Jacob, Brunette dite Mimi (1894-1942)

Cet intéressant témoignage sur les sentiments d’une Lorraine de Sarrebourg au cours de la première année de guerre est intitulé Impressions de guerre 1914-1918, Journal de guerre de Mimi Jacob, sans mention d’éditeur mais avec un ISBN 978-2-7466-7598-8. Si on retourne le livre, c’est un nouvelle couverture, celle des Impressions de guerre 1914-1918, Carnet de guerre de Roger Gamel, poilu aveyronnais. Le livre double est le résultat d’un travail pédagogique réalisé au lycée Louis Querbes de Rodez (Fax 05 65 78 12 32) sous la direction de Jean-Michel Cosson, professeur d’histoire et de géographie, et de Sandrine Garriguet, documentaliste. Il semble hors commerce mais il est peut-être possible de se le procurer en s’adressant à ce lycée. Je l’ai moi-même reçu sans commentaire.
Les renseignements biographiques concernant Mimi Jacob sont donnés par sa petite-fille Michèle Raccah. Mimi est née en 1894 à Schalbach, Moselle, dans une famille juive. Pendant la guerre, célibataire (elle se mariera en 1919), elle vit avec ses parents à Sarrebourg. Son journal personnel est tenu sur deux cahiers, du 31 juillet 1914 au 21 avril 1915, écrits en français. Certains passages en allemand sont traduits. Le fond sonore de ces récits est le bruit du canon. Il y aurait un troisième support, un carnet, dont le contenu n’a pas été transcrit.
Le milieu social de l’auteur n’est pas précisé, mais il semble bien que Mimi ait appartenu à une famille aisée et qu’elle ait fait suffisamment d’études pour écrire avec une certaine facilité. L’expression de ses sentiments révèle de la finesse. Ainsi, dès le 31 juillet 1914 (p. 6), après la description du départ d’un jeune officier, père d’un bébé de trois jours, cette phrase : « Tous ces affreux détails vous glacent d’effroi et vous font entrevoir cette horrible chose inconnue qui s’appelle « la guerre » ! » Elle ne sait pas ce qu’est la guerre, mais elle comprend qu’elle sera horrible.
Mimi et sa famille sont des Lorrains restés français de cœur. Cela se voit dès le début, et de plus en plus en avançant. Les Allemands sont décrits (p. 48) comme des « Huns effrayants qui achèvent à coup de crosse, impitoyablement, ceux que les obus n’ont pas tués ». « Puisse leur châtiment être aussi affreux que leurs crimes ! » A l’hôpital, les infirmières allemandes sont de mauvaises femmes, avec cependant une exception (p. 54). L’enterrement d’un soldat provoque la compassion (p. 107) : « Nous aussi nous pleurons et nous souffrons sincèrement pour cet étranger, cet Allemand, autant dire cet ennemi ; au fond tout de même le cœur n’a pas de frontière, et c’est bon de le sentir. »
Les premières pages décrivent l’atmosphère au moment de la mobilisation (p. 7-10) : les arrestations préventives de « bourgeois de la ville soupçonnés antiallemands » ; le triste départ des hommes de la Landsturm ; un ouvroir où les dames qui cousent des chemises ne parlent que français ; l’inscription de Mimi dans un cours d’infirmières. Arrivent de nombreux blessés bavarois qu’il faut rapidement évacuer car, s’écrie un médecin allemand : « L’ennemi approche, l’ennemi va entrer ici, et il ne doit pas tuer nos blessés dans leurs lits ! » Les 16 et 17 août, la description de Sarrebourg « entre deux feux » constitue une très belle page (p. 17). Le 18 août, « grande, belle, bonne émotion de cette guerre : des cuirassiers français à Sarrebourg ! » Les Jacob se réfugient dans la cave, pleins d’angoisse pour eux-mêmes et pour les soldats français qui rencontrent une vive résistance (p. 19) et doivent se replier et abandonner la ville.
Désormais, on vit comme sous une occupation. Il est défendu de parler français dans les rues. « Les Allemands et les pangermanistes d’ici deviennent de plus en plus insolents », écrit Mimi, formulation ambigüe. Y aurait-il des Lorrains pangermanistes ? L’exemple qu’elle donne ensuite prouve que c’est bien le cas. Les Allemands célèbrent la prise d’Anvers, mais qu’est-ce qu’une victoire ? « La ville en flammes, la population en fuite, en partie tuée en route par les bombes qui éclatent de toutes parts, voilà les sinistres éléments dont se compose une victoire ! »
Mimi est consciente de la partialité des journaux allemands ; elle sait qu’il faut décrypter les nouvelles triomphales qu’ils diffusent. On arrive à lire quelques journaux suisses ou italiens, et même une belle page décrit une scène de lecture clandestine de deux journaux français parvenus on ne sait comment (p. 114). L’opposition de Liebknecht à la guerre est connue le 20 mars 1915, et Mimi signale la suspension de périodiques socialistes pour avoir publié des articles blessants pour l’Autriche. Elle donne même le texte d’un article du Vorwärts condamnant le chauvinisme, malheureusement sans donner la référence précise, ni expliquer comment elle se l’est procuré (p. 109).
Elle sait montrer la confusion de la situation et des sentiments, l’alternance des moments d’exaltation et d’abattement. La faim et les restrictions menacent l’Allemagne (p. 82) : « Nous saluons toutes ces nouveautés avec un vif contentement, quoique nous soyons les premiers à en souffrir ! » L’armée allemande semble éprouver des difficultés sur le front russe (p. 83) : « Il est à espérer que c’est bon signe ; mais là aussi la joie s’accompagne de regrets, car beaucoup d’Alsaciens-Lorrains ont été expédiés là-bas, pour y endurer toutes les souffrances et toutes les privations. »
Je pense que ce texte mériterait d’être connu.

Rémy Cazals, septembre 2015

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Aubry, Hélène (1889-1918)

L’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, dans ses collections (APA 2943), possède quelques lettres et photos provenant d’Hélène Aubry, gouvernante en Russie, à Saint-Pétersbourg de 1910 à 1917, dont la mère se trouve à Montargis, et la fille, née hors mariage, en nourrice dans l’Aisne. Situation fort compliquée puisqu’il s’agit d’assurer la vie de l’enfant, au moment où la guerre éclate (Française et vivant en Russie, Hélène déteste les Allemands). La révolution vient rendre les choses encore plus compliquées. Hélène épouse un marin anglais bloqué à Saint-Pétersbourg, qui réussit à l’envoyer chez lui, à Hull où elle meurt en couches, à l’âge de 29 ans.
Rémy Cazals
* Note de René Rioul dans Garde mémoire, revue de l’APA, 2011, n° 10, p. 20.

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Larrazet (village du Tarn-et-Garonne) (5 témoins)

Ce village de 636 habitants a compté 25 morts sur 136 mobilisés en 1914-18, soit un taux supérieur à la moyenne nationale, mais correspondant à la surmortalité des populations rurales. Son originalité tient aux 3159 pages en 11 gros volumes d’un « Journal de guerre » rédigé par quatre notables : Jean Carné, notaire et maire ; le curé Joseph Dumas ; l’instituteur Auguste Durand ; le tailleur d’habits Jean Pujos. Les quatre hommes étaient trop âgés pour partir et n’avaient pas de fils sous les drapeaux ; ils se considérèrent comme « mobilisés » pour écrire la chronique du village pendant la guerre, avec l’aide ponctuelle d’Anselme Coureau, secrétaire de mairie, d’avril 1916 jusqu’à sa mobilisation en mai 1917.
Une première rubrique, la moins intéressante, puise son information dans le quotidien régional catholique et conservateur Le Télégramme. Elle reproduit (au début) ou résume (vers la fin) les communiqués officiels, et elle sélectionne les renseignements sur les difficultés de l’ennemi et l’entrain des poilus. Les nouvelles du front proviennent de quelques lettres choisies, telle celle de Jean-Marie Delpech à Auguste Durand : « Je vous assure que je ferai mon devoir jusqu’au bout. Si j’y reste, ne me regrettez pas car je n’aurai fait que mon devoir de Français. C’est vous, mon ancien instituteur, qui m’avez appris où était le devoir ; je souhaite que ceux qui nous remplacent sur les bancs de l’école apprennent eux aussi à devenir des hommes. » Il est dommage que les rédacteurs n’aient pas procédé à une collecte plus systématique des lettres des combattants du village, qui aurait apporté des sentiments plus variés. Mais il est clair qu’ils n’en ont pas voulu.
Parmi les « Faits locaux », après « Mobilisation », on trouve des rubriques sur les réquisitions, l’accueil des réfugiés, le rationnement et les prix, l’évolution des surfaces ensemencées, les problèmes de main-d’œuvre, la vie religieuse, le moral de la population. Les notables voudraient n’avoir à signaler que l’unanimité patriotique. Mais, en stigmatisant certaines attitudes, ils nous les donnent à voir : réticences des paysans devant les réquisitions et le versement de l’or ; aspirations à une paix blanche. Le 10 août 1917, ils écrivent : « Le moral reste ce qu’il était depuis longtemps ; tout le monde souhaite vivement la paix ; la majorité la réclame sans condition, ne se rendant pas compte de ce que serait l’après-guerre si nous acceptons une paix boiteuse. Nous devons cependant reconnaître qu’une imposante minorité s’efforce de maintenir le moral et qu’elle obtient des résultats appréciables (puisque l’on n’entend les raisonnements défaitistes qu’en petit comité, personne n’osant divaguer en public). » La paix signée avec l’Allemagne, le comité du « Journal » décide, en juillet 1919, de procéder à sa « démobilisation » et de clore son travail qui « pourra peut-être intéresser les chercheurs de plus tard ». Cet objectif est atteint : grâce à Alain Daziron et Sylvie Guiraud, les historiens peuvent tirer beaucoup de l’imposant document, et même plus que ce que les rédacteurs avaient prévu.
Rémy Cazals
* Sylvie Guiraud, Larrazet, commune rurale durant la Grande Guerre, La vie quotidienne d’un village à travers son Journal de guerre, Larrazet, Maison de la culture, 1997, 146 p. + annexes (à partir d’un mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail).

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Puech-Milhau, Marie-Louise (1876-1966)

L’âme du réseau de Borieblanque, de 1940 à 1945, était Marie-Louise Milhau, épouse de Jules Puech (voir notice précédente), désignée souvent comme « la bonne fée » aussi bien par des correspondants de la Deuxième Guerre mondiale que de la Première. Elle est née à Castres (Tarn), dans une famille bourgeoise protestante qui a eu des revers de fortune ; c’est pourquoi, titulaire d’une licence, elle accepte en 1900 un poste d’enseignement à l’université McGill à Montréal (Canada), ce qui la met en contact avec le mouvement féministe américain. Revenue en France pour se marier en 1908 avec Jules Puech, un ami d’enfance, son travail intellectuel devient inséparable de celui de son mari dans les organisations en faveur de la paix. Sa connaissance de l’anglais et de l’allemand lui permet d’assurer, dans La Paix par le Droit, les comptes rendus de livres et la « revue des revues » en langue étrangère. De 1915 à 1918, son mari étant dans l’armée, elle le remplace dans ses diverses tâches et abat un travail de secrétariat considérable. Ses archives contiennent la copie de centaines de lettres adressées à diverses personnalités, à quoi il faut ajouter la correspondance quotidienne avec Jules.
D’un autre côté, elle a reçu et conservé dans trois boîtes marquées « Soldats 14-18 » environ 700 lettres à elle adressées par 75 correspondants : des membres de sa famille mobilisés ; des anciens élèves canadiens de McGill, eux aussi sur le front (l’un d’eux lui écrit : « You belonged to the days before things have got so topsy-turvy and unreal ») ; des prisonniers en Allemagne ; des poilus ayant toute leur famille en pays envahi ; et jusqu’à un Alsacien, passé en France à la fin de juillet 1914, engagé dans l’armée française, mais qui ne sait écrire qu’en allemand (voir la notice Auguste Bernard). Tous décrivent leurs conditions de vie et la remercient de toute sorte de bienfaits. Elle leur envoie des colis de nourriture et de vêtements, des livres, des mandats, avec toujours une lettre personnelle, appréciée de ses correspondants. « J’ai vu des camarades tout déçus de recevoir des colis sans la moindre pensée, ni un mot de sympathie, tandis que vous n’oubliez ni le corps ni l’âme », lui écrit Maurice Lévêque, PG à Giessen (30 avril 1918). Elle sait s’adresser aux œuvres pour venir en aide aux soldats, et elle participe aussi directement à la Sauvegarde des Enfants. Le mélange de bonté et d’efficacité quelle que soit la situation qu’on lui expose, qui caractérisera son action sous l’Occupation de 1940-44, est déjà sensible en 1914-18. Ainsi, elle réussit à réunir les membres de familles déplacées. Cherchant des nouvelles sur le sort d’un camarade, le maréchal des logis Charles Kuentz lui écrit (19 mai 1917) : « J’avais pensé à m’adresser au général Hébert, mais j’ai préféré m’en remettre à vous qui approchez tant de personnalités influentes et qui incarnez cet esprit de charité attentive grâce à quoi les déshérités de cette guerre ne se sentent pas absolument abandonnés. » Un autre la prie d’écrire à son officier une lettre de recommandation et s’en trouve bien (26 mai 1918) : « Vous pouvez penser avec quelle joie je constate être remonté dans l’estime du lieutenant. Je vous remercie donc de la lettre que vous lui avez adressée… » Elle réussit à faire affecter dans une usine en mai 1917 un ouvrier métallurgiste de 37 ans, Émile Baudens, père de quatre enfants, sur le front depuis le début : « Sa me semble au Paradis cher Madame, au si longtemps que je vivrée je penserait à vous », lui écrit-il. Le même a besoin de son soutien moral après la guerre. Le 4 mai 1919, il avoue : « Ma petite fille n’est plus la même, elle me dit de retourner [d’]ou je vient, ici ce n’est pas ta maison, elle a 8 ans. » Il conclut : « Il nous faudra 10 ans pour revoir la vie comme en temps de paix. »
Après la guerre, Marie-Louise Puech-Milhau est secrétaire de l’Union pour le Suffrage des Femmes et préside l’Union féminine pour la SDN ; elle est membre du Conseil international des Femmes et une personnalité marquante de l’AFDU (Association des Femmes Diplômées des Universités) section française de l’International Federation of University Women. Dans le cadre de ces diverses associations, elle voyage beaucoup à travers le monde et elle pourra faire jouer tous ses réseaux de relations en faveur des intellectuelles polonaises, tchèques, juives d’Allemagne et d’Autriche réfugiées en France en 1940 et menacées par la victoire des nazis. Son action est très bien documentée grâce à la conservation de milliers de pièces d’archives personnelles. Une école de l’agglomération albigeoise porte son nom.
Rémy Cazals, juin 2015

*Les archives de Marie-Louise sont déposées aux Archives départementales du Tarn. Voir Magalie Amiel, Paroles de poilus, Lettres reçues par Marie-Louise Puech-Milhau pendant la Grande Guerre, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse-Le Mirail, 2001, 182 p. Et Rémy Cazals, Lettres de réfugiées, Le réseau de Borieblanque, Des étrangères dans la France de Vichy, Paris, Tallandier, 2003, 471 p. [réédition limitée pour l’association Les Audois en 2016, disponible à cette adresse : Les Audois, BP 24, 11020 Carcassonne Cedex]. Voir aussi Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, éditions Ampelos, 2015, 572 p. Voir l’article » Paris 1916″ sur le site de la Mission du Centenaire de la Grande Guerre. Il a été question de Marie-Louise Puech dans des colloques tenus à Paris en 2014 et à Gênes en 2015 dont les actes sont en cours de publication.

* Voir dans Cahiers d’études germaniques n° 71 (2016) les articles de Rémy Cazals, « Comment tromper la censure. Correspondance 1915-1916 de Jules et Marie-Louise Puech », p. 151-157, et de Françoise Knopper, « Un épistolier alsacien dans la Grande Guerre », p. 159-169.

* Il est également question de Marie-Louise dans les conclusions de Rémy Cazals au colloque franco-canadien de 2014 à Ottawa et 2015 à Paris : Le Canada et la France dans la Grande Guerre 1914-1918, sous la direction de Serge Joyal et de Serge Bernier, Montréal, Art Global, 2016, 650 p. [p. 633-644].

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Dury (famille)

Sous le titre De la Terre à la Guerre, Sébastien Langlois a décrit « la vie d’une famille bourguignonne pendant la Première Guerre mondiale » (Viévy, Editions de l’Escargot Savant, 2014, 352 p.). Le livre résulte de l’intérêt pour l’histoire de la Grande Guerre de ce chargé des collections numériques à la bibliothèque patrimoniale et d’étude de la ville de Dijon, et de la découverte fortuite de 200 lettres principalement adressées aux parents, Jules et Claudine Dury, par fils et neveux. L’histoire de la famille est celle de petits paysans du Brionnais, partie la plus au sud du département de Saône-et-Loire, spécialisés dans l’embouche du bétail, travaillant pour les grandes familles, en particulier celle du marquis local. Des paysans conservateurs, fortement marqués par l’empreinte religieuse catholique. Avant la guerre, déjà, les jeunes quittaient la terre pour aller vers l’artisanat ou le petit commerce dans les villes voisines et jusqu’à Paris, perspective effrayante pour certains (p. 41). Cinq fils et un gendre furent mobilisés en 1914 ; bilan : 2 morts, 1 blessé grave, 1 prisonnier.
Le livre, imprimé en Pologne, est bien édité et illustré de nombreuses photos. L’auteur a choisi, dans une première partie, de décrire les divers aspects de la guerre en s’appuyant sur les extraits de lettres significatifs ; la deuxième partie, sur un papier de couleur différente, donne la transcription intégrale des lettres en respectant une orthographe souvent défectueuse.
La correspondance débute en fait avant 1914 avec quelques lettres du régiment qui signalent les ravages d’épidémies dans un milieu où règne la promiscuité (p. 23) et qui énoncent une grande vérité (p. 27) : « Celui qui n’a pas d’argent au régiment n’est pas heureux. »
Suivent les chapitres qui présentent les diverses phases de la guerre, à l’arrière avec les femmes qui doivent prendre en main la vie économique et dont certaines avouent leur fatigue (p. 66). Pour les soldats, c’est la vie dans les tranchées, la boue (p. 79) : « Jamais j’ai vu une parreille mélasse, on en a jusqu’au ventre » ; le filon des secteurs calmes qui contraste avec les moments où l’infanterie n’est que chair à canon ou pions lancés dans des attaques meurtrières ; la soupape de sécurité que constituent les permissions.
La correspondance montre l’importance des liens avec la famille, le « pays », les copains. Les « saveurs du village », beugnettes (p. 25) et fromages de chèvre (p. 84) sont toujours les bienvenues.
Si les membres de cette famille disent toujours qu’il faut chasser les Boches pour avoir, enfin, la paix, on trouve quand même quelques pensées autres. Par exemple en juillet 1915 lorsque la cousine Marie souhaite à son frère Louis, blessé par balle (p. 122) : « Je demande qu’il guérisse bien mais lentement tu comprends ! » Ou lorsque Stéphane Dury, en avril 1917, estime que « lai gros » sont responsables de la guerre, ces « bandit la qui nous font detruire aujourd’hui ». Il rejoint même « l’utopie brève » du refus de produire pour hâter la fin de la guerre, rencontré chez bien d’autres combattants d’infanterie : « Nous autres on sait qu’on est tous pour être détruit on voudrait qu’il n’y est absolument rien ils s’y arreté peutêtre s’il n’avait rien a se mètre sous la dents se n’est pas eu qu’il veule travallier la terre ceux qui nous font tuer ils sont bien trop feniants. »
Rémy Cazals, décembre 2014

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Rousseau, Louis (1853-1936)

Louis-Théophile Rousseau naît à Mortagne-sur-Sèvre en Vendée. Il a 10 ans quand un parent lègue à l’évêché de Luçon une somme d’argent pour financer la scolarité d’un membre de la famille. Il entre au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers et commence des études. Elles lui permettent de s’extraire d’un milieu très modeste.
Ordonné prêtre en 1876, il poursuit sa mission religieuse à travers le département ; enseignant au petit séminaire des Sables-d’Olonne (1875-1878) et au collège Saint-Joseph de Fontenay-le-Comte (1881-1887), vicaire à Challans (1878-1881), curé de Saint-Cyr-des-Gâts (1887-1894) puis aumônier du lycée de La Roche-sur-Yon en septembre 1894 jusqu’à sa retraite en 1926.
Reconnu pour son sens du dialogue et son ouverture d’esprit, il s’intègre dans une ville marquée par le radical-socialisme. C’est un des premiers érudits à étudier l’histoire ancienne de La Roche-sur-Yon tout en écrivant pour son plaisir, des œuvres théâtrales, des poèmes ou des chansons.

L’abbé Rousseau, un témoin privilégié des événements locaux et nationaux

Le lycée de La Roche-sur-Yon, comme d’autres établissements de la ville, accueille des blessés dès août 1914. L’abbé Rousseau devient aumônier des hôpitaux militaires. Du 1er août 1914 (annonce de la mobilisation de l’armée française) au 24 juin 1919 (peu avant la signature du traité de Versailles), Louis Rousseau rédige ses observations de manière quasi quotidienne. Il recueille témoignages et documents auprès des soldats blessés ou permissionnaires, de prêtres, d’anciens élèves ou de professeurs.
Ses « Mémoires de la Guerre » comprennent 11 cahiers rédigés à la main et illustrés de lettres, photographies, articles de presse, caricatures ou insignes patriotiques. Il ne se voit pas comme un historien, étudiant les faits avec recul, mais comme un chroniqueur qui réunit des documents pour les générations futures. L’ensemble comporte près de 3000 pages qu’il destine à son neveu Pierre Lerat (secrétaire au ministère de la Guerre en poste à Paris puis à Rome).

Nous suivons l’abbé à travers ses activités et ses déplacements. Il décrit les réactions de son entourage face aux événements (entrée en guerre, morts, méfiance envers les réfugiés…), au bouleversement du quotidien (hausse des prix, rationnement…) et à la lassitude d’un conflit qui ne finit pas…Il participe aux cérémonies officielles (remises de décorations, revues), aux manifestations au profit des blessés, des prisonniers (conférences, concerts…). Il fait aussi appel à son cousin, le peintre René Rousseau-Decelle, qui exécute des gravures patriotiques.
Louis Rousseau exprime son attachement envers ses proches (anciens élèves, voisins) et leurs familles, il n’hésite pas à donner son opinion. A travers les articles de La Croix et du Journal, il commente la vie politique française (mort de Jaurès, Union Sacré, chutes de ministères), les événements mondiaux (émeutes berlinoises, révolutions russes), la montée vers une guerre totale (industrie, armement, censure…). Il pense également à l’après-guerre (coût de la reconstruction, paix boiteuse). Il approuve la IIIe République mais s’insurge contre un système parlementaire qui affaiblit le pays et il souhaite revoir le catholicisme au premier plan.
Il admire le courage des combattants de toutes conditions, unis par la guerre et réprouve les politiciens, les planqués, les « méridionaux » ou les profiteurs.
La guerre est un mal envoyé par Dieu pour éprouver un pays éloigné de la foi par les lois de sécularisation. L’abbé observe le mouvement visant à placer la République sous le patronage du Sacré-Cœur. Les miracles de la Marne, de Verdun ou les visions de la jeune Vendéenne Claire Ferchaud sont pour lui autant de preuves que le combat de la France est juste, que Dieu est de son côté.
«Les Mémoires de la Guerre » témoignent de la Première Guerre mondiale sous des aspects variés, à travers le prisme d’un religieux, patriote, qui accepte la République. Le discours est propre à son milieu (antisémitisme, anglophobie, paternalisme, thème de la dégénérescence de la France…) et oublie les personnalités, groupes et événements contraires à ses opinions (rien sur le Comité industriel local, le maire Lucien Génuer est un simple « incapable »).
Ces cahiers montrent aussi le rapport de la population avec l’information (communiqués, presse, rumeurs) et « l’efficacité » de la censure. Des employés de ministères, des PTT ou des soldats de retour du front donnent des nouvelles (voire des documents) au simple abbé vendéen qu’est l’abbé Rousseau. A noter des sujets plus anecdotiques comme des réflexions sur le rôle social du prêtre ou un bulletin météo quotidien…

Les archives de Louis Rousseau

Les « Mémoires de la guerre » font partie du « Fonds Abbé Louis Rousseau », coté 16Z, conservé aux Archives municipales de La Roche-sur-Yon. Il comprend 50 articles, des documents allant de 1895 à 1936 pour un total de 0,90 mètre linéaire.
Les 11 articles des « Mémoires de la guerre » côtoient ses cours d’instruction religieuse au lycée de La Roche-sur-Yon et un travail d’érudition sur la Vendée ; conférences (préhistoire, langue régionale, coiffes…), ouvrages (La Roche-sur-Yon, ses origines : Saint Lienne et son prieuré, Au 93e régiment d’infanterie : hommage et souvenir…). On y trouve des documents familiaux (état-civil, photographies) ainsi que l’œuvre littéraire de l’abbé. Il y a des romans (Le moulin Coudrin, roman des bords de la Sèvre nantaise…), du théâtre (Gilles de Retz, poète et mousquetaire…) et de la poésie (Fleurs de Vendée…).
Des documents émanant de l’abbé Rousseau sont aussi conservés dans d’autres fonds (Association des anciens élèves et professeurs des lycées Herriot et Pierre Mendès-France : 4Z / Société Philarmonique : 8Z / Fonds Potier : 11Z).

Archives municipales de La Roche-sur-Yon :
archivesmunicipales@ville-larochesuryon.fr – 02 51 47 48 27
http://archives.ville-larochesuryon.fr/

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Thiesset, Henriette (1902- )

Nous avons reçu cette notice, de notre collègue professeur d’histoire Nathalie Jung-Baudoux :

Henriette Thiesset est née en 1902 dans la ville de Ham (80). Elle vit avec sa mère, Blanche, chez ses grands-parents, Henri Ficheux, chef de gare de la ville et son épouse Elvire. En août 1914, la ville est envahie par les troupes allemandes. Il est trop tard pour fuir. La famille s’installe dans une maison de Saint-Sulpice et commence alors le temps de l’occupation et des privations. Il faut loger les troupes, les nourrir et être à tout moment à leur service. La jeune Henriette décide de tenir un journal dès le début de l’occupation. Elle y raconte les humiliations subies, les événements quotidiens touchant le quartier et les environs. Si au début de la guerre Henriette s’inspire des pensées des adultes, traduisant leurs angoisses et le nouveau rythme de vie, elle se forge rapidement sa propre vision du monde qui l’entoure. Attentive aux souffrances des autres, elle décrit les soldats français, russes, anglais, ainsi que les manières de l’occupant, les doutes de certains soldats alsaciens, polonais et mosellans. Elle retranscrit le témoignage d’habitants envoyés au camp d’Erfurt :

« A Erfurt, les autorités ignoraient leur arrivée, on leur fit subir un interrogatoire pour leur faire avouer qu’ils étaient des francs-tireurs. Comme rien n’était prêt pour les recevoir, on les mit coucher sous la tente en attendant mieux. Un jour, on les fit tous ranger pour enlever les boutons de cuivre, un autre jour pour les porte-monnaie, mais pendant la fouille des premiers les autres avaient fait disparaître les leurs.
Un peu plus tard, on les mit dans des baraquements, nouvellement construits, et pendant quatre mois ils couchèrent sur la même paille, qu’on remplaça enfin par de mauvaises paillasses.
Ils étaient 16 000 dans le camp, des soldats français, des Russes, des civils. Les Russes malpropres introduisirent la vermine dans le camp, il fallut les mettre à part et vacciner tout le monde contre le typhus. La cuisine, organisée par un bufetier de la gare [sic], touchait 14 sous par jour pour nourrir chaque homme, et ne leur en donnait pas la moitié. La France heureusement envoye [sic] du pain, mais quelquefois les Allemands pillent le convoi.
Les Français ont pris plusieurs fois la défense des Russes trop maltraités. Un jour, un Russe éloigné à cause du typhus étant sorti pour ramasser une croûte de pain, un factionnaire l’attacha à un poteau pour le fouetter, mais les Français ramassèrent des pierres pour jeter au factionnaire. Craignant une révolte, les Allemands supprimèrent les punitions aux Russes.
On circule dans le camp, on y joue, les jeunes organisent des concerts. Dans l’intérieur du camp on vend du thé, du café et une rebutante charcuterie qui vaut très cher. Quelquefois, des enfants acceptent de l’argent pour faire les commissions des prisonniers, mais il arrive qu’ils gardent l’argent pour eux.
Tous les jours, quelques prisonniers vont en corvée en dehors de la ville.
Les colis arrivent aussi facilement que l’argent, surtout, ceux qui viennent de la France non envahie, quelquefois un journal s’y trouve glissé, comme pour emballer quelque chose. Au début, les Allemands avaient voulu donner l’argent à mesure, 30 marks à la fois, mais toujours on disait que le surplus avait été emprunté à un camarade, et le moyen ne réussit pas.
Un Alsacien, pris dans les armées françaises, a été fusillé parce que ses parents lui ont écrit sous son véritable nom.
Lorsque les prisonniers revinrent, ils crurent d’abord aller en France, mais passèrent par les Ardennes et apprirent alors qu’on les dirigeait sur Saint-Quentin. Après quelques formalités, on les rendit à leurs familles joyeusement étonnées.
Le pauvre M. Jaëck qui nous a raconté cela, n’a sans doute pas tout dit, car il craint que son fils soit prisonnier, il ne veut pas effrayer sa famille. »

Henriette Thiesset mentionne aussi les conséquences des mesures municipales sous la pression des Allemands. Proche du front et pourtant loin des sources d’information, son récit montre la pesanteur de l’attente, les espoirs de paix déçus, les craintes d’un lendemain incertain.
Lorsque la ville est libérée, que le Président Poincaré vient à Ham, tous pensent être au bout du chemin et un avenir est envisageable. Henriette cherche à se remettre à niveau et à devenir institutrice. Elle réussit le concours d’entrée et part étudier à Amiens. L’offensive allemande reprend. Tous les Hamois reçoivent l’ordre d’évacuer. Commence alors l’exil pour une partie de la famille, la grand-mère ayant refusé de quitter la ville. Henriette raconte alors la difficile recherche d’un logement sur Rouen, l’aide des populations et des religieux. Puis vient enfin le retour dans un pays dévasté suite à la pratique destructrice des Allemands lors de leur repli. Henriette recueille le récit de sa grand-mère qui a subi de terribles privations et a été évacuée en Belgique. Son grand-père Henri, épuisé par tant d’efforts, est atteint de la grippe espagnole et meurt le 22 février 1919. La ville de Ham est dévastée. Henriette, sa mère et sa grand-mère s’installent dans un petit bâtiment encore debout au fond du jardin. Tout est à rebâtir.
Nathalie Jung-Baudoux
*Journal de guerre d’Henriette Thiesset, 1914-1920, annoté par Nathalie Jung-Baudoux, Encrage Edition, 2012, 304 p. L’ouvrage comporte un index, les poésies de guerre d’Henriette Thiesset, d’autres témoignages et extraits de journaux de guerre (Docteur Dodeuil, M. Cagnon puis Mme Laurence Rousseau sur la ville de Roye), de nombreux documents d’archives sur Ham et sur quelques familles des environs.

Complément :

Les quatre cahiers manuscrits constituant le témoignage de Henriette
Thiesset font partie du fonds « La Guerre dans le ressort de l’Académie
de Lille » et sont conservés à la BDIC sous la cote F D 1126/07/C.695
On peut les visionner sur le site web de la BDIC dans la rubrique
« L’Argonnaute » en recherchant « Thiesset » ou alors par le lien suivant
(http://argonnaute.u-paris10.fr/ark:/14707/a011435678431tBxzgs)

Aldo Battaglia
Responsable des collections de peintures et dessins
Musée d’histoire contemporaine – BDIC
Hôtel national des Invalides
75007 Paris

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Bizard, Léon

Présenté comme médecin de Saint-Lazare, médecin principal de la préfecture de Paris, le docteur Léon Bizard devait être trop âgé pour partir en 14. Il est donc resté à son poste dans la capitale et, en 1925, il a publié chez Grasset les Souvenirs d’un médecin des prisons de Paris (1914-1918), en mêlant à ce vécu des anecdotes prises à travers l’histoire. Le livre est divisé en quatre parties : la prison des femmes (Saint-Lazare), la prison des hommes (la Santé), la prison des enfants (la Petite Roquette), la prostitution. On y trouve une description de Saint-Lazare, des cellules surpeuplées, de l’emploi du temps, des menus (avec un cas de révolte contre leur monotonie), du personnel, gardiens et bonnes sœurs. On y apprend que « les pistolières » ne sont pas là pour avoir joué du pistolet ; elles sont « les grandes dames de Saint-Lazare », logées à leurs frais (système de la pistole sous l’Ancien Régime) et défendues par les plus grands avocats. Mme Caillaux, en 1914, en est un exemple ; pour l’héberger correctement, il a fallu expulser quelques pensionnaires, mais elle a couché dans un vrai lit de prisonnière, et ce sont des ragots qui ont décrit le prétendu luxe dans lequel elle aurait vécu. Autre personnage fameux, Mata Hari (avec deux représentations, l’une habillée, l’autre moins) ; deux autres « espionnes » y ont également séjourné avant d’être fusillées, Marguerite Francillard et la « femme Tichelly ». A la Santé, le docteur Bizard a rendu visite à Raoul Villain, l’assassin de Jaurès. Quant à la Petite Roquette, il a fallu en expulser les enfants pour qu’elle devienne en 1918 la prison des Américains. Les chapitres sur la prostitution montrent l’importance du phénomène, sa « prospérité ».
Rémy Cazals

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Deruelle, Eugénie (1853-1927)

Le témoin
Fernande Eugénie Anastasie Durin est née le 5 mars 1853 à Sains-Richaumont, gros bourg de Thiérache à proximité de Marle. Son père, François Eugène Durin (1826-1870), est médecin et maire de Sains de 1862 à 1870. Du côté maternel son grand-père Charles Capon était le plus gros contribuable de la commune de Sains, maire et médecin du village.
Eugénie fait ses études en 1867 et 1868 au pensionnat des Oiseaux rue de Sèvres à Paris. Elle passe des vacances à Granville, chez sa cousine, où elle fait la connaissance de la famille Dior.
En 1872, à l’âge de 19 ans, elle est mariée à Léon Deruelle de dix ans sont aîné. C’est un mariage de raison comme c’est alors la règle dans la bourgeoisie. Il est originaire de la commune de Sus-Saint-Léger (Nord) où son père est « propriétaire » et Conseiller général. Il a un frère notaire à Amiens. Il est lui aussi docteur en médecine. Il a soutenu sa thèse à Paris en 1868 et aurait fait alors la connaissance de Clemenceau. Il reprend la succession de son beau-père à Sains-Richaumont et deviendra maire en 1882.
Les époux Deruelle ont une fille en 1875 qui ne vivra que quelques mois. Léon Deruelle meurt en 1904.
Eugénie Deruelle est patriote. Elle est très pieuse, va à la messe régulièrement et fait dire chaque mois une messe en souvenir de ses ancêtres. Elle semble plus tournée vers le passé que vers l’avenir.
Elle est entourée de sa servante Jeanne Thiéry, originaire de Saint-Quentin avec qui elle entretient des liens amicaux. Ses deux chiens Scott et Mylord sont ses compagnons fidèles. Ses relations sont très nombreuses, le maire M. Pagnier, le doyen Cagniard, le conseiller général Gaetan, mais aussi toutes sortes de notables des environs et parmi eux l’ancien ministre Gabriel Hanotaux.
En 1914, elle habite une maison moderne, équipée de l’eau courante, de l’électricité et du téléphone. Cent ans après, cette maison est parvenue intacte avec sa véranda dont Eugénie Deruelle était si fière.
Eugénie lit beaucoup, les livres de sa bibliothèque ou ceux qu’on lui prête : Victor Hugo, Emile Zola, Jules Verne, George Sand, mais aussi bien d’autres auteurs tels Bernstein et Shakespeare. Elle écrit beaucoup, à ses amies et à sa famille. Elle est aussi une femme très active qui jardine, fait de la couture, et se livre à toutes sortes de petits travaux. Elle gère elle-même son patrimoine et ses avoirs financiers. Son testament déjà rédigé bien avant 1914 est mis à jour régulièrement et évolue en fonction de ses sentiments du moment. Le dernier, en 1927, rédigé quelques jours avant sa mort est extrêmement détaillé. Néanmoins, ses précieux carnets ne sont pas mentionnés, probablement parce que, s’agissant de confidences, elle les a déjà confiés à M. Jourdan, son exécuteur testamentaire. Représentant local des anciens combattants, il est en quelque sorte le détenteur de la mémoire de la guerre. Après le décès de celui-ci les carnets viendront entre les mains de M. Hincelin, maire de la commune. Son fils en sera le dernier détenteur.
Le témoignage
Eugénie Deruelle a écrit en tout trente-deux carnets, mais il n’en subsiste que dix-neuf. Pendant plus de soixante-dix ans, les carnets passent de mains en mains. Négligence des emprunteurs ou, on ne peut l’exclure, volonté d’occulter des témoignages parfois dérangeants, certains disparaissent. Les périodes manquantes sont les trois premiers mois de la guerre, août 1916, un mois entre octobre et novembre 1917 et les quatre derniers mois de la guerre. Toutefois, en juillet 1916, Eugénie Deruelle est revenue sur les événements d’août 1914, nous renseignant ainsi sur l’arrivée des Allemands en août 1914. Le dernier carnet se termine le 10 avril 1920.
Les carnets sont écrits au jour le jour, d’une écriture, lisible, rapide avec peu de fautes d’orthographe et de rares ratures. Les supports sont au début les anciens agendas de son mari médecin, puis des cahiers d’écoliers reliés avec une couverture cousue, enfin des cahiers qu’elle fabrique.
Certains sont précédés d’un commentaire. Le quinzième débute ainsi : « Ce carnet, trouvé chez ma mère, avait servi à son grand-père, comme la dédicace conservée l’indique. Les avis et renseignements en avaient été enlevés… Aujourd’hui, cette relique va avoir une autre destination : ce sera le 15e de mes confidents de cette guerre si longue et si cruelle pour nous. »
Dans la crainte qu’ils soient découverts elle dissimule soigneusement ses écrits car elle n’ignore pas que les Allemands interdisent cette pratique. Le curé de Vaux-sous-Laon en a fait l’expérience en étant déporté pour cela.
Ces écrits sont avant tout des confidences dans lesquelles l’auteur livre ses émotions, ses impressions, ses rancœurs. Ils sont aussi une chronique de la vie sous l’occupation allemande. Eugénie Deruelle y inscrit chaque jour les événements de la journée et toutes sortes de détails sur la vie du village et de ses environs. Elle semble avoir consacré beaucoup de temps à leur rédaction. On le voit au cours des carnets, c’est une occupation incontournable une confession journalière qui permet à cette femme seule de supporter sa condition.
Pourtant ses conditions de vie matérielle sont beaucoup plus enviables que celles de beaucoup d’autres. Certes, elle ne perçoit plus ses fermages mais elle a conservé des liquidités mises à l’abri dans son coffre-fort. Néanmoins sa vie n’est plus celle d’avant 1914. Elle est soumise à des restrictions qu’elle n’a jamais connues. Plus que tous les autres habitants de Sains-Richaumont, elle subit les réquisitions de toutes sortes. La présence continuelle d’officiers dans sa maison lui est difficilement supportable car elle est souvent reléguée au rang de servante.
Analyse
Les carnets débutent le 29 août 1914. C’est alors la panique dans le village, les habitants fuient. Eugénie Deruelle, après avoir pris ses dispositions pour partir, se ravise au dernier moment. Pourtant les combats se déroulent autour de Sains-Richaumont. Rapidement elle ne va plus rien ignorer de la situation. Le téléphone ne fonctionne plus depuis plusieurs jours, pourtant il sonne dans l’après-midi. Elle décroche et raconte :
J’entends le général de Housset dire à l’homme du poste : « Téléphonez immédiatement à l’état-major à Marle, téléphonez à la place de Laon, téléphonez partout où vous le pouvez que le 11e corps, en perdition à Sains-Richaumont, demande du secours. »
Deux jours plus tard, le 31 août, le général Von Bulow vient passer la soirée et la nuit chez elle.
Je commence à déjeuner lorsqu’une auto s’arrête devant la maison ; six chefs demandent : « Il nous faut votre maison, douze chambres, etc. » après les avoir conduits de la cave au grenier, ils prennent tous les lits, me laissant seulement celui de Jeanne. De plus, il faut leur mettre quinze couverts dans la salle à manger, et leur faire, pour 6 heures, à dîner pour quinze. Ma chambre est destinée à von Bulow de la Garde royale, et généralissime des troupes.
Une lacune importante fait reprendre les carnets le 26 novembre. On ne sait donc rien des premières semaines de l’occupation.
La maison d’Eugénie Deruelle étant grande et confortable elle héberge continuellement des officiers.
3 janvier 1915 : Le matin, mon chef m’annonce son départ ; il me présente, avant, son successeur (pas une minute de répit !) : c’est un juge pour la justice militaire.
Ce juge fera beaucoup parler de lui.
La suite des carnets est une véritable chronique du village pendant l’occupation ponctuée de confidences et de ressentiments. Les difficultés de la vie de tous les jours, les réquisitions continuelles, le comportement des Allemands, les vexations, les émigrés, les prisonniers, la prostitution, sont autant de thème récurrents. les nouvelles des villages environnants, grâce à la réunion hebdomadaire des maires, celles du front et même de France, au travers de la Gazette des Ardennes, sont aussi continuellement évoquées. Mais ce qui se passe dans sa maison est plus particulièrement relaté. Elle s’indigne fréquemment du comportement des Allemands, mais s’ils sont courtois et bien élevés, elle met de côté sa rancœur.
Parcourons ces carnets pour en saisir la richesse.
24 avril 1915 : A midi, le soldat Maasbaël revient pour Mme Leleu, à bicyclette depuis St-Quentin Il a eu un bien mauvais temps. Je le fais déjeuner avec nous. C’est un charmant garçon, franc, et bien prudent.
28 mai 1915 : Jour des maires et grande revue des chevaux. Ils les classent et M. Marquet me dit qu’il pense qu’ils les prendront avec les voitures et notre mobilier, quand ils partiront : c’est une belle perspective !!!
21 juin 1915 : Le juge reçoit des femmes qui m’ont l’air de faire un drôle de métier : enfin !
9 septembre 1915 : Je finissais de dîner lorsque M. Hénon est venu mesurer mon seul noyer. Ils vont prendre ceux qui atteignent 90 cm de circonférence, et le mien a à peu près 104 : adieu les noix ! À Buironfosse, ils prennent tous les sabots : ils ne laisseront rien, puisqu’on ne les chasse pas…
– 26 octobre 1915 : La saleté du juge n’est partie qu’hier soir : elle a donc passé 3 nuits ici ; le jour, elle est substantée par le casino : c’est du propre ! J’enrage, mais si je me plains, on me fera quitter ma maison… Hier, elle a eu les persiennes fermées toute la journée. J’aurais grand plaisir à les savoir malades tous deux : ce n’est pas charitable, mais c’est trop fort, à la fin !
– 18 novembre 1915 : Il est arrivé 60 prisonniers russes. Ils vont déterrer les Prussiens tués par ici, et faire un cimetière au Sourd, dans la pâture de Gustave Macon.
– 4 décembre 1915 : Hier matin, j’ai trouvé le juge dans le vestibule, je ne l’avais pas rencontré depuis trois semaines ; à son bonjour je lui dis : « Monsieur, est-ce que depuis que vous êtes ici, vous avez eu à vous plaindre de moi, ou de quoi que ce soit dans ma maison ? […] Eh bien ! Alors pourquoi m’infligez-vous la honte de souiller ma maison, comme vous le faites ? Vous y entretenez des femmes, et cela jusque quatre jours de suite. […] Monsieur, ma maison a toujours, depuis trois générations, été respectée et respectable, et vous en faites une maison publique ! […] Madame, c’est la guerre ! Naturellement nous ne le savons que trop ! — Mais Monsieur, si Madame et Mlle Mauser se trouvaient dans de mêmes conditions, en Allemagne, je voudrais savoir ce qu’elles en penseraient, et quelles appréhensions vous auriez ? (Là-dessus j’ai quitté ce sale type…) Que va-t-il faire ? Le plus de mal qu’il pourra. C’est pourquoi, je me remets toute entre les mains de la Providence.
– 27 avril 1916 : La question des œufs est grosse de magots : ce matin j’ai porté mes 9 œufs ; en revenant, je lis à la pancarte chez Dupont qu’il faut donner 2 œufs par poule, et même par coq et poussin.
– 21 mai 1916 : On amène une masse de prisonniers et prisonnières, et ce, pour des bagatelles : une femme condamnée à quinze jours de prisons et quinze jours de travail parce qu’elle n’a pas salué un gendarme : eh bien ! Depuis quand et dans quel pays les femmes doivent-elles saluer les hommes la première ? À quel niveau veulent-ils nous mettre ??? Il paraît qu’on sera condamné s’ils entendent qu’on les traite de Prussiens ou de boches…
– 3 juin 1916 : Mlle Elise, l’émigrée de La Neuville-Housset, arrive en prison avec trois autres jeunes filles, parce qu’elles n’ont pas travaillé, à temps, dans les champs : quinze jours de travail forcé. Elle m’apporte son porte-monnaie, et je lui prête assiettes, verres et couverts pour quatre personnes.
– 12 septembre : 1916 On attend à Faucousy 200 Russes qui vont faire une ligne de chemin de fer, en lieu et place du Decauville qui reliait l’usine de phosphates à la gare.
– 19 octobre 1916 : on va avoir 1.000 prisonniers Russes qui feront une ligne de chemin de fer de Puisieux à St-Gobert. À Chevennes, Mme Sarazin a dû déménager toute sa ferme, où on loge aussi 400 Russes ; et il y en a à Housset, La Neuville, et Richaumont !
– 2 novembre 1916 : En sortant de la messe, j’ai vu un tableau affreux : trois tombereaux de sable amenés par une dizaine de Belges, attelés et enchaînés comme des bêtes de somme ! C’est horrible ! Et ils crient, et frappent sur eux avec la crosse de leurs fusils !
– 8 novembre 1916 : A 7 h du matin, on sonne ; c’est M. Sérouart qui vient avec un ordre de réquisition de la mairie, d’avoir à porter pour 8 h à l’usine Bayart 10 assiettes et 10 cuillères. […] Ce n’était pas pour servir aux émigrés, comme on nous l’avait dit, mais à un bataillon prussien, arrivé à 9 h, avec le corps d’un colonel de la Garde, petit-fils de Bismarck, et tué au front de la Somme avant-hier, et qu’on a enterré, ce matin, au cimetière du Sourd… Étant dans le bureau de la fabrique, j’ai vu défiler ces soldats, et leur musique. Les chefs suivaient à cheval ou en auto.
– 21 novembre 1916 « La fabrique de choucroute, ici, est considérable : on y emploie une quarantaine de femmes et une vingtaine d’hommes. […] Leur service est très dur : il faut être debout tout le temps, au-dessus d’une cuve dans laquelle on coupe fin les choux […]. Les femmes, en sus de cela, sont dans un bâtiment ouvert à tous les vents, et les pieds dans la boue… Des cuves, les choux passent dans des tonneaux, où les hommes les piétinent, et c’est peu propre, car on s’y soulage de toutes les façons !.. N’importe, le sel purifie tout, paraît-il…
– 31 décembre 1916 J’ai lu, dans la Gazette des Ardennes, le message du président Wilson. J’ai dit à la marchande de journaux de m’apporter chaque numéro… C’est ennuyeux de leur faire gagner de l’argent, mais il faut (quand bien même je n’ai aucune foi en leurs dires) se tenir au courant…
– 29 mai 1917 : Un des lieutenants qui viennent manger ici, M. Schmitt, est arrivé, hier soir, longtemps avant les autres convives. Il fait des caresses à Scott, qui était près de moi, à l’entrée du jardin ; il cause longtemps de sa mère, catholique son père, son frère, tous deux sont docteur en médecine, le frère au front. Lui a 22 ans (on lui en donnerait 18, à peine). […] Comme on me demandait un bouquet, il est venu avec moi dans le jardin et le clos.
– 18 juin 1917 : A 2 heures, deux soldats viennent pour prendre les laines des matelas. Je leur explique que M. Sérouart les a emportées. Il faut aller avec eux l’expliquer aux gendarmes qui habitent rue St-Marcel, chez Mme Lalouette mère. Le chef me remercie, puis, me parle des cuivres aux portes (j’en conclus qu’ils viendront, au premier jour me dévaliser encore une fois).
– 26 juillet 1917 : Ces soldats retournaient au « Chemin des Dames ». Il y en avait qui pleuraient. Je ne les ai pas vus, mais leurs larmes me laisseraient bien indifférente…
– 31 juillet 1917 : On m’apprend que Richard Widermann a été tué « au Chemin des Dames ». C’est la première fois que je n’applaudis pas la mort d’un Allemand… Ce brave saxon ne méritait pas d’être classé avec ces bandits !
– septembre 1917 : Il vient d’arriver, par le train, 500 Russes : à quoi vont-ils les employer ? Ils construisent un chemin de fer du Quesnoy à Maubeuge, mais n’avancent guère dans leurs travaux, les aéros se chargent de les démolir au fur et à mesure…
– 26 septembre 1917 : [À propos du lazaret d’Efry] C’est un véritable abattoir ! On est peu soigné : une pilule de temps en temps… Comme aliments : café au matin, ou plutôt eau rousse ; à midi, mauvaise soupe, et le soir : eau blanche, c’est-à-dire mélangée à très peu de farine. À ce régime, la convalescence se change souvent en décès, et il y meurt 6 à 10 personnes par jour… C’est un lazaret installé dans une tôlerie, où l’on admet : les Français, les Belges, les Russes. Les religieuses sont de la maison mère de St-Erme. Les sanitaires sont allemands et s’adjugent les biscuits et certaines denrées du ravitaillement de la C.R.B. des malades et convalescents.
– 2 janvier 1918 : Il nous a montré une photo, faite chez Mme Plonquet, le 1er de l’an à 2 heures du matin… Les troisième et quatrième demoiselles étaient T. L. et son amie de Laigny que M. L. est allée chercher à 4 heures du matin… La donzelle de Laigny, qui est très grosse, se trouve assise sur les genoux de Krïmm, qui en avait la charge, et qu’elle masque complètement ! Quelles mœurs !
– 10 janvier 1918 : A 9 heures du matin, M. le maire vient me dire que je suis désignée comme otage et dois me préparer à partir pour Holzminden !
Ce départ est un déchirement rétrospectivement décrit très en détail à la date du 25 août, un mois après le retour d’Eugénie avec notamment cette scène :
J’ai été touchée au moment de quitter chez moi, d’être appelée, dans la cour de Lambert, par l’aîné des tracteurs qu’il logeait depuis des mois. Cet homme avait toujours été très poli envers moi. Il voulait me dire adieu, et ne pouvait le faire dans ma maison devant tout le personnel du chef. Il pleurait et me dit qu’il habitait près de Holzminden, et que, quand il irait chez lui en congé, en mars, il viendrait me voir, ferait son possible pour que je loge chez lui, et que sa femme me soignerait bien… Le pauvre homme n’a pas eu son congé, et est parti de Sains… pour un autre pays.
Le séjour au camp d’Holzminden fait aussi l’objet d’une chronique détaillée qui permet de voir le fonctionnement du camp et les conditions d’existence des otages. On y trouve la preuve des relations de son mari avec Clemenceau :
6 avril 1918 : On m’appelle au 20 pour me remettre une fiche de 111 marks 54 envoi de « M. le Président du Conseil, ministre de la Guerre, Paris ». Il a donc reçu ma lettre du 12 janvier.
Nous ne saurons pas comment se termine la guerre à Sains-Richaumont. Une nouvelle lacune dans les carnets nous amène au 12 octobre 1919, la vie a repris.
– 10 avril 20 : Tout est si cher ! Et, ne recevant pas de revenus, je me demande si je pourrai continuer à rester chez moi, où j’ai de gros frais ! Il est vrai qu’ailleurs tout est aussi cher ! Et où aller ???
[…]
Je termine ce cahier aussi tristement qu’il fût commencé au 1er janvier 1918 : quelle existence, ô mon Dieu ! Sauvez-moi du découragement qui me mine chaque jour davantage !!!
Denis Rolland
*Les carnets d’Eugénie Deruelle, Une civile en zone occupée durant la Grande Guerre, présentés par Guillaume Giguet, Amiens, Encrage, 2010, 655 p., index, illustrations.

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Colin, Ernest (1859-1945)

1. Le témoin

Constant Ernest Colin naît à Saint-Dié (Vosges) le 5 mars 1859, de Constant, commis de fabrique, et de Marie Anne Gérard. Employé de commerce puis fabricant de tissu, il épouse le 26 février 1889 à Blâmont (Meurthe-et-Moselle) Marie Claire Hennequin, sans profession, avec laquelle il aura trois enfants, Marie Renée (1889), Emile (1891) et André (1896). Elu conseiller municipal de sa ville en 1910, il devient adjoint au maire, Camille Duceux, lorsque celui-ci quitte la ville avant l’invasion allemande le 24 août 1914. Pour son action dans la récupération des otages alsaciens, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur le 7 août 1916, décoration qui lui est remise le 9 lors d’un voyage du Président de la République Raymond
Poincaré dans les Vosges [1]. Ernest Colin décède à Reims le 25 février 1945 [2].

2. Le témoignage

Colin, Ernest, Saint-Dié sous la botte. Une mission imposée par les Allemands en 1914. Paris, Berger-Levrault, 1919, 81 pages, collection La guerre – les récits des témoins.

Le 27 août 1914 à 17 heures, les troupes allemandes de la 3e division de réserve du général von Knoerzer envahissent la ville de Saint-Dié dans les Vosges. Dès le lendemain, ils convoquent Ernest Colin et lui intiment l’ordre de tout mettre en œuvre pour faire rapatrier des otages, majoritairement femmes et enfants, arrêtés par les troupes françaises dans les vallées alsaciennes voisines de la Bruche et de la Liepvrette lors de l’offensive d’août 1914. En cas d’échec de sa mission, une valeur égale de femmes et d’enfants déodatiens, dont les membres de sa famille, « seront arrêtés et leurs maisons incendiées » (page 2). Porteur de laissez-passer, il va devoir, alors que les offensives allemandes pour tenter de forcer le verrou de la Haute Meurthe font rage autour de la ville, traverser le champ de bataille pour effectuer sa mission en zone libre. Après une tentative infructueuse du fait des combats, il traverse une première fois la ligne de feu sous les obus et parvient à Epinal où il rend compte de sa mission au préfet des Vosges Linarès et au général Dubail. Muni de la réponse suivante : « Le Gouvernement acceptait la remise des femmes et des enfants arrêtés comme suspects, mais à la condition que la population de Saint-Dié n’aurait rien à souffrir pendant l’occupation allemande » (page 16), Colin repasse la ligne de feu avec un trompette français et est reçu au quartier général allemand. Cette réponse génère un engagement de l’occupant en ces termes : « Il est accordé à la population de Saint-Dié tous ménagements sous condition qu’elle s’abstienne de toute action hostile. Cependant à cette condition que les femmes et les enfants qui ont été faits prisonniers soient remis en liberté et ramenés » (page 23). Les yeux bandés, il est ramené à la limite des lignes allemandes, traverse une nouvelle fois la zone de feu, est arrêté par une patrouille française, et reconduit devant le général Dubail à Epinal. Une partie des otages alsaciens, 14 femmes et 7 enfants, y sont retrouvés et chargés dans un autobus avec mission pour Ernest Colin de les ramener à Saint-Dié. Le 2 septembre, l’autobus débarque les civils à la limite de la ligne de feu française et femmes et enfants traversent le no man’s land : « Les obus éclatent nombreux dans la vallée et quelques-uns à trente mètre de nous ; on se figure les cris de frayeur, les pleurs des enfants qui sont glacés d’effroi, les arrêts continuels de tous ces gens paralysés par la peur » (page 30). Ils parviennent sans dommage toutefois à Saint-Dié mais il manque encore 15 femmes et 19 enfants, toujours prisonniers des Français. La propre femme d’Ernest Colin, Marie, est alors arrêtée et l’édile est mandé de terminer sa mission. Il repasse donc une nouvelle fois les lignes au même endroit que précédemment, est intercepté par deux fantassins du 133ème R.I., et est conduit une nouvelle fois à Epinal. Les otages manquants sont retrouvés à Clermont-Ferrand, rapatriés sur les Vosges et eux-aussi placés dans des autobus avec mission pour Ernest Colin de les rapatrier à Saint-Dié. Mais au moment d’embarquer, l’une d’entre-elles, Lydia Damm, enceinte, perd ses eaux et est hospitalisée. Le 8 septembre, le convoi (deux bus et une automobile) se
met en route mais est pris sous des bombardements à Saint-Léonard, en zone française. Femmes et enfants sont alors débarqués et traversent le champ de bataille : « A partir de ce village, le trompette exécuta les sonneries règlementaires mais sans succès ; dès que nous fûmes sortis de la localité, les obus recommencèrent à tomber dans notre rayon, plusieurs à quelques mètres de nous, dans les prés avoisinant la route. Que serait-il arrivé si quelques femmes et enfants avaient été tués ou blessés ? » (page 48). Les otages rendus à l’autorité allemande, Ernest Colin se rend alors en Alsace pour tenter de retrouver son épouse, qui n’est pas libérée malgré l’accomplissement de sa mission. Entre temps, les troupes allemandes abandonnent Saint-Dié et retraitent vers la frontière. Colin passe donc une nouvelle fois la ligne de feu et revient dans sa ville enfin libérée. Marie, un temps emprisonnée à Strasbourg, échouée chez des proches en Alsace, parvient à obtenir un sauf-conduit de retour et, par la Suisse, retrouve enfin son mari le 24 septembre 1914.

3. Analyse

L’un des 33 titres de la célèbre collection La guerre – les récits des témoins des éditions Berger-Levrault, ce rapport de l’édile vosgien est un témoignage ahurissant. En pleine bataille, du 27 août au 8 septembre 1914, alors que se déroulent des combats parmi les plus sanglants connus dans les Vosges – l’équivalent à l’est de la bataille de La Marne – autour de Saint-Dié, un civil est chargé de récupérer 29 femmes et 26 enfants arrêtés en Alsace quelques jours auparavant « sous l’inculpation d’espionnage » (page 45). Il traverse à plusieurs reprises les champs de bataille en plein combats et, en deux « livraisons », ramène sous les obus femmes et enfants à l’occupant. Cette affaire, digne d’un scénario de fiction surréaliste, est pourtant révélatrice d’une réalité peu évoquée dans les études martyrologes : les rétorsions infligées à la population civile lors de la courte libération de l’Alsace en août 1914 et leurs conséquences. En effet, derrière la « barbarie » dénoncée par Ernest Colin, qui se place comme une victime d’une « mission imposée par les Allemands », dépeints comme déloyaux, il fait état d’une réalité inversée. Dans les « espions » arrêtés dans la vallée de la Bruche se trouvent entre autres deux institutrices, une femme de chef d’équipe de la gare de Saulxures, une femme de chef de gare de Saales et une femme de gendarme, enceinte, avec ses quatre enfants. Quasiment toutes sont de jeunes mères de famille emmenées avec leurs enfants. La guerre n’ayant pas aboli le droit, la diligence mise à leur libération par les autorités françaises semble témoigner de l’ampleur de « l’incident diplomatique » généré par cette vague d’arrestations ayant manifestement peu de lien avec la sécurité nationale. Elle illustre les méfaits de l’espionnite au sein des troupes françaises. Opportunément, il se trouve, à la réclamation allemande, que l’autorité française décide que les « arrêtés comme suspects, seront remis en liberté, l’instruction ouverte contre eux sous l’inculpation d’espionnage n’ayant pas établi de charges suffisantes » (page 45). La narration de cet épisode démontre également la réalité des ententes entre belligérants et les contacts possibles entre eux en plein combats pour des questions d’ordre diplomatiques. Elle révèle aussi l’efficacité des communications et la célérité de l’application des décisions administratives dans une France loin d’être désorganisée par la guerre. Plusieurs ouvrages [3] font état de cette « affaire des otages » mais « Saint-Dié sous la botte » est le seul qui fasse vivre l’évènement de l’intérieur, par l’un de ses principaux acteurs.

Yann Prouillet, mars 2013


[1] Très brièvement évoqué page 308 de Poincaré, Raymond, Au service de la France. Neuf années de souvenirs. Tome VIII : Verdun. 1916. Paris, Plon, 1931, 355 pages.

[2] L’état-civil de Saint-Dié-des-Vosges ayant été totalement détruit en novembre 1944, nous remercions Pierre Colin, généalogiste déodatien émérite, pour les informations généalogiques fournies.

[3] Citons entres autres Courtin-Schmidt, Charles, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre. Nancy, Dupuis, 1918, pages 70 et 190, Gromaire, Georges, L’occupation allemande en France, 1914-1918. Paris, Payot, 1925, page 362 ou Allier, Raoul, Les Allemands à Saint-Dié (27 août – 10
septembre 1914)
. Paris, Payot, 1918, page 47.

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