Meunier, Henri (1869-1943)

1. Le témoin
Médecin pneumologue à Pau et père de famille, il a 45 ans à la mobilisation et est chargé de nombreuses responsabilités hospitalières. Il garde en même temps une activité de recherche et une petite clientèle privée. Il vient de perdre en janvier 1914 sa femme Geneviève, cette épouse disparue était une des sœurs d’Albert Deullin (voir cette notice).
2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83), les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143), celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne.
3. Analyse
Le principal intérêt du témoignage du docteur Meunier réside dans la description de l’énorme labeur qui lui échoit en août et septembre 1914 en tant que responsable du dépôt de Pau, alors qu’il pensait faire partie, à la mobilisation, « d’une équipe de vieux médecins civils plus ou moins militarisés qui seraient chargés de surveiller quelques hommes laissés à la caserne » (p. 90) ; il raconte à son ami Henri Meige qu’il cumule la responsabilité du service médical du dépôt, de la surveillance des viandes (« j’ai dû en trois jours m’improviser vétérinaire »), de la surveillance de trois hôpitaux temporaires de la Croix-Rouge, du service de l’hôpital militaire proprement-dit, de la rédaction d’innombrables certificats et examens à produire, avec en plus l’inspection individuelle d’aptitude des 4800 hommes du dépôt. Il n’est aidé que par trois confrères civils, et parle de son épuisement devant cette tâche harassante. Il décrit en décembre 1914 (p.97) une intéressante journée-type « en attendant, voilà ma vie quotidienne depuis des semaines », et suivent, pour la journée, 18 rendez-vous/horaires, qui commencent à 8 heures – «c’est tard je le reconnais, mais attends la fin » – et se finissent à minuit (« rangement, tournée aux enfants, puis coucher et récréation en lisant le journal »). On peut simplement mentionner à titre d’exemple 14 h : « A l’infirmerie, incorporation de 160 à 180 hommes, c’est-à-dire défilé de ces hommes nus comme des vers que je dois apprécier le plus exactement possible au point de vue de l’aptitude à servir (…) Pendant 15 jours cela a été la classe 1892 (hommes de 42 ans), les 2/3 invoquant une raison de ne pas servir. Depuis une semaine, c’est la classe 1915 (hommes de 19 ans). C’est mieux et ça veut marcher. Mais quand j’arrive vers 17 h, je suis abruti, idiot et je commence à ne plus savoir ce que je fais. » Suivent encore des rendez-vous vous, tournées et contre-visites, et à 20 heures : « Dîner, fatigué, abruti, table silencieuse triste, les enfants n’osent parler. » Et il conclut par « voilà le cycle habituel. » Epuisé, il obtient un allègement partiel de ses fonctions en mars 1915.
Un autre intérêt des lettres réside dans l’évocation des préoccupations morales du docteur, lorsqu’il ausculte des individus pour des visites d’aptitude au front, et c’est un rare témoignage « de l’intérieur », où il montre qu’il a bien conscience de la portée de ses décisions (février 1915, p. 99) : « et cet examen, toujours grave, puisque, pour la plupart, il s’agit de la vie ou de la mort, je m’efforce de le faire avec toute mon intelligence et avec tout mon cœur. Que de psychologie, que de philosophie préside à cette tâche journalière ! » Il raconte à son ami le repérage de simulateurs (août 1915, p. 106) et les conséquences imprévues de ce signalement : « J’ai eu deux cas épatants pour lesquels j’ai mené une enquête digne de Sherlock Holmes (ictère picrique). » Il reprend son récit dans une lettre de novembre 1915 (p. 107) : « T’ai-je dit que j’avais été appelé à témoigner au tribunal et que j’avais passé là deux sales heures en entendant le commissaire du gouvernement réclamer pour mon bonhomme… le poteau !!! Je t’avoue que j’ai eu chaud et que, si jamais une pareille condamnation avait eu lieu, je n’aurais plus, ni aucun major de France, examiné un simulateur. Ma déposition, dans ces conditions, a été tout miel et, les avocats aidant, le bonhomme (…) s’en est tiré avec dix ans de travaux. » Sa générosité honore le médecin, mais le nombre important avéré d’exécutions après expertise médicale (« Crise des mutilations volontaires ») amène évidemment à relativiser la portée de son propos.
Disposant au printemps 1915 d’un emploi du temps plus raisonnable, il essaye de reprendre un peu de clientèle privée, « c’est que depuis neuf mois que j’ai fermé les guichets des recettes, je m’aperçois que le gouffre se creuse» (p. 103). Il évoque aussi plusieurs fois son sort privilégié, et son regret de ne pouvoir servir directement sur le front. Cette gêne morale est, dit-il, partagée par quelques-uns de ses amis, mais « pas Béarnais »: en effet, il est très critique vis-à-vis de l’esprit d’embuscade qu’il constate à Pau, et à la fin de la guerre, en avril 1918, s’il partage l’émotion des Parisiens touchés par les bombardements « gothiques et berthiques », il regrette de tout cœur que Bertha ne puisse lancer quelques obus à 1000 km, « ce serait une excellent chose pour l’équilibration de la mentalité territoriale. » (p. 126)
Vincent Suard , décembre 2018

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Astruc, Rosa, épouse Roumiguières (1889-1972)

Trois livres
Des extraits du très important corpus de lettres échangées entre Rosa et Alfred Roumiguières pendant la guerre de 1914-1918 ont déjà été publiés dans le livre de Gérard Baconnier, André Minet et Louis Soler, La Plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. En 2013, la Société culturelle du pays castrais éditait un important volume, toujours au niveau des extraits (Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918 ; voir la notice Roumiguières dans le présent dictionnaire). Le même éditeur et le même présentateur (François Pioche) apportent un nouveau regard en donnant principalement la parole à l’épouse, à l’arrière, même si le livre reprend des passages du mari, mobilisé : Cinquante-cinq mois d’attente, une épouse de soldat pendant la Grande Guerre, 2018. La couverture est illustrée d’une photo de Rosa avec ses deux enfants, prise en décembre 1914 et envoyée vers le front, vers celui qui ne les verra pas grandir. Ainsi Alfred écrit-il, le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
Rosa Astruc est née le 23 mars 1889 à Burlats, près de Castres (Tarn) dans une famille de petits cultivateurs. École normale d’Albi, mariage en 1910, deux enfants nés en 1911 et 1913. Lors de la déclaration de guerre, Alfred et Rosa sont en poste à l’école publique de Sorèze (Tarn). (Note : un colloque sur le thème Enseigner la Grande Guerre a eu lieu à Sorèze en octobre 2017 et a été publié en 2018, sous la direction de Rémy Cazals et Caroline Barrera.)
Le poilu
Même si ce n’est pas le plus important, le nouveau livre fournit des précisions ou des rappels sur la biographie et les sentiments du sergent, puis adjudant Roumiguières. Par amour de la vérité et de la justice, il est devenu socialiste et s’est abonné à L’Humanité ; il remarque que les socialistes font leur devoir mieux que les bourgeois. Il éprouve une grande antipathie pour les bourgeois rétrogrades. Il regrette d’avoir reçu une instruction insuffisante dans le domaine des « humanités » et il voudrait lire L’Iliade et L’Odyssée (14/8/1917). En janvier 1917, il fait part d’un « grand événement » dans sa vie, son passage à Paris ; lors d’une nouvelle visite en août, il tient à voir le mur des Fédérés. Son frère est tué sur le front ; sa sœur meurt de la grippe espagnole. Il écrit qu’il a tué un Allemand (11/11/1914). Il est blessé en octobre 1915 et constate qu’à l’hôpital on ne trouve à lire que des livres catholiques. Blessé à nouveau en juillet 1918. Ses lettres autour du 11 novembre 1918 sont citées dans Rémy Cazals, La fin du cauchemar, 11 novembre 1918 (Toulouse, Privat, 2018).
Comme tous les poilus, il n’aime pas les embusqués patriotes et leur conseille de s’engager (27/10/1914). Il donne des détails concrets : il pèse 68 kg, mais 93 kg en tenue de campagne ; il reçoit deux lettres par jour en moyenne, de sa femme et de correspondants divers ; il explique comment, dans l’armée, on en vient à devenir fumeur. Il note (30/3/1915) que beaucoup d’hommes réclament la paix ; que les soldats aiment rendre service aux paysans, ils ont plaisir à manier la faux : il leur semble qu’ils sont chez eux (5/6/1915). Il pense que les permissions ont été instituées en songeant à la classe 35 (7/7/1915). Sur la nourriture et « la façon de manger », il rejoint les griefs de Jules Puech : « Tu me vois assis par terre mangeant quelques pommes de terre ou quelques haricots brûlés que nous fournit l’ordinaire. Sans doute, je mange à ma faim. La plupart du temps, j’en ai même de reste, mais c’est la façon de manger qui n’est pas toujours ce qu’il y a de plus agréable. »
Rosa
Les lettres de Rosa contiennent rarement des expressions comme « ces maudits allemands », « ce maudit Guillaume ». Le 4 juillet 1918, elle écrit : « Il me semble qu’on ne peut pas éprouver de haine contre ces malheureux. Les soldats allemands doivent bien être comme nous. Beaucoup aimeraient mieux être chez eux qu’à la guerre, sans doute. » Elle est fière des décorations de son mari, elle estime qu’il doit faire son devoir, mais pas de zèle. Elle lui demande conseil pour placer de l’argent et regrette qu’il ne soit pas là pour lui apprendre à monter à bicyclette. Comme dit plus haut, elle lui décrit la vie de ses enfants.
Rosa expose des analyses intéressantes sur la guerre, la diplomatie, la politique. Elle critique les réactionnaires locaux, en particulier le maire de Sorèze et les cléricaux qui veulent profiter des difficultés pour retrouver leur puissance (3/10/1914). Le maire favorise l’école catholique et néglige l’entretien de l’école publique (27/1/1915). « On parle d’une union sacrée (24/2/1915), mais je crois que les réactionnaires ne la veulent qu’à une condition, c’est qu’eux auront le droit de tout dire. » On peut citer encore ce passage de sa lettre du 17 octobre 1917 : « Moi aussi, je suis de ton avis. Je trouve que la République n’a pas démérité depuis la guerre. Mais par exemple, si j’étais quelque chose, je t’assure que Daudet aurait perdu ou perdrait la fantaisie de parler à tort et à travers et que son Action française n’actionnerait pas longtemps quelque chose. Je l’ai toujours pensé et dit. La formule Union sacrée a servi qui ? Toujours les mêmes ces réactionnaires. Ils veulent donner des leçons de patriotisme aux autres et ils amèneraient un roi dans les fourgons de l’étranger comme autrefois. Quelle aberration ! » Et encore, sachant que Daudet fut un des principaux ennemis de Caillaux : « Moi, je ne suis pas comme toi. Je m’intéresse à l’affaire Caillaux. Je reconnais qu’il n’est pas des nôtres, qu’il a connu toutes les grandeurs comme tu dis. Mais peu importe. Il est homme et Français. Comme tel, il a droit à la justice. Et je n’admets pas que n’importe qui puisse accuser n’importe qui sans raison. Je souhaite donc et j’attends impatiemment que toute la lumière se fasse. »
Les lettres de Rosa donnent de multiples informations sur la vie à l’arrière. Ses grandes élèves tricotent pour les soldats. Elles participent aux « journées », par exemple en faveur des orphelins de guerre, mais (27/6/1915) : « Comme les insignes représentaient une nudité, les archevêques avaient publié des lettres pastorales dans lesquelles ils disaient que toute personne chrétienne ne devait pas porter ces insignes qui étaient une offense à la pudeur. » Et cela se poursuit au niveau individuel. Marguerite, sa fille (4 ans en 1915) confie à Rosa : « Maman, il te faut aller à la messe pour aller au ciel, Françounelle me l’a dit, il faut faire la prière. Au ciel, on est bien : tu veux des gâteaux, tu en as. »
Rosa signale le passage et les méfaits d’un chien enragé (16/10/1915) ; l’instauration des cartes de sucre (26/2/1917) ; la difficulté et la longueur des voyages…
Une certaine lassitude
Comme l’ont bien montré les notices publiées dans 500 témoins de la Grande Guerre, la séparation a ravivé les sentiments d’amour conjugal. Le 8 mai 1915, Rosa écrit à Alfred : « Je t’aimais bien quand nous nous sommes mariés, mais ce sentiment-là n’est pas comparable à celui que j’éprouve maintenant. Les sentiments comme les âmes sont grandis et mûris par les épreuves. » Toutefois, la longueur de la guerre provoque quelques tensions et quelques incompréhensions, à partir de novembre 1916. Revenu en permission, Alfred parait distant parce qu’il est obnubilé par la nécessité de repartir (14/12/1916). Le 2 juillet suivant, il écrit : « Tu ne me fâches pas en me disant que je suis devenu abruti. C’est d’ailleurs la vérité. Comprends un peu ma situation et tu ne t’en étonneras pas. D’abord un abandon complet de toute idée personnelle. Je ne fais que ce qu’on me dit de faire, que je trouve bien ou idiot, je le fais de mon mieux par discipline. » Le 4 janvier 1918, il estime que Le Feu de Barbusse a une couleur « poilue », mais que ce livre donne le cafard car il ne décrit que les mauvais moments.
Pour terminer
Rosa (28/1/1917) a critiqué la réaction tardive du président américain Wilson : « Son message au Sénat, il aurait dû l’adresser au mois de juillet 1914. C’est alors qu’il aurait dû se poser en arbitre. » Le 8 juillet suivant, elle écrit : « Je crois que la guerre finira par une révolution en Allemagne. Ce serait d’ailleurs ce qu’ils auraient de mieux à faire dans leur intérêt. Balancer leur kaiser qui, somme toute, n’est qu’une personne. » Le 5 juillet 1918 : « Se peut-il qu’au 20e siècle, il y ait eu un homme, des hommes assez fous pour déclencher cette tuerie ? Se peut-il que des millions d’autres hommes n’aient pas résisté à l’un d’eux, ni plus fort, ni plus intelligent, seulement parce qu’il se nommait empereur ? Et on vante l’intelligence et la raison humaines ! »
Même si le livre est avant tout celui de Rosa, je terminerai avec une phrase d’Alfred, du 4 novembre 1918 : « A la réflexion, c’est tout de même un temps merveilleux que nous vivons. Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. Après la république russe, voilà que nous allons avoir la république bulgare et la république autrichienne (tchèque, hongroise ou yougoslave ou peut-être même les trois). Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe ! Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. Quel bouleversement tout de même ! »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Bartels, Hans Boike (1886-1955) et Bartels, Maurice (1910-1972)

Conservée aux Archives des Hautes-Pyrénées (cote 9 R 87), la fiche individuelle de l’interné Hans Boike Bartels (enregistré sous l’identité Hans Bernard Wilhelm Bartels) donne les indications suivantes : né le 27 septembre 1886 à Oldenbourg en Basse-Saxe, il est allemand ; marié à une Française et père d’un enfant de quatre ans, au moment où éclate la Première Guerre mondiale, il vit à Paris. Cet employé de banque est alors conduit à Garaison. Au rang des observations, on note : « seul à la colonie, femme et enfant à Herblay (S. & Oise) ».
La fiche de Maurice Bartels, né le 26 avril 1910 à Paris, indique qu’il est arrivé au camp en provenance de la capitale, le 17 juillet 1917, à l’âge de sept ans. Il semble que Hans Boike Bartels ait récupéré la garde de son fils, après avoir fait le choix de retourner en Allemagne. Refusant de l’y suivre, sa femme demande le divorce. Elle écrit dans une lettre : « on épouse un homme, pas sa nationalité ». Une autre lettre adressée par la belle-mère de H. B. Bartels renseigne, elle aussi, sur les profondes déchirures que cause la guerre. L’histoire des Bartels est particulièrement intéressante du point de vue des couples et des familles mixtes.
Les informations qui suivent sont empruntées au témoignage détaillé que nous a fait parvenir en mai 2018 Bernt Bartels, le demi-frère de Maurice, de 27 ans son cadet. Il est possible d’en consulter la version intégrale allemande sur le site « Nomadenerbtümer. Garaison, ein Internierungslager in den Pyrenäen » [Patrimoines nomades. Garaison, un camp d’internement dans les Pyrénées], dont l’un des principaux objectifs est de retrouver des descendants de prisonniers à Garaison et d’en collecter les souvenirs : https://blogs.univ-tlse2.fr/garaison/temoignages/zeugenschaften/bernt-bartels/

Voici ce que nous apprend le témoignage de Bernt Bartels.
Les registres de la paroisse évangélique St. Anna à Großenmeer près d’Oldenbourg en Basse-Saxe attestent la présence des Bartels sur ce territoire depuis quatre cents ans : ils exploitent une ferme. Hans Boike Bartels est le plus jeune d’une fratrie de six frères et une sœur.
Renvoyé de l’école en raison de son appartenance à la confrérie Camera Obscura, il rejoint l’un de ses frères à Londres et y travaille comme apprenti dans les bureaux de la Deutsche Bank. Il fait la rencontre d’une Française, Léona Jonchery, qui devient sa première femme. Le couple s’installe dans la banlieue de Paris. Le second époux de la mère de sa femme, M. Briel, procure un emploi dans son l’établissement bancaire à Hans Boike Bartels. De l’union de Léona Jonchery et Hans Boike Bartels naît Maurice le 26 avril 1910.
À la déclaration de guerre, Hans Boike Bartels est interné au camp de Garaison où il passera « 54 mois », soit 4 ans et demi. La guerre aura eu raison de son mariage avec Léona Jonchery qui meurt, victime d’un accident, peu après la fin de la guerre. Hans Boike Bartels sera néanmoins soutenu, y compris financièrement, pendant toute la durée de la guerre par les époux Briel et ses belles-sœurs, avec qui il restera en contact jusqu’à son décès, au milieu des années 1950.
Quand il quitte le camp pour l’Allemagne, le 15 août 1918, Hans Boike Bartels emporte avec lui plusieurs petites pièces de marqueteries figurant la vie à Garaison. Elles semblent avoir été perdues au cours d’un déménagement, mais Bernt Bartels se souvient notamment d’une miniature de la sentinelle du camp, en pantalon rouge, baïonnette au canon, légendée « L’État, c’est moi. »
Albert Schweitzer, détenu à Garaison avec son épouse de novembre 1917 à février 1918, traite la jaunisse de Hans Boike Bartels avec les moyens à sa disposition, à savoir du cognac. Ce détail bouffon amusa par la suite nombre des amis du malade. Parmi eux, des hommes qu’il avait rencontrés au camp et qu’il ne perdit pas de vue, en particulier Franz Meier, Johnny Büchs, Peter Weber, Hinrich Geerken et Jürgen Toedter.
À son retour en Allemagne, Hans Boike Bartels et son « moutard français », ainsi que le désignaient ses frères, furent assez mal accueillis : en plus de toute le reste, Hans Boike Bartels doit faire face à la défiance et la dureté de ses proches, mais il n’est pas du genre se laisser abattre et rebondit.
Il tente de soigner la tuberculose qu’il a ramenée de Garaison dans un sanatorium de Leysin en Suisse. Il rencontre celle qui, faisant fi des préjugés, devient sa seconde épouse et la mère de leur fils Bernt Adrien Bartels. Le couple vit à Cologne.
Maurice Bartels paraît apprécier cette jeune belle-mère qu’il appelle « Maman ». Pour autant, il préfère retourner en France grandir auprès de ses grands-parents. Les Briels et les Bartels se rendent mutuellement visite. Écartelé entre ses deux cultures, Maurice est toutefois un garçon instable. Ses grands-parents lui lèguent leur maison d’Herblay au 10 boulevard Joffre, un ancien relais de poste, pour au moins lui assurer un gîte.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Maurice (29) combat aux côtés de l’armée française. Il fait l’expérience d’être prisonnier militaire en Allemagne. On le retrouve plus tard à Saigon, où il est employé par la compagnie Air France. Après la bataille de Diện Biên Phu en 1954, il rentre en Europe, dans un triste état et désargenté. Son père le rapatrie à Cologne, afin de le remettre sur pied. Maurice retourne ensuite à Paris et ne donne guère de nouvelles : il écrit avoir « énormément à faire », sans qu’on sache quoi.
Hans Boike Bartels meurt en juillet 1955 des suites d’une mauvaise bronchite. Peu de temps avant son décès, ayant appris que la maison du boulevard Joffre est vendue aux enchères, il écrit à son fils en lui proposant de se porter acquéreur. Maurice ne viendra pas aux obsèques et invoque des affaires délicates qui l’empêchent de quitter Paris. Il renonce à tout droit de succession sur la propriété terrienne des Bartels à Oldenburg, leur unique bien épargné par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Il ne souhaite conserver que la collection de timbres de son père. Sa famille allemande n’entendra plus jamais parler de lui.
Dans les années 1970, son demi-frère Bernt Bartels mène l’enquête dans le 17ème arrondissement de Paris, où Maurice est né. Il apprend son décès à l’hôpital Léopold Bellan le 10 août 1972. La responsable du personnel de la compagnie d’assurance pour laquelle travaillait Maurice Bartels lui confie son dossier. Il se rend à son dernier domicile. Maurice avait soigneusement caché à son voisin qu’il était à demi-allemand et s’était inventé de lointains « parents au Danemark ».
Hilda Inderwildi, Marie Bugelnig, juillet 2018

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Allain, Pierre (1905-1991)

Né à Châteauroux (Indre) le 18 septembre 1905, fils aîné d’un couple de notables catholiques républicains, qui ironisent sur les tendances bigotes de certaines parentes. Son père, Maurice, dessinateur sur tissus, est le principal responsable des Établissements Balsan pendant la guerre. Il doit affronter les problèmes de main d’œuvre, de matières premières, de transport, et l’usine travaille 24 heures sur 24. C’est lui qui a mis au point le nouveau tissu « bleu horizon » (voir ci-dessous).
En 1978, Pierre Allain a retrouvé le cahier sur lequel il prenait des notes entre 1914 et 1918, et il l’a dactylographié en apportant des corrections sur la forme plus que sur le fond, d’après un de ses propos. Ses descendants, l’association ASPHARESD et les éditions Points d’Æncrage ont publié le texte : Le Journal de Pierre, Un enfant de l’Indre dans la Grande Guerre (Éguzon, 2015, 190 pages illustrées de photos de l’auteur, de ses parents, de l’usine, de la ville de Châteauroux).
Il s’agit d’abord du journal personnel d’un garçon âgé de 9 ans en 1914 et 13 ans en 1918. Il raconte ses maladies et leur traitement, cures et vacances, ses petites aventures et mésaventures, ses études et ses lectures (en particulier Danrit). Ses notes sur la guerre peuvent surprendre par leur maturité. Celle-ci s’explique par l’intérêt porté aux discussions d’adultes bien informés (son père et son oncle), par la correspondance d’amis qui sont marin, aviateur et conducteur de tank, par la présence dans la famille du Journal de Genève, bonne source documentaire. Isolé à la campagne en juin 1918, il se plaint de n’avoir à sa disposition que « la feuille de chou locale » (p. 163). Auparavant, il avait suivi de près la bataille de Verdun (p. 82) : « J’ai bien acheté comme tout le monde la carte de la région de Verdun. J’avance ou recule, selon les communiqués, des petits drapeaux. » Afin de comprendre l’importance du canal de Suez pour les Anglais, il se précipite sur un atlas (p. 100).
Il décrit l’arrivée à Châteauroux des blessés, des réfugiés, des prisonniers, puis des Annamites, des Russes et des Américains, et note des bagarres qui opposent les uns aux autres et, parmi les Américains, les blancs aux noirs. Il entend critiquer le grignotage de Joffre par un ami de la famille, combattant blessé venu en convalescence : une tactique consistant « à faire décimer sans gain appréciable des régiments entiers » (p. 54). Il s’intéresse particulièrement à l’expédition des Dardanelles et à l’armée d’Orient, mais aussi à la guerre sous-marine, à l’aviation et à son héros, Guynemer. Le 29 avril 1917, il évoque brièvement les mutineries dans l’armée française (p. 115 : « Ils en ont marre de se faire tuer pour rien. ») Il juge la situation en Russie préoccupante et confuse, ainsi le 4 décembre 1917 (p. 145) : « On dit que Lénine et Kerensky détiendraient le pouvoir. » Le Journal de Genève lui permet de suivre la situation critique en Allemagne (janvier 1918).
Le 11 novembre, le proviseur du lycée vient dans les classes annoncer l’armistice et la levée de toutes les punitions. Ainsi se rejoignent les deux dimensions de ce journal : celle de la description de la guerre mondiale et celle de la vie personnelle de Pierre Allain.
Rémy Cazals, juin 2018
Note : La même maison d’édition a publié la brochure de Louis Descols, La Genèse du drap Bleu Horizon (2014, 40 pages, nombreuses illustrations). Elle montre comment, pour remplacer l’ancien uniforme aux pantalons rouges teints à l’alizarine fournie avant la guerre par la Badische Anilin, on avait d’abord pensé à un drap « tricolore », mêlant du bleu sombre, du blanc et du rouge, puis la proposition de Maurice Allain avait été acceptée : 15% de laine bleu foncé, 50% de laine bleu clair et 35% de laine écrue.
Autre publication des éditions Points d’Æncrage : L’Indre à l’épreuve de la Grande Guerre, catalogue de l’exposition de mai à décembre 2014, publié en 2015, 144 pages très illustrées.
Pour tous renseignements sur les trois ouvrages : jeanpaul.thibaudeau@gmail.com

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Frisch, Viktor (1876-1939)

Né à Vienne dans une famille aisée, Viktor Frisch est un dessinateur et sculpteur autrichien qui connaît la faveur du public comme des médias tout au long de son parcours intellectuel et artistique, tant en Autriche, qu’en France ou aux États-Unis. Ce cosmopolite adopte tôt l’orthographe française et anglaise de son prénom. Élève, assistant et ami d’Auguste Rodin, il signe l’une des premières biographies du sculpteur, qu’il rédige avec Joseph T. Shipley : Auguste Rodin, a Biography (New York, Frederick A. Stokes Company, 1939).
Au moment où éclate la Première Guerre mondiale, il est installé à Neuilly-sur-Seine, avec sa femme et leurs deux filles, toutes trois de nationalité française. La famille est conduite au camp d’internement civil de Garaison, où seul le sculpteur est retenu. Sa famille loge chez l’habitant à Lannemezan. Dès leur arrivée, en septembre 1914, les époux Frisch adressent au préfet des demandes de résidence à Tarbes, en insistant sur l’ascendance polonaise de l’artiste, sur ses liens d’amitié avec Rodin et sur la présence, dans son entourage proche, de valeureux combattants français. Les autorités de Garaison regardent le sculpteur, perçu comme francophile et délégué du comité de bienfaisance et de la section autrichienne du camp, avec une certaine bienveillance jusqu’à ce qu’il soit accusé, en juillet 1916, d’avoir été complice d’une évasion. Il est alors transféré au camp disciplinaire de Noirmoutier, dont il décrit l’enfer dans une lettre à l’Ambassade des États-Unis. Après son retour à Vienne, il participe à la fondation, sous l’égide de Karl Anton de Rohan, du Kulturbund (Union culturelle), afin d’œuvrer au rapprochement des élites nationales européennes. Il part vivre aux États-Unis en 1926. On lui doit différentes statues de Central Park.
Outre les informations tirées de la presse autrichienne entre 1916 et 1922, on peut consulter le dossier de Victor Frisch aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_105).
Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, avril 2018

La presse germanophone mentionne le sculpteur à de nombreuses reprises tout au long de sa captivité et au-delà. À la date du 1er février 1918, le Neues Wiener Journal publie un article intitulé « Intimes von August Rodin. Aus den Erinnerungen seines Schülers Viktor Frisch » [« Dans l’intimité de Rodin. Souvenirs de son élève Viktor Frisch »], qui évoque un texte d’hommage paru initialement dans le Deutsche Internierten-Zeitung de Berne, lors du transit par la Suisse de Victor Frisch.

Dans l’intimité de Rodin
Souvenirs de son élève Viktor Frisch

Auguste Rodin, salué comme le sculpteur le plus important de notre époque, a certes trouvé, à la suite de son décès survenu récemment, d’innombrables nécrologues mais, s’ils ont rendu hommage au grand artiste, ils ne se sont guère souciés de l’homme remarquable et plein d’esprit qu’il était. Les souvenirs du Maître que vient de faire paraître l’un de ses élèves, le Viennois Viktor Frisch, dans le journal des internés « Internierten-Zeitung », qu’éditent à Berne les prisonniers de guerre allemands et autrichiens n’en sont que plus dignes d’attention. Le rédacteur, Monsieur Frisch, vivait à Paris quand débuta la guerre. Il fut interné dans un camp de prisonniers français puis plus tard libéré et rapatrié vers la Suisse. Il y goûte à l’instar de nombreux compagnons d’infortune l’hospitalité d’un pays neutre. Notons à cet égard que Frisch a conçu les plans d’un monument commémoratif qui doit être érigé à Berne en témoignage de la gratitude de ces prisonniers internationaux. Rodin n’était pas un Français de pure souche, comme l’observe Frisch, mais le fils de parents normands : quoique de plus petite taille, un authentique et pur descendant de l’ancienne tribu germanique, qui arrivant sur le littoral du nord de la France en passant par la Suède et la Norvège ne passa sous domination française qu’à la fin du règne de Charlemagne. Physiquement et intimement, c’était une figure germanique dont l’évolution fut toutefois formée et conditionnée par la grande culture romane.
Ses attentes envers la vie demeurèrent modestes, même au temps de la grande opulence qu’il connut dans les deux dernières décennies de son existence. Malgré tout, ses dépenses annuelles dépassaient le million de francs. La plus grande part de cette somme servait à l’acquisition de merveilleux trésors artistiques et à des actions charitables en faveur d’enfants et de jeunes élèves pauvres dont il avait auparavant pris la peine de sonder les cœurs et les reins, et surtout le cerveau.
Le mode de vie du Maître était très régulier et toujours pétri de travail. La simplicité de sa demeure contrastait avec les énormes rentrées d’argent de ses dernières années. Son seul luxe, c’était ses collections, mais il savait diminuer ces dépenses-là en réalisant de gros profits grâce à la vente de toutes les pièces qui ne lui paraissaient pas en accord avec l’esprit de sa collection d’art, et pour lesquelles on lui offrait des sommes exorbitantes. Ses élèves aussi, il les faisait bénéficier, en plus de la sagesse de ses enseignements artistiques, d’une formation commerciale au marché de l’art. En effet, selon Rodin, c’était le seul moyen pour qu’un jeune artiste inconnu puisse soustraire son art à la nécessité de gagner son pain. Et enfin, le négoce d’art n’était-il pas plus l’affaire de l’artiste que celle du marchand d’art qui n’avait en général rien fait d’autre auparavant que jouer en Bourse et vendu de la bonneterie ou de la saucisse. Pour illustrer la manière dont Rodin s’entendait à conjuguer la plus haute simplicité et un luxe royal, Frisch dépeint les impressions collectées à l’occasion d’une visite à la petite villa du Maître qui l’avait convié à sa table. L’aménagement de la salle à manger se réduisait à six maximum huit chaises de paille, dont le bois tendre n’était pas même peint, et à deux tabourets de maçon ou d’architecte. Puis dans la chambre à coucher : « Trois murs nus, dans un coin un lit de camp et une chaise en guise de table de nuit juste à côté et, suspendu en face du lit au quatrième mur, une gravure sur bois du XIVe siècle, la plus belle qu’il m’ait jamais été donné de voir. » Un Christ en croix plus grand que nature, dans ses couleurs originales. Comme l’œuvre était trop grande pour la hauteur du mur, il avait tout simplement fait percer un trou dans le plafond de sa chambre, à travers lequel l’extrémité de la croix montait au second étage. « Élaguer la croix en aurait ruiné la symétrie. » Voilà qu’il pensait sérieusement à faire démolir le mur où se trouvait son lit, et qui séparait sa chambre d’une autre chambre à coucher, pour pouvoir admirer la grande œuvre le matin au réveil avec un plus grand recul, le recul nécessaire. « Ce Christ, me confia-t-il plus tard, avait couté 38 000 francs. Le mobilier de la chambre avec matelas et accessoires 32 francs. »
Et voici un petit exemple de la manière dont il traitait les oisifs flatteurs et les importuns lèche-bottes. Un jour, au beau milieu d’un travail acharné, on annonça au Maître infatigable, travaillant autant qu’un « jeune », la visite d’un « grand critique d’art anglais », Mr. H.
Des raisons d’intérêt matériel forçaient alors Rodin à ne pas éconduire de but en blanc de tels messieurs, mais quand Mr. H. le salua d’un épouvantable flot ininterrompu de creuses flagorneries et de banals dithyrambes à n’en plus finir, l’artiste lui coupa soudain la parole en affichant son plus fin sourire de matois paysan et dit : « Vous me faites grand plaisir avec votre déluge de belles paroles mais vous me causeriez un plaisir encore bien plus considérable et authentique si vous repartiez sur-le-champ. » Ainsi parla-t-il, de nouveau absorbé par son travail, sans plus prêter la moindre attention au scribouillard anglais, planté-là, bouche bée.
Une autre fois, c’était une lady m’as-tu-vue qui avait eu l’étrange idée de se faire assister par son valet de chambre « en livrée » pour venir voir les œuvres de Rodin. Aussitôt apparut à la commissure des lèvres et au coin des yeux de l’artiste un sourire goguenard. Avec la mine la plus naïve du monde et le plus grand sérieux, il se fit un devoir d’expliquer au laquais anglais, les bras chargés de la fourrure de sa maîtresse, à la fois ses œuvres et les idées tantôt philosophiques tantôt poétiques qui s’exprimaient à travers elles. Et la lady de devoir suivre comme une bonniche.
Pour finir, Frisch raconte une petite histoire montrant bien la part de naïveté chez l’artiste qu’était Rodin.
Lorsque je le rencontrai tôt le matin au jardin, il me dit, le visage rayonnant de joie : « Descendez vite à l’étang aux cygnes. J’y ai placé une nouvelle statue merveilleuse que j’ai reçue hier de Grèce. » Je pus voir de loin la petite Vénus sur son socle de marbre à gauche de l’étang, mais une ceinture rouge vif qui la coupait à la taille me frappa également de loin, une ceinture qui, de près, se révéla être l’un de ces affreux grands mouchoirs rouges de Normandie. Puis Frisch dit au Maître : Splendide! Mais dites-moi, à quoi sert votre mouchoir rouge ? — Rodin de répondre : Le ventre de la statue n’est pas en proportion de son anatomie générale et il gâche tout ! Depuis lors, la statuette à la sangle se dresse près de l’étang aux cygnes de Meudon, la magnifique propriété de l’artiste.

Traduction inédite par Margot Blavit-Zitte, Julie Bouchet, Marie Deltheil, Alessia Garofalo, Clara Hesseler, Alizée Humeau, Claire-Marine Marouby, étudiantes à l’université Toulouse 2-Jean Jaurès

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De Bock, Georgette (1901-?)

1. le témoin
Née en 1901 à Onnaing (Nord), Georgette De Bock est la fille d’un représentant-livreur d’une maison de gros en articles de ménage à Denain (Nord). En août 1914, à treize ans, elle fuit devant l’avance allemande; rattrapée à Denain, elle et sa famille vont ensuite à Lille, où ils assistent au bombardement d’octobre, puis ils reviennent à la campagne, dans le Hainaut occupé. Le père réussit à quitter la région avec des mobilisables. La mère et la fille sont rapatriées par la Suisse à la fin de 1915, et passent le reste de la guerre à Boulogne-sur-Mer auprès du père, mobilisé auprès des Anglais. Georgette a plus tard exercé les métiers de modiste, de commerçante, puis a travaillé dans le secteur de la blanchisserie.
2. le témoignage
Le Nord de mon enfance, récit auto-édité de Georgette De Bock, publié en 1977 (176 p.), contient les souvenirs de jeunesse de l’auteure, depuis sa petite enfance jusqu’au mois de décembre 1915, le récit s’arrêtant lorsque l’adolescente et sa mère sont rapatriées en France non-occupée. Elle indique qu’elle a commencé à écrire au début de 1916, alors qu’elle avait quatorze ans et demi, sur des cahiers d’écolière. Le récit de la guerre occupe les pages 85 à 176, Georgette a alors de douze à quatorze ans.
3. Analyse
Ce récit attachant, partagé entre la ville minière et industrielle de Denain et Onnaing, le village de ses grands-parents, évoque d’abord la petite enfance, avec par exemple le souvenir vivace des dragons, qu’elle observe de sa fenêtre, rangés sur la place lors des grèves de 1906. Dans une évocation vivante de ce que pouvait être la vie à la campagne entre Valenciennes-Denain et la Belgique du Borinage vers 1914, l’auteure cite par exemple ses tantes, pour qui « elle était la seule enfant de la famille », et pour qui, quittant rarement leur village «elle était la gaîté, les histoires de la ville, les nouvelles chansons et surtout l’enfant qui savait parler français et que l’on aimait présenter aux amies. » (p. 79). A partir du 20 août 1914, elle décrit l’exode des Belges et la panique qui s’empare de la famille à Onnaing, parce qu’une femme belge a raconté à la grand-mère que plusieurs jeunes filles avaient été enlevées et malmenées par des soldats. La famille fuit vers Denain, sur une charrette, avec les tantes qui ont revêtu leur lourd costume du dimanche (24 août…), et deux grands sacs de poules et de lapins vivants, qui mourront tous d’asphyxie pendant le trajet. Les Allemands les rattrapent à Denain le lendemain 25, et elle témoigne de sa fenêtre « Moi j’étais médusée : je me représentais les Allemands d’après les images du livre de « Hansi », c’est-à-dire ronds comme des barriques, et je les trouvais plutôt normaux. » (p. 98).
Son père, qui depuis début-août gardait une petite gare avec des territoriaux, a réussi à échapper aux Allemands qui l’ont dépassé (uhlans et compagnies cyclistes) ; il essaie de revenir à Denain, déguisé en ouvrier agricole. Sa fuite vire au calvaire à Douchy-les-Mines : il rencontre un groupe de cavaliers allemands qui, le prenant pour un domestique de ferme, le forcent à pomper à l’abreuvoir pour une file de chevaux toujours renouvelée. Avec la peur d’être découvert, la fatigue et la chaleur, il manque de s’évanouir ; il réussit à s’éclipser dans un bâtiment avec le fermier propriétaire, c’est-alors qu’ils entendent des cris dans la rue. Georgette retranscrit le récit de son père : «la femme de mon compagnon, qui était sur le seuil, crie quelque chose à son mari, mais en pleurant si fort que je n’ai rien compris… Son mari me prend par le bras en m’entraînant vers la cour et me crie « Sauve qui peut ! » » (p.104). Le père de l’auteure s’enfuit, finit par s’aplatir dans un champ de luzerne, au bout duquel il y a un chemin de terre qui conduit à un ancien four à chaux. « Les cris et les pleurs allaient en s’amplifiant, je me demandais ce que cela pouvait signifier quand, sur le chemin au bout de mon champ, je vis passer un groupe d’une douzaine de personnes dont beaucoup étaient de tout jeunes gens, presque des gamins, encadrés par des Allemands en armes. Je ne réalisais ce qui se passait qu’entendant la salve d’exécution suivie d’un grand silence…Prostré, je perdis la notion du temps et je ne repris conscience qu’en fin d’après-midi. » (p. 104). E. Carlier (1920), qui a une notice au CRID, et F. Rémy (2014), ont montré que ces civils sortis de leurs habitations (dix en fait, six ont 36 ans et plus, mais trois ont 17, 18 et 19 ans, ont été fusillés par les Allemands en représailles à un tir, sur leurs arrières, de territoriaux garde-voie en train de se replier.
Le père part vers l’ouest pour se faire réincorporer, et réfugiées à La Madeleine, un faubourg de Lille, Georgette et sa mère assistent au bombardement de la ville qui précède sa reddition (12 octobre ici daté par erreur 25 octobre). « Certains [des rares passants] disaient que c’était tout le centre commercial qui brûlait…. D’autres d’un grand geste disaient « tout brûle » et tante Maria se désolait en pensant à sa sœur Sidonie. La jeune dame disait son chapelet et Maman lui répondait. » (p. 123). Lorsque les Allemands occupent durablement le centre du département, la famille repart à Onnaing, et le récit se poursuit avec les difficultés de ravitaillement, et les désagréments liés au logement forcé de soldat allemands. Mention est faite de l’âpreté des occupants, qui contrôlent tous les aspects de l’économie agricole : « des réservistes d’origine paysanne, venus d’Allemagne, étaient nommés chefs de culture, et surveillaient tout… » (p. 141).
La fin du recueil de souvenirs évoque le rapatriement vers la France à travers la Suisse, et l’intérêt réside dans un récit documentaire, réalisé avec le souci du détail, pour une aventure vécue par de nombreuses femmes et enfants de la zone occupée. Sont évoqués d’abord le fait que les premiers évacués, souvent les plus misérables, sans ressources et donc des bouches inutiles pour les Allemands, appréhendaient beaucoup le déplacement, eux qui n’avaient jamais voyagé : « il serait superflu de raconter les drames que l’arrachement brutal de ces personnes tirées de leur milieu d’origine provoquèrent. » (p. 143). D’abord craint, le transfert devient peu à peu désiré, mais Georgette et sa mère sont plusieurs fois rayées des listes, n’étant ni de famille nombreuse, ni inscrites au bureau de bienfaisance. Elles finissent, contre dédommagement financier, par se faire inscrire à la place d’une famille pauvre et sont alors assaillies par des connaissances, qui leur donnent des adresses, pour transmettre de leurs nouvelles à des proches de l’autre côté : c’est évidement strictement interdit, et la fouille au corps dans la zone de quarantaine est particulièrement minutieuse (chignons particulièrement examinés). L’auteure met les adresses « dans sa tête »: « C’est de cette façon que j’ai appris 22 adresses par cœur, et chaque jour, Yvonne me faisait réciter ce que nous appelions « la litanie des Saints ». (p. 147). La quarantaine avant le transfert, vécue dans une école de Denain, dure une quinzaine de jours, et Georgette se lie avec une jeune femme: « A la déclaration de guerre, elle était jeune mariée, mais sachant que son mari, boiseur aux mines, était sapeur au front, elle voulait aller le retrouver pour ne pas qu’il l’oublie. » (p. 151). Vient ensuite un voyage pénible en train qui dure trois jours et l’accueil des infirmières suisses leur donne l’impression d’arriver dans un pays de cocagne : « là aussi, ce qui eut le plus de succès, ce fut le savon de toilette. Il était si rare dans le Nord. » (p. 161). Ayant eu ensuite l’autorisation de rejoindre Boulogne-sur-Mer, elles se retrouvent isolées toute une nuit à Paris, dehors dans le quartier de la gare du Nord, et se font voler par un faux-logeur, semble-t-il spécialisé dans l’escroquerie des réfugiés isolés. La réunion de la famille finit par avoir lieu et le père clôt le récit : « la guerre est une chose horrible, dit mon père, que Dieu fasse qu’il n’y en ait plus jamais. »
Vincent Suard mars 2018

Il existe un tome 2 pour le journal de guerre de Georgette De Bock, avec pour titre « Le Pays de ma jeunesse », il a été publié à compte d’auteur en 1979 (163 pages). Ce volume raconte la suite chronologique du « Nord de mon enfance », après que, par la Suisse, la famille ait rejoint le père qui avait un poste de régulateur à la gare de Boulogne-sur-Mer. Le récit, toujours agréable à lire, est moins intéressant en ce qui concerne le témoignage sur le conflit. Pour la période 1916 – 1918, il décrit la vie à Boulogne, l’école (cours complémentaire à quinze ans), les nombreux Anglais visibles dans la ville, et les bombardements aériens de plus en plus dangereux : elle a deux amies de sa classe qui sont tuées par une bombe en 1918. Elle évoque à la fin de cette année la visite de Denain, dans une maison sinistrée, et les retrouvailles avec la famille à Onnaing. Lorsqu’elle revient pour un temps à Boulogne (décembre 1918 – janvier 1919), elle évoque les prisonniers français rapatriés qui ont pris la place des Anglais dans les camps  (p. 119) : « Ils débarquent dans le port par pleins bateaux et ils doivent faire un stage sanitaire avant de regagner leur région d’origine, car affaiblis et malades, ils sont une proie facile pour une nouvelle épidémie appelée « grippe espagnole ».

V. S. octobre 2020

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Büchs, Johannes-Franz (1878-1963)

De nationalité allemande, le sculpteur Johnny Büchs vit à Paris depuis près de vingt ans, quand éclate la Première Guerre mondiale. Cet amoureux de Montparnasse et de la cité des arts connaît alors, avec sa femme Jeanne (elle aussi allemande) et ses deux fils, le sort de prisonniers civils. Évacués de la Dordogne, ils arrivent au camp de Garaison par Monléon-Magnoac (Hautes-Pyrénées) en 1915. Le passage du sculpteur dans cet ancien couvent reconverti en camp d’internement est attaché à l’image d’une statue de faune païen, érigée sur la fontaine de la grande cour de l’appel (cour des Apostoliques) et considérée comme un blasphème par les ecclésiastiques vivant encore à Garaison. En janvier 1917, traumatisé et malade, Johnny Büchs est transféré en Suisse, dans un camp d’internement sanitaire. Une fois guéri, le sculpteur recommence tout de zéro dans le canton d’Argovie où il peut acquérir dès 1926 un vaste atelier.

Le Fonds des Pères de Garaison conservé aux Archives diocésaines de Tarbes et Lourdes comporte d’intéressantes photographies en rapport avec Johnny Büchs et ses œuvres.
C’est le descendant d’un codétenu ami du sculpteur qui nous a transmis l’oraison funèbre de l’artiste, prononcée par le prêtre Arnold Helbling le 5 janvier 1963. Grâce à ce document traduit et retranscrit ci-dessous, il est possible de reconstituer certains pans de l’histoire du sculpteur, avant et après l’internement à Garaison. Il nous a également transmis des photos d’œuvres de Büchs, dont l’une figure la tête de Maurice Bartels.
Nota : Né le 26 avril 1910 à Paris, Maurice Bartels est le fils d’un employé de banque, lié d’amitié avec Johnny Büchs. Il arrive au camp à l’âge de 7 ans, le 17 juillet 1917, il y rejoint son père présent à Garaison depuis 1914.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Johnny Büchs est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, février 2018

« Mes chers frères et sœurs unis par le deuil,

Il a plu à notre Seigneur qui régit la vie et la mort de rappeler auprès de lui pour l’éternité Johannes Franz Büchs, dénommé Johnny Büchs, sculpteur académique, domicilié dans la Schönenwerderstrasse en la ville d’Aarau.
Il est mort au terme d’une vie longue et bien remplie, pleine de rebondissements, à un âge vénérable, un peu plus de 84 ans.

Johnny est né le 26 septembre 1878 à Dresde, alors capitale du royaume de Saxe et protectrice des arts. C’est là que s’éveilla son goût pour l’art au contact des splendides édifices baroques et rococo de la ville et des célèbres chefs-d’œuvre de la Dresdener Galerie. Sa forte inclination à saisir personnages et objets sur le mode plastique l’orienta naturellement vers la sculpture et le poussa à entreprendre des études aux Beaux-Arts de Dresde, qu’il poursuivit à Munich, ville des muses et versée dans les arts, résidence du roi de Bavière.

Sa formation terminée, il se rendit à Paris, cette métropole cosmopolite, où il tint son atelier durant dix-huit ans comme artiste indépendant ; il sut s’y imposer dans le débat stimulant avec maints autres artistes plasticiens, il s’y vit confier de belles réalisations, valorisantes, et il put y développer toutes les promesses de son talent. Ces années à Paris devaient demeurer les meilleures de sa vie. Il y acquit une maîtrise remarquable et reconnue comme telle. Puis, la Première Guerre mondiale éclata soudainement. Avançant à toute allure, les armées allemandes menacèrent bientôt Paris. Ressortissant allemand, Johnny connut dans son pays d’accueil le sort de prisonnier civil. Après la bienheureuse éclaircie des années d’avant-guerre, son âme éprise de paix eut du mal à supporter cette période d’épouvantable tonnerre martial. Il dut abandonner ciseau et marteau, et il tomba malade. C’est à la faveur d’un échange de prisonniers que ce patient arriva ensuite en Suisse à Schinznach-Bad qui accueillait un camp d’internement. Mais il n’avait eu d’autre choix que laisser derrière lui, en France, toutes ses œuvres datant de cette période de création si féconde. Cela lui fit mal, comme s’il s’était agi d’une partie de lui. Ainsi ses œuvres, innocentes victimes de la guerre, furent-elles détruites ou tombèrent dans l’oubli. Il était donc nécessaire de repartir de zéro, et dans de toutes autres conditions. Après sa guérison, Johnny alla s’installer à Niederlenz où il put reprendre la sculpture au bout de longues années de maturation psychique.

[…]

Je ne saurais pas dire grand-chose de la vie privée de Johnny Büchs. Il s’était jadis marié à Berlin et avait fondé une famille. De son union naquirent deux fils, René et Marc, qui vivent tous deux en Amérique. Ce fut une immense joie pour ce vieux grand-père souffrant d’un très fort asthme de pouvoir peu avant Noël faire la connaissance de son petit-fils et sa femme, ainsi que de son arrière-petite-fille, et de les recevoir dans son foyer. Il en avait toujours rêvé. Eux étaient venus en Europe depuis Oakland en Californie, spécialement pour rendre visite à leur cher grand-père et arrière-grand-père. Cela devait être son ultime grande joie ici-bas. Car au second jour de la nouvelle année, une insuffisance cardiaque eut raison de cette vielle âme fatiguée. »

Extrait de l’oraison funèbre de Johnny Büchs par le prêtre Arnold Helbling (5. 1. 1963)
Traduction inédite par Hilda Inderwildi

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Pretzfelder, Max (1888-1950)

Max Pretzfelder est un artiste peintre et dessinateur juif, né à Nuremberg (Bavière) et mort à Los Angeles (Californie). Il est surtout connu pour avoir été le décorateur-costumier du cinéaste autrichien Georg Wilhelm Pabst. Séjournant à Paris au moment de la déclaration de guerre, en août 1914, l’artiste est interné au camp de prisonniers civils de Lanvéoc (Finistère) jusqu’en décembre 1917, puis il obtient son transfert au camp d’Île Longue, où s’est organisée une vie culturelle dense autour de Pabst et Leo Primavesi. Pretzfelder participe à leurs mises en scènes de théâtre et aux actions éducatives de la bibliothèque du camp, tout en réalisant de nombreux croquis d’internés ou de paysages et en illustrant les textes qu’il écrit. Il contribue également au journal édité dans l’enceinte du camp Die Insel-Woche [La semaine de l’île] et forme le projet d’alimenter une chronique en sollicitant des écrivains tels que Rainer Maria Rilke ou Karl Wolfskehl, afin de ne pas perdre le lien avec l’Allemagne intellectuelle. Mais les conditions d’internement se détériorent : les courriers sont suspendus, la presse est interdite, une épidémie de grippe espagnole se déclare. Pabst quitte le camp avec les non Allemands, en mai 1919. La signature du traité de Versailles n’apporte aucun changement pour Pretzfelder : il s’évade donc dans la nuit du 30 au 31 août 1919, avec l’intention de gagner Madrid où vit sa sœur aînée, Lilli. Une brève nouvelle intitulée Flucht [Évasion] relate cette tentative. Après sa libération du camp de Garaison (Hautes-Pyrénées), l’artiste rejoint sa sœur Anna à Berlin. Il se rend souvent aux Baléares, où il apprécie de peindre et où l’on apprécie sa peinture, que la critique compare à celle de Joaquin Sorolla. Devant la montée du nazisme, l’artiste prend le chemin de l’exil dès 1932, en France d’abord, puis aux États-Unis à partir de 1935. Naturalisé américain au début des années 1940, il y vit, relativement oublié, jusqu’à sa mort à Santa-Monica.
La copie que nous avons pu consulter n’indique pas de date précise pour le récit auto-illustré Flucht. Mais Max Pretzfelder lui ajoute une coda dans le texte qu’il adresse à son ami Karl Wolfskehl en 1929, dont nous citons une phrase ci-dessous. Le protagoniste de l’histoire se nomme Georg – probablement en souvenir de Pabst. Comme son héros, l’artiste est arrêté à Hendaye (le 2 septembre 1919) et transféré au camp de Garaison. Le récit s’arrête au moment où Georg parvient dans ce nouveau camp. Il se termine sur un hasard cocasse qui le relie à la prison de Hendaye, où l’artiste s’est acquis la faveur des gardiens en faisant leur portrait : « M. Raoul Dupuis, le premier des gardiens qu’il avait dessinés, l’accompagna lors du voyage à son nouveau camp ; là-bas, on le présenta à M. Dupuis, le directeur, comme faisant partie des moins crapules. » Max Pretzfelder est interné à Garaison du 6 septembre au 17 octobre 1919.
C’est Ursula Burkert, fille de l’interné civil Carl Röthemeyer et auteure de l’ouvrage Fernab des Krieges : Das Leben des Carl Röthemeyer im Internierungslager Île Longue [Loin de la guerre : la vie de Carl Röthemeyer au camp d’internement d’Île Longue] qui a transmis les différentes versions de la nouvelle Flucht (Cinémathèque de Berlin, fonds G. W. Pabst, et Literaturarchiv Marbach, fonds K. Wolfskehl) à Christophe Kunze pour l’association Île Longue 14-18 : http://www.ilelongue14-18.eu/ (consulté le 9 janvier 2018).
Nota : En 1914, Carl Röthemeyer est étudiant aux États-Unis. Il est arrêté au large de Brest sur le Nieuw Amsterdam à bord duquel il tente de rejoindre son pays pour s’engager dans l’armée allemande. Il est emprisonné à Île Longue où il côtoie notamment Leo Primavesi et Max Pretzfelder.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Max Pretzfelder est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, janvier 2018

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Witte, Friedrich Johann (1874-1940)

Né à Bielefeld en Rhénanie-Westphalie, l’Allemand Friedrich Johann Witte, dit Frédéric Witte ou Witté, travaille comme interprète à l’accueil d’un hôtel de luxe parisien, quand éclate la Première Guerre mondiale. Avec sa compagne, Louise Toulliou, originaire de Quimperlé dans le Finistère Sud, il habite successivement Paris, Courbevoie puis Colombes. Ces époux sont un exemple du douloureux destin ordinaire des couples franco-allemands durant la première moitié du XXe siècle. Ils n’ont pas eux-mêmes livré de témoignages formels. C’est Michèle Witté, petite-fille de Frédéric et fille de François Witté, qui se dédie à reconstituer l’histoire de cette famille entre la France et l’Allemagne.
De l’union libre de Louise et Frédéric naissent trois premiers enfants, Frédéric Jean (1903), Rodolphe (1908) et Simone (1912). Frédéric Witte arrive le 7 septembre 1914 au camp de Garaison par Monléon-Magnoac, dans les Hautes-Pyrénées. Installé dans les locaux vacants d’un collège religieux, ce camp          « accueille » depuis le jour de son ouverture jusqu’en 1919 quelque 2130 internés : Allemands, Autrichiens, Ottomans, mais aussi Alsaciens-Lorrains, Polonais ou Tchèques, ressortissants des puissances alors en guerre contre la France – parmi eux le docteur Albert Schweitzer et son épouse. L’objectif consiste principalement à retenir les hommes mobilisables, susceptibles de grossir les rangs des armées ennemies si on leur permettait de rentrer dans leur pays. Tel est le cas de Frédéric Witte (40 ans).
Sa famille est restée en région parisienne. Privée de ressources après le départ forcé de son compagnon, Louise décide de rejoindre le père de ses enfants et de se faire admettre au camp, où elle se présente le 7 août 1915. Le préfet accède à sa requête trois jours plus tard au vu de sa situation précaire. Toutefois l’ainé des enfants, Frédéric (Fritz/Jean, 12 ans) demande très vite à quitter le camp pour pouvoir vivre chez sa tante Jeanne. Celle-ci réside alors à Montluçon et son mari, le capitaine François Mercier, ainsi que son fils Patrice, combattent au front. Fritz écrit à son cousin, dans une lettre datée du 15 octobre 2015 qu’il souffre d’être « interné à Garaison comme boche ! » Le capitaine Mercier s’étant engagé à élever son neveu « avec des sentiments français, qu’il a déjà », Fritz est autorisé à quitter le camp le 18 décembre 1915, mais il devra y revenir après le décès de son cousin qui survient le 15 mai 1917. Dans l’intervalle, la vie continue pour les internés, adoucie par les mandats qu’envoie régulièrement la tante. Un garçon naît à Garaison le 7 juillet 1916, François Patrice vivra ses premières années au camp. Les parents se marient le 17 septembre 1917 à la mairie de Monléon-Magnoac. La demande de rapatriement que dépose la famille en vertu des accords concernant les échanges de prisonniers ne peut aboutir. En conséquence, les Witte demeurent à Garaison jusqu’à la fin de la guerre. Dans une note confidentielle du directeur du camp, on peut lire à propos de Frédéric Witte : « très correct, mais il a gardé quelque chose de son origine – nous ne le croyons pas de cœur avec nous ». À sa libération, celui-ci veut retourner dans son pays natal, pour échapper à la France qui l’a maltraité. Après avoir confié leurs trois aînés à Jeanne, les époux Witte partent en Allemagne avec le petit dernier. Ils n’y sont pas les bienvenus : Fréderic est regardé comme un paria ayant fui l’Allemagne, marié à une Française, de surcroît. Un cinquième enfant, Richard, naît à Essen en 1920, puis les Witte font l’acquisition d’un « bar-tabac » dans les locaux de la gare de Bad Godesberg. En 1930, François vient à son tour vivre chez sa tante à Lorient. Les Witte, qui regrettent la vie parisienne et s’inquiètent de la montée du nazisme, songent à rentrer en France. Ils se réinstallent à Paris en 1934. Leurs aînés ont entre-temps fait carrière dans l’armée française. Jean deviendra colonel, son frère Richard, capitaine. L’ancien interné de Garaison, naturalisé français à l’automne 1937, ne le saura pas : il meurt à Paris le 4 février 1940.
Les formulations entre guillemets renvoient au dossier de Frédéric Witte (9_R_139) aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées.
Le témoignage de Michèle Witte est à paraître en allemand (également consultable en français) sur le site web du programme de recherche toulousain            « Nomadenerbtümer » [« Patrimoines nomades »].

Hilda Inderwildi, janvier 2018

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Courouble, Lucienne (1885-1956)

Le témoin
Lucienne Courouble, née Mercier (1885-1956), a deux jeunes enfants (2 ans et 6 mois) au moment de l’occupation d’Etroeungt (Nord) en 1914. Elle est l’épouse du brasseur mobilisé Adolphe Courouble (voir ce nom), tué en 1915, et qui a lui-même laissé un journal de guerre et un recueil de correspondance. Elle fuit l’arrivée des Allemands avec son père et ses enfants du 26 août 1914 au 5 septembre, mais rattrapée par le front, elle revient à Etroeungt où elle restera en zone occupée toute la guerre. Veuve de guerre, elle tiendra ensuite une épicerie-mercerie au village dans l’entre-deux-guerres.
Le témoignage
Lucienne Courouble a tenu un journal de guerre et d’occupation pendant tout le conflit; il a été retranscrit par Michel Decaux et Etienne Courouble, ses petits-fils, et est disponible sur le site « Chtimiste » n°169. Mentionnant les mouvements de troupes, c’est un document dangereux pour sa rédactrice et les originaux ont été recouverts de papier-peint et perforés, ce qui laisse à penser qu’ils ont été dissimulés. La version retranscrite sur papier occupe 60 pages format A4. Les notations journalières sont importantes en août- septembre pour raconter la fuite devant les Allemands, puis à l’automne 1914 (combats – espoirs de libération). A partir de 1915 et jusqu’à la fin, les notations se font plus brèves, en général de 2 à 5 lignes par jour.
Analyse
Après la narration de sa fuite et de son retour, Lucienne Courouble tient avec minutie la chronique journalière de l’occupation d’Etroeungt, en consignant toute une série d’informations, qui concernent les Allemands et leurs exigences, la vie quotidienne, des anecdotes locales ou encore les espoirs et les craintes de la population occupée. L’auteure, habitant au bord d’une route nationale passante, consigne tous les mouvements de troupes, d’automobiles ou de prisonniers auxquels elle assiste; elle note l’intensité du son du canon, l’apparence des troupes qui reviennent du front. Elle décrit la mise à l’heure allemande du village (au propre comme au figuré) et tient aussi la chronique précise des réquisitions de l’occupant, en bétail, denrées agricoles, mais aussi en taxes et corvées de travail. Après l’évocation du démontage de la brasserie, chaque nouvelle exigence est décrite, les plus récurrentes concernant les métaux, mais pouvant aussi être des bouteilles en cave ou une lourde taxe sur les chiens : « C’est fait, Folette n’est plus. Mieux vaut la tuer plutôt que leur donner 60 francs. Jusqu’à nouvel ordre, les chiens à attelage sont exemptés de taxe (31 juillet 1915) ». La chronique recopie les exigences de l’occupant affichées au bourg, et insiste sur les préoccupations alimentaires (état de la farine, pénuries, livraisons sporadiques). Informée par les communiqués allemands et la Gazette des Ardennes, L. Courouble rapporte les nombreux bruits, en général porteurs d’espoir, qui circulent dans une population sevrée de nouvelles vérifiables. Certaines rumeurs sont récurrentes (la reprise de Lille), fantaisistes, « On prétend que 4000 Anglais débarquent tous les jours à Hambourg mais nous n’y croyons pas. (février 1915)», mais présentent aussi parfois une confusion intéressante, 13 décembre 1914, « les facteurs de Lille disent y avoir vu des collégiens allemands de 15 et 16 ans, vêtus de leurs uniformes, recouverts d’un manteau et munis d’un casque, venus, leur-a-t-on dit, étudier à Paris. 5000 de ces pauvres gosses auraient péri à Ypres. » L’auteure évoque aussi souvent les « évacués », et cette désignation concerne deux groupes bien distincts. Ce sont d’abord les civils, femmes, enfants et hommes âgés, incités assez tôt par l’occupant à repartir vers la France non-occupée par la Suisse. Les autres évacués sont des populations françaises de l’arrière-front allemand (Somme, Oise, Aisne) expulsées plus loin vers l’intérieur. La publication en 2013 du journal de guerre de Virginie Pottier (Guillaume A. et Hardier T., Edhisto) nous montre cette évacuée de l’Oise relogée à Etroeungt. La teneur de ses écrits (bruit du canon, mouvements de troupes, problème de ravitaillement) est très proche de celle de L. Courouble. Les deux journaux évoquent aussi ensemble, par exemple, la mention début mars 1917 de plusieurs apparitions de la Vierge à des enfants à Liessies (Nord), cette dernière annonçant une fin des hostilités imminente, prévue pour le 20 avril 1917.
Sur le plan personnel, le journal de L. Courouble est très sobre, les mentions concernent soit un progrès d’un des enfants (marche, dent…), soit l’inquiétude à propos de son mari. Si elle indique le 11 août 1915 : « un an aujourd’hui qu’Adolphe est parti et un an sans nouvelles. », à la fin du mois elle a enfin des nouvelles par des prisonniers, dont son beau-frère Jules. Son moral va mieux à l’automne et alors qu’Adolphe a été tué le 25 septembre 1915, porté disparu à son unité, elle écrit un mois plus tard : « bonnes nouvelles d’Adolphe, a passé 6 jours chez les Faure au 15 septembre, a reçu le portrait des enfants. ». Par la suite, des mentions témoignent de l’attente et de l’incertitude, comme le 21 octobre 1916 (deux ans de séparation, un an après sa disparition) : « Dépêche Fabre : ne dit rien. Encore besoins, santé, nouvelles. Que penser ? », ou en juillet 1917, « pas de nouvelles d’Adolphe, ils cachent la vérité sûrement ! » En effet si les frères d’Adolphe sont à peu près sûrs que le disparu a été tué, l’éloignement et la difficulté de communication avec la zone occupée leur permettent de rester évasifs avec leur belle-sœur. Le journal montre bien par ailleurs que si les communications par-delà le front sont sporadiques, il n’y a pas d’étanchéité absolue : 2 juillet 1917 « Arrive une soixantaine de dépêches certaines vieilles d’un an. Beaucoup disent à leur femme de partir. » (c’est-à-dire de se faire évacuer par la Suisse).
L. Courouble réside dans une zone de combat active à l’extrême fin des hostilités, mais ne veut surtout pas être chassée vers la Belgique, dans une ambiance de cohue aggravée par la grippe espagnole, avec le flot des réfugiés repoussés vers l’arrière par la retraite allemande: 20 octobre 1918, « Nous sommes maintenant 5000 personnes [au bourg]. Les évacués meurent sans cesse : 4 enterrements à la fois demain. » Elle réussira à rester à Etroeungt jusqu’à l’Armistice.

Vincent Suard, juin 2017

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