Bauty, Edouard (1874-1968)

En Alsace reconquise. Impressions du front 1915, Édouard Bauty, Paris, Berger-Levrault, 1915, 63 p.

Résumé de l’ouvrage :
Journaliste, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, Édouard Bauty participe à une visite sur le front des Vosges en août et septembre 1915. Son périple l’amène d’abord dans le secteur du Ban-de-Sapt, rencontrant les prisonniers allemands capturés après la reprise de La Fontenelle le mois précédent, puis en Alsace, dans les secteurs de Thann et du Hartmannswillerkopf. Ses tableaux descriptifs de ces secteurs de la guerre de montagne et des hommes qui la font ont été publiés dans son journal sous le titre Sur le front d’Alsace et en parallèle dans un opuscule enrichi de dix documents photographiques avec cette préface : « On y trouvera des impressions rendues avant tout avec le souci de la sincérité, une sincérité scrupuleuse devant être la première des préoccupations de quiconque écrit. Elles peuvent avoir, à ce titre, une certaine valeur documentaire. Elles montrent, notamment, que la guerre n’est pas toujours ce que l’on croit. Ainsi, toute la première partie de ce récit d’un voyage au front est remplie de tableaux de paix et il faut arriver à la seconde, qui conduit sur la ligne la plus avancée de combat, pour se voir mêlé à une existence mouvementée et dramatique. Ce contraste est une des caractéristiques de la guerre actuelle. Il convenait peut-être de s’efforcer de le fixer avec exactitude ».


Éléments biographiques
:

Édouard Bauty est né le 13 avril 1874 à Lausanne (Suisse). L’Observateur suisse, dans une courte nécrologie datée du 11 octobre 1968, précise qu’il a fait des études de théologique avant de devenir journaliste. Il est correspondant suisse à Paris ainsi que, pendant 75 ans, au Journal des Débats (1789-1944). Il est aussi dessinateur, caricaturiste, illustrateur et peintre (cf. la couverture de son ouvrage En Alsace reconquise). Il devient rédacteur en chef de La Tribune de Genève, journal fondé en 1879 et dont le premier numéro paraît le 1er février, ce de 1911 à 1918, remplaçant Alfred Bouvier. Il est lui-même remplacé par Edgard Junod, jugé plus francophile encore. Son article dans En Alsace reconquise ne démontrait par immédiatement pourtant une germanophilie exacerbée immédiatement décelable et ses liens avec Edmond de Pourtalès, notamment pour, en 1917, régler le cas d’Edmond Privat, correspondant autrichien de La Tribune jugé par trop austrophile, milite pour la réelle identification de ce journal en ce sens, dans une terre si centralement tiraillée entre les deux grands blocs en opposition. Édouard Bauty meurt le 4 septembre 1968 à Genève.

Commentaires sur l’ouvrage :
Par son avant-propos révélant que cet opuscule a d’abord été publié par la Tribune de Genève, ces « impressions de guerre », qui ont l’apparence d’un témoignage, sont plutôt des tableaux journalistiques, mâtinés de propagande militaire francophile, délimitant ainsi par trop leur intérêt testimonial. Celui-ci existe toutefois comme un rapport verbalisé d’un de ces « voyages d’études » comme la guerre en a provoqué des centaines pour tout autant de journalistes, d’observateurs militaires, politiques ou de personnalités qui ont multiplié ces visites au front afin de sentir le « souffle de la guerre ». Lors d’une approche en première ligne à HWK, ne dit-il pas : « Nous nous contentons du reste, fort bien de leurs balles qui ne nous causent aucun mal et qui font à nos oreilles une musique presque agréable » ! (p. 48). Sa vision du camp des centaines de prisonniers de la contre-attaque de juillet 1915 à La Fontenelle est toutefois intéressante (page 19) mais elle n’est pas exempte de tableaux d’une guerre d’un civil qui vient au front comme il va au zoo, se nourrit de la vision que l’on veut bien lui servir, et dont la véracité est bien entendu sujette à caution. Ainsi, sur le HWK, il entend, à l’été 1915, lors que ce champ de bataille connaîtra la guerre de décembre 1914 à janvier 1916, cette annonce surréaliste de l’officier qu’il fait visiter a la délégation : « vous remarquerez, Messieurs (…) que l’on ne sent plus aucune odeur à l’Hartmannswillerkopf. Mais tout ce sol sur lequel vous êtes est rempli de cadavres. Nous en avons enterré là plus de sept cents. Nous les avons recouverts d’une quantité énorme de désinfectant. Et sur la terre qui les cache, nous avons semé de l’avoine et du blé, pour activer le retour à la poussière de tous ces corps » (p. 49). Sa visite au lieu relate finalement un cantonnement idéal, assaini, hygiénisé (voir la description des douches p. 51) mais ou toutefois un poilu peut manque de … soulier. Suit alors l’anecdote d’une chaussure boche tombée miraculeusement du ciel après un bombardement, et bien utile à un poilu qui manquait précisément de souliers ! (p. 53). Enfin l’ouvrage s‘achève sur une vue de deux généraux, dont un non dénommé. Mais le tableau d’un général de Maud’huy proposant à un soldat sa voiture pour aller embrasser sa famille proche qu’il n’a pas vu depuis longtemps (p. 56) achève de teinter l’ouvrage à la fois de la qualité de son auteur et de son époque de publication. L’ouvrage s’achève dans le Sundgau et la plaine reconquise, dans le voisinage d’Altkirch et de Dannemarie.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période août et septembre 1914 :
Saint-Dié – Ormont – vue sur le Ban-de-Sapt (p. 12 à 21), Le Hohneck (21) – Mittlach (24-28) – Kruth (28-30) – Saint-Amarin (31-33) – Thann (34-36) – Hartmannswillerkopf (37-55) – Altkirch – Dannemarie (58 à 63).

Yann Prouillet, novembre 2024

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Mineur, Jean (1902-1985)

Balzac 00.01

1. Le témoin

Jean Mineur est né à Valenciennes en 1902, son père étant menuisier et négociant en bois. Il a de 12 à 16 ans pendant le conflit, qu’il vit sous le régime de l’occupation allemande. Dans les années vingt, il invente localement la publicité au cinéma, en vendant des espaces peints à des commerçants locaux : ces réclames sont déroulées sur un grand rideau qui s’abaisse dans la salle pendant les entractes. Il fait ensuite carrière dans le film publicitaire au cinéma à travers la société Jean Mineur Publicité, dont le logo au petit mineur est resté célèbre.

2. Le témoignage

Jean Mineur a publié ses souvenirs dans « Balzac 00.01 » en 1981 (Plon, 275 pages). La partie de l’ouvrage qui concerne la Grande Guerre va des pages 30 à 58. L’évocation de son vécu de l’occupation est rédigée avec plus de soixante ans de distance.

3. Analyse

La vie dans Valenciennes occupée est assez sommairement décrite par Jean Mineur, mais on peut tirer du récit quelques éléments intéressants. Lors de l’arrivée des Allemands, ses parents n’ont pas fui car sa mère est gravement malade, et ils sont terrorisés « les réfugiés racontaient des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ». C’est dissimulés dans une sombre remise qu’ils entendent le pas bruyant sur le pavé de ce qu’il imagine être des « uhlans géants et moustachus ». Après plusieurs jours de dissimulation, ils finissent par sortir, mais le père reste caché à cause des rafles de civils. L’activité paternelle est arrêtée, et la famille vit pendant plusieurs mois de la vente ambulante de copeaux et de sciure que l’auteur (13 ans) met en place avec succès jusqu’à l’épuisement du stock.

L’auteur se décrit à la fois comme un adolescent affamé, qui a déjà la responsabilité de sa mère malade, ainsi que celle de son père, assez dépassé semble-t-il, et en même temps comme un enfant dont le terrain d’aventure est la ville déserte la nuit : malgré le couvre-feu sévère, c’est un espace dangereux mais tentant. Les remises et ateliers de la maison finissent par abriter des troupes allemandes, et il en devient familier, disant (il a étudié un an l’allemand scolaire…) au bout d’un temps finir par les comprendre. À la fin de 1915, il est adopté par ces hommes au repos, et constate que ce sont de « braves types ». Cette fréquentation lui attire des ennuis car ses rapides progrès en allemand lui font raconter à l’école ou dans son quartier les derniers bruits obtenus des soldats. Dénoncé et menacé par l’autorité d’occupation (accusation de diffusion de fausses nouvelles), il doit éviter un temps ces soldats et c’est suite à cet incident qu’il dit devoir comme suspect porter le brassart rouge à 14 ans (1916).

Son drame personnel réside dans le décès de sa mère en décembre 1917, son père le délaissant rapidement (p. 46) : « Je suis resté seul, trop souvent. Les Allemands dans la cour s’émurent de me voir si désespéré. Petit à petit, ils me prirent sous leur aile. L’un me racontait des histoires, l’autre m’apportait une assiette de nourriture aux heures des repas. Mais je n’avais le cœur à rien. » Son père se remarie à l’été 1918 et sans surprise les relations de Jean Mineur avec sa belle-mère sont mauvaises.

En septembre 1918, l’auteur est évacué avec les habitants de Valenciennes, ils échouent à Mons, où lui manque de trépasser de la Grippe espagnole. Évacué dans un train sanitaire à Bruxelles, il s’y trouve le 11 novembre, mais se brouille avec son père, qui est installé à Ixelles. Il fuit alors la Belgique et rentre à Valenciennes sans autorisation de circulation, retrouvant la maison et les ateliers relativement épargnés mais occupés par des soldats anglais et canadiens : des cris, des rires (p. 54)  et « un grand diable tape sur le piano de ma mère en chantant à tue-tête. » Les soldats finissent par comprendre sa détresse, le nourrissent et l’adoptent, et lui est heureux de retrouver « un peu de tendresse dans cet univers chaotique. » En 1919, il passe son permis automobile dès ses 17 ans, est d’abord chauffeur livreur, avant d’entrer au journal Le Progrès du Nord où il se formera le domaine des annonces particulières et publicitaires.

Même si Jean Mineur, professionnel de la publicité, est assez beau-parleur, et enjolive peut-être un peu son lointain passé, nous avons ici un petit témoignage qui mêle souffrance de guerre et souffrance intime, avec l’expérience rare d’un adolescent adopté à son propre domicile, d’abord par la troupe allemande, puis par la troupe anglaise.

Vincent Suard, septembre 2024

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Chaleil, Léonce (1907-2001)

La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.

Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.

Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.

Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon

Yann Prouillet, août 2024

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Bainville, Jacques (1879-1936)

Journal- 1901-1918, Paris, Plon, 1948, 221 p.

Résumé de l’ouvrage :
Du 30 août 1901 au 27 décembre 1918, Jacques Bainville, journaliste, historien et académicien français fait œuvre, dans un pseudo journal, d’éditorialiste en multipliant les tableaux et réflexions politiques, journalistiques et militaires des 18 premières années de ce XXe siècle européen. Peu de sujets ne sont pas évoqués dans une analyse plus ou moins profonde, puisée dans l’histoire ou la diplomatie, des faits qui influencent la marche du monde et des peuples, républicains comme monarchiques voire dictatoriaux. Maurrassien, nationaliste et royaliste d’extrême droite, il analyse ce monde en distillant ses propres convictions, notamment fustigeant l’unité allemande rendue possible par les défaites françaises successives depuis Napoléon et notamment la dernière guerre franco-prussienne. Dans ses centaines d’éditoriaux, il évoque tour à tour l’Histoire (dont ancienne), la politique, intérieure comme extérieure des états, la diplomatie, la prospective politique, le pangermanisme, les états européens, les questions militaires, la politique économique allemande, son Kulturkampf, et relativement paradoxalement peu l’histoire des combats de la Grande Guerre pendant les cinq années de ses analyses qui correspondent à la période juin 1914, novembre 1918.

Commentaires sur l’ouvrage :
Jacques Bainville est né le 9 février 1879 à Vincennes (Val-de-Marne) dans une famille attachée aux valeurs républicaines. De son mariage, en 1912, avec Jeanne Niobey naîtra un fils, Hervé, en 1921. Montrant très précocement une propension à l’écriture, il débute une œuvre littéraire prolifique dès l’âge de 20 ans et se fait connaître comme journaliste, introduit par Charles Maurras, et historien. Ayant profondément analysé l’Allemagne et la menace qu’elle représente par son unification, surtout depuis la défaite de 1871, qu’il impute à la France, il dénonce l’unité de ce pays, grande menace pour l’Europe. Il fustige le pacifisme républicain et parvient à être élu à l’Académie Française, succédant à Raymond Poincaré. Il adhère à l’avènement des fascismes et ne cache pas son attirance pour la dictature. Il rejoint, à l’instar de Léon Daudet ou Paul Bourget, l’Action Française et s’en fait le zélateur. Il meurt à Paris le 9 février 1936. Son journal est précédé d’une note de l’éditeur qui rappelle qu’il fait partie intégrante de « Collection Bainvillienne » de cet auteur prolixe ; plus de 37 titres, des articles et 17 parutions posthumes. C’est le cas du présent ouvrage et, de fait, il ne s’agit pas strictement d’un journal de guerre mais d’un recueil d’éditoriaux ou de réflexions datées. On en compte ainsi 16 pour la période de guerre de 1914, la première date prise en compté étant le 28 juin, 31 pour 1915, 28 pour 1916, 27 pour 1917 et 51 pour 1918. Mais il n’est pas un analyste stratégique ou tactique ; il faut ainsi attendre le 25 juillet pour que Bainville fasse directement allusion à la guerre qui vient. Au final, sur la totalité de la période, peu d‘articles concernent les opérations militaires. Dès lors Jacques Bainville est un moins un témoin décrivant « à chaud » les jours de guerre et leurs mutations et leur influence prévisible tout au long d’un conflit évolutif et à l’issue incertaine, qu’un éditorialiste politique. Aussi peu d’informations sont à dégager de cette suite d’articles sauf à étudier les déclencheurs des pensées politiques de leur auteur. Quelques réflexions opportunes toutefois.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
37 : Sur la simplification de l’orthographe
44 : « Un paysage n’est rien tant qu’il n’est pas animé par le souvenir des hommes »
58 : Le 11 novembre 1907, Bainville allègue « qu’un chemin de fer stratégique sur la frontière des Vosges fut construit avec précipitation par les Allemands qui annonçaient même, bien haut, que la ligne serait finie pour octobre (le mois des élections). Et le préfet des Vosges écrivait à son ministre que cette construction ne servait qu’à une chose : appuyer la candidature de Jules Ferry en effrayant les populations rurales ».
156 : 26 novembre 1914 : « Sur les origines mêmes et les responsabilités de la guerre, la contradiction est totale, absolue. Le désaccord est formel. Il est dès aujourd’hui visible qu’il se prolongera à travers les siècles, qu’il remplira l’Histoire aussi longtemps qu’une France et une Allemagne existeront ».
157 : Sur la clairvoyante « Action française »
190 : Résumé de la position américaine en février 1917
195 : Tentation de Bainville pour la dictature
: Sur l’Allemagne qui a 4 fois déclaré la guerre à l’Europe (1864, 1866, 1870 et 1914)
203 : 25 janvier 1918, sur le risque de l’oubli : « Car nous devons le prévoir et le craindre, nous ne devons pas nous laisser donner le change : qu’une grande Allemagne libre de ses mouvements se retrouve en face de la France et ces luttes renaîtront dès que les souffrances et les horreurs de la guerre seront oubliées, dès que, sur les souvenirs, sur la lassitude, d’autre sentiments, d’autres intérêts, d’autres besoins prévaudront ».
Yann Prouillet, août 2024

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Dromart, Marie-Louise (1880-1937)

Le chemin du Calvaire, Paris, La Maison Française d’Art et d’Edition, 1920, 167 p.
Résumé de l’ouvrage :
Marie-Louise Dromart demeure à Haybes, petite commune aux confins des Ardennes, à l’entrée de la pointe de Givet, en bordure de La Meuse. En 1914, elle est vice-présidente du Comité des Dames Françaises de la Croix-Rouge de Fumay, Haybes et Revin. A ce titre, elle témoigne des terribles journées d’août, à partir du 16, qui voient l’invasion de son village par les troupes allemandes. Après quelques jours d’exode des habitants des localités voisines auxquels sont mêlés des ressortissants belges, qui témoignent d’exactions, résolue, elle dit : « Vice-présidente d’une société locale de la Croix-Rouge, j’avais assumé la tâche rigoureuse et difficile de tenir tête à l’orage et, si je ne songeai pas un seul instant à déserter mon poste, je jugeai que mon premier devoir était d’écarter ma mère et mes deux enfants du péril imminent » (p. 3). Hélas, le 24, alors qu’elle s’apprête à traverser le fleuve avec sa famille, son fils et son père, « les Hussards de la Mort (du 19e) arrivaient comme une trombe » (p. 3), notamment « sur le Chemin du Calvaire, tristement symbolique, et ainsi nommé parce qu’un beau Christ de pierre le domine et le protège de toute sa détresse miséricordieuse » (p.11) qui donne son titre à son livre testimonial. Dans la tourmente, elle perd un temps sa fille et sa mère, séparée d’elles par la guerre. Devant cette détresse qui la dépasse, elle dit : « Je glissai dans ma poche deux paquets de sublimé, bien décidée à partager le poison avec les miens si les choses tournaient au pire » (p. 17), envisageant ainsi d’assassiner sa famille. Rassérénée, elle va dès lors se démultiplier pour tenter d’influer, en pleins combats, sur l’attitude des allemands qui vont multiplier les répressions et les exactions envers la population. Elle relate par le détail tant son action devant les troupes, et notamment les officiers, qu’en tant qu’infirmière, au château de Moraypré, tout en tentant d’éviter que sa propre famille ne subisse le même sort que son village, centre de combats de résistance, et où les destructions s’accumulent. Se démultipliant, également comme interlocutrice, voire médiatrice, elle assiste au simulacre d’un procès et rapporte (elle n’en n’est pas le témoin direct) celui d’une Cour martiale à l’encontre d’un des prêtres du village. Début septembre, elle constate son village en ruines, qui s’est résolument enfoncé dans l’occupation, la guerre ayant poursuivi son chemin vers le sud. Mais il faut gérer les blessés. Omnipotente, elle organise l’évacuation de ceux de l’hôpital de fortune qu’elle avait créé avec l’instituteur local vers l’hôpital de Fumay, commune limitrophe au sud, par-delà la rivière. Elle dit pour cela bénéficier de l’aide du docteur Mangin, lorrain de Château-Salins, manifestement francophile et francophone (p. 91). La suite de son récit est une succession de tableaux, le plus souvent issus de faits rapportés. Elle dit parfois : « Je n’ai pas vu l’autre scène, celle que je vais rapporter, mais elle me fut contée par des témoins avec une telle minutie de détails impressionnants que j’en ai gardé la macabre obsession » (p. 114), ce qui minore la matérialité testimoniale de ses récits. Ainsi, la description de la mort christique d’un soldat dans un ambulance n’amène pas à la nomination de ce soldat. Elle dit enfin « être rapatriée après un internement de six longs mois en pays occupé » (p. 129), donnant un ouvrage composite construit entre Haybes (le 24 août 1914) et La Guerche (Indre-et-Loire) (le 24 août 1916). L’ouvrage s’achève sur des appendices rapportant les atrocités à Haybes, issu du rapport Bédier (p. 158 à 165), et sa citation pour son attitude courageuse dans les tragiques journées d’août 1914.

Commentaires sur l’ouvrage :

Marie-Louise Grès, épouse Dromart, née à Haybes le 29 juillet 1880, est connue comme poétesse [elle obtient en 1924 le prix Archon-Despérouses puis le prix de l’académie des jeux floraux de Toulouse en 1931]. Son père, Pierre Lambert Édeze Grès, évoqué dans l’ouvrage, est fabricant de pavés en ardoise et sa mère est Adèle Maria Sulin. Marie-Louise Grès est le second enfant du couple qui aura 4 filles. Elle évoque d’ailleurs l’une de ses sœurs, Louise, morte à 20 ans (page 17). Après des études secondaires à Charleville-Mézières, elle se destine au métier d’infirmière. Elle se marie à 19 ans avec François Joseph Dominique Dromart, directeur d’usine. Elle aura une fille (née en 1900) et un garçon (né en 1903), tous deux également cités dans le livre, notamment dans leur tentative avortée de fuite devant l’invasion (p. 19). Elle se fait une place dans la littérature, obtenant quelques critiques encourageantes, notamment de Georges Duhamel, dès avant la Grande Guerre, ce en publiant un premier livre de poésie dès 1912. Elle témoigne également dans un livre recueillant la parole de femmes parisiennes, en compagnie par exemple de Mme Alphonse Daudet ou la duchesse d’Uzès, collectés par Camille Clermont, actrice et autrice. Après la guerre qu’elle a passé réfugiée dans la capitale ou le centre de la France, elle revient à Haybes en 1919, y fait partie des notables (elle narre ainsi succinctement la réception du président Poincaré à Haybes le 1er décembre 1919) (p. 156) et son action au cours des journées terribles d’août 1914 lui valent deux citations à l’Ordre de la Nation, la médaille de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur. Elle meurt à Paris le 23 octobre 1937. Son témoignage, dense et haletant, est issu de son expérience directe sur la période allant du 16 août à octobre 1914 soit un peu plus de la moitié de l’ouvrage. Son style, pétri de patriotisme et d’emphase, mêlant devoir et religion, est un modèle de la littérature emphatique et martyrologe. Elle y multiplie ce style à l’envi : « La voilà bien l’exaltation patriotique des martyrs et des héros qui seront morts sans gloire, mais qui donneront aux siècles futurs la mesure du délire sacré dont notre époque aura frémi » (p. 93) ou un peu plus loin : « De ces riens s’exhale le parfum de la délicatesse française, fleur vivace de la chevalerie et de la loyauté » (p. 95). Son sujet reste toutefois l’histoire du village de Haybes. Dès lors, ce style, ses envolées lyriques (lire à ce sujet le 2ème paragraphe, héroïco-mystique, de la page 116), destinées au lecteur à laquelle elle s’adresse (p. 110) et une certaine centralité omnipotente du personnage dans les faits qui se sont déroulés des 24 au 26 août éludés, l’ouvrage reste référentiel pour l’historiographie de la pointe de Givet et pour les secteurs d’Haybes, de Fumey et de la frontière avec les Ardennes belges. Le livre concourt bien entendu à la littérature martyrologe, mettant en avant les exactions allemandes, la pratique des otages, des boucliers humains, les balles explosives, jusqu’au viol, supposé toutefois (celui de Julie Dévosse p. 94). L’ouvrage s’ouvre en effet sur les 11 soldats tombés au champ d’honneur à la bataille d’Haybes, et sur quatre soldats tombés en formations sanitaires à Haybes (Ambulance de Moraypré) ou Fumay. Toutefois la vérification ponctuelle de quelques patronymes (par exemple Jean-Baptiste Urbain) ne confirme pas toujours les lieux et dates de décès sur les simples noms avancés par Marie-Louise Dromart et invite donc à la prudence et à une vérification plus poussée. Le cas de Jean Marie Ternynck, sous-lieutenant au 245e RI, décédé des suites de ses blessures le 13 septembre (p. 97) et dont elle témoigne de l’enterrement par l’ennemi est par contre conforme à la réalité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

P. 2 : Enfants endimanchés pour l’exode : « on sauvait ce que l’on avait de mieux »
17 : Songe à suicider et à empoisonner sa famille
23 : Cadavre brûlé
30 : A perdu puis retrouvé sa mère et sa fille
33 : Evoque un roulement d’otages
35 : Balle explosive
40 : Croix d’ardoise pour un sépulture
75 : Dans les accusations des prêtres : « Vous avez prêché la revanche »
77 : Acte d’accusation et procès des prêtres puis Cour martiale pour l’abbé Hubert
80 : Allégations allemandes (population hostile, oreille coupée, enfant tirant sur les troupes ou mutilant les soldats, etc.), formulées par un général !
81 : Proclamation
84 : Trou du Diable
94 : Viol supposé de Julie Dévosse, figue johannique
: Allemands se ravitaillant sur le stock de nourriture du fort de Charlemont tombé le 29 août
97 : Mort en enterrement avec le respect de l’ennemi du sous-lieutenant Jean Ternynck
100 : Installation dans l’occupation
103 : Entend le canon du front sur la roche de l’Uf à Fumay (100 km du front)
104 : Soldats français toujours derrière les lignes allemandes plusieurs mois après les combats dans les Ardennes (noms cités) (vap 128 à 130 M. Dutil, parisien, prisonnier puis évadé retrouvé à Paris)
106 : Prix des denrées
108 : Tambour de Raffet, version napoléonienne du Debout les morts de Péricard
112 : Tableau surréaliste de la mort christique d’un soldat
133 : Histoire d’un homme fusillé enterré avec la sacoche postale (vap 154)
134 : Pièce d’or donnée comme Talisman d’un père à son fils
141 : Balle retournée (Dum-dum)
155 : Capitaine Evrard, natif de Fumay, aviateur espion qui a atterri à Bourseigne (Belgique) pour faire sauter le pont ferroviaire Saint-Joseph de Fumey

Table des chapitres
Les Boucliers vivants (p. 1) – Mon village en ruines (p. 55) – Devant la Cour Martiale (p. 61) – Les jours qui suivirent (p. 88) – Figures de désespoir (p. 111) – La dernière classe (p. 117) – La rencontre (p. 126) – La pièce d’or du Poilu (p. 131) – Jeanne Craque (p. 136) – Au temps des Cornouillers (p. 142) – Anniversaire (p. 148) – Appendices (p. 153) dont Rapport des atrocités commises à Haybes par les Allemands, du 24 août au 27 août 1914 (p. 158) et Citation parue au Journal Officiel du 24 octobre 1919 (p. 165)

Yann Prouillet, août 2024

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Calmel, Marinette (1896-1978)

Elisabeth Marie Claustre, dite Marinette, est née à Rimont (Ariège) le 31 août 1896. Ecole primaire jusqu’au certif. Sa famille s’étant installée à Carcassonne, elle a épousé Baptiste Calmel (1888-1935) en juin 1913. Elle a un frère ainé, Honoré Claustre (1893-1977). La collection de cartes postales conservées par la famille concerne principalement ces trois personnes. Les cartes font la matière du livre de Béatrice Delaurenti, Lettres de Marinette 1914-1915, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Editions Orizons, 2017, 256 pages, nombreuses illustrations (malheureusement trop réduites).

La famille vivait d’un petit élevage laitier urbain et de la vente de lait aux particuliers. En 1914, Baptiste est mobilisé au 9e RAC, Honoré au 80e RI (régiment notamment du capitaine Hudelle), et un parent, Achille Vabre, au 143e RI (régiment de Fernand Tailhades et autres combattants cités dans notre dictionnaire).

La famille a su conserver 253 cartes postales des années 1914 et 1915 (+ 5 de 1916) ; tout le reste de la correspondance est perdu. Les cartes sont intéressantes par l’image et par le texte écrit au dos. En dehors de quelques photos des villages proches du front, les cartes colorées appartiennent à deux catégories : les patriotiques (portant des légendes « en vers » telles que : « Courage ! La victoire est là, belle et prochaine / L’Allemagne nous rendra l’Alsace et la Lorraine ») et les romantiques (« Cher absent, le jour et la nuit / Ma pensée en tous lieux te suit »).

Sur quelques cartes, une phrase personnelle manuscrite surcharge l’image ou la commente. Par exemple celle du 14 mai 1915, de Marinette à Baptiste, représentant le baiser d’un couple, est accompagnée de : « Si nous deux nous pouvions en faire autant, combien nous serions heureux. »

Ce livre apporte un nouveau témoignage de ce que notre dictionnaire a largement démontré : loin de la « brutalisation », la guerre a préservé, voire augmenté le ressenti de l’amour conjugal et en a permis l’expression par la correspondance.

Un regret : l’auteure du livre, qui a pourtant fréquenté les Archives de l’Aude, ignore l’important travail sur 14-18 réalisé dans le département.

Rémy Cazals, juin 2024.

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Lyon, Georges 1853 – 1929

Jean-François Condette (éd.), Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, 476 p.

1. Le témoin

Né en 1853, normalien et agrégé de philosophie, Georges Lyon enseigne d’abord à l’École Normale Supérieure (1888), puis est directeur de cabinet au Ministère des Affaires étrangères (1895). Recteur de l’académie de Lille (1903 – 1924), sa fonction lui fait représenter le ministre de l’Instruction publique, et en même temps présider l’Université de Lille. Pendant la guerre, c’est un « véritable ministre de l’instruction publique des territoires occupés» (J. F. Condette, 2006), et il se bat pour faire continuer à fonctionner l’enseignement secondaire et supérieur. De 1918 à sa retraite en 1924, il organise la restauration et le développement des différents services d’enseignement de l’académie.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon » ont été publiés par Jean-François Condette, professeur des Universités à l’INSPÉ de Lille (Éditions Septentrion, 2016, 476 pages). Le manuscrit conservé à la Bibliothèque Universitaire de Lille comprend 18 dossiers, et ce total de 257 pages a été rédigé sur feuilles volantes, souvent à chaud, sans continuité chronologique, et aussi parfois annoté par la suite. L’important dossier scientifique de présentation (p. 13 à p. 112) est remarquable de précision érudite comme de clarté pédagogique.

3. Analyse

Les souvenirs de Georges Lyon sont précieux, car ce recteur agit au plus près des acteurs décisionnels (préfet, maire, proviseurs, praticiens hospitaliers…) et est bien informé des faits saillants de l’occupation de Lille (bombardement initial, otages, réquisitions, extorsions financières, évacuations forcées, etc…). Ces thèmes divers ne forment pas un journal continu de l’occupation, et l’auteur en reconnait l’aspect subjectif (p. 140) [avec autorisation de citation] « Quiconque parmi nous consigne par écrit ce qu’il a vu, ce qu’il a su, ce qu’il a ressenti ne peut que donner une version partielle, unilatérale de la tragédie dont nous fûmes ou les témoins ou les victimes. » G. Lyon parle assez peu du cœur de son métier, l’organisation et le fonctionnement de l’enseignement secondaire dans la zone occupée, et malgré son poste de responsable, il est peu mobile, soumis comme les autres à l’autorité pointilleuse des occupants ; bien mieux informé que le commun des occupés, il reprend toutefois aussi des rumeurs et, comme les autres, il essaie de se faire une idée de la réalité en lisant la détestée Gazette des Ardennes. Si la question des réquisitions financières aux collectivités est bien présente, les souffrances alimentaires et matérielles et le quotidien pénible de la population laborieuse sont moins évoqués, même s’il mentionne parfois la misère; il signale toutefois les œuvres de sa femme, envers les blessés et les prisonniers au début de l’occupation puis à destination des enfants pauvres (« œuvre des Courettes lilloises »).

On peut prendre trois thèmes d’illustration parmi d’autres.

Les occupants

Il a été otage à la Citadelle avec d’autres notables, mais sur la durée ses rapports avec l’occupant consistent surtout en questions de locaux, de mobilier et de matériel, qu’il défend inlassablement contre les réquisitions, en protestations  pour récupérer des étudiants commis au travail forcé, et en pétitions pour appuyer des demandes de clémence.G. Lyon présente les Allemands à qui il a affaire comme des brutes intraitables à l’occasion du service, mais aussi souvent  comme des gens convenables dans l’intimité du logement forcé, ce qui n’est pas l’opinion d’autres témoins (A. Cellier, T. Maquet). Si les occupants sont brutaux avec leurs mesures inutilement cruelles, c’est lié à leur atavisme germanique et au militarisme prussien, mais on peut s’entretenir posément avec certains officiers, souvent eux-mêmes intéressés par des thèmes culturels (opinion partagée par  M. Bauchond).Ne parlant pas l’allemand, notre auteur dépend du français de ses interlocuteurs, et il signale une conversation en latin avec un occupant savant. Il indique qu’il n’y a pas de pillage individuel, et qu’à sa connaissance, il n’y a pas eu de viol à Lille, hormis (p. 197) six soldats arrêtés qui furent au tout début de l’occupation, « à la requête de l’évêque [Mgr Charost], poursuivis, jugés et fusillés » (aucune possibilité de vérifier cette information). L’attachement progressif de l’occupant aux enfants du logis, les classiques larmes mentionnées lors du départ pour les tranchées du Landsturm, soldat allemand lui-aussi chargé de famille, représentent un classique de la description des accommodements domestiques. Répétons que tous les témoins ne sont pas de cet avis (sans-gêne, bruit, femme introduite au logis, repas nocturnes, ivresse, chants, etc…), et que Monsieur le Recteur loge en général des officiers « choisis ». Il reste que la teneur de ses propos est d’abord hostile à l’envahisseur.

Les évacuations forcées de Pâques 1916

Il s’agit ici de la déportation temporaire de jeunes gens et de jeunes adultes, garçons et filles, dans la campagne du sud du département et dans celui des Ardennes, pour des travaux agricoles d’avril à l’automne 1916. Il s’agit pour l’occupant, dans un contexte inquiétant de disette pour l’agglomération Lille – Roubaix – Tourcoing, de se débarrasser des bouches inutiles pour une longue période, sous prétexte de traquer l’oisiveté (chômeurs et jeunes inactifs, lutte contre la prostitution). La rafle des jeunes gens traumatise les habitants, comme elle choque notre auteur, et il parle d’atrocités (« La plus grande douleur morale qui, depuis l’occupation, ait été infligées aux familles du Nord (p. 327). » Même si ce n’est pas ici uniquement la rafle des femmes, puisqu’elles ne représentent qu’entre un quart et un tiers des déportés, c’est cette déportation des jeunes filles qui frappe l’opinion et les diaristes témoins.

Ce qui choque le plus ceux qui évoquent ce drame, c’est la promiscuité forcée entre des jeunes filles « de bonne famille », et des ouvrières et des femmes du peuple, l’horreur étant représentée par le mélange avec des prostituées elles-aussi déportées. (p. 324) « Oui, la jeune fille brutalement enlevée au foyer dont elle était le charme (…) dans quelque grange où les déportés s’entasseront (…)  la jeune fille, dis-je, va être mêlée aux filles, tout court, subira leurs propos grossiers, leurs apostrophes ordurières, leurs gestes obscènes. Le cœur se lève à une telle ignominie. Jamais, non jamais ne s’effacera le souvenir d’une telle honte. Et je dois à la vérité cet hommage que pas un des officiers résidants en nos murs (…) n’a pu contenir, devant ce scandale, ses sentiments de désaveu et s’il n’osait d’indignation. »L’autre élément du traumatisme, très violent, est l’évocation de la visite médicale, avec examen intime, faite aux jeunes femmes par le médecin militaire allemand ; c’est assimilé dans les écrits au viol, et on retrouve cette indignation centrale dans d’autres témoignages.

G. Lyon mentionne que les enseignants sont dispensés de départ, et que certaines familles ne sont pas concernées (p. 337) « Partout, les médecins et membres de l’enseignement n’avaient eu qu’à décliner leurs titres pour qu’eux-mêmes et leurs familles – à peu d’exceptions près – fussent épargnés. »  Un des apports les plus instructifs de ce passage montre qu’il n’y a pas eu de réquisition de jeunes gens dans le 1er arrondissement de Lille (Centre, p. 340) : «Il est vrai que c’est celui où habitent de préférence les riches industriels, et à mesure que se succédèrent les évacuations, l’autorité allemande évita visiblement d’envelopper dans le réseau qu’elle tendait les jeunes filles et femmes de la bourgeoisie fortunée. » Donc on déporte les ouvrières et des jeunes femmes de la classe intermédiaire, mais pas les jeunes bourgeoises aisées,  et cette inégalité ne semble pas indigner ce notable républicain : c’est d’abord la promiscuité sociale introduite par les sévères mesures allemandes qui le fait bondir.

Après la lecture du Feu de H. Barbusse

Georges Lyon aime faire des phrases. Si son témoignage est précieux par les informations qu’il procure à l’historien, son style, académique, est celui d’un intellectuel du XIXe siècle, pétri de formules ciselées, avec citations latines et  références antiques (tel officier cruel est un Néron, la censure Argus, etc…). Son style, assez daté lorsqu’on le met en relation avec d’autres témoignages de la même période, s’accompagne d’un ton satisfait, d’une forme de contentement de soi, accompagné d’une gourmandise de mots choisis, qui est probablement liée à des années de discours prononcés devant des publics captifs, des subordonnés acquis d’avance par fonction et par prudence (enseignants du secondaire…). Peut-être cette phrase travaillée, qui lui est naturelle, est-elle destinée à un projet ultérieur de publication ? En effet, les notes « pour soi-même » sont en général souvent plus sobres et moins construites. Par chance, le dernier sujet du recueil permet de reposer cette question de la tradition et de la modernité, dans le style comme dans la perception politique, puisqu’il s’agit de la réaction de G. Lyon à la lecture du Feu d’H. Barbusse.

Avec – sans surprise – une forme dissertative, notre recteur consacre au prix Goncourt 1916 un long propos (p. 444 à 456), témoignant de la forte impression que lui a fait l’ouvrage. Ce passage a peut-être été rédigé à la fin de l’été 1918, G. Lyon tient son volume (sur la couverture « 18ème mille ») du Dr. Barrois : cet ami l’a acquis sans se cacher et a précisé (p. 444) : «  L’autorité allemande en a, pendant quelques jours, autorisé la vente chez Tersot ! » Sans développer ici (ce passage mériterait une étude plus approfondie, dans l’optique des travaux d’Yves Le Maner), on peut dire que l’auteur est d’abord séduit par la volonté de Barbusse de représenter le vrai, la vérité. Ensuite, c’est un Georges Lyon « en grande forme » qui est très frappé par l’argot des tranchées (p. 447)  « Il est un mot surtout qui évoque à ma mémoire ce manuel scolaire d’autrefois, Le jardin des racines grecques du bon humaniste Lancelot. On y trouvait alignés ces radicaux fussent-ils aux dérivés sans nombre. Le mot que je veux dire est celui-là même qu’a immortalisé l’héroïque Cambronne. Combien de composés, adjectifs, verbes et substantifs n’engendre-t-il pas juste ciel ! Oh oui ; c’est une racine d’une rare richesse mais comment ne pas lui préférer, ne fût-ce que pour leur parfum, celles de l’honnête jardinier Lancelot. » Il est aussi séduit par les scènes de la vie de tranchée, de l’arrière, avec, dit-il, une vérité vivante et frissonnante, (p. 448) « Je crois retrouver l’impression si vive (…) que me laisse chaque fois que je le relis, le festin de Trimalcion dans le Satiricon. »

Pour la partie « désaccord », il se dit conscient que si « les mentors bottés » de Lille ont autorisé cette lecture, c’est parce que c’était un écrit pacifiste. Dans l’ouvrage, il est déçu de ne pas voir présents les officiers, car il pensait que la communauté de vie hommes – officiers, à la différence de l’Allemagne, existait. Par ailleurs, il tempère la représentativité du poilu barbussien car un ami, rentré de déportation (Montmédy), y a fréquenté des prisonniers français plein d’entrain et de belle humeur : les poilus décrits dans le Feu n’y seraient probablement que quelques « grognards » minoritaires, « geignards que l’on ne reconnaîtrait plus, transformés (…) en riants optimistes. » Il s’inquiète aussi des conséquences morales du livre, de l’effet à craindre sur les jeunes recrues. De plus il refuse d’admettre que la guerre ne ressemble qu’à ce qui est décrit : « Quoi vraiment ce n’est pas là un moment de la guerre, c’est la guerre elle-même dans son entier ! » Alors, s’il doit admettre que c’est vraiment la vérité, à qui il voue un culte, il pense alors, comme R. Cadot par exemple, que le livre vient trop tôt (p. 456) : « En d’autres termes Le Feu ne devrait pas être le livre d’aujourd’hui. Il devrait être celui de demain. »

Donc en somme un bon document historique (personnage informé, apport de faits, aperçu de l’opinion…) qui permet de compléter ce que nous savons de la période d’occupation de la région de Lille, et en même temps un document intéressant d’histoire sociale et culturelle, qui permet de réfléchir sur l’habitus et les représentations d’un notable républicain lettré pendant l’occupation.

Vincent Suard, mai 2024

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Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

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Beaufort, Gustave (1848 – après 1923)

Ces choses-là ne s’oublient pas…

Carnets journaliers d’un senlisien (1914-1923)

1. Le témoin

Gustave Beaufort est né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1848. En août 1914, il est chef cantonnier de la ville de Senlis : non mobilisable (66 ans), il poursuit toute la guerre son activité professionnelle au service de la ville, en y ajoutant celle de responsable du cimetière. Mutualiste militant, il a un bon niveau de rédaction écrite. Marié sans enfants, l’auteur a de nombreux neveux mobilisés. Les notations du carnet vont jusqu’à 1923, mais les mentions des missions pour la commune s’arrêtent en 1919, ce qui fait supposer qu’il a arrêté sa charge vers l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

René Meissel (préface et établissement du texte) et Philippe Villain (initiative et choix des illustrations) ont fait paraître en 1988, de Gustave Beaufort : Ces choses-là ne s’oublient pas…, carnets journaliers d’un senlisien (1914 – 1923), aux éditions Corps 9, soit 331 pages de texte avec en fin de volume 16 pages d’illustrations, essentiellement photographiques. Le manuscrit est conservé à la Médiathèque de Senlis. G. Beaufort s’est astreint à la tenue d’un journal de guerre, avec mention quotidienne jusqu’à mars 1919 et le texte proposé ici est fidèle à l’original, il a seulement été allégé de redites, comme par exemple à l’occasion d’un travail poursuivi sur plusieurs jours, et de nombreux noms de soldats inhumés en 1918 et 1919 n’ont pas été repris. R. Meissel précise aussi qu’il a rectifié l’orthographe, amélioré la ponctuation, et parfois rectifié la syntaxe, tout en gardant (p. 10) certaines tournures incorrectes qui, restant compréhensibles, « constituent un élément très personnel du style de l’auteur. »

3. Analyse

Le témoignage de Gustave Beaufort est précieux : il restitue méticuleusement la vie d’une petite ville de l’Oise pendant toute la guerre, et sa position de chef des travaux de la commune, en relation directe avec le maire, le met en relation avec le quotidien et les moments exceptionnels d’une cité de l’arrière plongée dans la guerre. Senlis est à la fois une ville provinciale, une cité proche de Paris et un axe routier important : l’auteur voit passer pendant toute la guerre un grand nombre d’unités qu’il mentionne dans ses carnets. Le témoignage est évidemment marqué par l’épisode initial dramatique de l’occupation allemande du 2 au 9 septembre 1914 (avancée extrême avant la Marne). La rue de la République et la gare sont incendiées et le maire Eugène Odent est fusillé sur la plaine de Chamant, ainsi que six autres otages pris au hasard. Le récit de l’auteur abonde en détails techniques, mais cette rigueur descriptive n’empêche pas l’auteur d’avoir un style à lui, fait à la fois de précision, de dignité (il insiste souvent sur sa conception du devoir) et d’humour, ce qui rend le personnage attachant. Même si la modération orthographique et stylistique du texte pour la publication oblige à rester prudent sur ce point, la maîtrise de l’écrit de cet ouvrier municipal en fait un autodidacte accompli : cet homme de devoir sait raconter.

a. Les Allemands à Senlis

L’auteur évoque les heures dramatiques de l’arrivée des Allemands, et il raconte ce qu’il sait de l’exécution des otages, le maire lui ayant demandé de se mettre à l’abri des bombardements peu avant d’être arrêté et fusillé. L’ennemi déclenche volontairement des incendies en ville et prend dans sa progression ce que l’on n’appelle pas encore des boucliers humains. G. Beaufort cite les noms des civils senlisiens concernés (p. 25) et « ils firent marcher ce groupe dans le milieu de la rue et eux étaient sur les bas-côtés, tirant sur l’arrière garde des troupes françaises. ». Lors de l’occupation, l’auteur hérite, en plus de ses fonctions de cantonnier, de la charge de responsable du cimetière, le titulaire ayant été tué par des cavaliers allemands entrant en ville ; le 4 septembre, il se rend au cimetière et « constate qu’on avait amené 13 corps, 10 soldats et 3 civils. » L’auteur décrit longuement l’identification des corps, les blessures apparentes, le lieu où on les a trouvés, et le travail d’inhumation (p. 27) : «Quelques-uns avaient des photographies, soit de leurs pères et mère, soit de leur femme et de leurs enfants. C’était navrant. J’ai passé là des heures bien douloureuses, mais je n’ai pas failli à mon devoir. » L’après-midi se passe à ces travaux d’inhumation alors que toute sorte de troupes allemandes passent de l’autre côté du mur en chantant, « c’était un triste contraste pour la besogne que nous faisions ». Les jours suivant, il décrit les pillages des Allemands dans les boutiques, les cadavres de chevaux épars qu’il doit ensevelir, et les nombreux chiens errants d’habitants ayant fui qu’il attrape et abat à l’abattoir (il décrit sa méthode qui ne les fait pas souffrir). Le 9 septembre la fusillade reprend dans la ville, et il aperçoit des zouaves rue de Paris (p. 33) « Je cours chez moi leur chercher du café que je leur distribue. » Le 10 septembre, des prisonniers allemands sont escortés par un détachement de dragons, et les prisonniers sont hués par les civils (p.34) « Ces pauvres Boches n’ont pas l’air fier », c’est la première mention du terme, elle est précoce mais les carnets ont été recopiés par l’auteur postérieurement (p. 11) « je résolus donc de transcrire mes deux carnets sur un livre d’un format plus grand », le terme Boche a peut-être remplacé Allemand à cette occasion.

b. Missions funéraires

Les jours suivants, G. Beaufort doit notamment faire exhumer de Chamant (le lieu d’exécution) et réinhumer à Senlis les dépouilles du maire et des six otages exécutés, ainsi qu’aller enterrer provisoirement sur place les cadavres de soldats qui lui sont signalés dans les bois. Début octobre, c’est au contraire l’ordre de regrouper les tombes dispersées sur le territoire de la commune, pour ré-enterrer les soldats dans le cimetière de la ville. Ces travaux occupent beaucoup l’auteur et son équipe à l’automne, et celui-ci note consciencieusement dans son journal les identités des soldats et la description des corps ; le 8 octobre, il a exhumé au total 26 corps, très dégradés, sur tout le territoire de la commune. Ce travail est pénible et il remercie solennellement ses aides, qu’il cite nommément (p. 57) : « les hommes courageux qui m’ont aidé à faire cette triste besogne se nomment : etc… ». L’auteur reçoit les familles des tués identifiés, et on trouve ici la mention de scènes qu’on rencontre d’ordinaire à partir de 1918 ou 1919, lorsque le temps long a atténué la douleur. Ici, avec la proximité de Paris, des proches viennent sur la tombe d’un des leurs deux ou trois mois après le début de la guerre. Ainsi par exemple, en novembre 1914, la femme et la sœur d’Adrien Thomas, du 294e RI (p. 80) : «Elles eurent une crise de larmes sur la tombe de leur frère et mari. Ensuite, je les conduisis à la mairie où on leur remit ce que j’avais recueilli sur le soldat Thomas. Sa dame en voyant ces objets tombe en syncope ; on a beaucoup de peine à lui faire reprendre ses sens. Je suis tout bouleversé de voir la douleur de ces pauvres gens. » Plus rares à partir de 1915, ces travaux au cimetière reprennent de l’importance à partir de juin 1918 : avec les offensives allemandes le front se rapproche de nouveau, et G. Beaufort signale régulièrement, jusqu’en 1919, des enterrements de soldats décédés à l’hôpital militaire de Senlis.

c. La guerre vue de l’arrière

L’auteur décrit les unités qui passent à Senlis, ainsi que les Anglais ou les ressortissants des colonies, avec des détails intéressants, ainsi de la mention de la présence des femmes avec les troupes indigènes le 18 août 1914 (p. 17) : « Il passe deux régiments de tirailleurs sénégalais. Ils ont une très belle allure. Il y a de beaux hommes. On les acclame. Ils ont l’air heureux ; beaucoup ont leurs femmes. » et le 28 août (p. 18): « Il passe deux régiments de tirailleurs marocains. On les acclame et on leur offre à boire. (…) beaucoup, comme les Sénégalais, ont leur femme avec eux, portant leur gosse sur le dos. C’est très pittoresque.» Des régiments territoriaux stationnent dans la ville, et G. Beaufort développe de bonnes relations avec eux, comme ici avec des Bretons du 86e RIT. Même s’il est bien plus âgé qu’eux, il s’en sent proche : « Beaucoup se promènent en ville avec des gosses par la main. Cela leur rappelle leurs enfants à eux, qui sont restés là-bas. Ils ont l’air très heureux, les bons gars, de la réception qu’on leur a faite à Senlis. » Cette fréquentation amicale le fait s’identifier à ces territoriaux (p. 92) : « je fais monter un poêle dans le vestibule de la mairie qui sert de poste de police au 85e Territorial [ce doit être le 86e RIT, appartenant à la 85e DIT]. Mes bons Bretons me remercient (…) je les tutoie tous du reste. Depuis la guerre on a pris cette habitude. Du reste en ce moment, tout marche militairement. Étant continuellement avec des soldats, je me considère un peu comme un soldat. » En avril 1917, il découvre l’existence des ambulancières anglaises (p. 239) : « Elles ont une allure très crâne avec leurs habits masculins couleur kaki, et un petit calot sur le coin de l’oreille. Elles sont très acclamées des habitants. »

d. Les travaux et les jours

Aide aux déplacés, réaménagement de l’école, transport de matelas, réfection des chemins défoncés par le trafic important, préparation des hivers… notre narrateur est un homme très occupé, mais il tient au repos dominical (les « c’est dimanche » rythment les carnets), avec repos, promenade avec sa femme et manille en fin d’après-midi avec les copains. Il lui faut aussi trouver le temps de rédiger une importante correspondance avec ses nombreux neveux mobilisés (28 février 1915 p. 124) : «Je n’ai jamais écrit tant de lettres que depuis les hostilités. Cela me donne du tintouin car je ne veux laisser aucune de leurs lettres sans réponse. J’estime qu’il est de mon devoir de leur donner de bons conseils et à bien faire leur devoir de soldat.»

En novembre 1914, il signale avoir témoigné devant une Commission qui enquêtait sur les crimes allemands. Au printemps 1915, le maire lui demande d’être guide pour des excursionnistes parisiens, les cinq guides (1000 visiteurs sur un week-end) devant être choisis parmi (p. 129) « des personnes convenables et des ouvriers ayant resté à Senlis pendant l’occupation allemande. ». Senlis est une belle ville à patrimoine antique et médiéval, mais il n’est pas dupe, et c’est ici une des premières occurrences du tourisme organisé sur les champs de bataille de la Grande Guerre (juin 1915) « Je guide un groupe d’excursionnistes de la Société des Arts et Sciences qui viennent pour visiter les monuments de la ville. Je crois plutôt que c’était pour visiter les ruines, car des monuments ils ne s’en occupent guère ! ». En septembre 1915, l’auteur va, sur la demande du maire, rencontrer Henri Brispot à Chamant. Ce peintre veut réaliser un tableau des derniers moments du maire Odent, avant qu’il ne soit fusillé le 2 septembre 1914. G. Beaufort se fait accompagner par un des otages épargnés, et celui-ci « a retracé devant ces Messieurs toutes les péripéties du drame. » Le peintre prend des notes, fait des croquis, et en novembre il revient faire des études des protagonistes de la scène. Ce tableau est actuellement à la mairie, on peut s’en faire une idée avec une carte postale (mots clés : L’Armarium Odent adieux).

René Meissel et Philippe Villain ont donc eu une idée précieuse en publiant dans une édition soignée ce journal de Gaston Beaufort, un témoignage tel qu’on souhaiterait en retrouver plus souvent, fait à la fois d’apports factuels, de précision et d’humanité.

Vincent Suard, décembre 2023

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Lebrun, Mathilde (1879 – )

Le témoignage

Mathilde Lebrun (1879, Nantes – ?) habitante de Pont-à-Mousson, où elle tient un commerce, est en 1914 veuve d’un militaire (adjudant) décédé en 1908, avec lequel elle a eu trois enfants. La guerre déclarée, et ayant eu une culture militaire qui l’a habitué à côtoyer ce milieu (elle a habité plusieurs années dans des forts, dont à Toul, et a été élevée par un oncle, ancien combattant de 1870), elle monte un débit de boissons ambulant au plus près des troupes, activité qu’elle poursuit alors que la ville est envahie pendant quelques jours entre le 4 et le 10 septembre 1914. Sur sa répugnance à côtoyer « les boches », elle se justifie et dit : « Je domptai mon instinctive répugnance, en songeant que j’avais tout intérêt à approcher ces gens, à les étudier, à les connaître » (p. 39). Elle profite de ce côtoiement pour visiter les organisations de l’ennemi et collecter tout renseignement qui lui semble utile. Le recul allemand et la cristallisation du front font qu’elle pense pouvoir être utile aux français ; elle veut « jouer un rôle », non en s’engageant comme vivandière ou infirmière, mais comme espionne, destination qu’elle se fixe possiblement après avoir désigné un espion présumé en pleine bataille pour défendre la ville, mais peut-être aussi en ayant été désignée elle-même comme telle après la réoccupation de la ville. Le 1er décembre suivant, elle est approchée puis finalement, le 13, recrutée à Nancy par le Service des Renseignements de l’Armée de Lorraine. Son « agent recruteur » la missionne de se rendre à Metz, toute proche, afin d’y collecter tout information utile. Elle dit sur son nouveau « métier » : « On m’apprit mon rôle et je compris que j’étais un peu dans la situation de quelqu’un qu’on jette à l’eau pour lui apprendre à nager ». Laissant à la garde de tiers ses enfants qu’elle a éloignés du front à Contrexéville, et devient alors Simonne autrement surnommée « Tout-Fou ». Sa première mission, le 23 décembre 1914, consiste à passer la ligne de front (à Norroy-lès-Pont-à-Mousson) ce qu’elle fait avec une étonnante facilité. Après plusieurs jours d’enquête, elle est finalement approchée par le capitaine Reibel, puis plus tard le lieutenant von Gebsattel, autrement appelé monsieur de Bouillon. Pour les Allemands, elle devient R2, ou madame Blum, autrement surnommée également « Faim-et-Soif ». Le 4 janvier 1915, elle revient en France par la Suisse, fait son compte-rendu au capitaine de B… sur ce qu’elle a vu et entendu durant les 15 jours en territoire allemand qu’a duré sa mission : « Je pus révéler l’emplacement des batteries de Norroy et les dépôts de munitions, la profondeur des lignes de tranchées, le numéro des régiments. Je signalai l’importance des envois de troupes sur la Belgique. Je ne manquai pas non plus de parler des espions que j’avais rencontrés, travaillant pour l’Allemagne » (p. 99). A partir de cette première mission réussi, Simonne, pendant toute l’année 1915, fait des allers et retours entre Nancy et l’Allemagne, en passant par la Suisse (elle cite successivement Metz, Montmédy, Luxembourg, Mondorf, Trêves, Mayence, Coblentz, Cologne, Francfort et même Berlin, passant par Offenburg, Saverne, Appenweiher, Strasbourg et Sarrebourg dans une liste certainement non exhaustive). En tout, elle réalise 13 voyages entre lesquels, missionnée par l’ennemi, elle se rend dans le sud de la France (Marseille et Nice) afin de contacter des agents doubles françaises dont elle sera à l’origine des arrestations. Ce sont Félicie Pfaadt (agent R17), exécutée le 22 octobre (elle dit août) 1916 à Marseille [voir dans ce dictionnaire la fiche de Jauffret, Wulfran (1860-1942) – Témoignages de 1914-1918 (crid1418.org) qui décrit l’exécution de l’espionne le 22 août, qu’il avait défendue vainement devant le conseil de guerre en mai et dont il témoigne de sa réprobation] et Marie Liebendall, épouse Gimeno-Sanches, également condamnée à mort et emprisonnée dans la même ville. Côté allemand, elle distille des informations fournies par le Service de Renseignements qui, apparemment savamment construits, lui valent même en novembre 1915 la Croix de Fer ! Elle reçoit de côté-là des missions dont l’une des dernières confiées est rien moins que de récupérer la formule des gaz de combat français. Risquant, par ces deux principaux « faits d’armes » d’être « brûlée », c’est-à-dire découverte en Allemagne, elle est « mutée » quelques jours à Tours, revient à Nancy avant de participer aux enquêtes et aux procès Pfaadt et Liebendall puis d’être convoquée, le 16 août 1917 à Marseille pour témoigner dans l’enquête sur le député C[eccaldi], mentionné dans ses rapports, accusé lui aussi d’intelligence avec l’ennemi. C’est très possiblement ce qui lui vaut d’être « rayée du service », teintant son dernier chapitre comme une conclusion amère qu’elle a été mal utilisée et oubliée, tant dans l’honneur que dans la récompense nationale.

Mathilde Lebrun, Mes treize missions, préfacé par Léon Daudet (Député de Paris) Paris, Arthème Fayard, sans date, ca 1920, 285 p.

Commentaires sur l’ouvrage
Ecrit en 1919 et les années suivantes, apparemment publié plusieurs années plus tard (1934), ce récit simple, chronologié, sans réel talent d’écriture et descriptif, mais manifestement sincère peut apparaître comme une curiosité littéraire voire fictionnelle. Pourtant, le livre de Mathilde Lebrun est bien la narration testimoniale d’un parcours d’espionne agent double comme les Services de Renseignements français en ont utilisé de nombreuses pendant la Grande Guerre. Le parcours et les actions de Mathilde, manifestement à la personnalité évidente, se construit et évolue en territoire ennemi avec une apparente facilité et légèreté malgré les risques énormissimes pris par ces femmes particulières qui exercèrent leur patriotisme par des voies aussi dangereuses que volontaires. L’ouvrage n’est pas iconographié et contient quelques erreurs topographique (Noviant pour Novéant) ou points tendancieux qui mériteraient des vérifications plus approfondies pour en confirmer la véracité ou la plausibilité. Par exemple, son premier parcours débute en pleines fêtes de Noël et du réveillon dans la Lorraine envahie de l’hiver 1914 et elle n’en décrit pas une ligne. De même par exemple, elle attribue à ses renseignements l’origine d’une contre-offensive sur le Hartmannswillerkopf (entre le 8 et le 15 mars 1915) qui ne semblent pas correspondre à une telle activité sur le massif. Enfin, sa narration est aussi le prétexte à des tableaux, le plus souvent grotesques voire injurieux des personnages qu’elle croise et qu’elle caricature à l’envi (cf. la famille Rihn à Metz dont elle garde les enfants et dont elle dit par que le père à « une bonne tête… d’abruti »), celui lui permettant d’appuyer sur son patriotisme exacerbé.


Renseignements tirés de l’ouvrage :
Liste des missions effectuées en Allemagne par Mathilde Lebrun
1re mission : Du 23 décembre 1914 au 4 janvier 1915
2e mission : Du 11 au 17 janvier 1915 (avec une erreur de date page 112)
3e mission : Du 27 janvier au 1er février 1915
4e mission : Du 15 au 21 février 1915
5e mission : Du 08 au 15 mars 1915
6e mission : Du 26 mars au 2 avril 1915
7e mission : Du 19 avril au (jour non précisé) avril 1915
8e mission : Du 04 au 22 juin 1915 (dont voyage à Berlin)
9e mission : Entre le 26 juin et le 18 juillet 1915, d’une durée de 18 jours
10e mission : Du 18 au 23 juillet 1915
11e mission : Du 11 au 23 août 1915
12e mission : Du 07 au 09 septembre 1915
13e et dernière mission en Allemagne : Du 3 au 11 novembre 1915


Page 22 : Vue tonitruante et sonore de la mobilisation à Pont-à-Mousson
33 : Distribue des bouteilles de vins en pleine attaque allemande
34 : Décrit Pont-à-Mousson sous attaque
176 : 2 canons de 75 français et 6 belges en trophée à Berlin
: Taux de change 100 pour 87,50 marks
178 : Croix de fer en bois plantée de clous d’or et d’argent achetés (elle en plante un)
219 : Obtient (mais trop tard) un sauf-conduit pour toute l’Allemagne
227 : Manque d’être arrêtée en Allemagne à cause de la Gazette des Ardennes (pas logique)
230 : Doit récupérer la formule des gaz de combat français
233 : Obtient la Croix de fer

Yann Prouillet, juillet 2023

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