégrer le 13e RIT ( ???), puis en mai 1918 être affecté au 81e RI à Montpellier comme secrétaire.

Vincent Suard (mars 2022)

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Raffard, Louis (1893 – 1961)

1. Le témoin

Louis Raffard (1893 – 1961), né à Pélussin (Loire), se destine à la prêtrise et vient d’entrer au grand séminaire de Francheville (Rhône) lorsque la guerre se déclenche. Il est mobilisé au 99e RI dans lequel il sert jusqu’à sa libération en septembre 1919. En 1915, il devient téléphoniste. Gazé et évacué en octobre 1918, il est en convalescence à Lyon à l’Armistice. Il est ensuite ordonné prêtre en 1923 et l’hémiplégie interrompt son ministère, alors qu’il était curé de Pélussin (1945 -1954). Il décède en 1961.

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2014 « Mes souvenirs de guerre 1914 – 1919 », Mémoires d’un petit soldat, de Louis Raffard (236 pages). L’auteur signale qu’il a retranscrit des notes griffonnées au jour le jour ; elles ont été rassemblées lors de moments de loisir au séminaire de Francheville, où il a achevé sa formation de prêtre, de 1920 à 1922. Le manuscrit original se compose d’un tome 1 (192 pages), avec le récit des faits vécus, organisé de manière chronologique, et illustré de photographies et de cartes découpées. Un tome 2 (127 pages) contient des remarques postérieures, ainsi que des emprunts à d’autres auteurs, à des coupures de presse ou des chansons ; cette partie est la moins intéressante. Dans la restitution, Marcel Boyer (Visages de notre Pilat) signale avoir concentré tout ce qui concernait la guerre, et éliminé ce qui ressortait du domaine purement religieux. Chaque chapitre, organisé chronologiquement, présente d’abord les notes du tome 1 puis des extraits du tome 2.

3. Analyse

Avec ses consignations remises au propre après-guerre, Louis Raffard veut pouvoir se relire  « au déclin de sa vie » et communiquer aux siens ce que fut son existence pendant le conflit. L’auteur, qui combat dans les principales batailles de la guerre (Champagne, Verdun, Chemin des Dames, Mont Kemmel et Reims en 1918…), produit un récit factuel assez riche. Au début des carnets, il mentionne une trêve de Noël aux dimensions assez importantes, dans le secteur de Fay (Somme). Elle commence par des drapeaux blancs dans la tranchée allemande, et des deux côtés on monte sur le parapet (25 décembre 1914, p. 23) : «Trois boches et trois français s’échangent des journaux. L’un de mes camarades, Marcel, instituteur antipatriote, parle à un officier allemand en ces termes : « Ce n’est pas honteux de se tuer ainsi, ne ferait-on pas mieux de s’embrasser comme des frères ? »  « Oui ! » répond l’officier allemand, « mais c’est la guerre ». Tableau extraordinaire qui se reproduisit chaque jour et chaque nuit pendant huit jours. Une nuit un Boche est même venu nous aider à mettre des fils de fer devant nos lignes. [Un Lorrain ? Un Alsacien ?] En travaillant, il sifflait la Marseillaise. Dans toutes ces relations avec l’ennemi, il est à remarquer la grande part prise par les officiers eux-mêmes (…)».

Les combats

Assez rapidement nommé téléphoniste, l’auteur participe à l’assaut en première ligne en Champagne (septembre 1915), et il signale à deux reprises les zigouilleurs de deuxième ligne, chargés du « triste travail de tout tuer. » (p. 47 et 48) Il insiste sur le fait que les nettoyeurs ne font pas quartier, mais chargeant devant, il ne les a pas vus à l’œuvre. Il signale aussi, de manière contradictoire, que sa division aurait fait 9000 prisonniers. L’auteur décrit au ras du sol les combats de son unité, avec l’épisode de la conquête du Fort de la Malmaison (octobre 1917), avec le spectacle effrayant des cadavres allemands au cours de la progression, l’urgence et la violence de l’intervention sur les flancs du mont Kemmel, dans une sape « cosmopolite » mélangée avec des Anglais, et d’où ils échappent de justesse à l’encerclement (18 au 22 avril 1918). L’année 1918 voit aussi des engagements très durs près de Reims à la cote 240 (juin) et à Somme-Py sur la ligne de 1915 (octobre). On citera le début de l’assaut vers la tranchée du Chat à la Malmaison (23 octobre 1917) pour illustrer les mentions de l’auteur  (p. 150) : « 5 h 15 L’attaque se déclenche ; quelques minutes après le flot des prisonniers arrivent jusqu’à nous : beaucoup de jeunes Boches. L’un d’eux, du 56 RI, est tout brûlé par nos gaz ou nos liquides enflammés, ce n’est qu’une plaie ; ils sont maigres et nous font pitié. J’ai presque les larmes aux yeux. Où sont donc les coupables véritables de cette atroce boucherie de chair humaine ? » Au fil du récit, on retrouve des éléments communs à d’autres carnets, comme l’impatience devant la durée du conflit en 1915 (p. 40), les histoires que l’on raconte à Verdun au sujet de gendarmes jetés dans la Meuse (p. 77), ainsi que la soif de trophées, que ce soit dans des sapes allemandes conquises en 1917 ou à Montigny-les-Metz en décembre 1918 : (p. 207)  « Expédition au magasin du XVIe Corps allemand à Montigny : chasse aux téléphones et aux souvenirs, casques, sacs, bidons. Je me monte ! Hélas, la crise des transports nous oblige à diminuer nos prises. »

Sensibilité et sociabilité catholique

Louis Raffard est séminariste, ce qui le met dans un entre-deux par rapport à ses camarades, mais il n’est pas bégueule et apprécie leur compagnie et leurs lazzis. Il a aussi une sociabilité à lui, faite d’une relation privilégiée avec les aumôniers et prêtres qu’il a l’occasion de rencontrer. À l’étape, son état lui permet souvent d’avoir un abri enviable à la cure ou des petits plats de la part de la vieille femme qui s’occupe du presbytère. Un passage intéressant montre que son origine n’est pas ignorée par sa hiérarchie (p. 24) (26 décembre 1914 – Somme) : « Vers 10 h, dans la nuit, je m’entends appeler et l’on me dit d’aller de suite au lieutenant Besset. Je me mets en route (…) J’arrive à leur poste. Le lieutenant me dit : « Vous êtes bien curé ? Non, lui-dis-je, je ne suis que séminariste. Ça ne fait rien, vous allez aller avec les brancardiers pour faire une prière sur les camarades du 205 que l’on va enterrer. Oui mon lieutenant. » Un infirmier me mène sur le bled vers un groupe de cadavres. Les brancardiers faisaient la fosse. (…) Quand ils eurent terminé la triste besogne, je viens près de ces morts et là j’ai récité le De Profondis, en ajoutant : « Nous allons dire ensemble un Notre Père et un Je vous salue Marie, pour eux. » Et tous ensembles, têtes nues, nous récitâmes cette prière. Cette invitation du lieutenant m’a surpris, il était sans religion. » L’auteur sert lors des messes, et mentionne à plusieurs reprises quelques retours à Dieu, surtout avant la bataille, mais aussi des déceptions comme en 1919 : (p. 216) « Touchante procession à Aulnois. (…) Admirable foi de ces gens de Lorraine ; soldats français indifférents, triste contraste. ».

L. Raffard est impressionné et admiratif devant la personnalité de Charles Thellier de Poncheville, son aumônier à la 28e DI, qui a par ailleurs laissé un récit de guerre connu (« Dix mois à Verdun, un aumônier militaire en première ligne, 1920 », mention dans N. Cru). Lui-même, dans son récit de Verdun (Ravin de la Mort, relève du « jeudi Saint au vendredi Saint » [fin avril 1916]), fait un long parallèle entre le Chemin de Croix et sa dure progression sous le bombardement (p. 82) : «L’homme est seul ici comme l’exilé, seul avec sa croix, et s’il tombe, nulle Véronique n’essuiera son front souillé de boue (…). » Il relate aussi des événements restitués à travers le prisme de sa foi, et il en tire des éléments édifiants, comme par exemple la description, à Verdun, de la mort chrétienne du lieutenant De Malezieux, qui, ayant eu une jambe et un bras coupé par un 77, « vécut plus d’une heure dans ce lamentable état » (p. 91) « A un prêtre-brancardier qui lui disait : « Priez mon capitaine », il répondit « C’est fait mon ami ». Ce prêtre l’administre et, avant de mourir, le lieutenant dit au prêtre-soldat qui l’assistait comme une mère assisterait son enfant : « Laissez-moi vous embrasser, mon ami, pour tous ceux que j’aime. Oh ! Que je suis heureux de mourir dans les bras d’un prêtre ». »

Dans un autre domaine, L. Raffard évoque, en juillet 1917, l’église de Commenchon (Aisne), seul bâtiment du village à être resté debout (p. 146) : « Quelle ne fut pas ma surprise en voyant dans un coin de l’église un dépôt d’objets les plus divers, tableaux, statues, souvenirs de famille de toutes sortes, aumonière de première communion, lampe, poupée, pendule, livres. Devant ces objets était une inscription en français et en allemand sur une bande de calicot clouées au mur « Victimes innocentes de la guerre, nous déposons ces objets sous la protection du Dieu tout-puissant et de la très-Sainte Vierge avec la conviction qu’en ce saint lieu les autorités allemandes les respecteront »… Et une bonne femme, à qui je demandais quelques histoires du pays me disait : « Si l’on avait su qu’ils respectent l’église, on y aurait bien déposé d’autres affaires. » Les pauvres gens n’avaient plus rien, que leurs yeux pour pleurer. » La religion est aussi l’occasion d’une sociabilité de la célébration, qui permet de retrouver une chaleur collective, comme par exemple avec la mention du Noël 1917 (p. 157) : « Dès 23 heures, avec Rampal, nous nous rendons à l’église où déjà arrivaient des civils et surtout de nombreux poilus. (…) Un groupe de soldats nous arrête et ils nous disent tous : « Nous venons chanter Minuit Chrétien. C’est parfait, leur dis-je, mettez-vous dans ces bancs et aux refrains populaires des vieux Noëls, je compte sur vos voix pour entraîner tout le monde. »

Description de la Lorraine libérée

L’auteur fait avec son unité un assez long séjour à Metz et dans ses environs, passant de nombreuses soirées agréables « à la cure », et avec quelques remarques sur les régions nouvellement libérées. Ainsi d’enfants (p. 202) : «En sortant, nous causons aux enfants du village avec qui nous nous amusons à lancer des fusées. L’un de ces petits garçons nous traite de Boches car nous prononçons Metz à l’Allemande. Ce sont de vrais gones de France. » La description de Metz est intéressante (p. 202)   « Nous traversons le nouveau Metz, le Metz boche : grandes maisons carrées couleur café au lait, froides, mornes, alignées comme une compagnie à la parade ; le caporalisme prussien dans l’architecture, c’est cela. Sur notre passage, souvent les rideaux se soulèvent, des regards sournois embusqués derrière les inévitables lunettes d’or, dévisagent nos troupes joyeuses. Nous remarquons, non sans surprise, qu’eux aussi, ces boches implantés en terre française, ont pavoisé à nos trois couleurs, crainte du vainqueur. »Enfin – et dernière mention pour ce riche témoignage – avant d’évoquer son retour à Lyon, L. Raffard mentionne (p. 215, avril 1919) son séjour dans le village de Lemoncourt (Moselle), dont la population comprenait « environ 200 Russes gardés par 30 Français. »

Vincent Suard (mars 2022)

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Lalumière, Jean Gaston (1894-1966)

Le témoin

Jean Gaston Lalumière est né le 13 août 1894 à Eyzines (Gironde), près de Bordeaux, dans une famille de maraichers et vignerons. Famille aisée : le soldat reçoit de nombreux colis de nourriture et des billets de dix francs ; les parents restés sur l’exploitation ne touchent pas d’allocation pendant la guerre. Son père a été dreyfusard. JGL fréquente l’école primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif.

Mobilisé en septembre 1914, il ne reçoit cependant le baptême du feu qu’en mars 1916 au 23e RIC où il reste pendant toute la guerre. Il participe à la bataille de la Somme en 1916, il est blessé en décembre, il est engagé dans les combats sur le Chemin des Dames en avril 1917. Le 3 mai de cette année, il obtient une place de téléphoniste au PC du capitaine. En 1918, le régiment défend Reims. De février à avril 1919, occupation en Allemagne.

Le témoignage et son éclairage

La famille a conservé 1467 lettres et cartes, principalement adressées par JGL à ses parents. Une correspondance est échangée avec son frère ainé Maurice, également combattant. Moins nombreuses sont les lettres de personnes diverses. Les présentateurs, notamment la petite-fille du témoin qui est anthropologue, ont opéré un choix et ont modernisé orthographe et ponctuation pour réaliser le livre : Jean Gaston Lalumière, Où est passée l’humanité ? Lettres et carnets de guerre (1914-1919), édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry, Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 682 pages, 30 euros. Pour éclairer le texte principal constitué par la correspondance, les présentateurs ont utilisé les notes brèves de carnets tenus par le soldat, des cartes et des photos. Ils ont puisé dans 500 témoins de la Grande Guerre et le site du CRID 14-18 ; ils connaissent Jean Norton Cru. JGL ayant choisi le mensonge systématique rassurant pour ses parents, ses lettres constituent surtout un témoignage sur la construction de ce mensonge. Le titre choisi correspond à la réalité vécue par le soldat. Les expressions comme « tranquille », « je me laisse vivre », « s’en mettre plein la lampe », sont plus représentatives du contenu des lettres.

La construction du mensonge rassurant

Quelques phrases du carnet de JGL et d’un texte personnel écrit après la guerre montrent qu’il a connu les tranchées, les bombardements, les attaques, le carnage, la « bouillie humaine ». Mais il a décidé de le cacher et il l’écrit à plusieurs reprises à son frère. Dès le 25 mars 1916 : « À la maison, je ne leur parle de rien de tout ça. Ils le sauront toujours assez tôt. » Le 26 juin : « À la maison, je leur arrange ça à ma fantaisie. » Le 21 juillet : « En même temps qu’à toi, j’écris à la maison, mais je ne leur cause de rien. » Cela dure jusqu’à la fin de la guerre, le 24 octobre 1918, par exemple, à son frère qui a été atteint par les gaz : « J’ai quitté la famille en bonne santé, mais un peu inquiète sur ton sort : aussi, fais ton possible pour les rassurer. Et à moi, n’oublie pas de me dire exactement ce qui en est. Quel genre de gaz et de quelle manière tu les as pris : par obus, vague ou comment ? »

Il est toutefois difficile de tenir aussi longtemps, et JGL se laisse quelquefois aller à prononcer des phrases comme (7 juillet 1916) : « Pour l’armement, c’est [pour] tous le même pour une attaque : fusil, baïonnette, revolver, poignard, grenades. L’on dirait des bêtes sauvages. Je me demande depuis quelque temps où est passée l’humanité. Enfin ! C’est la guerre… » Ou le 28 juillet 1918 : « Depuis que je suis à la guerre, je n’ai jamais vu un si effroyable carnage ! Dans 48 heures, nous avons eu 70 % de pertes. Mais rassurez-vous, pour cette fois encore, j’en suis sorti. »

Il est clair que c’est un autre univers qui l’intéresse et qu’il entend superposer à la réalité : la copie de la vie en temps de paix. C’est la récolte des patates, le mûrissement des raisins, le recrutement des journaliers. « Continuez donc à me donner comme ça des détails car cela me fait bien plaisir d’apprendre ce qui se passe dans son pays natal » (15 avril 1916). Plusieurs fois, il regrette de perdre son temps alors qu’il y a tant de travail à Eyzines. Le 1er janvier 1918, par exemple, il évoque : « Ce jour où je pourrai enfin prendre votre place au travail, où je serai libre et tout à vous, vous goûterez la paix, le bonheur, le repos. Repos bien gagné par tant d’années de labeur, de misère. Tout cela s’effacera et, comme par le passé, nous reprendrons nos belles soirées de chant, de gaieté, mais appréciant plus que jamais le bonheur, dans la tranquillité, qu’offre la douce vie familiale. »

Quelques notes, cependant, sur la vie et les sentiments du soldat

– 10 avril 1916 : prendre des lièvres au lacet, chasser les perdrix, ramasser le pissenlit.

– 28 avril : supériorité de la gourde en peau de bouc sur le bidon règlementaire.

– 12 juin : épisode humoristique de chasse aux totos.

– 24 juin : les photos du front parues dans la presse sont du « chiqué », elles sont prises à l’arrière par des embusqués.

– 23 juillet : au repos, la joie de pouvoir « se promener à son aise sur terrain plat ».

– 20 mars 1917 (repli des Allemands sur la ligne Hindenburg) : désir de vengeance contre « ces vaches » qui coupent les arbres fruitiers et incendient les villages.

– 15 juin 1917 en Alsace : « Le plus embêtant, c’est que les habitants ont un jargonnage que l’on ne peut comprendre, vu que ce sont des boches ou à peu près. »

– Et encore le 20 juin : « L’accueil est bien froid. C’est tout des boches. Aussi, je ne vois pas que l’on se fasse tuer pour des types qui ne demandent qu’à rester ce qui sont. »

– 26 décembre 1917 : critique du gouvernement qui a refusé l’allocation de guerre à ses parents qui ont pourtant deux fils « à nous faire casser la gueule ».

– Janvier 1918 : se prémunir contre les pénuries, contester les réquisitions.

– 24 février : contre la présence des Annamites qui sont là pour « la repopulation ».

– 6 novembre : la « croûte » est « bien moche ». « Un goret n’en voudrait pas. »

Après la guerre

Le danger passé, le contenu des lettres d’après le 11 novembre 1918 est plus proche de la vérité. En Lorraine et en Alsace, on rencontre des soldats, des blessés « en uniforme boche ». En occupation en Allemagne, la peur rend les gens gentils. Mais c’est vraiment trop long. Cafard et nostalgie du pays natal sont évoqués plusieurs fois. Les poilus ne supportent pas la vie de caserne et les officiers arrogants et brutaux. « Vivement la fuite », conclut-il le 8 mars 1919. Il rentre chez lui fin avril.

Conformément à son quasi silence sur les horreurs de la guerre dans ses lettres, JGL ne parlait pas de son vécu, ni de sa correspondance : « l’objet devenu tabou est remisé, retiré de tout circuit d’échanges entre vivants, en même temps que JGL se mure dans le silence sur sa guerre » (introduction, p. 59).

Il écrit cependant (en 1962 ?) un court texte récapitulatif intitulé « Mémoire du passé » dans lequel il rappelle sa véritable expérience de guerre. De cette « bouillie humaine », il dit être sorti « terriblement marqué » : « Ces années de servitude, d’abrutissement, n’ont abouti qu’à faire de moi un révolté. » Heureusement, il rencontre « un ange » et se marie en avril 1925. Il reprend et modernise l’exploitation familiale jusqu’au moment de sa retraite, fin décembre 1961. Entre temps, il faut signaler qu’il a accueilli en 1939 deux familles de « rouges » espagnols chassés par le franquisme, et leur a permis de s’intégrer en France avec succès.

Le fonds Lalumière est conservé aux Archives départementales de la Gironde.

Rémy Cazals, janvier 2022

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