Hadengue, Pierre 1893 – 1975

Des gros frères à la libellule Journal de marche 1914 – 1919

Olivier Demoinet

1. Le témoin

Pierre Hadengue est originaire d’Etalon (Somme), son père y est éleveur de chevaux, et son grand-père maternel, Émile Pluchet, homme de pouvoir, est président de la Société des agriculteurs de France (1912 – 1918) et régent de la Banque de France. Le regretté André Bach parle de « bourgeoisie terrienne provinciale » dans sa préface. Sous-lieutenant de réserve en avril 1914, il combat avec le 4e Cuirassier (Cambrai) jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il intègre l’école d’aviation de Chartres. Il vole comme pilote d’avion d’observation (MF 22 et So 13), et en 1918 commande l’escadrille 270. Capitaine en août 1918, il se marie en 1919 puis reprend la ferme familiale, participant à la création de l’enseignement agricole en Picardie. Il décède en 1975.

2. Le témoignage

Olivier Demoinet, petit-fils de l’auteur, a publié en 2016 à compte d’auteur « Des gros frères à la libellule », Journal de marche de Pierre Hadengue 1914 – 1919 (358 pages, grand format). Il précise en introduction que c’est en partie grâce à son insistance que son grand-père a, vers 1970, retranscrit ses carnets de guerre dans un texte élaboré. Disposant d’archives familiales, lui-même a repris ce récit en l’accompagnant d’explications et de nombreuses illustrations : carnets de route, carnets de vol, documents militaires et familiaux, cartes et nombreuses photographies…. Le gros dossier final contient la reproduction de l’intégralité du carnet de vol, le livre d’or de l’escadrille 270, des extraits du « Livre de Chartres » du dessinateur Georges Villa, etc…. Le terme « gros frères » désigne la façon dont les cuirassiers se surnommaient entre eux, et la « libellule » est l’insigne peint sur les avions de l’escadrille 270 en 1918.

3. Analyse

Cavalerie

Le document est d’abord précieux pour le récit de la chevauchée d’août à septembre 1914. La mystique de la charge est bien présente (« on se surprend à caresser amoureusement la poignée de son sabre »), mais P. Hadengue note que la Belgique présente de mauvaises conditions pour le déploiement (p. 47) « terrain boisé avec clairières, avec toujours inévitables fil de fer. » De plus la cavalerie allemande refuse systématiquement le combat à cheval, et le commandement interdit rapidement aux cavaliers de pousser trop longtemps les poursuites. Au plan tactique, les cuirassiers montent des « P.A.C. » (« pièges à cons »), destinés à entraîner les uhlans dans de savantes embuscades (p. 53), mais les cavaliers allemands, qui échafaudent de leur côté de semblables constructions, ne se laissent jamais prendre. Dès le 12 août, il doit forcer l’obéissance d’un de ses hommes, qui ne veut pas prendre une faction exposée de nuit (p. 46): [l’homme cède finalement] « Ouf… tuer un Boche, volontiers, mais être obligé de tuer un de ses hommes ç’aurait été terriblement dur, et pourtant c’était le devoir. [à l’écriture 1970] (je viens de revivre là le moment de la guerre le plus pénible pour moi peut-être). » Les cuirassiers font retraite jusqu’à le Marne en septembre et peuvent alors se réorganiser (remonte).

L’auteur, lui-même éleveur, témoigne de ce que grâce à sa vigilance, son escadron a mi-septembre « encore » 80 chevaux sur les 146 du départ de Cambrai. Les montures restantes ont beaucoup souffert (Meaux, p. 74) : « Les plaies [sous les tapis de selle] sont énormes, infectées, et sentent mauvais : dans beaucoup, les asticots grouillent. Spécialement le soir, quand on prend le trot, cela répand sur la colonne une odeur cadavérique. » Il dit aussi que pour la remonte, les chevaux de réquisition, omniprésents dans les récits d’août 1914 à la ferme, sont rapidement abandonnés, car peu endurants «ils ne peuvent fournir le très gros effort que nous demandons maintenant à nos chevaux.» 

« En l’air »

Fin septembre et en octobre les cuirassiers sont utilisés dans la Somme, le Pas-de-Calais puis en Belgique, pour établir le contact sur un front discontinu et mouvant, ils combattent à pied à la carabine, puis se redéploient vers l’avant lorsque l’infanterie les relaie : ils sont « en l’air » avec ordre de boucher les trous, (p. 100) «  Nous allons ainsi (…) contenir l’ennemi, jusqu’à l’arrivée de l’infanterie et continuer notre marche vers l’aile débordante. » Sa progression l’amène près de la ferme familiale à Étalon, il y arrive avec son peloton le 23 septembre (p. 95). L’ennemi est très proche, ses hommes se reposent un temps dans le hameau, et il déjeune avec ses parents qui n’ont pas voulu fuir (p. 95) « Devant nous ça ferraille. Quelques balles dégringolent dans la rue où maman vient de passer. » Quand l’ordre de rejoindre arrive, la scène de départ évoque, pour le cinéphile, l’univers de John Ford (cycle de la cavalerie, 1948 – 1950) : « Il y a un moment pénible, mais il faut se raidir. Il ne faut pas que les hommes voient que je suis ému. J’embrasse Papa et Maman. « À cheval, par deux, direction sur moi » Poignée de mains au départ, ça fait toc-toc ! Quand nous reverrons-nous ? »

À partir d’octobre, de « désagréables nouvelles » arrivent à l’escadron de manière de plus en plus pressante : on demande des cadres pour former des escadrons à pied. Il réussit à éviter toutes ces mutations forcées (« Ce n’est pas rigolo d’abandonner les éperons »), faisant des périodes de combat dans la tranchée, mais continuant aussi l’entraînement à cheval (préparation de la destruction des arrières allemands, si la percée de mai 1915 avait réussi en Artois). Son chef qui l’apprécie bloque sa demande de passage dans l’aviation, mais grâce aux relations de son grand-père, il finit par arriver à Chartres le 30 septembre 1915.

L’aviation

L’auteur décrit de manière précise sa formation initiale de pilote d’octobre à décembre 1915, avec de nombreuses photographies. On retrouve en annexe un fac-similé d’une partie du « Livret de l’école d’aviation de Chartres », album fantaisie de dessins, poèmes et chansons illustré par le dessinateur Georges Villa, élève-pilote au même moment, et P. Hadengue y a sa caricature. L’auteur, passé par Ermenonville au début 1916, est affecté à la MF 22, dans le Pas-de-Calais, dans la Somme puis à Verdun. Les missions de réglage y sont nombreuses et dangereuses (49 missions au-dessus des lignes à Verdun de mai à juin 1916). Son unité est ensuite utilisée à la fin de l’été dans la 2e partie de la bataille de la Somme, il vole beaucoup et en novembre 1916 (p. 178) fait fonction de commandant d’escadrille.

Etalon

On a vu que P. Hadengue est passé par chez lui avec ses hommes pendant le combat de 1914. Cette même mobilité lui fait survoler, en 1916, la ferme-manoir natale à l’intérieur des lignes allemandes. Ses parents ont été autorisés à y rester (lettre en français, du Gal Von Aven, se terminant par « mes compliments à Madame », p. 118). Il est très ému en survolant les siens : c’est une mention fréquente, par exemple dans les récits de pilotes belges de la R.A.F. en 1941 ou 1942, mais beaucoup plus rare pour ce conflit. Lors du retrait volontaire des Allemands en mars 1917, c’est encore sa mobilité (avion + automobile + grade d’officier) qui lui permet, de sa propre initiative, d’aller errer, au milieu d’Anglais surpris, dans les ruines d’Etalon (22 mars 1917 p. 188). Il retrouve très vite ses parents qui ont été laissés à Nesle par le retrait allemand (p. 191) « Que d’émotions dans cette journée ! Le matin, messe et communion tous les trois ensemble. » Lorsqu’on prend connaissance, dans le recueil, de documents issus des cabinets du roi d’Espagne ou du Pape, obtenus par l’entregent du grand-père Pluchet (donner des nouvelles ou appuyer une demande de rapatriement), il est clair que nous ne sommes pas ici dans la famille du PCDF « de base » ; toutefois ces facilités, interdites à l’immense majorité des combattants, n’empêchent pas Étalon d’être complètement détruit, ou l’auteur de mener une guerre exposée et pleine de risques : on a ici un itinéraire très particulier, qui est une des façons marginales, cavalerie montée ou aviation, de faire la guerre.

Religion

Atypique semble aussi le degré de religiosité de P. Hadengue, au point qu’en introduction, O. Demoinet s’en excuse presque : « on peut être choqué (ou sceptique) devant l’importance qu’il apporte à la religion (…)». Par exemple, dans une lettre du tout début de la guerre, sa mère lui précise qu’après la prière habituelle du soir (p. 41), il y aura « spécialement pour toi un Pater, un Ave et des invocations à St Pierre, St Jean Chrysostome, St Georges [le patron de la cavalerie] et St Michel. » et son père ajoute « Si tu quittes la terre, ce sera pour le Paradis ! Tu ne seras pas à plaindre, mon cher Pierre (…)» puis « frappe comme l’Archange Gabriel, etc… ». P. Hadengue mentionne fréquemment ses confessions, ou des entretiens avec des prêtres ; sa pratique ne traduit pas un regain lié à la guerre, elle lui pré-existe, et se retrouve assez souvent dans une petite noblesse, encore bien présente dans la cavalerie ; cette religiosité est ensuite fort « diluée » dans l’aviation, au recrutement plus mêlé.

Les femmes

L’auteur aborde volontiers ce passage « obligé » des mémoires de pilote, et on reste perplexe devant la contradiction entre son éthique religieuse rigoureuse (« pour son arrivée dans cette arme nouvelle », il va par exemple se confesser) et sa relative complaisance pour ce thème. Lors de la disparition d’un équipage, il mentionne le classique contrôle systématique du courrier des disparus, pour éviter de restituer aux familles des correspondances fâcheuses. Si « une noce crapuleuse avec des femmes plus que douteuses » est repérée dans des lettres d’un disparu (p. 180), ce n’est pas surprenant puisqu’il s’agit d’un individu méprisable qui a déserté en se posant volontairement chez l’ennemi. La contradiction évoquée plus haut semble ici dépassée par une lourde insistance de l’auteur sur le niveau social supérieur des bonnes fortunes féminines; ici, pas d’amours ancillaires, mais plutôt une nouba « de classe », pour utiliser une terminologie marxiste (Saint-Dizier, juillet 1916, p. 167) : «Perquin et moi, nous hasardons à aborder deux très jolies femmes, évidemment d’une bonne bourgeoisie, et à les inviter à dîner avec nous à l’hôtel. Impossible me dit l’une d’elles, nous sommes trop connues ici où mon mari est un gros industriel (…)». De même à Nancy en janvier 1918, une ville gaie et dissolue (p. 201): « Il ne s’agissait pas de « professionnelles », mais de personnes aussi désintéressées qu’aimables : femmes d’affaires, de fonctionnaires, de gros commerçants, d’employés. ». Ce thème disparaît en fin de volume, l’auteur se fiançant peu avant l’Armistice.

Politique

Un indice, au tout début du conflit, indique un conservatisme sans nuances : le député de Cambrai qu’il croise, coupable de pacifisme, est pour lui un « infâme radical-socialiste » (p. 28). Les documents de fin de volume montrent qu’il a dû attendre 1938 pour avoir la Légion d’honneur ; ce retard est probablement plus dû, dans la seconde partie des hostilités, à un caractère entier et peu diplomate, qu’à un engagement ultérieur au Comité Central de Défense Paysanne (tendance dorgériste, document de 1938), de toute façon bien plus tardif.

L’escadrille 270

En janvier 1918, la So 13 se dédouble, et P. Hadengue prend le commandement de l’escadrille 270, petite unité d’observation équipée de Sopwith puis de Salmson (été 1918). Son escadrille fait beaucoup de liaisons d’infanterie, et ses statistiques de 1918 témoignent de son engagement: « 13 combats, 4 ennemis abattus, 8 des nôtres descendus sur un effectif de dix avions. »

Olivier Demoinet, décédé en 2021, a donc réalisé un travail remarquable avec ce riche corpus, fruit d’un ambitieux travail de mise en forme, d’explication et de publication d’archives, et ce témoignage est peut-être plus novateur encore pour la cavalerie que pour l’aviation.

Vincent Suard, décembre 2024

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Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Suillaud, Henri (1885 – 1916)

Correspondance Ives Rauzier

1. Le témoin

En août 1914, Henri Suillaud, natif du Morbihan, est marié et réside à Toulon ; rengagé quartier-maître depuis 1911, il est embarqué sur le cuirassé Suffren comme boulanger puis maître-coq. Il fait une première campagne d’août à novembre 1914, puis rejoint Toulon pour carénage. En janvier 1915, il repart aux Dardanelles, et participe pendant toute l’année 1915 aux tentatives pour forcer le détroit, avec une parenthèse en avril-mai (retour à Toulon en escorte du Gaulois pour réparation). Henri Suillaud meurt à 31 ans le 26 novembre 1916 au cours du torpillage du Suffren au large de Lisbonne (653 disparus, aucun survivant).

2. Le témoignage

Ives Rauzier a publié en auto-édition la « Correspondance d’Henri Suillaud » en 2014 (The Book Edition, 204 pages). Le corpus est constitué des lettres d’H. Suillaud, restituées intégralement ou en extraits, du début de la guerre à janvier 1916. Quelques lettres de la famille terminent le recueil, avec des reproductions de cartes postales. Le marin écrit dans un style très oral, avec une orthographe assez phonétique qui a été laissée telle quelle dans la transcription.

3. Analyse

Les publications de correspondances de marins du rang embarqués ne sont pas courantes, et les lettres d’Henri Suillaud sont intéressantes pour connaître sa vie quotidienne en opération, tenter d’appréhender sa perception du conflit et décrire le couple qu’il forme avec son épouse.

Un courrier abondant

Ce marin écrit souvent ; il fait fréquemment le point sur les nombreuses lettres reçues ou envoyées, le courrier est abondant et il est assez rapidement numéroté. La liaison postale est en général satisfaisante, avec à Moudros souvent deux distributions par semaine, les lettres et cartes arrivant souvent par 4 ou 5 à la fois. Au mieux, le délai Toulon – Suffren est de 10 jours, ce qui est rapide pour un cuirassé en opération, la moyenne étant de deux à trois semaines. Avec une escadre française la plupart du temps au mouillage, les servitudes fréquentes avec la France (torpilleurs, paquebots de troupes, cargos de ravitaillement) expliquent cette bonne fréquence. L’auteur donne parfois comme explication à des retards inexpliqués les torpillages de plus en plus fréquents au cours de l’année 1915, ceux-ci entraînant la disparition du courrier concerné.

Le retour à Toulon

Les conjectures, souhaits et hypothèses à propos d’un prochain retour à Toulon sont omniprésents, ils représentent la partie obligée de presque chaque début de correspondance ; ce sont des suppositions sur le besoin de carénage, la substitution du « Jules Ferry » au Suffren, la fin de la mission, etc… Cette « scie » est nécessaire pour ranimer l’espoir de se voir bientôt, et prendre son mal en patience ; ce projet de retour, en permanence déçu, n’empêche pas les conjectures de reprendre à la carte suivante. H. Suillaud emploie aussi beaucoup le mot « gazette » (ou gasette), ce qui à bord veut dire des bruits ou des rumeurs, et il insiste sur la qualité de ses sources d’information [avec autorisation de citation] « n’écoute jamais les gazettes moi je te dirai toute la vérité. »

La campagne des Dardanelles

Au début de la campagne, il est très optimiste, et promet un succès rapide avec la chute de Constantinople. Ce sont des évocations de l’armada dont il fait partie (p. 42, fév. 1915) « chère petite femme rappelle-toi que nous sômmes quelques choses comme bateaux içi » et plus loin «Si tu verrais les bateaux qu’il y a içi tous ces cuirassés et croiseurs et dragueurs de mines et les cargots. Il y a plus de 100 en tout. Et des Ydroaéroplanes les pauvres turques ne sont pas à jour avec nous. ». On constate aussi que, même si de son poste en boulangerie ou à la cambuse, il n’a pas d’informations tactiques précises, l’auteur n’hésite pas à communiquer à sa femme de nombreux renseignements militaires de localisation ou de mouvements de navires rencontrés : la censure ici n’est pas tatillonne ou en tout cas elle n’est pas redoutée. Après les échecs de mars 1915 (3 cuirassés alliés coulés, le Suffren est lui aussi touché avec 12 morts), l’impossibilité de réduire certains forts du détroit, et surtout l’arrivée de sous-marins allemands, l’enthousiasme disparaît. Cela s’exprime crûment en mai (p. 63) « pour nous içi nous sômmes plus si fier que dans le temps avec ces sous-marins. » Plus tard, après presque un an d’opération devant le détroit, c’est un constat d’échec transmis à son épouse (p. 125) : « on disaient bien que les Turcs ne résïsteraient pas longtemps la preuve en ai, voila bientôt un an qui y sont en guèrre, et ma fois le résultat pour nous, aussi en arrière que le premier jour ; »

Le quotidien à bord du Suffren

L’auteur évoque peu le détail de son activité à bord ; lorsqu’ il est boulanger, c’est un travail de nuit pénible et il récupère mal avec le sommeil de la journée, bruyante et chaude. Lors des bombardements réguliers des forts, le navire canonne l’après-midi, et H. Suillaud, passé maître coq, explique les difficultés de son service (p. 49, mars 1915) « Il y a des fois depuis midi jusqu’à 6 heures au poste de combat et à 6 heures, il faut faire manger alors, comment veut-tu que ce soit bien fait, ce n’est pas la peine que je me fait du mauvais sang pour si peut. ». Les distractions à bord ou la camaraderie sont peu abordées ; comme le navire est la plupart du temps à l’ancre à Moudros, il accompagne des bordées à la plage, et il essaie de nager (p. 75) ; le 23 juin 1915, il dit par exemple rester facilement un quart d’heure, « s’est déjà quelque chose. » Y a-t-il eu des abus ? «Je devais encore y aller sur la plâge, mais ces suprîmer le Commandant à trouvé à dire qu’il y avait une centaine de bonhomme qui passaient leurs temps à terre, maintenant ce sera au long du bord comme avant (…). Il mentionne aussi les nombreux malades à bord, avec dysenterie ou typhoïde (p. 90) « c’est un sale pays ».

Rassurer

La description des opérations ou des conditions tactiques du moment est toujours accompagnée de considérations destinées à apaiser les inquiétudes de son épouse. L’auteur était sur la Liberté au moment où le navire a sauté au mouillage en 1911 (plus de 300 morts), il a participé aux opérations de secours, et son diplôme d’honneur est reproduit en fin de volume (p. 31) : « J’ai déjà passé dans un moment bien terrible à bord de la Liberté, et ma fois tu vois je n’ai rien eu. » Par ailleurs, en cas de naufrage, il aura le collier [la bouée de sauvetage], et s’il ne peut pas sauver un homme qui ne sait pas nager, lui il sait « un peu » nager, et ça l’aidera à s’en sortir (p. 72).

Intimité 

H. Suillaud est très épris de sa femme dans sa correspondance, il mentionne sa grande tristesse lors de ses deux départs en août 1914 et en janvier 1915.

p. 31 « Je te dirai que j’ai pleurer beaucoup le soir que je suis rentrer de te quitté si mal oui chère petite femme plus on va plus on s’aime n’es ce pas. » Ce couple épris est sans enfant, et l’auteur mentionne à plusieurs reprises qu’il lui paraît plus raisonnable d’avoir une petite fille seulement la guerre terminée. Après une permission, sa femme s’inquiète pour ses règles et il la rassure (p.82) sur son attitude responsable : « Ne te fais pas pour cela tu les auras les anglais (…) : je te dirai qu’on peut se trompé mais pas moi, car je fais trop attention je ne dors pas sur le rôti (comme Saucas). » [un camarade dont l’épouse est tombée enceinte]. Après quelques mois de mission, les mentions de désir érotique deviennent plus fréquentes (p. 143) « tu me dis que tu à grassi (…) ce qui me fait plaisir, oui j’en aurai davantage pour m’amuser », mais ces allusions de fin de lettre ne prennent pas un caractère envahissant (p.149) « je patienterai encore (…) et ma fois qu’es ce que tu veux, qu’and on en à pas on y pense pas. »

Fin de la mission

La campagne s’achève de manière imprévue au tout début janvier 1916, car le Suffren aborde et coule de nuit un petit transport anglais (les 33 hommes de l’équipage anglais sont récupérés) mais le cuirassé a une voie d’eau et a perdu une ancre. L’auteur raconte qu’il a eu très peur, la cambuse étant située sur l’avant, il a cru à un torpillage (p. 178, janvier 1916) « il fesais nuit j’avais pas quitté la Cambuse sans prendre mon collier de sauvetage mais en arrivant sur le pont qu’and j’ai vu que c’était un abordage j’étais mieux ; j’ai redescendu aussitôt, mais le Suffren à jeter assez de boué et du bois à l’eau pour sauver 1000 personnes ; » Le message qu’il fait passer à son épouse est ici peu martial, c’est enfin la possibilité de rentrer à Toulon (p. 177) : « Enfin cette fois c’est un petit malheur qui nous fait notre bonheur à tous, autrement on était pas parti diçi. »

La dernière correspondance est datée du 16 janvier 1916, et on ne sait rien de son activité ultérieure jusqu’à la disparition du Suffren. Le livre se termine par un petit dossier, avec quelques lettres, des démarches de la veuve pour obtenir une licence de tabac (sans succès), ou la transcription du rapport du commandant Hans Walther, du sous-marin U 52, sur l’attaque du Suffren dans la nuit du 26 novembre 1916 : après l’envoi de deux torpilles, celui-ci décrit une grosse explosion, puis un grand choc sur le sous-marin en plongée ; à la remontée en surface il ne distingue rien (p. 193) « On ne voit qu’un nuage d’explosion que le vent emporte. Je m’explique ainsi l’événement : l’explosion de la torpille a fait exploser le cuirassé qui a coulé instantanément et le sous-marin l’a frôlé pendant qu’il coulait. » et plus loin : « Cherchons pendant une demi-heure des survivants, mais ne trouvons rien. Continué notre route. »

Vincent Suard, décembre 2024

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Lemaire, Maurice (1895-1979)

Bernard, Hubert, Maurice Lemaire, Saint-Dié-des-Vosges, Imprimeries Loos Saint-Dié, 1978, 217 p.

Résumé de l’ouvrage :
Maurice Henri Lemaire est né le 25 mai 1895 à Martimprey, hameau de Gerbépal dans les Vosges, d’un père instituteur, patriote. Il entre en 1906 au collège de Saint-Dié, où il obtient un prix d’excellence (en 5e), puis le prix d’honneur de la ville de Saint-Dié, ce qui lui vaudra un retour à la maison en taxi automobile ! Il entre ensuite en 1912 au lycée Henri Poincaré de Nancy et à son sortir, il enseigne quelques semaines au collège de Bruyères. Le 1er décembre 1914, de s’engager pour la durée de la guerre dans l’artillerie. Le bureau de recrutement d’Epinal l’expédie comme canonnier-conducteur de 2e classe au 3e RAL (Rimailho) à Joigny. Il suit rapidement les cours d’officier de réserve puis, examen réussi, il est dirigé sur l’école d’artillerie de Fontainebleau. Il en sort aspirant le 21 mai 1915 et intègre le 5e RAL de Valence. Il arrive au front à Sainte-Menehould et est affecté à la 2e batterie du 3e groupe dans la forêt d’Argonne, à l’arrière du front des Islettes, dans le secteur de La Harazée. Il y exerce la fonction d’officier observateur-régleur-orienteur. En septembre 1915, il prend position aux abords de Souain, dans la Champagne pouilleuse où il change d’affection, désigné comme officier de liaison à la 11e batterie du 107e RAL. Il dit : « Je faisais à cheval les liaisons entre le commandement et les batteries de notre groupe. On prépara pendant plusieurs semaines une tentative de percée du front. Chacun se défilait car l’attaque devait se faire par surprise… » (p. 17). Comme tant d’autre, l’attaque échoue et son régiment se transporte à Verdun. Il participe à l’offensive à la bataille de 1916 ; s’inscrit dans le dispositif de protection des tranchées devant le fort de Douaumont dans le secteur des forts de Souville puis de Tavannes où il y subit les gaz. Soucieux de la protection de ses servants, il construit des abris susceptibles de résister aux 150 ennemis devant lequel il allume des petits feux afin de réaliser une surpression destinée à lutter contre la pénétration des gaz. Maurice Lemaire passe ainsi toute la bataille avec « la charge d’user à Verdun toutes les pièces résiduelles de Rimailho de l’artillerie française » (p. 22). En 1917, il revient Champagne, où sa batterie cantonne dans le village de Cormicy, « un tas de ruines » (p. 22). Il poursuit sa fonction d’observateur, utilisant pour se faire la haute cheminée de briques de l’usine Holden à la lisière nord de Reims qui culmine à 80 mètres de hauteur. Le duel des deux artilleries est d’abord un duel logistique de ravitaillement de ses batteries de 155 Schneider. Or la cadence, qui aurait dû atteindre 600 coups par batterie et par jour n’en atteignait que 200. Sa batterie est bientôt déplacée dans l’Aisne, à proximité de Crouy puis elle revient sur le front de Verdun, rive droite, au sud des carrières d’Haudromont. Du 20 au 25 août 1917, il participe à l’offensive qui permet la reprise de la cote 304, du Mort-Homme, de Samogneux, de la cote 344 et de Beaumont, occasionnant la capture de 10 000 prisonniers. En octobre, il est à nouveau sur l’Aisne et le 1er décembre, après un retour en formation à l’école de Fontainebleau, il en sort fin février 1918 comme lieutenant commandant de batterie. Il reprend sa place au front comme officier-orienteur le premier avril. Il reçoit de plein fouet, entre Coucy-le-Château et Reims, l’offensive Ludendorff, qu’il contribue à parvenir à arrêter sur la Vesle. Le 15 juillet, la 11e batterie Lemaire, dans l’armée Mangin, est dans la forêt de Villers-Cotterêts, où l’attaque allemande tombe dans le vide et une 2e ligne intacte. Ses canons font partie d’un front de 50 kilomètres dont les bouches se déclenchent, repoussant l’ennemi. Dès lors, la guerre change quelque peu de visage. Le groupe d’artillerie de Maurice Lemaire, devenu le 7e groupe du 107e, est envoyé dans le Nord avec les troupes placées sous le commandement du roi de Belgique Albert 1er. Lentement, la résistance allemande flanche, c’est l’hallali et les français avancent. Le 7 novembre au soir, à Oycke, en Belgique, un 210 tombe à côté de la baraque où Maurice Lemaire a prise place ; il a le pied touché par un éclat d’obus. Opéré, il est dirigé sur Le Havre. Il dit : « La guerre était finie sans crier gare et mon groupe d’artillerie devait déjà avancer vers l’est, en rote pour l’Allemagne, alors que moi, je restais là cloué, immobile et sans gloire » (p. 26). A peine remis, il quitte l’hôpital, et parvient à rejoindre Liège où il tient à défiler victorieux, le pied bandé, broché, juché sur un cheval. En février 1919, alors qu’il est à Jülich, en occupation en Rhénanie du Nord, sur la rive gauche du Rhin, il apprend que les anciens candidats de 1914 à Polytechnique conservent en 1919 les mêmes droits pour se représenter. Il postule et entre au centre de préparation de Strasbourg alors que deux promotions se mettent en place, l’une, comprenant des élèves de 18 et 19 ans, et l’autre, spéciale, réservée à tous ceux qui avaient fait la guerre. Il en ressort 70ème sur 404 le 1er septembre 1921. Le 15 suivant, il donne sa démission d’officier de l’armée active, persuadé qu’il a participé à la « Der des ders », et le 1er octobre, il entre au service de la voie du Chemin de fer du Nord. Il entame ainsi qu’une carrière dans cette voie, puis une carrière politique toutes deux mémorables, ayant une fonction prépondérante dans l’organisation du Chemin de fer français dans les terribles journées de mai et juin 1940, résolvant la « crise » des trains bloqués en gares ; il est même à ce titre nommé « général-cheminot ». Maurice Lemaire meurt le 20 janvier 1979 à Paris ; il repose au cimetière de Provenchères-et-Colroy (Vosges).

Commentaires sur l’ouvrage :
Hubert Bernard, journaliste très impliqué dans la vie associative vosgienne, signe avec cet ouvrage une complète et définitive biographie sur ce grand vosgien, technicien et homme politique, officier de la Grande Guerre et ayant eu un rôle profond dans la seconde, notamment dans les Chemins de fer. Son action comme artilleur sur les fronts les plus violents n’est pas omise et fut dense et intense ; dès lors il est à regretter l’absence apparente de carnet de guerre ; donnée non confirmée toutefois malgré l’ajout, dans cette biographie, de passages issus d’un témoignage personnels, possiblement dû à un interview de Maurice Lemaire par l’auteur. Page 16 par exemple, il relate son arrivée au front et son acceptation par les artilleurs présents comme au sein d’une petite famille. Dès lors, la partie biographique, contenant apparemment des souvenirs, du la Grande Guerre comporte 13 pages (p. 15 à 27). L’ouvrage, notamment pour l’enfance de Lemaire, vaut également pour la restitution anthropologique des Vosges d’avant 1914. L’ouvrage est agrémenté d’un opportune chronologie qui retrace notamment grades, fonctions et affectations au cours du conflit ainsi qu’un liste impressionnantes de médailles et de distinctions des deux guerres.

Eléments utiles dans l’ouvrage :
Page 5 : « Les paysans étaient parfois misérables, mais ils ne le savaient pas. La terre était plus ingrate que la forêt ou le tissage »
7 : Le 18 juin 1898, Henri Lemaire, père de Maurice Lemaire, recueille les derniers soupirs de Victor Félicien Fonck, père de René Fonck, voiturier écrasé par son charriot
: Rigaulisse, bâton de réglisse
8 : Plombage des vélos lors du passage des cols
: « Ravages » occasionnés dans les garde-robes par le jeu des boutons !
9 : Saint-Dié à Saint-Jean-d’Ormont en taxi automobile pour fête un événement !
11 : Août 1914, il a 19 ans et la famille ne peut revenir à Saint-Jean-d’Ormont, ses parents sont évacués à Laval-sur-Vologne
14 : Vierge de Pitié de Colroy-la-Grande érigée par la mère de Maurice
: Saute en marche du train à St-Dié
20 : Premiers obus à gaz, bruit, effet, odeur
21 : Fait du feu devant les entrées d’abris pour créer une surpression contre les gaz
: Masques au chevaux
: Spectacle de la guerre
21 : il s’amuse à compter les éclairs des canons français tirant sur la rive droite de la Meuse
22 : Consommation utile des 155 Schneider
27 : Vue de l’ambiance en Allemagne, accueil poli, presque correct de la population et correction mutuelle
75 : Il encontre un maréchal Pétain anglophobe

Yann Prouillet, novembre 2024

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Bauty, Edouard (1874-1968)

En Alsace reconquise. Impressions du front 1915, Édouard Bauty, Paris, Berger-Levrault, 1915, 63 p.

Résumé de l’ouvrage :
Journaliste, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, Édouard Bauty participe à une visite sur le front des Vosges en août et septembre 1915. Son périple l’amène d’abord dans le secteur du Ban-de-Sapt, rencontrant les prisonniers allemands capturés après la reprise de La Fontenelle le mois précédent, puis en Alsace, dans les secteurs de Thann et du Hartmannswillerkopf. Ses tableaux descriptifs de ces secteurs de la guerre de montagne et des hommes qui la font ont été publiés dans son journal sous le titre Sur le front d’Alsace et en parallèle dans un opuscule enrichi de dix documents photographiques avec cette préface : « On y trouvera des impressions rendues avant tout avec le souci de la sincérité, une sincérité scrupuleuse devant être la première des préoccupations de quiconque écrit. Elles peuvent avoir, à ce titre, une certaine valeur documentaire. Elles montrent, notamment, que la guerre n’est pas toujours ce que l’on croit. Ainsi, toute la première partie de ce récit d’un voyage au front est remplie de tableaux de paix et il faut arriver à la seconde, qui conduit sur la ligne la plus avancée de combat, pour se voir mêlé à une existence mouvementée et dramatique. Ce contraste est une des caractéristiques de la guerre actuelle. Il convenait peut-être de s’efforcer de le fixer avec exactitude ».


Éléments biographiques
:

Édouard Bauty est né le 13 avril 1874 à Lausanne (Suisse). L’Observateur suisse, dans une courte nécrologie datée du 11 octobre 1968, précise qu’il a fait des études de théologique avant de devenir journaliste. Il est correspondant suisse à Paris ainsi que, pendant 75 ans, au Journal des Débats (1789-1944). Il est aussi dessinateur, caricaturiste, illustrateur et peintre (cf. la couverture de son ouvrage En Alsace reconquise). Il devient rédacteur en chef de La Tribune de Genève, journal fondé en 1879 et dont le premier numéro paraît le 1er février, ce de 1911 à 1918, remplaçant Alfred Bouvier. Il est lui-même remplacé par Edgard Junod, jugé plus francophile encore. Son article dans En Alsace reconquise ne démontrait par immédiatement pourtant une germanophilie exacerbée immédiatement décelable et ses liens avec Edmond de Pourtalès, notamment pour, en 1917, régler le cas d’Edmond Privat, correspondant autrichien de La Tribune jugé par trop austrophile, milite pour la réelle identification de ce journal en ce sens, dans une terre si centralement tiraillée entre les deux grands blocs en opposition. Édouard Bauty meurt le 4 septembre 1968 à Genève.

Commentaires sur l’ouvrage :
Par son avant-propos révélant que cet opuscule a d’abord été publié par la Tribune de Genève, ces « impressions de guerre », qui ont l’apparence d’un témoignage, sont plutôt des tableaux journalistiques, mâtinés de propagande militaire francophile, délimitant ainsi par trop leur intérêt testimonial. Celui-ci existe toutefois comme un rapport verbalisé d’un de ces « voyages d’études » comme la guerre en a provoqué des centaines pour tout autant de journalistes, d’observateurs militaires, politiques ou de personnalités qui ont multiplié ces visites au front afin de sentir le « souffle de la guerre ». Lors d’une approche en première ligne à HWK, ne dit-il pas : « Nous nous contentons du reste, fort bien de leurs balles qui ne nous causent aucun mal et qui font à nos oreilles une musique presque agréable » ! (p. 48). Sa vision du camp des centaines de prisonniers de la contre-attaque de juillet 1915 à La Fontenelle est toutefois intéressante (page 19) mais elle n’est pas exempte de tableaux d’une guerre d’un civil qui vient au front comme il va au zoo, se nourrit de la vision que l’on veut bien lui servir, et dont la véracité est bien entendu sujette à caution. Ainsi, sur le HWK, il entend, à l’été 1915, lors que ce champ de bataille connaîtra la guerre de décembre 1914 à janvier 1916, cette annonce surréaliste de l’officier qu’il fait visiter a la délégation : « vous remarquerez, Messieurs (…) que l’on ne sent plus aucune odeur à l’Hartmannswillerkopf. Mais tout ce sol sur lequel vous êtes est rempli de cadavres. Nous en avons enterré là plus de sept cents. Nous les avons recouverts d’une quantité énorme de désinfectant. Et sur la terre qui les cache, nous avons semé de l’avoine et du blé, pour activer le retour à la poussière de tous ces corps » (p. 49). Sa visite au lieu relate finalement un cantonnement idéal, assaini, hygiénisé (voir la description des douches p. 51) mais ou toutefois un poilu peut manque de … soulier. Suit alors l’anecdote d’une chaussure boche tombée miraculeusement du ciel après un bombardement, et bien utile à un poilu qui manquait précisément de souliers ! (p. 53). Enfin l’ouvrage s‘achève sur une vue de deux généraux, dont un non dénommé. Mais le tableau d’un général de Maud’huy proposant à un soldat sa voiture pour aller embrasser sa famille proche qu’il n’a pas vu depuis longtemps (p. 56) achève de teinter l’ouvrage à la fois de la qualité de son auteur et de son époque de publication. L’ouvrage s’achève dans le Sundgau et la plaine reconquise, dans le voisinage d’Altkirch et de Dannemarie.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période août et septembre 1914 :
Saint-Dié – Ormont – vue sur le Ban-de-Sapt (p. 12 à 21), Le Hohneck (21) – Mittlach (24-28) – Kruth (28-30) – Saint-Amarin (31-33) – Thann (34-36) – Hartmannswillerkopf (37-55) – Altkirch – Dannemarie (58 à 63).

Yann Prouillet, novembre 2024

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Mineur, Jean (1902-1985)

Balzac 00.01

1. Le témoin

Jean Mineur est né à Valenciennes en 1902, son père étant menuisier et négociant en bois. Il a de 12 à 16 ans pendant le conflit, qu’il vit sous le régime de l’occupation allemande. Dans les années vingt, il invente localement la publicité au cinéma, en vendant des espaces peints à des commerçants locaux : ces réclames sont déroulées sur un grand rideau qui s’abaisse dans la salle pendant les entractes. Il fait ensuite carrière dans le film publicitaire au cinéma à travers la société Jean Mineur Publicité, dont le logo au petit mineur est resté célèbre.

2. Le témoignage

Jean Mineur a publié ses souvenirs dans « Balzac 00.01 » en 1981 (Plon, 275 pages). La partie de l’ouvrage qui concerne la Grande Guerre va des pages 30 à 58. L’évocation de son vécu de l’occupation est rédigée avec plus de soixante ans de distance.

3. Analyse

La vie dans Valenciennes occupée est assez sommairement décrite par Jean Mineur, mais on peut tirer du récit quelques éléments intéressants. Lors de l’arrivée des Allemands, ses parents n’ont pas fui car sa mère est gravement malade, et ils sont terrorisés « les réfugiés racontaient des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ». C’est dissimulés dans une sombre remise qu’ils entendent le pas bruyant sur le pavé de ce qu’il imagine être des « uhlans géants et moustachus ». Après plusieurs jours de dissimulation, ils finissent par sortir, mais le père reste caché à cause des rafles de civils. L’activité paternelle est arrêtée, et la famille vit pendant plusieurs mois de la vente ambulante de copeaux et de sciure que l’auteur (13 ans) met en place avec succès jusqu’à l’épuisement du stock.

L’auteur se décrit à la fois comme un adolescent affamé, qui a déjà la responsabilité de sa mère malade, ainsi que celle de son père, assez dépassé semble-t-il, et en même temps comme un enfant dont le terrain d’aventure est la ville déserte la nuit : malgré le couvre-feu sévère, c’est un espace dangereux mais tentant. Les remises et ateliers de la maison finissent par abriter des troupes allemandes, et il en devient familier, disant (il a étudié un an l’allemand scolaire…) au bout d’un temps finir par les comprendre. À la fin de 1915, il est adopté par ces hommes au repos, et constate que ce sont de « braves types ». Cette fréquentation lui attire des ennuis car ses rapides progrès en allemand lui font raconter à l’école ou dans son quartier les derniers bruits obtenus des soldats. Dénoncé et menacé par l’autorité d’occupation (accusation de diffusion de fausses nouvelles), il doit éviter un temps ces soldats et c’est suite à cet incident qu’il dit devoir comme suspect porter le brassart rouge à 14 ans (1916).

Son drame personnel réside dans le décès de sa mère en décembre 1917, son père le délaissant rapidement (p. 46) : « Je suis resté seul, trop souvent. Les Allemands dans la cour s’émurent de me voir si désespéré. Petit à petit, ils me prirent sous leur aile. L’un me racontait des histoires, l’autre m’apportait une assiette de nourriture aux heures des repas. Mais je n’avais le cœur à rien. » Son père se remarie à l’été 1918 et sans surprise les relations de Jean Mineur avec sa belle-mère sont mauvaises.

En septembre 1918, l’auteur est évacué avec les habitants de Valenciennes, ils échouent à Mons, où lui manque de trépasser de la Grippe espagnole. Évacué dans un train sanitaire à Bruxelles, il s’y trouve le 11 novembre, mais se brouille avec son père, qui est installé à Ixelles. Il fuit alors la Belgique et rentre à Valenciennes sans autorisation de circulation, retrouvant la maison et les ateliers relativement épargnés mais occupés par des soldats anglais et canadiens : des cris, des rires (p. 54)  et « un grand diable tape sur le piano de ma mère en chantant à tue-tête. » Les soldats finissent par comprendre sa détresse, le nourrissent et l’adoptent, et lui est heureux de retrouver « un peu de tendresse dans cet univers chaotique. » En 1919, il passe son permis automobile dès ses 17 ans, est d’abord chauffeur livreur, avant d’entrer au journal Le Progrès du Nord où il se formera le domaine des annonces particulières et publicitaires.

Même si Jean Mineur, professionnel de la publicité, est assez beau-parleur, et enjolive peut-être un peu son lointain passé, nous avons ici un petit témoignage qui mêle souffrance de guerre et souffrance intime, avec l’expérience rare d’un adolescent adopté à son propre domicile, d’abord par la troupe allemande, puis par la troupe anglaise.

Vincent Suard, septembre 2024

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Hanin, Charles (1895–1964)

Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918

1. Le témoin

Charles Hanin est né en 1895 à Hussein-Dey près d’Alger, dans une famille de la bourgeoisie locale. Classe 1915, il est mobilisé en décembre 1914 et participe avec le 2e Régt. de marche d’Afrique à l’opération des Dardanelles ; il est blessé en juin 1915 à Gallipoli. Aspirant au 3e Zouave en 1916, il combat à Verdun, et y participe à l’attaque de décembre 1916. Passé sous-lieutenant en 1917, il assiste à l’offensive du Chemin des Dames. Son unité va ensuite aider les Anglais en mars 1918, et il est blessé (obus à l’ypérite) en mai. Rentré au corps début septembre 1918, il est ré-hospitalisé après l’armistice à cause des séquelles de son gazage. Revenu à la vie civile, il mènera une carrière d’administrateur des colonies. Il décède en 1964.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918 » (270 pages) ont été publiés en 2014 chez Bernard Giovanangeli Éditeur, avec une introduction documentée d’Henri Ortholan. Ce récit a été composé immédiatement après le conflit (déc. 1918), et H. Ortholan souligne « l’intérêt que représente ce témoignage que le temps n’a pu altérer ou déformer.» Dans un court propos d’introduction, Charles Hanin dit avoir repris ses carnets, sans changements sur le fond, mais avec une rédaction entièrement nouvelle.

3. Analyse

Oublier l’Iliade

Sur le navire qui l’emmène aux Dardanelles, l’auteur insiste sur sa connaissance livresque de l’Orient, d’Homère à Pierre Loti, et dans le voyage il retrouve les vieux souvenirs de l’âge classique, « le sens profond de l’Hellade » : il est moqué en cela par un camarade. Il découvre peu à peu la réalité (p. 25) «Tristesse poignante des emprises militaires, tout est poussiéreux, lamentable, pollué. Des zouaves hirsutes, sales, les yeux caves, agrandis déjà par la vie dure et les privations (…). » Il met ainsi, dit-il, un certain temps à comprendre « l’étendue de sa chimère ». La description des campements puis des combats en ligne donne une impression d’étouffement ; la place est comptée, et la description des combats, au milieu des hurlements, des tirs et des explosions (p. 38) est froidement réaliste : « On a l’impression de se trouver dans un asile de fous. » Il est rapidement blessé (21 juin 1915), est transbordé sur le Ceylan, navire hôpital, où seuls les blessés les plus graves ont droit à des couchettes. La nourriture est mauvaise, et C. Hanin évoque les barques grecques qui proposent fruits et sucreries, alors que lui n’a comme argent qu’un des louis d’or de sa ceinture de flanelle (p. 46) « les yeux du Grec dans sa barque luisent de convoitise : Oh, oh ! dit-il, uné Napoléoné ! et il me sourit largement. » Le blessé est transporté à Bizerte et après convalescence est réaffecté dans une unité de zouaves à Batna en août 1915.

Aspirant

La description de sa compagnie en novembre 1915 à Batna est cruelle, avec un encadrement allemand ou alcoolique, et du mépris pour les hommes de sa chambrée, représentant (p. 52) « un tiers d’Alsaciens parlant allemand, un tiers de Martiniquais parlant Po-po et d’un tiers de Juifs parlant hébreux. Nous sommes deux Français. » Pour lui, le choix du stage d’aspirant de Joinville s’impose comme seul moyen de « sortir de cette tourbe.» Il réussit la formation d’aspirant au début de 1916 (il passe assez rapidement sur cette formation) et il est de retour au 3e zouave en mai 1916 à Verdun. Mal accueilli, les officiers lui font bien sentir qu’il n’est qu’un sous-officier ; même hostilité de la part des sous-officiers, puis cela s’arrange un peu (p. 61) : « L’adjudant Fauchère et le sergent Fabry me prennent en amitié ; ils ne sont pas de l’active et n’ont pas reçu l’inoculation du virus sous-officier. » À Verdun comme auparavant aux Dardanelles, il constate que le simple fait de sortir son appareil photographique fait changer d’attitude ses supérieurs immédiats, ils deviennent alors beaucoup plus amènes. Notre auteur décrit le général Niessel à plusieurs reprises, c’est une brute, au visage de « dogue hargneux » qui terrorise les officiers, mais pour lui c’est un grand chef. Il raconte aussi une crise de colère de De Bazelaire (général commandant le 7e CA), lors d’une sédition d’un bataillon de zouaves (ivresse collective et refus de remonter sans repos préalable), pour lui sans gravité (p. 66) « il n’y a pas de quoi fouetter un chat : mais on a malheureusement rendu compte» Le général vient agonir des officiers qui ne sont pas concernés (le bataillon incriminé est en ligne) et c’est un incident pénible, « vos ancêtres rougissent dans leur tombe (…) je serai sans pitié et s’il faut vous faire marcher, je mettrai des mitrailleuses derrière vous ! » La narration de Verdun, rive gauche (mai-juin) et rive droite (juillet), est intéressante, notamment avec l’évocation de Froidterre et de Thiaumont (les 4 cheminées). En ligne et sous le bombardement (p. 100), il a dû, lui jeune aspirant, prendre le commandement de la section, et même à un moment, de la compagnie, pour pallier la couardise d’un lieutenant terré dans son abri. Revenu au repos, on lui retire sa section : outré, il demande justice en rédigeant une lettre de plainte au général, enveloppe fermée qui doit passer par la voie hiérarchique, mais dont il refuse de dévoiler le contenu; ennuyé, le colonel Philippe finit par reconnaître le bien-fondé de sa colère et lui rend sa section.

Thème de l’homosexualité

Il est fait plusieurs fois mention d’homosexualité (cinq reprises, surtout au début en Orient) :

p.18 des marins faisant l’apologie de la pédérastie.

p. 19 un sergent qui chantait au Château d’eau est inverti passif.

p. 28 un zouave débraillé, qui passe en roulant les hanches (…) il a eu la médaille militaire pour des talents qui ne sont pas ceux qu’on demande aux soldats.

p. 31 des propositions homosexuelles d’un légionnaire.

p. 145 le capitaine W qui serait venu « des bords de la pédérastie »

Eu égard au tabou qui entoure ce thème, ces passages interrogent. Ce type de mentions, très rares, égale ici le total de ce que j’ai pu rencontrer au cours de plusieurs années de lecture de récits de guerre. Rédigé dans une reprise des notes fin 1918 – début 1919, s’agit-il de la réalité, ou des clichés « orientalistes » attendus, à propos des mœurs supposés des Joyeux et autres troupes coloniales ? Cette répétition pourrait être le signe d’un intérêt particulier de l’auteur, mais celui-ci mentionne aussi des rencontres qui ne le laissent pas indifférent avec des femmes (p. 56 dans un train, p. 216 une occasion non saisie avec une institutrice « j’ai du paraître idiot. », ou encore p. 268, une fermière séduisante) et on sait aussi qu’il s’est marié après la guerre. Il reste que sa façon de décrire le deuil de ses deux camarades tués, Michel Romain et Ismaël Raymond, est faite d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ainsi M. Romain tué aux Dardanelles : p. 40 « un autre m’affirme qu’il est tombé à ses côtés ; je l’aimais, j’en éprouve un terrible choc. » et p. 48 « ton pauvre corps n’aura même pas de sépulture et ta chair qui fut belle et forte, tes beaux yeux sombres, si tristement profonds sont roulés, pulvérisés dans cette terre chaotique (…) ». À Verdun, son ami Ismaël Raymond a le pressentiment de sa mort prochaine, scène de prémonition assez fréquente, mais ici elle a lieu avec des modalités qui ne le sont pas du tout. Ils dorment dans un petit abri (p. 114, avant l’attaque sur Bezonvaux) « je sens une main saisir la mienne, la serrer avec une sorte de pudeur contenue ; je serrai à mon tour, alors dans l’ombre, je sentis contre mon visage le visage de Raymond, son souffle frôlait mes cheveux et je sentis brusquement ses lèvres et je vis qu’il avait pleuré ; je me relevais stupéfait ; que signifiait cela ? Je l’interrogeais ; il me répondit doucement : « ne bouge pas, demeure contre moi ; il faut que je te parle ; je t’aime, je n’ai que toi ici ; demain je vais mourir. (…) » C. Hanin lui impose de dormir. La prédiction se réalise et l’auteur vient se recueillir devant le corps, pensant (p. 123) aux « purs sentiments nés dans la communauté de notre vie rude ». Dans un dernier item, il décrit p. 239 les hommes qui se baignent nus, mentionnant des corps en « mouvement, signes de ce que la nature a voulu façonner de force virile et harmonieuse mais hélas, pétri dans la fragilité » et on pense immédiatement au style de Montherlant dans les Olympiques. Donc un caractère original, qui n’entraîne aucune certitude, mais qui traduit une sensibilité rarement rencontrée dans ces termes dans les carnets de guerre : il serait intéressant d’avoir ici l’avis d’une historienne ou d’un historien du genre.

Aisne 1917

Au début de 1917, Charles Hanin promu sous-lieutenant devient officier de renseignement, navigue de l’EM du régiment à celui de la DI, et cela lui permet de pittoresques descriptions d’officiers, en général peu laudatives. L’attaque du 16 avril (Mont Spin), est un échec dramatique au 3e zouave et c’est aussi l’occasion d’évoquer les Russes qui combattent à leurs côtés ; l’auteur est très critique, évoquant leur préoccupation dominante pour l’alcool et la danse : « nous comprenons Moukden et Tannenberg (p. 163) ». Il décrit une armée multi-ethnique, avec des hommes qui ne se comprennent pas entre eux, et dangereux car ils n’identifient pas les zouaves. Il reconnaît toutefois leur courage dans un assaut (toujours au Mont Spin) où eux aussi se font massacrer sans résultat.

Lorraine 1917

À l’été, son unité est dans un secteur très calme de Lorraine, et c’est l’occasion d’une description d’une patrouille offensive (Allemands à 800 mètres) dans les hautes herbes (p. 184) ; c’est une progression de « Sioux », alternant planque et reptation pendant des heures ; arrivés derrière les lignes allemandes, ils interceptent la dernière voiture d’un convoi, et ramènent le conducteur ahuri dans leurs lignes. La réécriture soignée des notes est ici payante, nous sommes dans un authentique western. Les Allemands en ont du reste fait autant en hiver : un étang borde et protège le secteur (Étang de Paroy), et ils ont rampé sur la glace revêtus de draps blancs, capturé quelque territoriaux et leur artillerie a cassé la glace pour protéger leur retour. Il évoque ensuite (p. 194) une inspection de Ph. Pétain, les colonels étant interrogés pour savoir s’ils répondent de leur régiment, s’il leur demande de marcher contre un ennemi qui ne serait allemand ; il comprend à cette occasion pourquoi – les mutineries – on les a maintenus dans ce secteur calme de Lorraine (fin août 1917).

1918

L’évocation de la période de 1918 est plus rapide, le moment charnière a lieu le 26 mai, son ordonnance est tué et lui blessé par l’éclatement d’un obus à ypérite dans leur abri, et c’est l’évacuation (Rennes, convalescence en Algérie). Revenu à son unité fin août 1918, il narre les combats de poursuite jusqu’à l’armistice, avec un style plus concis mais toujours aussi acerbe, voire méprisant (p. 256, retour dans son unité) : « Grapinet nous reçoit avec affabilité (…) il sent le Saint-Maxentais à plein nez : il y a en lui un de ces petits fumets sous-officier qui ne trompe pas. » Cette aigreur peut aussi s’expliquer par le fait que l’auteur reste durement touché par les séquelles de sa blessure : sa vie reste menacée en 1919.

Donc des carnets très intéressants, qui montrent l’endurcissement d’un jeune étudiant d’Algérie pétri d’humanités classiques qui, à travers les combats vécus dans une unité de choc, se transforme en un guerrier efficace et cynique, mais gardant encore une profonde considération pour les hommes du rang et un goût intact pour la rédaction littéraire.

Vincent Suard, septembre 2024

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Martin, Jean (1886-1951)

Livret de guerre. Période du 5 août 1914 au 14 avril 1915. Texte original transcrit par Philippe Martin. La Seyne-sur-Mer, chez l’auteur, 2005, 126 p.

Résumé de l’ouvrage :
La guerre cueille Jean Martin, 28 ans, à Toulon le 2 août 1914. Il rentre de tout juste de Montevideo, en Uruguay, où il demeurait depuis l’âge de 13 ans. S’empressant de consulter la feuille de mobilisation de son livret militaire, il doit rejoindre le 359e R.I. à Briançon. Il touche son uniforme le 5 août puis reste dans la région jusqu’au 18 septembre. Le lendemain, le train le débarque à Bruyères, dans les Vosges, au lendemain de la bataille des frontières, alors que le front vient de se fixer à peu de distance de Badonviller et de Baccarat. C’est ainsi seulement le 6 octobre qu’il dit : « C’est la première fois que nous voyons le feu mais sans voir l’ennemi, ce qui est malheureux » (p. 28). Il va y passer plusieurs mois, en réserve derrière la Meurthe, approchant par patrouille le front au nord de La Chapelotte. Après un cours passage dans la région de Saint-Mihiel, à la mi-décembre, le régiment est envoyé en Alsace, dans le secteur de Thann, entre Mollau et Aspach. Il y reste jusqu’au 23 mars 1915, déplacé à Gérardmer et dans le secteur du col de la Schlucht où, se sentant fatigué, il entre à l’infirmerie de la caserne Kléber le 9 avril suivant. Son récit s’arrête sans explication de sa part le 14 avril suivant, achevant sa guerre passée toute entière en Lorraine et en Alsace.

Eléments biographiques :
Philippe Martin, fils de l’auteur, dit à la fin de ce petit ouvrage : « Pourquoi mon père a-t-il cessé d’écrire son livret le mercredi 14 avril 1915, alors qu’il est revenu dans sa famille en 1918 ? » (page 122). L’introduction à ce récit est teintée de flou tant sur la démarche d’écriture du témoin que sur le matériau à l’origine de la publication. En effet, le présentateur dit après quelques lignes datées uniquement du 2 au 4 août 1914 : « Là s’arrête le récit de ces trois premières journées, relatées par mon père, dans ses mémoires de guerre, qu’il avait commencé d’écrire à ma demande en 1954. Hélas, emporté par une maladie grave, en 1961, il s’arrêta de l’écrire à la page 51. Ce cahier où sont notés tous les détails et anecdotes complémentaires de son livret original écrit au front, en 1914. Par devoir de mémoire, je me devais d’éditer ce livret qu’il avait surement écrit pour sa famille, ses enfants et petits enfants (sic). Cette transcription que vous allez découvrir, en est la copie exacte, où était notée sur les feuillets uniquement le strict résumé de chaque journée ». En janvier 1915, il adresse même une phrase énigmatique aux lecteurs en relatant l’épisode de trois fusillés vus à Thann : il dit à cette occasion : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités ». Jean Martin est né en 1886 et son fils ne donne que quelques renseignements étiques qui ne renseignent pas sur le scripteur. On sait juste par deux photographies qu’il a passé de l’âge de 13 ans à celui de 28 ans à Montevideo, en ayant toutefois fait son service militaire à Romans en 1908. Son parcours de guerre, du 2 août 1914 au 14 avril 1915, permet toutefois de le suivre précisément car il n’omet d’indiquer pas les lieux où il se trouve. Deux autres photographies le montrent infirmier à l’hôpital Desgenettes de Lyon en novembre 1917 et infirmier à Sommervieu, près de Bayeux, en août 1918, et son fils qui nous indique que « son état de santé s’aggravant, fin 1916, il a été replié dans les hôpitaux comme infirmier », précisant qu’il n’avait plus qu’un seul poumon en 1942.

Commentaires sur l’ouvrage :
Ce livret publié à compte d’auteur « par devoir de mémoire » par le fils du poilu reprend un parcours sobrement relaté, à la limite du style télégraphique. Aussi, il est difficile de discerner la partie souvenirs, censément écrite entre 1954 et 1961, et le carnet de guerre dont cet opuscule a toute l’apparence, l’auteur ayant bien daté et localisé chaque jour de son parcours de guerre, décrit sobrement de manière courte. On le suit ainsi dans le dressage du soldat de Briançon à La Valbonne avant son arrivée au front en Lorraine puis en Alsace. Dès lors on peut suivre ses affectations topographiques, son emploi journalier et recueillir quelques impressions intéressantes d’un soldat de 28 ans dans le 359e RI alpin. On ne sait toutefois si l’ouvrage, truffé de fautes et de coquilles typographiques, témoigne par ce caractère de l’écriture du soldat ou de l’amateurisme carentiel de l’édition.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période :
Toulon (2 août 1914 – p. 2), Briançon (4 août – 14 septembre – p. 2 à 5), La Valbonne (14-18 septembre – p. 5 à 8), Bruyères (19 septembre – p. 10), Ménarmont – Fontenoy-la-Joute (20 septembre – 17 octobre – p. 10 à 33), Herbéviller – Saint-Martin – Ogéviller (18-22 octobre – p. 33-37), Fontenoy-la-Joute (23-24 octobre – p. 37), Domptail (25-26 octobre – p. 37-38), Azerailles (26 octobre – p. 38), Brouville (27-28 octobre – p. 38-39), Domptail (29 octobre – 8 novembre – p. 39-43), Bertrichamps (10 novembre – p. 43), Saint-Maurice-aux-Forges (11-12 novembre – p. 44), Fenneviller (13 novembre – p. 45), Badonviller, secteur est Cirey-sur-Vezouze – Val-et-Chatillon) (14-17 novembre – p. 46 à 50), Fenneviller (17-24 novembre – p. 50 à 52), Village Nègre (24 novembre – p. 52), Lachapelle (26 novembre – 2 décembre – p. 53 à 55), Bertrichamps (3-5 décembre – p. 55), Baccarat (6-10 décembre – p. 56-57), Einvaux, Sanzey, Ménil-la-Tour (11-17 décembre – p. 58-60), Mollau (17-18 décembre – p. 60-61), Thann (20 décembre 1914 – 23 mars 1915 – p. 62 à 110), Gérardmer, secteur du Col de la Schlucht (23 mars – 14 avril – p. 110 à 120).

Page 2 : A la déclaration de guerre, il « fait le tour de plusieurs bistrots » et « prend une cuite carabinée »
2 : Non mixité sociale : « Cuisine par escouade, quelques rupins mangent à part, ils ne se mélangent pas avec le menu fretin. Mais çà ne durera pas longtemps, ils sont si peu débrouillards qu’ils feront bientôt cause commune »
6 : Problème des femmes au camp de la Valbonne : « Une affluence énorme de lyonnais et surtout de lyonnaises encombrent le camp. Le Général voit la nécessité de le faire évacuer mais c’est en vain, d’ailleurs avec les femmes, rien à faire, elles deviendraient plutôt féroces » !
10 : Jeanménil pillé par les Coloniaux
13 : « Les forêts [dans le secteur du massif de La Chipotte] sont survolées par des milliers de corbeaux qui avec leurs cris rendent les endroits encore plus lugubres »
14 : Dubail qualifie son régiment de pompiers devant ses uniformes incomplets (vap 40 pour leur complètement)
16 : Cristallerie de Baccarat intacte malgré l’occupation : « La fameuse cristallerie est intacte, c’est que le gérant a donné cent mille frs aux All. pour que rien ne soit saccagé » (vap 43)
22 : Nettoyage des champs
24 : Régiment « frais » car il n’a pas vu le feu. Diarrhée généralisée
25 : « Nous touchons ¼ de litre de vin, on le déguste comme une liqueur ». (…) « Le lait vaut 6 sous le litre, le vin 1 sou. On fume le gros, on le touche assez régulièrement, mais où sont les Marilan[d] (sic) »
29 : Un homme qui perd une mitrailleuse est menacé d’être fusillé, heureusement la machine est retrouvée par deux adolescents
35 : Faits des matefaims
39 : Reconnaissance « à travers bois on ne sait pas ce qui vous attend, aussi le cœur bât un peu plus fort que d’habitude »
40 : 1er novembre : « A 8 heures présentation des vêtements de laine, tels que tricots, flanelles, caleçons, etc… Il parraît (sic) que ça nous sera remboursé, en tous cas on les estime 3 moins que leur valeur réelle. »
41 : Exercice simulacre de l’attaque d’un village
43 : Cris de chouette comme signes de ralliements allemands
44 : Soldat tué par un tir ami
45 : Poésie placée dans un képi de chasseur à pied sur une tombe
47 : Vivre et laisser vivre : « A l’orée du bois nous voyons trois Allemands en pères peinards qui traversent le pré, distance 100 m. je me mets à genoux prêt à tirer, mon caporal m’arrête »
48 : Pris sous un échange impressionnant de balles
49 : Reddition de soldats allemands gueulant à tue-tête les bras hauts pour se rendre
60 : Propreté des villages alsaciens
61 : Sœurs francisant les enfants des écoles alsaciennes
: Il prend un train allemand utilisé comme navette à Mollau
62 : Crainte de l’espionnage en Alsace (vap 90, 94 et 97 où « un coup de fusil est tiré sur un chien car ils ne doivent pas passer, pouvant faire le service d’espion pour les allemands »)
63 : Embrasse une alsacienne sur la bouche : « … elle n’a pas l’air offusquée, c’est bon une bise même de soldat Français. Les allemands n’embrassent pas sur la bouche »
64 : Vue de gamins alsaciens « pittoresques »
67 : Pied de tranchée, « Une trentaine par Cie. vont à la visite pour les pieds »
68 : Revue de propreté
: « Nous incendions deux villages, c’est le seul moyen de faire sortir l’ennemi »
69 : Le passage d’obus au-dessus de sa tête lui donne « le trac » !
71 : Repas de réveillon du 1er janvier 1915 : « Soupe annilloise [sic] par les soins du Ministère de la Guerre, haricots, lard, pommes, noix et une bouteille de mousseux pour 4, cigare »
74 : Reçoit des cadeaux de la population : « Nous recevons quelques friandises et objets divers : cadeaux de quelques bonnes gens ; pour ma part je gagne une ampoule d’iode et une cigarette »
76 : Voit trois fusillés à Thann et précise : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités » (vap 111 trois autres fusillés à Wersserling)
77 : Rembourre son pantalon de foin pour lutter contre l’humidité
79 : Nettoyage des armes à l’huile d’olive, touchée à l’origine pour « graisser les pieds »
80 : Contact, fraternisation, trêve des morts, mais seulement réservée aux brancardiers et non pour en profiter « pour faire nos besoins » !
86 : Dit que « la guerre sera très longue »
93 : Touche la nouvelle tenue Bleu horizon qu’il trouve « plus salissantes »
95 : Ecoute un phonographe Pathé : « un peu de musique m’éloigne pour 2h. du théâtre de la guerre »
96 : Enfants alsaciens ramassant des morceaux d’obus pour le cuivre
: Assiste à un combat aérien singulier, tels des chevaliers, aviateurs courageux
98 : Industriel filateur qui perd des millions de marchandise de toiles (cf. Mathey)
107 : 15 mars 1915, il voit ses premières cigognes, signe de beau temps
109 : Corps ramené par des infirmiers grâce à un drapeau blanc

Yann Prouillet, septembre 2024

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Guédeney, Alfred (1872-1958)

Adieu mon commandant. Souvenirs d’un officier (Présenté par Clémence Reynaud et Denis Rolland), Senones, Edhisto, 2018, 346 p.

Résumé de l’ouvrage :
« Pendant toute ma vie militaire j’ai écrit régulièrement à ma mère, lui racontant les détails de tout ce que je faisais, elle a conservé toutes mes lettres et je les ai retrouvées après sa mort. Lorsque j’étais séparé de ma femme je lui écrivais également et elle aussi a conservé cette correspondance. Enfin au cours des diverses campagnes que j’ai faites, j’ai noté au jour le jour sur des carnets le résumé des événements auxquels j’assistais et, la campagne finie, j’ai mis ces notes en ordre. C’est grâce à ces notes et aux lettres que j’ai écrites que j’ai pu rédiger ces souvenirs. C’est ce qui explique la précision de dates, de noms propres et de faits que j’aurais certainement oubliés en partie si je n’en avais pas retrouvé la trace écrite. » C’est par ces quelques lignes que Guédeney débute ses mémoires. Le manuscrit original comporte en tout six cahiers soit 1 500 pages environ couvrant la période 1892-1945. Découpé en 39 chapitres, il couvre l’intégralité de la carrière militaire de l’auteur. L’édition de ce corpus considérable a donc été limitée à l’ensemble des souvenirs de la période de la guerre de 1914-1918, c’est-à-dire les chapitres 14 à 32, et résumer les autres périodes. Ainsi le lecteur, plongé au cœur de la Grande Guerre, aura pris connaissance de la formation de l’officier et de sa carrière d’après-guerre. Le texte est écrit dans un style simple et clair, facile à lire, un peu influencé par le langage militaire. Il est organisé en chapitres cohérents avec résumé en tête. Quelques notes de bas de page le complètent parfois. Nous avons conservé cette présentation, même si elle peut paraître un peu désuète, car elle traduit les intentions de l’auteur et met en évidence les points particuliers du témoignage. Pour faciliter la compréhension du récit, nous avons ajouté des notes de bas de page. Pour les distinguer de celles de l’auteur, les premières sont signalées et précédées d’un astérisque. Les secondes sont numérotées. Ces souvenirs, terminés en février 1935, ont évidemment subi l’influence du contexte politique et social de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas trop sensible pour les événements directement vécus par l’auteur car les faits sont les faits. Il s’est d’ailleurs le plus souvent limité à rapporter les événements dont il a été un témoin direct. Au moment où il rédige ses souvenirs, il est en retraite ce qui lui donne une liberté d’écriture qu’il n’aurait pas eue avant. De plus, à cette date, beaucoup de protagonistes sont décédés. C’est le cas du général Gérard si souvent mis en cause. En revanche, moins de vingt ans après la fin de la guerre, certains épisodes, comme les mutineries de 1917, sont encore mal interprétés. Les explications données par Guédeney sont alors celles les plus communément admises à cette époque. Les notes et commentaires qui ont été ajoutés en bas de page permettent de rectifier ces erreurs. Les sentiments personnels sont pour ainsi dire absents de ses souvenirs, l’auteur ne se livre pas. Cela ne correspond pas à une dureté de caractère mais à un choix délibéré. Il s’agit avant tout de raconter sa carrière militaire et les événements extraordinaires qui l’ont marquée. Ce choix est rarement transgressé, comme lorsqu’il quitte le 9e BCP, le cœur serré écrit-il, « je ne pus m’empêcher de verser des larmes » mais il se ravise immédiatement, raye cette phrase pour la remplacer par « je ne pus m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux », car un officier ne pleure pas. En 2013, 2 500 ouvrages pouvant être classés dans la littérature testimoniale ont été répertoriés. Le centenaire en a ajouté plusieurs centaines d’autres. Même si tous ne sont pas des témoignages authentiques, on comprend qu’il est bien difficile de situer celui de Guédeney dans cette immensité. En 1928, Jean-Norton Cru avait étudié 252 témoignages. Il les avait classés en cinq genres (journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) et six classes, de la meilleure à la moins bonne. Quarante témoignages émanaient d’officiers de carrière et parmi eux, trois seulement appartenaient à la première classe, quatre à la seconde. Son critère de choix était la « vérité du témoin sincère qui dit ce qu’il a fait, vu et senti […]. C’est la vérité que l’historien, le psychologue, le sociologue prisent dans le témoignage. » À lire les souvenirs de Guédeney et tenant compte des recoupements que nous avons faits, il nous semble que son témoignage aurait été retenu par ce critique. Pour connaître la guerre, disait encore Jean-Norton Cru, il faut l’avoir vécu comme commandant de compagnie au maximum : « Seul celui qui vit jour et nuit dans la tranchée sait la guerre moderne… ». Néanmoins il relativisait cette analyse en classant parmi les meilleurs témoignages ceux du contre-amiral Ronarc’h et les lettres posthumes du colonel Bourguet. Ces deux seuls témoignages d’officiers supérieurs ne couvraient que le début de la guerre. Il ne semble pas que Cru ait connu de témoignages comparables à celui de Guédeney. Certes, depuis 1928, beaucoup d’ouvrages ont été publiés, mais on peut considérer que le corpus de 252 témoignages a valeur de sondage, ce qui souligne la rareté de celui de notre auteur. Parmi les ouvrages les plus récents et à titre d’exemple seulement, on peut tenter quelques rapprochements, au moins sur ce que Jean-Norton Cru a appelé « la vérité du témoin ». Sur sa période de commandant d’unité, le témoignage de Guédeney, dans sa précision et ses réflexions sur les combats, n’est pas sans rappeler celui de Paul Tuffrau. Le franc-parler et l’humour du général Guillaumat dans ces correspondances de guerre offrent aussi quelques similitudes avec ce témoin. L’intérêt de ces souvenirs est notablement accru par trois albums contenant plus de 600 clichés dont près de 250 de la Grande Guerre. Le choix éditorial des deux présentateurs de l’ouvrage, Clémence Reynaud, conservatrice du Patrimoine, et Denis Rolland, est en harmonie avec celui des mémoires : la totalité des clichés de la guerre et un nombre limité des autres périodes. Les albums étant parfaitement légendés, la publication des planches photographiques dans un format proche de l’original permet de donner plus d’authenticité à ces vues qui sont quelquefois exceptionnelles et en tout cas inédites.
Lorsqu’on se plonge dans ses souvenirs, on est surpris par la précision du récit. La comparaison avec les journaux de marche et opérations des unités auxquelles a appartenu Guédeney est édifiante. Ces derniers paraissent en effet sans grand intérêt. Il en est de même lorsque, chef d’état-major du 1er corps d’armée, il rédige lui-même le JMO. Dans ce récit, la haine de l’Allemand, omniprésente, n’est guère surprenante. Dans les années qui précèdent la guerre, partout en France elle est caricaturale et assumée. Depuis la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine flotte un esprit de revanche. Remiremont est à une quarantaine de kilomètres de la frontière avec l’Alsace, ce qui donne un sentiment d’insécurité. Nous l’avons évoqué précédemment, la guerre de 1870 et la séparation de l’Alsace et de la Lorraine ont été mal vécues dans la famille de l’auteur. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner qu’il affiche continuellement sa haine des Allemands. Il semble d’ailleurs que ce sentiment progresse tout au long du texte comme s’il était en rapport avec l’importance des pertes et des destructions. Pétain, par exemple, a fait toute sa carrière en France. Les exactions commises par les Allemands contre les populations civiles au début de la guerre, contraires à la conférence de La Haye de 1907, vont contribuer à accroître le sentiment antiallemand. L’utilisation du mot « boche » participe à l’expression de cette haine. Mais il faut le nuancer, car il est alors couramment employé. L’auteur ne l’utilise d’ailleurs pas systématiquement. Denis Rolland a compté 195 occurrences pour Boche, 190 pour Allemand et 396 pour ennemi. De même, les affirmations sur l’odeur de l’Allemand, qui peuvent paraître extrêmement choquantes aujourd’hui, doivent être replacées dans le contexte de l’époque. Dès le début de la guerre, l’idée s’est répandue qu’une odeur nauséabonde accompagne l’ennemi. Elle imprègne les lieux occupés par les Allemands. Certains affirment même que les cadavres allemands sentent plus mauvais que les Français. Cette forme de dénigrement de l’ennemi est présente dans de nombreux témoignages, correspondances et articles de presse. Dès lors, on ne peut pas considérer qu’il s’agissait d’un simple objet de propagande mais bien d’un préjugé qui avait d’ailleurs trouvé un ancrage scientifique. Un médecin et psychiatre français reconnu, le docteur Edgar Bérillon, avait inventé toute une théorie pour expliquer le mystère de la mauvaise odeur allemande. Cette théorie, qualifiée à juste titre de « délire scientifico-patriotique » par J.L. Lefrère et B. Perche, était selon Bérillon le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante. Pour absurde qu’elle fût, cette rumeur s’est transformée en certitude tout comme ces espions qu’on voyait partout. Cette haine de l’Allemand est très fréquente dans les souvenirs des combattants mais elle est rarement si affirmée. Dans son intensité, elle est proche de celle que l’on peut lire dans les carnets de l’aspirant Laby. Mobilisé comme médecin, il réclame même la permission d’aller se poster toute une journée dans une tranchée de première ligne pour pouvoir tuer un Allemand. Pourquoi le fait-il ? Il ne sait pas l’expliquer. On peut se demander si ce n’est pas ce même sentiment obscur de vengeance qui conduit Guédeney à faire exécuter sur-le-champ un Allemand convaincu de pillage par les objets trouvés sur lui. On le voit tout au long du texte, Guédeney est proche de ses hommes, qu’il désigne souvent comme « mes braves gens ». L’expression peut paraître condescendante. Il ne faut pas s’y tromper, il s’agit bien d’une réelle proximité rendue possible par la modestie de l’auteur, par ailleurs soucieux du moral de ses hommes. Pour cela, il sait qu’il faut leur inculquer l’esprit de corps indispensable à la cohésion d’un groupe. Il s’oppose parfois aux ordres supérieurs qui conduiraient à « faire massacrer » ses chasseurs. Tout en mettant au premier plan la discipline, il ne néglige aucun moyen pour maintenir ou relever le moral de ses combattants. C’est ainsi que le 1er janvier 1915, il offre une coupe de champagne à ses officiers et sous-officiers. Il sait aussi fermer les yeux quand il le faut, dans l’intérêt du moral de la troupe. L’un des attraits de ces mémoires est de suivre l’évolution de la machine de guerre : changement de l’équipement du soldat avec le nouvel uniforme « bleu horizon » et le casque Adrian, compositions des unités, effets pervers de la loi Mourier, régime des permissions, etc. On y observe aussi l’apparition des nouveaux armements, mortiers Cellerier et grenades artisanales en novembre 1914, des grenades Viven-Bessière (V-B) et du fusil-mitrailleur en septembre 1916, et enfin des chars en 1918. L’auteur nous explique aussi le mécanisme d’attribution des décorations, qui sont parfois données automatiquement. Comme l’immense majorité des officiers de l’armée française, Alfred Guédeney n’aime guère les hommes politiques et affiche des idées conservatrices. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’action des parlementaires qui, selon lui, sont à l’origine de toutes sortes de difficultés que rencontre l’armée française. Toutefois, on peut se demander si ce n’est pas plus le régime parlementaire de l’époque qui est visé par ses critiques que les hommes politiques eux-mêmes. S’il y a bien eu l’Union sacrée pour entrer en guerre, la période 1914-1918 a été marquée par une grande instabilité ministérielle. Le jeu des partis et les luttes pour le pouvoir ne cessent pas durant le conflit, si bien que la majorité des officiers a parfois l’impression que l’intérêt du pays passe au second plan. Il y avait donc un véritable fossé entre les parlementaires et les militaires. Lyautey en a fait les frais avec un ministère de la Guerre qui ne dura que trois mois. Cette incompréhension des politiques est exprimée par l’auteur lorsqu’il relate la visite du vieux général Pédoya, devenu député : « Tout le monde sait que c’est le Parlement qui en est responsable [du défaut de préparation de la guerre], l’armée ayant toujours été jalousée et détestée par nos radicaux-socialistes, aussi fûmes nous stupéfaits d’entendre le général Pédoya faire un éloge dithyrambique des Chambres. À l’entendre c’étaient les députés et les sénateurs qui nous conduiraient à la victoire par les mesures habiles qu’ils avaient prises et qu’ils prenaient. Nous autres militaires, qui recevions les coups et risquions notre vie, nous n’avions qu’à nous effacer devant les bavards du Parlement qui, bien à l’abri, loin de tout danger, sauvaient le pays par leurs discours ». Pourtant l’arrivée du radical-socialiste Clemenceau est saluée par Guédeney. Sans doute parce qu’il est le seul parlementaire à se rendre régulièrement au front et que sa réputation d’autorité ne peut que satisfaire un soldat. Guédeney comprend alors que la France a enfin ce qui lui manque, un chef. Catholique pratiquant, l’auteur a pour autre cible les francs-maçons. Selon lui, ils auraient exercé un véritable contre-pouvoir dans le fonctionnement de l’armée. Le général Gérard aurait ainsi obtenu ses galons de général, puis aurait été protégé, grâce aux loges. Ce n’est pas exclu puisqu’après la guerre il devient président du conseil de l’ordre du Grand Orient. Sarrail, franc-maçon notoire, impliqué dans le scandale des fiches, est limogé en juillet 1915 mais retrouve un commandement à l’armée d’Orient. A contrario Joffre, lui aussi franc-maçon, est tout de même limogé à la fin de 1916. Faute d’étude globale sur ce sujet, il est bien difficile d’évaluer l’influence des loges durant le conflit. On peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agissait pas d’un mythe ayant son origine dans le scandale des fiches. Ces fiches avaient été mises en place par le général André, ministre de la Guerre (1900-1904), afin de décider de l’avancement des officiers en dehors des notes de la hiérarchie. Elles étaient établies à partir d’informations fournies par les loges maçonniques du Grand Orient afin de repérer les officiers « réactionnaires ». Tout au long de ses souvenirs, l’auteur porte des appréciations sur ses subordonnés et plus encore sur ses supérieurs ; chaque fois que nous avons pu les confronter avec d’autres témoignages, elles dénotent une objectivité et une sûreté de jugement. Son analyse du caractère du général Mangin nous semble particulièrement pertinente sur laquelle nous reviendrons. Dès lors ces analyses sur les personnalités des généraux sont précieuses et peuvent faciliter l’interprétation de certains événements. Le témoignage apporte ainsi des informations inédites sur la préparation de la bataille du Chemin des Dames en révélant le comportement et le caractère irascible du général Mazel qui peut expliquer, à lui seul, l’échec de la Vème armée. En juin 1918, la désorganisation de l’armée française, consécutive à l’offensive allemande du 27 mai, est admirablement évoquée. Elle met particulièrement en évidence le désarroi du général Duchesne, incapable de maîtriser la situation. Le récit de l’entrée des troupes françaises en Alsace puis en Allemagne n’est pas d’un moindre intérêt. Rares sont les témoignages de militaires qui décrivent avec autant de détails l’accueil enthousiaste des populations aux soldats français en Alsace. Il contraste avec la curiosité respectueuse des Allemands assistant au défilé de ces mêmes troupes. Cette période semble avoir fortement marqué Guédeney, qui s’attache à en faire un récit particulièrement détaillé, accompagné de nombreuses photographies. Au total, on pourra retenir du témoignage de Guédeney un récit passionnant de l’engagement d’un bataillon de chasseurs et de son chef dans une guerre qui a désorienté tous les états-majors. Les problèmes de commandement et de relations avec les hommes y sont évoqués avec une rare acuité. Au fur et à mesure que l’auteur monte dans la hiérarchie, le témoignage se transforme et devient moins proche des hommes, plus sensible aux rumeurs. En revanche, il nous permet de mieux comprendre le poids du haut commandement, avec ses défauts et ses qualités, dans les destinées de la guerre. L’un des apports les plus importants dans ce témoignage est qu’il fut à la tête de la délégation de l’armée française reçue à la mairie de Colmar pour préparer le retour de l’Alsace à la France en novembre 1918 ; un tableau affiché dans la salle d’honneur de la mairie de la ville commémore la réception de cette délégation dirigée par Alfred Guédeney, premier officier français officiellement reçu par la municipalité.

Éléments biographiques :
Alfred Guédeney est né en 1872 à Vrécourt dans les Vosges et décédé à Saint-Priest-Ligoure en 1958. Il est issu d’un milieu relativement aisé. Son père est comptable à la société de construction des Batignolles, une grande entreprise de matériel ferroviaire installée à Paris. Après des premières études à Remiremont, il les poursuit à Paris au lycée Condorcet où il obtient un baccalauréat ès sciences. En 1890, âgé tout juste de 18 ans, il s’engage dans l’armée malgré une constitution jugée un peu délicate. Il écrit dans ses souvenirs qu’il n’a « jamais envisagé une autre carrière que celle de soldat ». Sa vocation a trouvé son origine dans la guerre franco-prussienne, pendant laquelle son père a servi aux zouaves de la garde impériale. Son enfance, passée à Remiremont, près de la frontière imposée par le traité de Francfort, est fortement impressionnée par les récits qu’il entend de ses parents évoquant « sans cesse les évènements de l’année terrible, l’invasion, l’occupation allemande, l’humiliation de la France ». Entré à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr avec un rang médiocre, 378e sur 461, il en ressort en 1892 dans un rang honorable, 85ème sur 454. Parmi ses camarades de promotion, on trouve quelques noms de la guerre, les généraux Serrigny et de Lardemelle, major d’entrée et de sortie. En 1897, il entre à l’école supérieure de guerre, formation indispensable pour accéder aux plus hauts grades de l’armée française. À sa sortie, il est 41e des 78 brevetés de la promotion. C’est honorable car il est particulièrement jeune. Ses camarades sont en effet plus âgés et bénéficient d’une expérience militaire qui manque encore à Guédeney. Au cours de ses années de formation, il s’est avéré être un médiocre cavalier ce qui, à une époque où la formation militaire est empreinte de tradition, aurait pu être un handicap. Dans son appréciation de sortie, le général Langlois, commandant de l’école de guerre, a bien cerné la personnalité du jeune officier : « la modestie lui nuit peut-être un peu. Paraît apte à faire un bon officier d’état-major et ne manque pas de qualité de commandement ». Cette modestie, parfois relevée au cours de sa carrière, a pu l’empêcher de progresser plus rapidement. Mais Guédeney est aussi un calme qui sait dominer ses émotions. Une réelle qualité pour un officier, qui garde son sang-froid dans les situations les plus difficiles. Il ne manque pas d’humour comme en témoigne un article paru dans la revue Armée et Marine du 17 janvier 1904. Avec son camarade Edmond Boichut, il publie une chanson illustrée de dessins de sa main, intitulée « En rev’nant de Montereau – souvenirs de l’école de guerre ». Ce trait de caractère qui vient parfois rompre l’intensité dramatique du récit. Les Garibaldiens puis les Russes en font les frais. En 1900, Guédeney appartient donc à ce corps des officiers brevetés, qui grâce à leur formation théorique de la guerre se considèrent comme l’élite de l’armée française. Ils affichent fréquemment une attitude hautaine vis-à-vis des autres officiers, ce qui ne semble pas être le cas de Guédeney. Certains font carrière dans les états-majors, mais doivent toujours alterner avec des commandements d’unités. Traditionnellement, ils demandent alors leur affectation dans un bataillon de chasseurs. Cela sera d’ailleurs le cas pour la première affectation de Guédeney. Sur les officiers brevetés parfois qualifiés de Jeunes-Turcs, il s’agissait d’unités mobiles chargées de combattre en avant de l’infanterie de ligne. En définitive, à la veille de l’entrée en guerre, par son milieu familial et sa formation, Alfred Guédeney incarne bien l’officier type de l’armée française, doté d’une solide expérience militaire acquise en grande partie en Algérie et au Maroc. Les notes contenues dans le dossier d’Alfred Guédeney sont continuellement très bonnes et parfois même élogieuses. Pour autant cela ne nous renseigne pas sur sa compétence car c’est généralement le cas pour un officier. Celui-ci avait d’ailleurs accès à ses notes et pouvait ainsi, le cas échéant, les contester si elles ne le satisfaisaient pas. En fait, ces commentaires sont plus le reflet de la qualité des relations de l’officier avec son supérieur direct qu’une appréciation sur sa compétence. Tout au plus peut-on dire que le commentaire appuyé de Weygand en 1923, venant de la part d’un général de haut niveau, témoigne d’une excellente compétence dans le poste qu’il occupait alors. Si on examine la progression de Guédeney tout au long de sa carrière, on constate qu’il est dans la moyenne : capitaine à l’âge de 31 ans, colonel à 46 ans. On peut être tenté de la comparer à celle d’un autre Vosgien d’un an son aîné, de formation et d’expérience comparable, Henri Claudel qui sera colonel à 43 ans. En définitive, l’impression générale qui se dégage de la carrière de Guédeney est celle d’un officier sérieux et compétent, passionné par son métier, et qui aurait sans doute pu progresser plus rapidement s’il n’avait pas été aussi modeste et réservé. Dans l’armée française d’avant 1914, un officier doit se marier avec une jeune fille de bonne condition, c’est-à-dire de moralité irréprochable et dotée de revenus suffisants. Une enquête de gendarmerie est d’ailleurs diligentée pour le vérifier. Au final, le ministre de la Guerre délivre l’autorisation de mariage. C’est ainsi qu’Alfred Guédeney se marie en 1903 avec Marie Thérèse Aline Robé. Issue d’une famille de la bourgeoise locale, elle est née en 1880 au Thillot où son père est percepteur. Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon. Quand sonne le signal de la mobilisation générale, Guédeney est rentré du Maroc et vient tout juste d’être nommé à la tête du 9ème bataillon de chasseurs à pied à Longuyon. La guerre déclenchée, la première partie de sa campagne le trouve au feu mais son extraction comme commandant d’unités à celle de l’Etat-major donne un témoignage composite, de la tranchée aux hautes sphères décisionnelles.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 111 : Sur la différence ente ouvriers et paysans, n’aime pas les socialistes
122 : Conseil de guerre, ce qu’il en pense
124 : Guignol
125 : Sur les protégés des politiques
: Sur le sens du train, Somme ou Verdun
127 : Sur la volonté de combattre sur un brancard
134 : Légion d’Honneur
135 : Providence
142 : Guerre sans une égratignure
158 : Russes imbéciles
162 : Portugais
: Belges
163 : Affaire des chiottes belges non loués pour les officiers
170 : Anglais trop respectueux : « … les anglais sont tellement respectueux de la consigne qu’aux yeux de cet excellent major c’était presque de l’indiscipline de la part de notre infanterie d’enlever un point d’appui en plus des objectifs fixés »
174 : Voit Flameng
175 : Femme et enfants venant en vacances à Boulogne-sur-Mer
178 : Horrifié par les dégradations allemandes
: Noël 1917 à Remiremont
179 : Américains médiocres
197 : Sur sa vision des braves et des lâches
214 : Rétablit la vérité sur le concours américain lors de la 2ème bataille de La Marne
216 : Il n’a pas de mots assez durs pour les Allemands
220 : Justifie les châteaux pour les états-majors
226 : Le 30 septembre 1918, « le quartier général du 1er Corps d’Armée s’installait dans les Vosges à Cornimont. Son rôle actif dans la guerre était fini et nous ne devions plus prendre part à aucune opération sérieuse jusqu’à l’armistice »
229 : Sur la vue des régiments noirs américains inutilisables au front qu’à garder des secteurs calmes
229 : Fin de guerre
230 : Chef de la délégation reçue à la mairie de Colmar pour le retour à la France
234 : Voit Hansi

Yann Prouillet, août 2024

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Jaminet, Pierre (1887-1945)

Thierry Ehret et Eric Mansuy. Un artilleur en Haute-Alsace. Souvenirs photographiques de Pierre Jaminet. 1914, 1916. Altkirch, Société d’Histoire du Sundgau, 2003, 322 p.

Résumé de l’ouvrage :

Pierre Jaminet est lieutenant au 5e RAC de la 57e division de réserve qui dépend de la Place de Belfort. Il est également photographe et exerce son art de 1914 à 1916 dans le Sundgau, au sud de l’Alsace. Il livre ainsi des centaines de clichés dont près de 300 sont reportés dans cet album photographique qui permet aux auteurs de présenter une histoire du Sundgau dans la Grande Guerre.

Eléments biographiques :

Pierre, François, Benjamin Jaminet est né le 17 février 1887 à Luxembourg de Pierre, couturier et de Marie Charlotte Claude, sans profession, d’origine lorraine. Après avoir effectué ses études à Luxembourg-ville, il opte pour la nationalité française en 1904 puis rejoint la classe préparatoire de mathématique aux « écoles spécialisées » au lycée national de Nancy, devenu en 1913 le lycée Henri-Poincaré. Il intègre l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures en octobre 1907 et sort diplômé en 1910. Ayant contracté un engagement volontaire dès 1907, et après une période de mise en disponibilité pour ses études, il est affecté successivement au 40e RA, au 61e RA (1er mars 1910), puis au 46e RA, (21 mars 1910). Le 3 octobre de la même année, il est appelé au 61e RA de Verdun pour y accomplir finalement sa première année de service militaire comme 2ème classe. Promu brigadier le 5 novembre 1911, il est nommé sous-lieutenant de réservé et affecté au 25e RA le 1er octobre 1911. Il est libéré de ses obligations militaires le 1er octobre 1912 mais est affecté au 5e RAC de Besançon le 26 avril 1914 et c’est dans les rangs de cette unité qu’il est mobilisé le 2 août, sous le commandement du colonel Nivelle. Le 5e RAC constitue alors l’artillerie de corps du 7e CA Deux groupes sont affectés, avec un groupe du 47e RAC constituent l’artillerie de la 57e DR, dépendant de la Place de Belfort, qui a pour mission de protéger la ville. La guerre déclenchée, Jaminet se trouve toutefois encore à Besançon et ce n’est que le 9 août qu’il y prend part de manière opérationnelle. Les présentateurs nous renseignent sur le poilu-artilleur-photographe : « Passionné de technique, il n’a cessé d’accumuler entre 1914 et 1918 des prises de vues de cette guerre mondiale, près de 1 200, total digne d’un professionnel de l’image. Par sa fonction, il pouvait voir plus d’un emplacement de batterie et plus qu’une portion restreinte de tranchée. Grâce à son matériel de format réduit il pouvait prendre des vues où bon lui semblait. Le développement différé de ses négatifs et l’absence de tirages papier lui permettaient d’échapper à la censure. Il semble que ses albums photos ont été constitués après la guerre, les vues légendées sont pour l’essentiel écrites par son épouse Anne-Marie Jaminet » (page 66). Féru de photographie, il exerçait son art dans différentes techniques : intérieur, extérieur, noir et blanc et autochromes. Ses prédilections se portent sur la guerre technologique mais il fait volontiers œuvre journalistique quand l’occasion se présente (cf. l’incendie de la moto d’un coreligionnaire à Traubach-le-Haut en 1915 p. 72 et 73) et anthropologique également. D’autres opérateurs sont également contenus dans ces albums. Pierre Jaminet était affecté à l’état-major de l’artillerie divisionnaire de la 57e DI dès le 11 septembre 1914, et donc témoin privilégié puisqu’il pouvait voyager vite et loin avec une certaine liberté, circulant avec une motocyclette (on le voit d’ailleurs la chevauchant sur la couverture de l’ouvrage). Il parcourait ainsi la « ligne de défense avancée » de la place de Belfort, incorporée le 8 décembre 1914 au Détachement d’Armée des Vosges du général Gabriel Putz. Le 17 octobre 1915, il embarque pour Salonique, où il continue d’exercer son art. Un ouvrage lui a d’ailleurs été consacré sur cette période in « Un Belfortain en Orient. Pierre Jaminet : photographies et carnets de campagne (1914-1919) » (calameo.com). Revenu en France, il est réaffecté au 204e RAC le 1er avril 1917 puis à l’Ecole d’Application de l’Artillerie de Fontainebleau le 8 août suivant. Le 20 octobre, il épouse Anne-Marie Grisez à Lachapelle-sous-Rougemont (Territoire de Belfort). Promu capitaine le 20 avril 1918, il est affecté au Centre d’Organisation de l’Artillerie de Troyes le 10 juin avant d’être à nouveau muté au 32e RAC le 28 août suivant. L’Armistice signé le trouve à l’Etat-major du Maréchal Foch, commandant en chef les armées alliées dans le service de l’administration des pays rhénans le 30 décembre 1918. Il est finalement mis en congé illimité de démobilisation le 3 juin 1919. Il est chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur le 16 juin 1920. Après-guerre, il devient codirecteur de la brasserie de Lachapelle-sous-Rougemont et tente sans succès une carrière politique. Remobilisé en septembre 1939 comme commandant dans le 247e RA, il a un rôle actif dans la campagne de France et y est à nouveau cité. Il entre en Résistance dans son village, est finalement arrêté le 28 janvier 1944 et il décède le 28 février 1945 des suites de maladies et des violences subies depuis son arrestation.

Commentaires sur l’ouvrage :

Devant la richesse du fonds Jaminet, les présentateurs ont découpé l’ouvrage en deux grands chapitres thématiques :

Ce fort volume très abondamment illustré de 289 photos (avec 9 autochromes, dont 1 autoportrait) et 5 cartes d’état-major en couleurs, sous-titré « souvenirs photographiques », se révèle finalement être plus une histoire de la Grande Guerre dans le Sundgau qu’un véritable témoignage rapportant d’abord les souvenirs de son auteur, Pierre Jaminet. L’ouvrage est basé sur des écrits de Jaminet mais il renseigne mal sur la tenue d’un carnet, son volume et les dates de ses éventuels écrits qui de fait sont noyés dans le fourmillement de cet ouvrage qui dépasse son seul témoignage. L’ouvrage se révèle donc mixte, basé sur diverses sources (par exemple Aimé Berthod), tirées d’autres ouvrages eux-mêmes publiés (par exemple Richard Andrieu). Cette synthèse illustrée recèle donc une infinité de données utiles à la compréhension du conflit en Alsace et dans le Sundgau, le tout illustré mais qui rejettent Jaminet en filigrane de sa propre œuvre. Dès lors, le livre peut être classé dans la bibliographie comme témoin photographe. L’auteur est bien présenté et replacé dans son contexte mais la matérialité testimoniale reste à défricher de la masse totale.

– Les hommes et leur armement : territoriaux, cavaliers, artillerie, etc.

– Les hommes et les lieux : village d’Alsace, hommes politiques et chefs, rescapés et survivants.

Ce en ajoutant d’opportunes annexes : abréviations, chronologie sundgauvienne, unités présentes en secteur en 1914 et 1915 et index (patronymiques et toponymiques). L’ouvrage est ainsi particulièrement riche, bien construit et présenté, dépassant très largement le seul caractère de souvenirs photographiques de portée testimoniale.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 14 : Bruit des marmites, douche d’acier

33 : Réalité composite d’une tranchée

56 : Cafard soigné à l’opium et à l’aspirine

60 : Tennis

75 : Sur le non tir d’artillerie (shrapnells) sur les Alsaciens

81 : Sur la tranchée et son institution

240 : 420

Yann Prouillet, août 2024

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