Courouble, Alphonse (1880-1955)

1. Le témoin
Alphonse Courouble (1880 – 1955), né à Villers Guislain (Nord), est fils de brasseur et brasseur lui-même dans la ville du Quesnoy. Huitième d’une famille bourgeoise de dix enfants, il est membre de la Croix-Rouge et organiste de l’église paroissiale. Réformé à la suite d’une blessure à la jambe, il reste au Quesnoy (Nord) alors que sa femme et ses enfants quittent la ville à l’arrivée des Allemands. Le journal s’interrompant en août 1916, on sait seulement qu’il est évacué en Belgique à la fin du conflit et qu’il ne reprend pas sa brasserie complètement ruinée. Il sera ensuite directeur d’école catholique à Croix (Nord) puis à Orchies (Nord).
2. Le témoignage
Michel Decaux, son petit-neveu, a retranscrit le « journal de guerre d’Alphonse Courouble, brasseur au Quesnoy », dans une version non éditée de 65 pages, illustrées de photographies familiales. Le document se présente sous la forme de notes journalières de quelques lignes, écrites entre le 21 août 1914 et le 2 août 1916. Le ton du récit, très hostile aux Allemands, en fait pour son rédacteur une possession dangereuse. Ce document nous a été signalé par M. Decaux, qui possède l’original, à l’occasion du travail sur le journal du poilu Adolphe Courouble, frère d’Alphonse.
3. Analyse
Le journal de guerre d’Alphonse Courouble est un récit fait par un civil de l’occupation d’un gros bourg du Nord par les troupes allemandes, avec la description du comportement des occupants, des événements quotidiens et des diverses misères, pénuries et humiliations endurées par les civils. L’auteur est à la fois brasseur, infirmier civil et organiste à l’église, c’est une petite notabilité locale. Si son sort paraît au départ moins pénible que celui d’autres habitants, et surtout que celui des réfugiés et déplacés, la réquisition des cuivres de sa brasserie finit par le ruiner comme les autres (voir la notice Denisse Albert). Après avoir longtemps espéré être épargné : « Va-t-on brasser chez moi ? Ou tout me prendre plus tard, ou encore bien peut-être ne touchera-t-on à rien. Après tout ce ne serait pas la peine d’être calotin si on devait être traité comme le commun du vulgaire. » (p. 29), son matériel de brasseur est entièrement démonté et emmené : p. 49 « Dieu l’a voulu, je suis ruiné, que sa volonté s’accomplisse. », il est à la fois résigné et indigné, « 1125 kg de cuivre. Avec cela les cochons pourront encore tuer quelques-uns des nôtres. Tas de salauds ! » Le quotidien des occupés est rythmé de bruits les plus divers, de nouvelles invérifiables, comme en octobre 1914, p. 17, « Le docteur Duginant confirme la prise de Metz et Strasbourg et le suicide de 9 officiers allemands, 3 liés entre eux. », ou en janvier 1915, p. 25, « On dit que Douai est repris par les Français. On dit qu’une armée bavaroise se serait rendue au roi des Belges ; Que croire de tout cela ? On en dit tant et on en a tant dit qui n’est jamais arrivé ! Quand je verrai les cheminées et les toits voler en éclat, peut-être commencerais-je à croire à l’approche des Français. ». L’évocation de la défaite prochaine des Allemands revient aussi souvent, il s’agit de se rassurer et de s’encourager mutuellement: 15 novembre 1915, p. 53, « Paraît que les Boches sont inquiets sur leur sort. Tant mieux pour nous. Paraît aussi que réellement ils commencent à claquer de faim chez eux, du moins leurs journaux ont l’air de le dire et les soldats le disent tout carrément : « Oh, malheur la guerre ! femmes, enfants, beaucoup fort faim ! » Heureusement que nous avons le ravitaillement américain !». A. Courouble n’aura de nouvelles de sa femme et de ses enfants, indirectement, qu’en mai 1915, soit 9 mois après leur départ du Quesnoy. Jules Courouble, un frère fait prisonnier à la chute de Maubeuge, permet à la famille de garder contact malgré la ligne de front; il peut communiquer, avec des délais assez longs, avec la zone occupée, il a droit à des cartes de la Croix-Rouge pour écrire en France. Alphonse apprend en juin 1916 la mort de son frère Adolphe tué en Artois en septembre 1915 (p. 62) « reçu une carte de Jules m’annonçant une triste nouvelle : la disparition d’Adolphe (…) sans cesse je pense à lui, à cette pauvre Lucienne et à ses enfants. Quelle situation pour elle… Quelle vie. »
Il déteste ses occupants depuis le début : 18 octobre 1914, p. 16, « le drapeau prussien flotte sur le beffroi. Quelle honte pour nous quand il faut passer en face. Sale loque ; si je pouvais te foutre au fumier. Les Boches chantent à la messe de 9 heures. Je ne veux pas y aller pour ne pas me mêler avec ces gens-là. Alice revient tout en pleurs de cette fameuse messe. » Son journal est sujet, suivant les événements, à des bouffées de colère, par exemple à l’occasion de l’annonce de civils tués en février 1916 à Villers-Pol et Orsinval (p.58) « Grattez le peu de civilisation qui recouvre ces salauds-là et l’on retrouve la brute dans sa hideuse sauvagerie. Il n’y a pas de mots assez forts pour les qualifier. » En face de cette forte hostilité se pose pour lui la question du pardon chrétien, par exemple lorsqu’il évoque l’état de la maison d’une proche évacuée, après le logement de troupes allemandes (p. 58) «Quel tableau ! (…) Toutes les boiseries des placards ont été brûlées, saccagées, les portes elles-mêmes sont défoncées, les serrures arrachées (…) Oh ces Allemands, comme je les hais de les avoir vus de près ! Ah non, cent fois jamais de paix avec ces êtres-là ; une haine éternelle, oui, et rien que cela. Et pourtant, je dois leur pardonner ! Voilà qui est dur, quasi-impossible. »
La réquisition, dès le début de 1915, de tous les jeunes gens de la ville pour servir comme prisonniers civils est durement ressentie, ceux-ci étant d’abord enfermés pendant un mois dans la caserne du Quesnoy, puis affectés à des travaux extérieurs. A. Courouble essaie d’aider Fernand, un jeune protégé de 18 ans, et s’inquiète pour lui « Pauvre enfant ! Heureusement qu’il est pieux ; cela le consolera un peu dans ses peines. » (p. 27). Les victimes des Allemands ne sont pas égales en terme de traitement, ceci tenant au statut social, élément parfaitement intégré par l’auteur mais aussi par les occupants : 8 janvier, p. 24,  « Je reprends un peu courage, les docteurs allemands laissent entendre qu’ils réformeraient le plus possible de jeunes gens bien élevés, ne voulant pas qu’ils restent mélangés à toute cette clique. » Cette différence de traitement se concrétise par la promotion de trois jeunes hommes de la bourgeoisie locale à la direction du reste du contingent des requis : « Une petite consolation au milieu de ce deuil général c’est de savoir 3 de mes gens mieux que les autres. Le Commandant a dit à Fernand de choisir 2 jeunes gens pour l’aider [il a été nommé « adjudant des jeunes »]. Celui-ci aussitôt a pris M. Dutrieux et M. Demessine. Ils sont à trois dans une chambre et ont du feu et un lit alors que les autres sont sur la paille, les malheureux ! On vient chez eux chercher leur manger. C’est un soldat allemand qui leur sert d’ordonnance.» (p. 23)
On a vu les sentiments d’hostilité de l’auteur, mais il sait aussi composer : il se rapproche des sous-officiers qui gardent enfermés les jeunes gens, rappelant ainsi «que les relations entre occupants et occupés ne peuvent se réduire au couple victime – bourreau », pour reprendre la formule de P. Salson dans L’Aisne occupée. A cet égard, on peut citer pour finir quelques extraits qui concernent les relations avec le sergent Moltz, responsable des jeunes civils:
14 janvier 1915 « Le soir rebanquet chez les Cossart avec les deux sergents allemands. »
15 janvier 1915 «Re rebanquet ce soir chez Demessine. (…) Le sergent Moltz en profite pour s’épancher le cœur dans celui de tante Alice »
Dimanche 17 janvier 1915 « Bonne surprise en rentrant de la grand’messe. Je trouve mes 3 jeunes gens installés chez moi en compagnie du sergent Moltz. Ils ne devaient venir qu’une ½ heure mais, tout compte fait, le sergent leur permet de rester pour dîner. (…) Bonne journée qui console un peu nos jeunes gens de la vie de prisonniers. »
18 février 1915 « Moltz et Bollinger doivent partir dimanche. C’est dommage pour nous tous car ils étaient on ne peut plus serviables. »
Dimanche 21 février 1915 « Alice remet à Moltz leur photo prise la veille. Il a bien gros cœur en nous disant adieu. On voit qu’il en a plein le dos de la guerre ainsi que tous ses congénères du reste. »

Vincent Suard, juin 2017

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Cuisinier, Magali (1885-1931)

Petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus, fille d’un ingénieur chimiste, elle est née le 5 mars 1885 à Viarmes (Seine-et-Oise). Ses parents étant décédés très tôt, elle est élevée à Bruxelles par son grand-père Élisée. Elle fait des études de botanique à l’université de Montpellier où elle rencontre Bernard Collin (voir ce nom) qu’elle épouse le 5 novembre 1909. Ils vivent à Sète à la station zoologique, sur l’étang. Leur fille Jeannie nait en 1911. Pendant la guerre, elle passe un examen d’infirmière et s’active à Sète et à Montpellier. Elle n’apprend la mort de son mari qu’avec du retard : ses dernières lettres témoignent de son angoisse ; toutes montrent le profond amour conjugal au sein de ce couple.
La correspondance entre Bernard et Magali est déposée aux Archives municipales de Sète (voir la notice Bernard Collin). Dans les extraits que j’ai pu consulter, les lettres de Magali sont rares. En septembre 1914, elle signale à son mari l’évolution des expériences qu’il avait laissées lors de sa mobilisation. Puis elle décrit le passage de troupes africaines. A propos des « Hindous », sa fille fait la remarque qu’ils portent de l’étoffe sur la tête comme s’ils étaient blessés, mais ils ne sont pas blessés.
Elle envoie à son mari livres et revues. Elle lit La Guerre sociale de Gustave Hervé qui n’est plus le « Sans Patrie » du début du siècle. Elle se sent humiliée que l’on ait offert à sa fille un jouet en forme de cochon appelé Guillaume : « Ce sont de petites choses mais c’est par elles qu’on arrive à déformer l’esprit des enfants. » Elle espère que la barbarie de la guerre « contribuera à faire haïr la guerre à un plus grand nombre de gens ».
Son mari meurt le 27 septembre 1915 avant d’avoir pu revenir dans sa famille. Magali installe après la guerre une librairie à Montpellier. Elle meurt en 1931.
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes,  2017, 376 p., chez l’auteur : Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

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Ilovayskaya, Sophie (1889-1953)

Dans une bibliographie principalement en russe, un article en français a servi de base à la présente notice : Ludmilla Evdokimova, « Journal de Sophie Ilovayskaya : à la guerre pendant l’année 1917 », dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 71-87.
Née à Saint-Pétersbourg le 4 février 1889 (nouveau style) dans une famille aux racines cosaques, dans la partie la plus conservatrice de la société russe. Études à l’Institut Catherine II pour jeunes filles nobles. « Elle partage les convictions et les préjugés de son milieu : le monarchisme, le patriotisme chauviniste grand-russien, la conviction que ses privilèges nationaux et sociaux sont dus à la supériorité de sa caste. L’antisémitisme et la xénophobie aggravés par les bouleversements sociaux de l’époque font naturellement partie de cet ensemble d’idées et d’émotions » (L. Evdokimova).
Une copie de son journal de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile russe, 1916-1921, est conservée dans des archives privées en France. Le texte n’est pas dépourvu de fautes de style et d’orthographe ; il est parsemé de mots de français et d’anglais.
Attachée à la Croix Rouge de la Division sauvage en mai 1917, elle décrit principalement des soirées mondaines (bonne nourriture, thé, champagne, jeux…) au milieu de représentants de la noblesse, dans des wagons salons, les blessés occupant les wagons de 4e classe. Elle écrit sans hésitation que le peuple n’a pas besoin de « libertés » D’un ministre du gouvernement provisoire, elle dit qu’il a « trahi sa patrie au profit des slogans ». Elle évoque des différends entre officiers et soldats, des pillages, des combats entre troupes loyalistes et déserteurs.
Réfugiée en France, elle est décédée à la fin de 1953 ou au début de 1954.
Rémy Cazals, février 2017

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Sternheim, Thea (1883-1971)

Thea Bauer est née à Neuss (Allemagne) et est décédée à Bâle (Suisse). Son père, industriel prospère, lui a laissé une belle fortune. Épouse de l’écrivain Karl Sternheim, elle a utilisé le nom de son mari et Hubert Roland le conserve dans l’article qui sert de base à cette notice, « Les carnets (Tagebücher) de Thea Sternheim 1914-1918 : For privé, socialisation et engagement en Belgique occupée », publié dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 43-56. Elle a tenu des carnets personnels depuis l’année 1903. « Pour qui est-ce que j’écris le Carnet, en réalité ? D’abord pour moi. Et ensuite pour qui ? Peut-être pour personne. Peut-être ne le donnerai-je ni à Karl ni aux enfants et que je le détruirai », écrivait-elle le 5 septembre 1918. En fait elle les a conservés et ils sont déposés au Deutsches Literaturarchiv Marbach. La partie 1903-1925 a été éditée en 2002 avec quelques passages effacés, vraisemblablement par elle-même.
Chrétienne, elle a aussi un idéal de cosmopolitisme hérité des Lumières, caractéristique d’une bourgeoisie cultivée. Elle avait un large réseau de sociabilité dans le monde de l’industrie et de la politique, comme de l’art et de la littérature. Sa collection de tableaux comprenait des Renoir, Matisse, Gauguin.
En 1913, la famille s’installe en Belgique dans un domaine proche de Bruxelles. Elle doit quitter le pays à l’automne 1914 mais revient au printemps 1916, se considérant comme « occupante contre son gré ». Ses carnets décrivent la vie quotidienne, culturelle, politique en Belgique occupée par l’armée allemande. Elle critique les excès de patriotisme du cardinal Mercier. Au cours d’un séjour en Allemagne, elle dénonce les industriels de Rhénanie qui ne pensent qu’à accumuler les profits, et elle raconte une discussion avec un noble allemand à propos des exactions de l’armée impériale en Belgique. Ce comte lui répondit : « Nous avons été attaqués par la Belgique. » (Donald Trump et ses amis ajouteraient : « point barre » !)
Pour Thea, la guerre a été le naufrage de la civilisation. Il faudrait bâtir autre chose sur les ruines du nationalisme.
Réfugiée en France lors de l’arrivée des nazis au pouvoir. Elle compte André Gide dans ses relations et celui-ci lui facilite la sortie du camp de Gurs où elle est internée quelque temps en 1940.
Rémy Cazals, février 2017

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Rémi, Henriette (pseudonyme d’Henriette Wille) (1885-1978)

1 – Le témoin
L’historien genevois Stéphane Garcia a réussi à identifier l’auteure d’Hommes sans visage, un récit consacré aux « gueules cassées », publié en 1942 sous le pseudonyme d’Henriette Rémi.
Il s’agit d’une Suissesse, dont le nom de jeune fille est Henriette Wille, née à La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel) le 31 août 1885. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie des horlogers neuchâtelois ; ils ont cinq enfants et sont des libres-penseurs. À dix-neuf ans, Henriette Wille est trilingue (français, allemand, anglais). En 1908, elle ouvre un atelier de photographie à La Chaux-de-Fonds après avoir suivi une formation à Berlin.
En avril 1914, elle épouse Hans Danneil, un officier prussien. Son mariage avec un étranger lui fait perdre la nationalité suisse. Pendant la guerre, elle réside à Verden an der Aller, en Basse-Saxe, et devient infirmière auprès des « gueules cassées » (les soldats défigurés).
Après la guerre, Henriette Danneil veut promouvoir une nouvelle société fondée sur la paix. En 1919, elle adhère à l’Internationaler Jugend-Bund (IJB, Ligue internationale de la jeunesse), un mouvement pacifiste et anticapitaliste qui prône un socialisme éthique. Elle s’installe à Göttingen où siège l’IJB, puis se sépare de son mari.
En février 1924, elle arrive à Genève où vit sa famille. Dans cette ville qui abrite la Société des Nations, elle enseigne l’espéranto. Elle adhère au Bureau international d’éducation, devient secrétaire à l’Institut Jean-Jacques Rousseau et collabore à la revue Pour l’Ère Nouvelle dirigée par le pédagogue Adolphe Ferrière. Elle reste proche de l’IJB devenu un parti politique en 1925 : l’Internationaler Sozialistischer Kampf-Bund (Union internationale de lutte pour le socialisme), dont elle anime la cellule genevoise.
En 1929, les autorités helvétiques refusent de lui rendre la nationalité suisse pour cause de « mauvaise réputation » (c’est-à-dire activités socialistes), ce qui implique un renvoi en Allemagne à l’échéance de son permis de séjour. Mais en août 1929, elle épouse un Suisse, Emile Ith, ouvrier ébéniste anarchiste et objecteur de conscience, de dix-sept ans plus jeune qu’elle, et redevient Suissesse. Tous deux militent pour le pacifisme et la non-violence. Henriette Ith adhère à l’Union mondiale de la femme pour la concorde internationale, au Mouvement international de la Réconciliation et fréquente les Quakers de Genève. Tous deux s’intéressent aux écrits de Gandhi et aux maîtres spirituels hindous Ramakrishna et Vivekananda, dont Romain Rolland a publié les biographies.

2 – Le témoignage
En 1915, une autre Genevoise avait publié Les Carnets d’une infirmière sous le pseudonyme de Noëlle Roger (Hélène Dufour). Elle y relatait son expérience d’infirmière de la Croix-Rouge engagée volontaire auprès des soldats français. Écrit dans les premiers temps du conflit, son témoignage au style émouvant et bien pensant avait connu un certain succès.
En 1939, dans un contexte d’avant-guerre, Henriette Ith rédige un bref témoignage, Hommes sans visage, pour dénoncer toute guerre en rappelant sa cruelle réalité. Le livre ne sera édité qu’en 1942 aux Editions Spes à Lausanne. Paru sous le pseudonyme d’Henriette Rémi, l’ouvrage n’est pas interdit par l’Office romand de censure du livre, qui applique les directives de l’état-major de l’armée. Il n’est diffusé qu’en Suisse romande.
En 2014, Hommes sans visage est réédité à Genève, accompagné d’une importante postface écrite par Stéphane Garcia. Ayant pu identifier l’auteure, il retrace la vie de celle-ci jusque dans les années 1940 et révèle son engagement pacifiste constant. La couverture du livre reproduit le tableau peint par Otto Dix en 1920, Die Skatspieler (Les joueurs de skat), représentant trois grands défigurés et mutilés de guerre.

3 – Analyse
Le texte est composé de onze brefs chapitres relatant chacun une scène vécue. C’est à partir du chapitre IV que l’auteure commence son activité à l’hôpital, où elle va côtoyer des soldats gravement défigurés et, pour la plupart, aveugles. Sa première réaction est l’effroi : « Et elle [tante Marie] se sauve, me laissant plus morte que vive, en face… de ce que j’ai vu de plus atroce de ma vie ! Une vingtaine de , une vingtaine de monstres, d’hommes qui n’ont presque plus rien d’humain, de corps portant des débris mutilés de visages » (p. 33-34). La nuit suivante, revoyant ces visages, elle croit les entendre crier : « C’est ta faute aussi si nous sommes ainsi. Pas d’exception et pas d’excuse. C’est la faiblesse de chacun qui a permis cette boucherie. Tu as ta part, tu as ta part ! » (p. 39).
Mettant en scène quelques-uns d’entre eux, l’auteure expose leurs diverses situations. Si vivre comme avant n’est plus possible, chacun espère cependant réintégrer sa famille et l’on assiste aux retrouvailles douloureuses ou tragiques entre un fils défiguré et son père, un mari défiguré et sa femme, un père défiguré et son enfant.
Lorsqu’un père effondré voudrait attraper le soldat ennemi qui a défiguré son fils, l’auteure pense en elle-même : « Il était artilleur, votre fils. Vous oubliez que les éclats d’obus qu’il lançait en ont arrangé bien d’autres . Et peut-être en ce moment même, de l’autre côté de la frontière, un vieux père, martyrisé en son cœur comme vous, serre aussi les poings et crie : – Ah ! si je le tenais, si je le tenais ! » (p. 44-45).
Assis dans un train où son visage effraie les passagers, un soldat s’adresse à un enfant : « Regarde-moi bien, mon petiot, regarde-moi bien. Et ne m’oublie jamais. Ça, c’est la guerre – la guerre, c’est ça, et rien que ça ! Et tout ce qu’on te dira d’autre pour te faire marcher : mensonge, tromperie. Souviens-t’en toujours, toujours ! » (p. 77).
La scène du dernier chapitre montrant un petit garçon qui s’enfuit en criant « Pas papa ! Pas papa ! », suivie du suicide de son père, a été reprise par Marc Dugain dans son roman La chambre des officiers publié en 1998 et dans le film du même titre réalisé par François Dupeyron en 2001. Auparavant ce père avait confié : « Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire… et n’être plus que ça… un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité… » (p. 83).
L’absence de noms germaniques laisse croire que le récit se passe en France, alors qu’il témoigne d’une réalité vécue en Allemagne. Ce changement de camp semble lié aux contraintes d’une publication en région francophone en 1942, comme l’explique Stéphane Garcia. L’effet de surprise passé, on réalise que cette permutation ne change rien à la dénonciation de la guerre et correspond finalement à l’esprit de l’auteure, pour laquelle un camp équivaut à l’autre : les victimes allemandes aux victimes françaises, les responsabilités des militaires aux responsabilités des civils.
Isabelle Jeger, décembre 2016

Henriette Rémi, Hommes sans visage, Postface historique de Stéphane Garcia, Editions Slatkine, Genève, 2014, 133 pages.
Sur Henriette Rémi, voir également : Stéphane Garcia, « Henriette Rémi, une Suissesse face au visage inhumain de la guerre », dans : La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes [Genève], sous la direction de Christophe Vuilleumier, Editions Slatkine, Genève, 2015, p. 107-115.

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Seguy, Marie, épouse Coureau (1893-1967)

Née le 6 juin 1893 à Larrazet (Tarn-et-Garonne). Ses parents sont d’origine paysanne : son père (mort en 1917) exerçait le métier de maquignon. À son décès, sa mère continue à s’occuper des terres et des vignes. Marie n’a pas suivi d’études dans le secondaire ; malgré cela son écriture est belle, ses phrases sont très bien tournées et surtout elle a un style qui réussit à faire vivre les événements du quotidien, bonheurs et peines, horreurs de la guerre, dans une farandole qui ne donne qu’une envie : lire la prochaine lettre pour connaitre la suite de l’histoire.
Le 17 aout 1912, elle épouse Anselme Coureau, lui aussi Larrazetois. Ils ont deux filles : Anne-Marie en 1914 et Denise en 1916. Anselme n’est mobilisé dans le service auxiliaire qu’en mai 1917. Auparavant, il a participé à la rédaction du journal de guerre du village avec quatre notables : voir la notice Larrazet.
Après la mobilisation d’Anselme, commence une correspondance quotidienne où elle écrit pour le distraire, pour lui faire partager son quotidien, pour le relier à Larrazet qu’il aime tant. Elle essaie de lui remonter le moral, ne lui dit pas toujours toute la vérité sur sa santé, pour ne pas l’inquiéter et lui raconte les événements du village, mais aussi ce qu’elle lit dans la presse ou ce qu’elle apprend de la bouche du maire ou de personnes qu’elle rencontre dans le train ou bien encore ce que racontent ou écrivent les autres soldats de Larrazet. Ainsi : « Je serai contente de t’annoncer quelque chose. Cela te fera vivre un peu de ma vie. » Plus de 300 lettres nous plongent dans le quotidien de cette période de guerre. Marie a toujours vécu à Larrazet mais elle a un regard, une analyse sur l’Homme, sur tous ces événements qui étonnent de par la richesse et la vérité de l’écriture.
Elle a des avis sur tout : les réquisitions, le pain noir si mauvais, les pénuries de pétrole qui l’empêchent à une certaine époque de lui écrire, le soir, autant qu’elle le voudrait, les permissions des Larrazetois, les réfugiés du nord qui sont accueillis, les nouvelles des voisins partis à la guerre qui sont blessés, portés disparus, prisonniers, décorés ou morts. Les vols dans les maisons (un jour un voisin qui cachait son argent dans un trou dans une grange a été cambriolé et on lui a laissé 3 pièces d’or ; pourquoi ? cela fera couler beaucoup d’encre et de salive mais le mystère ne sera jamais éclairci), l’épidémie de grippe espagnole qui vient à bout d’une jeune Larrazetoise, Mathilde Dauch, victime de son dévouement (voir la plaque au cimetière), l’agonie d’un jeune marié blessé à l’usine d’armement de Castelsarrasin et dont le nom figure sur le monument aux morts (Joseph Nadal), la grève des ouvrières à la poudrerie de Toulouse.
Il faut dire qu’elle est bien placée pour être au courant de tout. En effet, elle habite en face de l’église à une époque où il y a plusieurs services religieux par jour. La mairie est à quelques maisons de chez elle ainsi que la gendarmerie. Les villageois se retrouvent souvent dans cette rue, ils échangent leurs informations issues des lettres reçues et consultent souvent le maire, Monsieur Carné, notaire, rédacteur du journal de guerre du village, porteur des circulaires officielles et lecteur des journaux locaux et nationaux.
Grâce à ses lettres, on partage aussi le quotidien d’une femme du début du XXe siècle : la lessive et le repassage qui durent plusieurs jours, l’éducation des jeunes enfants qui vont à l’école maternelle, le couvent payant, la confection de vêtements avec du vieux car les tissus manquent, l’achat d’un corset, la prise en charge d’un vieil oncle qui perd la tête et qui refuse l’autorité des femmes, les travaux des champs qu’il faut accomplir, l’importance du courrier qu’elle écrit, celui qu’elle reçoit ou qui est retardé, les colis envoyés pour améliorer le quotidien du soldat parti, etc.
Une des plus belles lettres est celle du 11 novembre 1918 où elle lui raconte avec précision comment Larrazet, petit village de 600 habitants, a vécu la nouvelle de l’armistice. Tout est raconté avec tant de détails que si l’on ferme les yeux la scène prend vie : les cloches et le tambour qui sonnent pendant longtemps, le clocher pavoisé aux couleurs de la France où l’on joue du clairon et où brille une lanterne, les fenêtres des maisons pavoisées et illuminées, les enfants qui font une retraite aux flambeaux précédés du garde champêtre qui joue du tambour, coiffé pour la circonstance d’un casque de pompier. Le texte intégral de la lettre est donné ci-dessous.
Françoise Defrance (qui conserve les lettres à Larrazet)

Larrazet, ce 11 novembre 1918, Mon très cher amour adoré,
Enfin ce soir à 2 h, nous avons eu confirmation de cette nouvelle depuis longtemps attendue. Le moment a été grave tu peux le penser, à certains ça leur a renouvelé leurs peines et nous, malgré notre grande joie, nous n’avons pu nous retenir nos larmes, elles étaient de joie car c’est un très grand soulagement que de penser que vous êtes délivrés de cet enfer. M. Carné a donné immédiatement l’ordre de sonner les cloches et le tambour, on les a sonnés pendant longtemps. Joseph Rouzié, du haut du clocher, a joué du clairon, puis ensuite il a mis des drapeaux tout le tour, et ce soir il a mis tout à fait en haut une lanterne. Beaucoup de fenêtres ont arboré le drapeau et maintenant elles sont illuminées. A cinq heures il y a eu retraite aux flambeaux dirigés par Capmartin. Les enfants l’ont faite, ils avaient de longs roseaux et au bout une lanterne. Annette en portait une, je t’assure qu’elle était contente. Capmartin jouait du tambour, pour la circonstance il s’était mis un casque de pompier.
Au même instant j’entends le train qui arrive en gare, et lui aussi veut annoncer la fin du carnage, car il siffle beaucoup et longtemps. je cherche à me représenter la joie qui a été ressentie au front au moment où on a annoncé à tous nos héroïques poilus la signature de l’armistice, on ne peut pas se le représenter tant la joie a dû être immense, il va leur sembler que ce n’est point possible d’être libéré d’un joug pareil, pauvres hommes depuis le temps qu’ils souffrent toutes sortes de maux, vous pourrez au moins cet hiver vous mettre mieux à l’abri, vous chauffer, vous n’aurez plus ce pressentiment de dire peut être tout à l’heure je ne serai plus de ce monde.
Et nos pauvres prisonniers depuis le temps qu’ils sont par-là à souffrir les pires maux, quelle réjouissance pour eux, quelle gaité de cœur qu’ils ont dû ressentir à la pensée qu’ils allaient enfin revoir la France et leurs chères familles qu’ils n’ont pas vues depuis 4 ans.
Hier au soir j’ai eu ta lettre du 8, je suis très contente de tous les renseignements que tu me donnes au sujet de ta maladie, tu vois que tu ne m’avais jamais dit que tu avais été évacué pour la grippe ou bronchite grippale tout cela est à peu près. Je suis très heureuse que cette infirmière ait bien pris soin de toi, tu la remercieras bien pour moi, je t’assure que si elle était là je serais toute heureuse de pouvoir le faire.
Tâche de te fortifier avant de venir, crainte de rechuter en route, ce ne serait vraiment pas du tout agréable.
D’après ce que tu me dis, la manifestation qui a eu lieu à Louviers a dû être très belle, mais je suis à me demander qu’aura été celle de ce soir, alors que la nouvelle est officielle.
Tu as perdu ton pari tu vas être obligé de le payer sans doute bientôt quand vous serez rentrés au centre. Comptes-tu y revenir pour longtemps ou bien au dépôt ?
Ma mère aujourd’hui va mieux.
Aujourd’hui nous avons semé le blé à la Plagnète, demain nous allons faire de l’eau de vie, nous allons procéder comme la dernière fois.
Nous sommes en excellente santé et je désire de tout mon cœur que ma lettre te trouve de même.
Odette et Rosa de Moissac sont très gravement malades, ils ont télégraphié à Anna d’y aller. Allemann l’y a portée en automobile, Odette ne l’a pas connue.
Marie Simon arrive de la gare, elle dit qu’on lui a dit que les Allemands qui sont à Terride [des prisonniers de guerre employés dans l’agriculture ; voir les notices Brusson]criaient au passage du train : « À bas le Kaiser, vive la République. » Tu comprends tout de même qu’il faut qu’ils en aient assez.
Doux baisers de nous toutes.
Ta mignonne adorée pour la vie.
Marie

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