Curé de campagne, Paris, La France retrouvée, 281 p.
Résumé de l’ouvrage :
A 93 ans, Alphonse Haensler se penche sur son passé et se souvient de l’ensemble de sa vie et de son parcours religieux, exercé dans les Vosges. Ordonné prêtre le 1er juin 1912, il est mobilisé dans la Grande Guerre comme brancardier divisionnaire à Nancy. Occupé d’abord dans le secteur de Lunéville à la sanitarisation du front, il attrape la paratyphoïde à Bray-sur-Somme, qui l’éloigne de la première ligne. Après sa convalescence, et avouant un certain ennui à l’arrière, il demande à rejoindre le front et est affecté à l’hôpital de Neufchâteau. Il reçoit dans toute leur horreur les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges mais en janvier 1916, la Loi Dalbiez l’oblige à se porter volontaire comme brancardier régimentaire au 79e RI où son frère est déjà aumônier. Il connaît l’enfer de Verdun et traverse finalement l’ensemble du conflit en échappant à plusieurs reprises à la mort, nourrissant quelque peu le sentiment d’avoir été protégé, notamment par sa foi. Démobilisé en mars 1919 ; il regagne Thaon-les-Vosges où il avait été affecté comme vicaire juste avant la déclaration de guerre. Sa carrière comme prêtre se poursuit dans différentes petites communes vosgiennes, « vieux pays chrétien », jusqu‘à son entrée en 1968 à la maison de retraite de Docelles.
Eléments biographiques
Le 20 avril 1885 à Mont-lès-Neufchâteau (Vosges), Alphonse Haensler naît dans une famille militaire et paysanne d’origine alsacienne de trois enfants. Son père, dont la famille est de Dambach près de Sélestat, optant, est militaire, affecté à la surveillance du fort de Bourlémont, près de Neufchâteau. Il mourra le 7 novembre 1939. Sa mère, François Clog, épousée en 1884, (morte quant à elle le 14 novembre 1944) est très pieuse. De fait, il cultive très tôt, comme son frère, Eugène, son aîné d’une année (qui mourra le 30 octobre 1930 des suites de gazage au front), une vocation de religieux. Il entre à 15 ans au Petit séminaire de Châtel-sur-Moselle, puis celui d’Autrey, en classe de troisième, en 1902, fait son service militaire en 1905 au 79e RI de Nancy dans un climat particulièrement anticlérical. « L’hostilité était manifeste, les plaisanteries fusaient » (page 74). Il entre en octobre de la même année au Grand séminaire de Saint-Dié et est enfin ordonné prêtre le 1er juin 1912. Le 12, il est un temps vicaire à la basilique du Bois Chenu de Domrémy puis à Thaon-les-Vosges. C’est là que la guerre vient le chercher pour quatre années. Retourné à sa cure en mars 1919, il intègre enfin comme prêtre le petit village de Mortagne en 1927 puis celui d’Housseras en 1930. En pleine Seconde Guerre mondiale, en 1944, il est affecté dans la commune de Bellefontaine puis passe aumônier au couvent des Rouceux, près de Neufchâteau, l’année suivante. En 1948, il est nommé aumônier à l’hôpital d’Epinal. Après une longue vie sacerdotale, il entre à la maison de retraite de Docelles en septembre 1968. Le 2 octobre 1977, il reçoit la Légion d’Honneur et meurt à Saint-Dié-des-Vosges le 20 août 1986 à l’âge de 101 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
La guerre de l’abbé Alphonse Haensler ne représente que 16 pages sur une longue autobiographie de 192 pages. Mais l’intérêt de son témoignage est manifeste : il est particulièrement disert tant sur son métier que sur toutes ses implications, morales comme politiques. En cela le témoignage est précieux car le curé de campagne vosgien n’élude que très peu des sujets qui permettent tant une analyse psychologique que sociologique voire pratique du personnage, qui de plus fait montre d’une fibre politique (il dit page 189 : « Je me sens pleinement socialiste ») marquée, et de sa fonction dans le monde rural sur près d’un siècle, de 1888 à la fin des années 1970. Le 25 juillet 1914, il part en vacances en Alsace avec son frère, alors vicaire à Remiremont. Il y constate la préparation de guerre de l’Allemagne, qui l’impressionne, et rentre pour recevoir, à 2 heures du matin, son ordre de mobilisation. Patriote, il dit : « Nous n’avions qu’une peur : arriver à Nancy après les Allemands » (page 126) mais lucide sur le bellicisme s’appropriant la religion, le « Dieu est avec nous » répondant au « Gott mit uns », il ajoute : « Monstrueuse supercherie, escroquerie sans nom que de s’approprier le Ciel ! » (page 128). La guerre déclarée, il dit : « En tant que prêtre, il n’était pas question de porter les armes. J’avais été rappelé comme brancardier à la 11ème division de Nancy, où j’ai troqué ma soutane contre l’uniforme » (Page 129). Il est immédiatement confronté au vrai visage de la guerre. Il dit « : J’ai découvert l’horreur et l’impuissance, la douleur et la mort » (page 130). Les conditions de vie des premiers mois de guerre et sa fonction de brancardier le font finalement contracter, à Bray-sur-Somme, une paratyphoïde qui manque de le tuer (il réclame même l’extrême onction). Finalement sauvé, il entre en convalescence dans une clinique de Salins-en-Béarn, près de Pau, puis sur Troyes. Honnête, il dit : « J’aurais peut-être pu jouer les planqués jusqu’à la fin de la guerre, mais au bout de quelques mois, j’en avais assez, je m’ennuyais ferme, et par-dessus tout, je ne voulais pas prêter le flanc à la critique. J’ai demandé à être envoyé quelque part et reversé dans l’active » (page 132). Il est donc réaffecté comme infirmier à l’hôpital de Neufchâteau où il reçoit les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges. Se succèdent alors tableaux et visions d’horreur, assistant de chirurgien amputant « à tour de bras », s’endurcissant devant l’attitude, protéiforme, des hommes confrontés à la souffrance et à la mort. Le 4 juin 1915, la Loi Dalbiez le menaçant d’être obligé de « prendre le fusil », et entendant « rester fidèle au « Tu ne tueras point » », il demande à partir en première ligne comme brancardier. En mars 1916, il rejoint le front de Verdun et son frère, aumônier au 7-9. Immédiatement il est en pleine fournaise et s’interroge, entre chance et protection divine, lorsqu’un obus n’éclate pas entre eux deux ou quand il échappe aux balles en juin 1917. Voyant se succéder à son endroit ce type de miracle, il en nourrit une conviction qu’avec l’aide du Sacré-Cœur, il bénéficie en effet d’une protection divine. Il dit : « Dans cet enfer quotidien, je priais Dieu, et de toute la guerre, je n’ai jamais eu peur. J’avais le sentiment que Dieu me protégeait, qu’il ne m’arriverait rien » (page 138) ou plus loin, alors qu’une de ses messes est bombardée, il prie en disant « Pas maintenant seigneur » ! (page 141). Non combattant, il reçoit pourtant en juillet 1916 dans la Somme la Médaille militaire après avoir, brandissant le fanion du Sacré-Cœur, entraîné les hommes à l’attaque. L’arrêt des combats le cueille à Hirson, à la frontière belge : « … nous étions tous fous de joie, on s’embrassait comme des gosses, ivres de bonheur. C’en était donc enfin fini des balles, des obus, du cortège des blessés et des morts, du froid, de la boue, de l’horreur. Subitement, le silence s’est installé sur tous les fronts et il a fallu du temps pour s’habituer » (page 141). Il est démobilisé à Nancy en mars 1919. Dans son ministère d’après-guerre, celle-ci reste source d’inspiration : « J’avais mis sur pied une troupe de théâtre dont le répertoire était souvent puisé dans le registre patriotique de la Grande Guerre » (page 144). Sa guerre, courte mais dense, contient peu de précisions et quelques erreurs toponymiques (Arancourt pour Arracourt, page 130 ou place Hirson sur la côte belge, page 141). Le reste du témoignage, rédigé en toutes connaissances de cause, Haensler citant Bernanos et son Journal d’un curé de campagne, conserve un caractère référentiel sur la diversité des sujets touchant à un ministère de prêtre, avant et après la Grande Guerre, sa psychologie et sa matérialité dans le monde politique comme dans son évolution dans une société connaissant elle-même de profonds bouleversements sociologiques. Ce témoignage possède également un indéniable intérêt anthropologique, distillant anecdotes sur les us, coutumes, légendes et quotidienneté, entrant dans le paradigme des Arts et Traditions Populaires, y compris pour le vocabulaire. Il ne manque pas non plus d’humour (notre témoin n’hésitant pas à évoquer qui s’est endormi lors d’une confession !) et décrit même l’économie de son métier. C’est aussi un témoignage autoanalysé de la fonction « politique » du prêtre, entre loi séparative, anticléricalisme, communisme, tant Haensler n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain politique quand la nécessite, notamment communale, s’impose. L’ouvrage se termine par une longue analyse chiffrée des prêtres et de l’église dans le temps du témoignage du curé Haensler par Julien Potel, membre de l’association française de Sociologie religieuse et Roger H. Guerrand, chargé de cours à l’EHESS. Cet appendice permet de densifier le témoignage sur des concepts, (hydre du modernisme, du presbytère à l’usine), des chiffres (le diocèse et les inventaires, les curés sacs au dos morts dans la Grande Guerre, le nombre de prêtres en fonctions des époques, la loi de séparation de 1905)) ou des notions (le mythe du bon curé, etc.).
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Réflexion sur la sexualité et son évolution sociétale (vap 163 sur la tentation des jeunes filles, traumatisme du curé d’Uruffe ou par le défroquage de celui d’Housseras)
107 : Nom des différentes prières de la journée
121 : Rétribution des prêtres en 1912, prix des meubles
124 : Est en Alsace fin juillet 1914, vision de l’armée allemande prête à envahir la France, « magnifiquement équipée »
130 : Décrit la réalisation d’une fosse commune : « … pour qu’ils tiennent moins de place, j’ai dû les ranger dans une grande fosse commune de quatre mètres de profondeur, j’y suis descendu les coucher les uns à côté des autres, leur mettre la capote sur la tête et passer à un autre rang »
132 : Horreur des blessés du Bois-le-Prêtre puis des Eparges, dégoût et foi vacillante, puis finit par s’endurcir
133 : Attitude et diversité des blessés
135 : Honte de la Loi Dalbiez, qui envoie les prêtres au front
136 : Tu ne tueras point est un problème en guerre
138 : Horreur d’un pilote d’avion abattu, description du corps après sa chute
139 : Evoque Claire Ferchaud et le Sacré-Cœur de Jésus. Le 26ème RI de Nancy surnommé « régiment du Sacré-Cœur », retour à la foi
141 : Messe au front
145 : Après-guerre, invente un cerf-volant « de propagande » répandant des messages sur Thaon-les-Vosges
148 : Vin de messe venant de Bordeaux, vicaire de Saint-Dié assistant à la vendange
149 : Affaire du nom d’un voleur assassin donné par la victime mourante, problème du secret de la confession
155 : Affaire de l’empoigne, coutume locale des habitants de Mortagne
156 : Scandale des petites filles dénudées lors des visites médicales
182 : S’endort lors d’une confession !
186 : Location de chaises à l’église et les trois classes d’enterrement, inégalité
194 : Sur André Lorulot, libre-penseur et anarchiste contre qui s’est opposé Haensler (vap 261)
195 : 9 mai 1940, bombardement de Rambervillers
196 : Fidèle à, Pétain car ancien combattant de 14-18
198 : Son rôle pendant la 2ème Guerre mondiale, évoque la Résistance mais n’en fit apparemment pas partie
206 : Son hygiène de vie, sa longévité, ses jubilés
Yann Prouillet, août 2024
Prévot, Jean 1890 – 1960
Soissonnais 14 – 18, Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel (éd.), Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien. (De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918), Paris, Éditions des Équateurs, 2007, 317 pages.
1. Le témoin
Jean Prévot est né à Montauban en 1890. Bachelier en 1908, la guerre le trouve à Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé ses études de pharmacie. Incorporé au 108e RI de Bergerac, et passé dans une section d’infirmiers non endivisionnée en janvier 1915, il est transféré en avril 1915 à l’ambulance 4 de la 37ème DI, division composée de régiments de tirailleurs et de zouaves. Il est au front ou dans la zone des étapes d’avril 1915 à septembre 1918. Revenu à la vie civile, il exerce les fonctions de pharmacien à Toulouse, Carcassonne et Lautrec. Il décède à Orléans en 1960.
2. Le témoignage
Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien (« De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918») ont été publiés en 2007 par Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel, en association avec l’association « Soissonnais 14 – 18 » aux éditions des Équateurs (317 pages). C’est à Orléans, dans la maison où est décédé Jean Prévot (ne pas confondre avec Jean Prévost, écrivain et journaliste mort en 1944 au Maquis), « qu’en 1970 son petit-fils Marc retrouvera intacts dans une malle entreposée dans le grenier les carnets écrits par son grand-père. » (p. 11). L’introduction de G. Servettaz montre l’importance de la transmission mémorielle, avec un voyage fait par les transcripteurs de l’ouvrage sur les lieux évoqués par l’auteur, et notamment la ferme-ambulance 4/37. À noter une ambiguïté p. 11 « il est nommé 1re classe de réserve le 9 juillet 1919 », c’est bien-sûr aide-major (pharmacien) de 1ère classe, c’est-à-dire l’équivalent du grade de lieutenant.
3. Analyse
Février 1915 – mars 1916 – infirmier à l’ambulance
Il s’agit de la partie la plus intéressante des carnets, car c’est là que J. Prévôt est le plus disert quand il évoque avec précision ses fonctions d’infirmier dans une ambulance (hôpital de campagne). Jeune étudiant, il n’a pas été reconnu pharmacien dans cette spécialité car son cursus est incomplet, mais cet état lui permet d’échapper à son régiment en janvier 1915 (passage à la 12e section d’infirmier) puis d’intégrer l’ambulance 4/37. Il mentionne ses tentatives infructueuses pour se faire reconnaître comme pharmacien [avec autorisation de citation] (p. 29) « non, des pharmaciens, on en a, à ne savoir qu’en faire ! ». Pour lui cette affectation non enrégimentées est tout de même appréciable, en témoigne cette menace affichée à la 12e section d’infirmiers (avril 1915) : « Tout absent à deux appels : versé dans l’infanterie. » Les carnets décrivent le quotidien des gardes d’infirmier, dans une ambulance proche des lignes ; elle reçoit en 1915 des blessés du secteur de Quennevières (Offémont, Oise). La force de ces mentions, qui rappellent le Georges Duhamel de 1917, est faite d’un mélange de description des blessés, d’évocation de leurs souffrances, avec un ton détaché et neutre, sans empathie particulière, une sorte de froideur clinique qui renforce la dureté de la perception. Ainsi par exemple en avril 1915 (p.53) : « La salle 5 (12 lits) est à moitié pleine de types plus ou moins amochés. (…) On a amené trois Boches blessés. En voici un des plus amochés, pieds broyés, les fesses emportés par les obus. Il n’y a pas moyen de le prendre et après un pansement on le laisse sur son brancard et on le met tel quel sur le lit. La plupart sont blessés à la tête. On ne voit point de figure. On n’entend que des corps qui gémissent et se plaignent des cris du blessé : à boire. Le premier en entrant à droite est déjà mort, les traits calmes comme s’il dormait encore. Au fond un zouave râle, il a une fracture du crâne et ne va pas tarder lui non plus à entrer dans le grand sommeil. » L’auteur est souvent acerbe à propos des talents médicaux des majors, sans qu’il soit possible de savoir si c’est vraiment justifié (p. 58) « Le type à la fracture du crâne qui était dans la tente de la cour et qui râlait depuis hier est mort sur la table d’opération. Jocaveille en sortant de la salle était tout souriant. Ce matin Deveze a amputé le zouave d’hier soir arrivé avec l’hémorragie du bras, il va parfois un peu vite en besogne. » L’auteur évoque p. 73 « un sidi gratifié d’une balle dans la tête, on ne l’a guère regardé. Tout n’est certes pas pour le mieux, et que dire ? » Rien ne permet ici de dire que les blessés sont moins bien soignés parce qu’ils sont indigènes, il s’agit plutôt d’un doute sur les compétences professionnelles de certains majors, dont certains s’improvisent chirurgiens. L’auteur mentionne souvent le fait que lorsque c’est son tour de repos, il ne peut dormir et récupérer à cause des cris persistants des blessés. Ainsi p. 73 « On apporte un tirailleur gravement atteint d’un éclat dans le dos. Le major dit que l’on pourra lui donner à boire ce qu’il voudra, ce qui est sa condamnation sans plus de phrase. Il se voit perdu; d’ailleurs en arrivant dans la salle il se met à hurler et ne cesse guère ce qui m’ôte toute envie de dormir. (…) Bordes vient lui faire une injection de morphine, cela le calme un peu mais point complètement cependant. Quand à minuit Béneyssie vient me réveiller, je n’ai pas encore pu fermer l’œil. » Ces carnets restituent bien la lourde ambiance régnant à l’ambulance lorsque le front est actif, et que des blessés, souvent gravement atteints, sont amenés avant transfert, opération sur place, ou pour attendre le décès si on estime le cas sans espoir.
L’auteur signale plus loin la lecture d’un ordre général (27 avril 1915, p. 66) qui mentionne la citation octroyée à une autre ambulance, puis la liste de soldats qui ont été fusillés, la plupart pour abandon de poste, « quelques-uns pour mutilation volontaire, des tirailleurs surtout. »
J. Prévôt évoque ensuite la bataille de Quennevières (Moulin-sous-Touvent, juin 1915) telle qu’elle est perçue par une ambulance proche du front ; il mentionne les récits et bruits rapportés de la première ligne, par exemple le 1er juin, des affiches allemandes demandent si l’attaque « est pour aujourd’hui ? » (p. 95), ou des ordres de ne pas faire de prisonniers (p. 103), mention relativisée par la mention récurrente d’arrivées de prisonniers allemands. L’activité est éreintante, avec un bombardement qui n’épargne pas les abords de l’ambulance, des blessés nombreux, et des prisonniers allemands souvent blessés eux-aussi. A la fin de la bataille (recul français 15 et 16 juin 1915) il mentionne (p. 117) « Le nombre de blessés entrés est de 357 pour les trois derniers jours dont 195 pour aujourd’hui. »
L’évocation de l’offensive de Champagne (octobre 1915) est beaucoup moins précise, l’auteur est plus à l’arrière, et c’est davantage un témoignage d’ambiance, nous « aurions » attaqué, il y « aurait » déjà deux régiments boches de prisonniers, etc…
Mars 1916 – septembre 1916 – pharmacien auxiliaire – La Somme.
J. Prévot est nommé pharmacien auxiliaire, tout en restant simple soldat, il dépend alors du groupe de brancardiers de corps de la VIIIe Armée. À l’arrière du front, il s’occupe des médicaments, du chlore pour les exercices de gaz, et travaille aussi au laboratoire bactériologique. Sa localisation à Bar-le-Duc ne lui permet de décrire la bataille de Verdun que par ouï-dire. Il n’en est pas de même lorsqu’il arrive dans la bataille de la Somme (août 1916) : dans le secteur de Bouchavesnes, il fait sous le bombardement des liaisons avec les postes de santé avancés. Les progressions sont dangereuses et harassantes, il apporte des fournitures, des médicaments mais aussi du chlore pour des inhumations de fortune à faire sous le bombardement :
3 août 1916 (p. 229) « A 19 heures 30 ordre pour aller à Tatoï. Je pars avec 32 G.B.D., un pharmacien auxiliaire et du chlore. Arrivé au poste du 363e, le médecin-chef me remercie, il ne veut pas faire tuer des vivants pour enterrer des morts. »
19 août (p. 234) « Les Boches nous envoient pas mal de balles (…) Sur 100 mètres nous inhumons 51 cadavres, presque tous des Boches qui ont été tués et ensevelis par le tir des torpilles. »
20 août 1916 « Nous sommes de retour à Vaux, sans casse heureusement. Odeur épouvantable, cadavres vieux de 15 jours. Plusieurs rendent leur repas ! »
Octobre 1917 – juillet 1918 – pharmacien de régiment
Les carnets sont interrompus de septembre 1916 à octobre 1917, et on sait par sa F.M. que l’auteur a été promu pharmacien aide-major de 2e classe (sous-lieutenant) au 8e zouave (Division Marocaine). Les mentions deviennent plus rapides, indiquant déplacements, relations de blessures de connaissances, attaques aériennes, résultats de pêche, statistiques de pertes, etc…
L’engagement du 8e zouave pour tenter d’endiguer les offensives allemandes du printemps 1918, ranime la tension dans les notations. Son unité vient au secours des Anglais fin avril, dans le secteur de Villers-Bretonneux. (26 avril, p. 277) « À 4 heures, reçois l’ordre de rejoindre le poste de santé à Bois-Labbé. Très violente canonnade vers 5 heures. Pas mal de blessés par mitrailleuse. Nous sommes complètement assourdis par batterie anglaise voisine. Pas mal d’officiers touchés, Cadiot, Minard, Binder. Courtois arrive dans l’après-midi le cou traversé par une balle. Les tirailleurs auraient une grosse casse et ne tiennent pas le coup. Vu passer 2 tanks. L’un d’eux a déchargé deux blessés à la tête par balle ayant traversé les parois. »
L’auteur évoque ensuite les durs combats de la fin mai 1918, pour stopper l’avancée allemande du Chemin des Dames. Il participe aux combats de juillet 1918, mais les carnets s’arrêtent définitivement le 22 de ce mois. On sait qu’il est évacué gazé en septembre, mais pas s’il retourne en ligne avant l’Armistice : il sera plus tard pensionné (gazé) à 30%.
La partie la plus évocatrice de cet intéressant témoignage est donc celle qui concerne en 1915 la vie et la mort à l’intérieur d’une ambulance proche des lignes du Soissonais.
Vincent Suard, mai 2024
Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)
Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.
1. Le témoin
André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.
2. Le témoignage
Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)
Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :
3. Analyse
C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.
1914 en rase campagne
On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ». À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive
L’Argonne
La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»
L’offensive de Champagne
L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».
Deux exécutions
L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »
Les Éparges
A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.
La Somme
Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »
L’Algérie
De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.
Chemin des Dames et fin du conflit
Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.
J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal. Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.
Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299) – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. »
Vincent Suard, mai 2024
Lefebvre Henri (1888 – ? )
1. Le témoin
Henri Lefebvre, né en 1888, est originaire de La Bassée (Nord) où il exerce la profession de boucher. Sophie Lheureux, sa fiancée en août 1914, habite le hameau d’Hocron, sis à proximité de Sainghin-en-Weppes (Nord). Le mariage, prévu en septembre 1914, ne pourra avoir lieu qu’après la guerre. H. Lefebvre fait celle-ci au 233e RI, comme caporal brancardier – musicien. Sa fiche matricule signale qu’en 1936 il a quatre enfants.
2. Le témoignage
Les lettres d’Henri Lefebvre à sa fiancé ont été publiées dans l’anthologie « Correspondances conjugales », de Clémentine Vidal-Naquet (Robert Laffont, Bouquins, 2014, 1088 pages). Cet ouvrage contient la reproduction de la correspondance de neuf couples pendant la guerre. Pour ces fiancés nordistes, il s’agit de la retranscription (p. 295 à 348) d’un tapuscrit conservé au Service historique de la Défense (« Ma chère petite Sophie, Lettres de guerre », cote 1KT682). Ce document réunit des lettres qui ont été retrouvées en 1993. L’auteure m’a précisé (décembre 2021) avoir reproduit l’intégralité des courriers sans coupes, sauf quelques mots pour 1914.
3. Analyse
Le thème du front étanche, qui empêche les soldats des régions envahies de communiquer avec leurs proches, ou même d’en avoir des preuves de vie, est très présent dans les témoignages nordistes. Les lettres d’Henri n’ont pas été reçues à Sainghin, et on sait seulement qu’il a eu de son côté un contact en avril 1915 (p. 310) « Les femmes françaises de la Croix-Rouge ne m’ont pas divulgué leur secret et je n’ai pas eu l’indélicatesse de leur demander ; et puisque ta missive m’est parvenue, la mienne t’arrivera également j’en suis certain.» Il est effondré lorsqu’il apprend au début de 1917, par une dame évacuée de sa connaissance, que Sophie n’a eu aucune nouvelle, alors qu’il lui écrivait régulièrement depuis le début du conflit (mars 1917, p. 325) « j’ai souffert (…) quand j’ai lu que jamais tu n’avais eu signe de vie de ma part depuis deux ans et demi et qu’un soupçon, une angoisse t’étreignant le cœur, croyant qu’on n’osait te l’avouer et que le Bon Dieu m’avait appelé auprès de ces chers Joseph et Aimé [beaux-frères tués à Verdun et dans la Somme]». C. Vidal-Naquet a sélectionné ce texte pour illustrer une des modalités possibles de la relation épistolaire : les lettres n’arrivent pas à destination, mais les protagonistes continuent quand-même à écrire, les textes deviennent des « monologues amoureux », et le propos épistolaire à sens unique finit par prendre la forme du « journal intime », il permet l’épanchement et soulage la douleur morale. Si en 1918, la liaison est ponctuellement rétablie avec des cartes-message, c’est ici, pendant presque trois ans, un document à sens unique assez original ; on insistera par ailleurs sur un autre aspect du corpus, celui de la culture catholique omniprésente de l’auteur.
Le soldat
H. Lefebvre évoque assez peu le détail de ses missions, ou les combats auxquels il participe, il envisage plutôt le futur, les projets pour après la guerre, ou préfère décrire la bonne ambiance de camaraderie de son escouade ; atypique, par exemple, est cette évocation de son rôle dans la bataille (juin 1915, p. 314): « Il nous fallait prendre ces pauvres malheureux dans des toiles de tente, les traîner en marchant nous-mêmes sur nos genoux et nos mains, et cela pendant 1 km parfois, entendre leurs plaintes, découvrir leurs affreuses blessures. » Il imagine le sort de sa fiancée à Sainghin, tout en signalant assez rapidement ne pas être certain qu’elle y réside encore (avril 1915, p. 312) : « Les Anglais bombardent Illies et Fournes [front d’Aubers], dit-on. Des nouvelles qui nous réjouissent d’abord, puis nous étreignent le cœur à la pensée de savoir que c’est nos propres obus qui dévastent notre cher pays et font peut-être tant de victimes innocentes. ».
Il envisage les événements de la guerre surtout à travers le prisme religieux, et le découragement lié à l’échec de l’offensive Nivelle lui fait évoquer une solution originale mais finalement assez logique (21 juin 1917, p. 329) : « Et puis sincèrement il semble qu’il nous faudrait une Jeanne d’Arc. Encore la science des hommes a fait faillite et le Bon Dieu semble vouloir forcer nos dirigeants à recourir à lui. » Dans le même domaine d’inspiration, Henri Lefebvre a deux marraines de guerre à Revel (Haute-Garonne), les demoiselles Gayral, à qui il rend visite en permission en 1917 : « tu as deux petites sœurs de guerre qui t’aiment beaucoup déjà et qui aspirent à faire ta connaissance », une autre mention associe plus loin ses marraines (p. 346) à une demande d’adhésion à une neuvaine à « commencer à Noël à la bonne vierge de Lourdes. » Le cas de figure est assez atypique, car en général, ce n’est pas d’abord à une neuvaine que le poilu pense lorsqu’il envisage ses relations avec sa marraine de guerre, il est vrai qu’ici Henri s’adresse à sa fiancée.
Un boucher dévot
Cette religiosité du jeune brancardier-musicien, artisan boucher dans le civil, est omniprésente dans la tonalité de ses lettres. Les cérémonies religieuses sont relatées pour évoquer la consolation morale de la communion, ou la communication possible avec l’aimée, au moment de la messe, par une sorte de « transmission de pensée sacramentelle ». Il prie souvent, va aux vêpres dès qu’il le peut, et cette fin de lettre est typique (octobre 1914, p. 304) : « Nous allons réciter un chapelet maintenant en compagnie de mon ami Alphonse à l’église la plus proche ; nous retournerons ensuite manger la soupe et en avant ! ». C’est à travers cet habitus catholique qu’il envisage ses relations avec sa promise, sa compréhension de la guerre ou sa vision des régions qu’il traverse, comme en Champagne (Souain) où son régiment combat dès octobre 1914 (p. 301) : « J’assiste à la messe tous les matins depuis 8 jours, ma chère fiancée, et je communie fréquemment. Quelle consolation pour ce bon curé de voir que les gars du Nord ont encore de la religion ! Nous vivons ici dans un pays si indifférent ; il est à croire ma chérie, sans parti pris, que le Bon Dieu envoie le châtiment là où il doit passer. » Les lettres racontent aussi les épreuves familiales, avec les deuils de guerre, ou le cafard, que cette correspondance, invocation du « bon Dieu » à l’appui, tente de soulager.
L’auteur évoque à plusieurs reprises des « promesses », ce sont des vœux à réaliser après la guerre, pèlerinages à Lourdes et à Montmartre, promesse d’observer fidèlement le repos du dimanche, vœu d’entrer dans le Tiers Ordre… En 1917 (p. 331), il essaie d’organiser une communauté avec des soldats qui partagent sa piété : « j’ai conçu de trouver dans nos musiciens sept des plus fervents qui consacreraient chacun un jour de la semaine au Sacré-Cœur. Ce jour-là, assistance à la messe et communion si possible ; pénitence quelconque sur la nourriture et le tabac, etc. J’en ai 5 déjà et j’espère trouver les deux autres, ce serait l’élite. » Il cherche aussi à fonder le Rosaire, «c’est-à-dire 15 personnes disant chaque jour une dizaine de chapelets.» Difficile de connaître la proportion de poilus qui dans son unité partagent sa vision du monde, et à cet égard un passage de mars 1917 (p. 325) est intéressant (mention : « lettre inachevée ») : «dans mon escouade même j’ai deux bons catholiques, 5 ou 6 indifférents et un libre penseur !!! Ah tu comprends, ma chérie, il ne faut pas que ce monsieur vienne dire devant moi qu’il n’y a pas de Dieu et exposer ses doctrines matérialistes. Alors c’est conférence à l’escouade le soir jusqu’à onze heures quelque fois et le matin après la soupe. Naturellement la discussion se termine toujours par une poignée de main car au régiment c’est l’union sacrée. » Évoquant l’avenir, Henri imagine leurs futurs enfants, qu’ils aimeront, et (p. 330) « qui seront notre bonheur. J’ai demandé au bon Dieu qu’il m’accorde la grâce d’en prendre un à son service ; nous lui offrirons tous deux, n’est-ce pas, ma chérie ? ». Que penser en définitive de ce ton si résolument pieux? Le mariage tant attendu s’incarne ici avec une énergie sentimentalo-religieuse, dans un futur strictement dessiné dans des concours de piété : il s’agit de leur culture commune, de leurs références les plus familières. Cette religiosité, qui est naturelle chez H. Lefebvre, et qui est consubstantielle à son éducation et sa sociabilité, n’est du reste pas exceptionnelle (voir par exemple Gabriel Castelain), pour des hommes recrutés dans cette partie sud de la Flandre (Weppes), à l’ouest de Lille. C’est nettement plus atypique pour d’autres espaces, notamment les grandes agglomérations textiles ou minières.
Terminons par une dernière citation, qui montre qu’en politique aussi, ce même prisme religieux est présent (septembre 1917, p. 334) : « Hier encore une dame me disait : « Mon frère qui est au front devient anarchiste, je crois, et cependant il a été bien élevé. » Je ne suis pas encore anarchiste, ma chérie, console-toi. Ah ! j’ai bien une dent contre les mauvais riches, ils sont si nombreux ! »
Vincent Suard, mai 2022