Bouvier, Pierre ( ? – ? )

1. Le témoin

L’auteur est secrétaire général de l’Union des Mutilés et Anciens Combattants de l’Isère.

Il se présente dans sa « courte préface » comme un ancien combattant, un simple témoin, pas un écrivain : « J’aurais pu, comme d’autres, mêler à mon récit une fiction ou la fantaisie d’un rêve, quelque brève d’histoire d’amour ou la lutte féroce de deux désirs. J’ai préféré m’attacher à dire simplement ce que fut notre vie. Ce livre n’est certes pas l’œuvre d’un écrivain de métier, mais le témoignage sincère d’un homme qui veut décrire la guerre, comme il l’a faite, avec le constant souci de peindre, sans prétention, ce qu’il a vu. » Il ne révèle pas clairement son arme, mais il semble avoir été dans le génie. Plusieurs éléments vont dans ce sens, en particulier son insistance sur la guerre de mine.

2. Le témoignage

Poilu, mon frère, Grenoble, B. Arthaud, 1930, 290 p.

Son écriture est intéressante : phrases courtes, concises, qui donnent à la lecture un rythme saccadé, haletant. Il écrit au présent, non au passé, sur le mode du discours, non sur celui du récit. Cette posture énonciative montre qu’il ne souhaite pas raconter ses souvenirs mais qu’il veut faire revivre la guerre, plus de dix ans après, réactiver les souvenirs de ceux qui l’ont vécue. Preuve qu’il ne raconte pas sa guerre mais qu’il raconte leur guerre – à lui et à son « frère » (voir le titre) – il écrit à la fin de l’ouvrage : « Parfois, tu vas, songeant, l’esprit ailleurs. Un sifflement passe dans l’air, et je vois bien ta tête se baisser, comme s’il allait tomber près de nous un de ces tonnerres de jadis. Et moi, ne t’ai-je pas dit souvent : Ma jambe me fait mal, tu sais, ma jambe, sur la route de Flirey… C’est l’histoire de tous les soldats. » (p. 278)

Beaucoup d’argot, pour insister sur l’immense brassage des soldats provoqué par la guerre. Une histoire que l’auteur veut « classique » : le départ, le baptême du feu, la morne vie des tranchées, etc. Mais très vite un problème : aucune chronologie, aucun lieu. Le témoignage semble « suspendu » dans le temps et dans l’espace, ce qui, là encore, va dans le sens d’une expérience individuelle que rien ne permet de distinguer des autres : tout poilu doit s’y reconnaître.

3. Analyse

L’absence de tous les marqueurs temporels et spatiaux rend la vérification de son parcours difficile. Or, certains passages surprennent par la multiplication de corps à corps et la description qu’il donne de la guerre de mines. Ainsi, dans ce passage non daté : « Le samedi matin, leur tranchée a sauté. Une explosion. L’air vibre et un nuage de fumée, de terre, s’élève soudain. Des bras, des jambes, des outils, des baïonnettes voltigent et c’est la ruée pour occuper les lèvres de l’entonnoir et achever ce qui reste en vie. Il n’en reste pas beaucoup. Le spectacle est horrible. […beaucoup de morts, de débris,…] Corps à corps avec les survivants, couteau en mains. Il résiste un peu sur le drap, qui cède brusquement à l’effort, et un jet de sang arrose les deux hommes. » (pp. 140-141)

De même dans cet autre passage, non daté lui aussi : « La galerie avance, plus d’un jour de travail. Sans répit, des deux côtés, on creuse à toute hâte. On le sait. Qui tuera le premier ? Jour et nuit les équipes se succèdent. Épuisement, fatigue. […] Deux tranchées alertées, bientôt prêtes à sauter, deux positions sur un volcan qui menace d’un moment à l’autre. Puis, l’attaque féroce de ce qu’il reste, après, coutelas en main, à la grenade, à coups de poings ou de dents, comme on peut, ainsi que des bêtes sauvages qui défendent leur peau. Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (pp. 78-79)

Par leur nombre et le discours qui les accompagne, ces passages sont sûrement à ranger dans ce que Jean Norton Cru dénonçait dans son œuvre : la récupération par des auteurs pacifistes d’une image marquante mais très marginale de la guerre – le corps à corps à l’arme blanche (sur 1000 blessures, trois seulement furent le fait de l’arme blanche) – pour montrer à quel degré de civilisation descend l’homme dans la guerre : « Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (Voir la critique qu’en fait Jean Norton Cru dans Du Témoignage, Paris, Gallimard, 1930, pp. 113-114).

Les descriptions macabres qu’il multiplie sont vraisemblablement destinées, elles aussi, à marquer l’imagination du lecteur. Ainsi dans ce village attaqué aux obus incendiaires lorsqu’il faut extraire et transporter les corps calcinés : « Sur une civière, on transporte les moignons racornis. Deux soldats versent leur brancard, taché de sang et de cheveux collés, dans le trou. Un bruit sourd, une gerbe d’eau. » (p. 25)

L’auteur a en revanche des passages intéressants sur la ténacité des soldats : « C’est notre âme d’après guerre, plus lucide, qui l’a reconstruite, cette vie. Qui aurait pu tenir dans une suite perpétuelle de coups durs, pendant cinquante-deux mois, tant d’un côté que de l’autre ? C’est grâce à un bidon de rouge, à l’image d’une femme ou d’êtres chers, à une relève de quatre jours qui exaspéraient les vies animales, à un séjour d’une semaine à l’intérieur, dans la douceur d’un foyer, c’est grâce à cet oubli immédiat et périodique de toutes nos misères que nous avons pu nous habituer à ce monde inhumain. » (p. 92)

De même sur les ententes tacites avec l’ennemi : « Puis une convention tacite s’établit, sans entente : notre fourneau éclate à 5 heures du soir ; le leur éclate à 5 heures du soir, le lendemain, régulièrement. […] Chacun se replie avant l’heure et, au moment précis, nous voyons, en spectateurs, monter en l’air ce geyser de terre qui continue à remuer des cadavres sans en faire de nouveaux. La fumée se dissipe, tout se calme et nous reprenons place sur notre terrain en construisant de nouveaux abris. A notre tour maintenant. Notre galerie s’achève ; en face, on se replie avant cinq heures, le fourneau est bourré, un bruit formidable, et tout rentre dans le silence jusqu’au lendemain. A la relève, la consigne est passée et observée de part et d’autre. » (pp. 143-144) Jusqu’au jour où cette entente est brisée : « Un lieutenant ou un oberleutnant a-t-il oublié de passer la consigne à de nouvelles formations qui montaient en lignes ? Représailles ? Ordres ? Décalage d’heures ? Le Val a de nouveau mérité son nom. La guerre de mine, sournoise, angoissante, a recommencé, la vraie guerre. » (p. 146)

L’ouvrage se termine sur un appel aux anciens combattants, objectif de son livre : il faut sauvegarder l’union de tous face au risque d’une autre guerre, et ne pas s’enfermer dans le silence : « Parle à ces gens qu’enthousiasmerait la guerre, qui rêveraient encore d’assauts joyeux sous la herse des baïonnettes miroitantes, au grand soleil, comme au bon vieux temps. » (p.281)

« Toi, mon frère, souviens-toi, quand nous sommes revenus, que disions-nous ? N’avions-nous pas promis d’élever la voix, de faire taire les embusqués, de crever les ballons vides des rhétoriques pour champ de bataille à la pâte de guimauve ou des embrassades universelles après bien déjeuner ? Parce que nous savions, parce que nous avions trop vu la mort et la souffrance pour ne pas connaître mieux que les rhéteurs ce que valent la vie et la paix ? […]

Alors tout ça, oublié ? […]

Poilu, mon frère, frère aimé de France et toi aussi, ancien combattant d’Outre-Rhin […] Travaille à désarmer autour de toi les cœurs et les esprits pour que, sans crainte, entre nous, ensuite d’autres puissent désarmer les bras. » (pp. 285-286)

Cédric Marty, 12/2007

Share

Perroud, Marius (1881-1951)

1. Le témoin

Né le 3 février 1881 à Epagny (Haute-Savoie), fils de Joseph Perroux et de Françoise Grandchamp. Il est en 1914 métayer à Seysolaz (Haute-Savoie), marié, père de trois enfants. Au 230e RI, en Lorraine, à Verdun, en Champagne. Quitte le front en décembre 1917 en s’engageant dans la gendarmerie. A la retraite en 1930. Mort à Chambéry le 29 décembre 1951.

2. Le témoignage

Marius Perroud, Mes mémoires de la guerre 1914-1918, édité par P. Perroud, 1352 route de Bellecombette, 73000 Jacob-Bellecombette, 2006, 148 p., illustrations.

En 1940, Marius rédige ses mémoires de guerre pour ses petits-enfants, une première partie, jusqu’à octobre 1915, d’après un carnet de route conservé, et la deuxième partie d’après sa mémoire : « Ayant égaré le 2e carnet, je me vois obligé de faire appel à ma mémoire et à m’en reporter aux principaux faits sans pouvoir en préciser les dates exactes. » L’édition, non commercialisée, est une initiative familiale.

3. Analyse

Marius Perroud montre bien son appartenance au monde rural : le 2 août 14, sachant qu’il devait partir, plusieurs habitants du village viennent l’aider à rentrer le blé ; à proximité du front, il va aider les cultivateurs à rentrer l’avoine, à arracher les betteraves ; il trouve « pitoyable à voir » que les gradés fassent faire l’exercice dans les champs en détruisant les récoltes (« un crève-cœur pour un cultivateur comme moi ») ; il estime navrant de passer des journées à jouer aux cartes alors qu’il y a « tant de travail à la maison ». Il s’indigne de voir que, après une attaque, on a décoré de la Croix de guerre les deux soldats qui avaient gardé les sacs.

On trouve une bonne illustration du rôle du « regard des autres » en octobre 1916 à Verdun dans le récit de Marius Perroud : le commandant fait un discours patriotique et demande s’il y a des soldats qui ont peur et qui ne veulent pas aller à l’attaque. Et personne ne bouge. Récit intéressant et assez détaillé de fraternisation à l’occasion de l’inondation des tranchées en décembre 1915 (voir Louis Barthas).

Installé à l’arrière, il poursuit brièvement son récit, content d’avoir « réussi à fuir le front », devenu gendarme, mais en butte à l’animosité des anciens du métier.

Rémy Cazals, 11/2007

Share

Maire, Marcel (1891-1974)

1. Le témoin

Né à Besançon le 15 avril 1891, Marcel Maire était fils de commerçants aisés d’Ornans (Doubs). Caporal, puis sergent au cours du service militaire. En guerre avec le 172e RI en Alsace, en Champagne lors de l’offensive de septembre 1915. Sous-lieutenant en juin 1916. Blessé à Verdun le 4 juillet, il ne retourne pas au front. Marié en 1918. Après la guerre, il reprend le magasin de « Confections pour hommes et garçonnets, Chapellerie, Chaussures », dans la Grande Rue à Ornans. Capitaine en 1940, prisonnier à l’Oflag XVII-A, rapatrié début 1941. Décédé à Ornans le 10 juin 1974.

2. Le témoignage

Marcel Maire, Sac au dos, Chroniques de guerre 1914-1918, Sainte-Croix (Suisse), Les Presses du Belvédère, 2006, 235 p. Ce texte a été rédigé tardivement, à partir de son carnet de notes, il était destiné à ses enfants et petits-enfants. A l’origine de la publication, deux professeurs d’histoire et géographie, une classe de 3e, travaillant dans le cadre du concours sur les Poilus jurassiens organisé par Le Progrès, et un éditeur suisse.

3. Analyse

Le texte de Marcel Maire rapporte une altercation qu’il eut avec le colonel Nivelle en août 1914 ; une farce faite à Maurice Barrès en visite au front en novembre 1915… Marcel Maire semble dépourvu de sensibilité, mais c’est peut-être parce qu’il affiche l’intention d’écrire le JMO de sa section. Il est passionné par les décorations et s’étonne de voir un soldat refuser la Médaille militaire. Un récit de fraternisation à l’occasion de Noël en 1914. Vers la fin de la guerre, alors qu’il n’est plus sur le front, il décrit les ravages de la grippe espagnole, avec des enterrements de nuit « afin de ne pas démoraliser les habitants », et les grèves à l’arsenal de Roanne en mai 1918 au cours desquelles les femmes crient : « A bas la guerre ! Rendez-nous nos maris ! », « Vive les soldats ! A bas leurs chefs ! » Officier, Marcel Maire est giflé ; un prêtre est hué. On chante L’Internationale.

Rémy Cazals, 11/2007

Share

Bonneval, Emile (1888-1936)

1. Le témoin

D’une famille originaire de la Corrèze, Emile Bonneval est né le 21 mars 1888 à Saint-Denis, banlieue parisienne, d’un père employé dans les transports publics. A l’école jusqu’au Certificat d’études primaires. Il entre lui aussi dans la compagnie des transports où il monte les échelons en passant des concours internes : il finit inspecteur de la STCRP. Blessé dès le 4 septembre 1914, bien soigné par les Allemands, il doit cependant subir la dure vie de travail dans les kommandos, ce qui altère sa santé. Il meurt à 49 ans, le 12 mai 1936.

2. Le témoignage

C’était d’abord un tout petit carnet soustrait aux innombrables fouilles des gardiens. Après la guerre, il retranscrit ses souvenirs sur le cahier qui, pendant le service militaire, lui avait servi à copier un répertoire classique de chansons. Le cahier est conservé par la famille. Il est publié dans Récits insolites, Carnets de Charlotte Moulis, Emile Bonneval, Etienne Loubet, présentation générale de Rémy Cazals, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1984, 67 p. [Emile Bonneval : Le prisonnier aux mille tours, p. 35-49], illustrations.

3. Analyse

Au début de la guerre, rejoint le 156e RI à Troyes. Blessé le 4 septembre en Lorraine, ramassé le 6 par une patrouille allemande. Déplâtré le 4 novembre. Interruption des notes de novembre 1914 à mars 1916. On connaît seulement ses déplacements, d’un camp à l’autre. En avril, envoyé en représailles du côté de Tilsitt, où il évoque Napoléon. Travail à la tourbière, colis, punitions. En octobre 1916 au camp de Stendal et en kommandos agricoles, puis dans diverses activités où il n’hésite pas à pratiquer quelques sabotages.

Rémy Cazals, décembre 2007

Complément : photos du fonds Bonneval dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 21 (deux gamins russes prisonniers en Allemagne) et p. 87 (au camp de Stendal, PG français prêts pour un déplacement).

Share

Faure, Elie (1873-1937)

1. Le témoin
Né le 4 avril 1873 dans une famille protestante de Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), il était fils de Pierre Faure, clerc de notaire, et de Zéline Reclus, fille de pasteur dissident, et le neveu d’Elisée Reclus. Etudes au collège de Sainte-Foy, puis au lycée Henri IV à Paris. Devenu médecin. Marié, père de deux garçons, il a 41 ans en 1914. Il avait écrit une lettre de soutien à Zola après « J’accuse » en 1898, il donna des cours d’histoire de l’art à l’Université populaire « La Fraternelle » en 1903. Dans l’entre-deux-guerres, il adhéra au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes, et milita en faveur de l’Espagne républicaine contre Franco. Il mourut le 29 octobre 1937. Il est surtout connu comme auteur d’une Histoire de l’Art en plusieurs volumes.


2. Le témoignage

Elie Faure, La Sainte Face, édition préfacée par Carine Trevisan, Paris, Bartillat, 2005, 423 p. L’initiative de Carine Trevisan rend facilement accessible un texte publié pour la première fois en 1918 et dont Jean Norton Cru avait fait la critique dans Témoins…, p. 430-432. L’édition 2005 est complétée par une série de lettres d’Elie Faure à sa femme et à des amis, par une biographie chronologique détaillée, et par un index des noms de personnes.Elie Faure affirmait ne pas écrire ses « souvenirs » sur la guerre, mais des « idées suscitées en [lui] par la guerre ». Les descriptions directes sont cependant bien représentées. La 1ère partie, « Près du feu », écrite entre mai et juillet 1916, rend compte de la période d’août 14 à août 15 au cours de laquelle il est médecin en arrière des lignes. La 2e, « Loin du feu », évoque sa convalescence, après son évacuation pour neurasthénie, à Paris et sur la Côte d’Azur avec une visite à Cézanne (p. 184-187). La 3e, « Sous le feu », est rédigée dans la Somme entre août et décembre 1916. Le titre général, La Sainte Face, désignerait « la face de la France », d’après l’auteur lui-même, ou encore « la face grave et triste » des combattants. Son goût du paradoxe lui fit envisager de choisir La Sainte Farce, mais il y renonça par égard pour les souffrances produites par la guerre.

3. Analyse
Des pages d’anthologie :

L’ouvrage contient de nombreux passages qui sont des descriptions précises de moments, de situations, qui pourraient faire partie d’une anthologie de textes de témoins de la Grande Guerre comme celles établies par Jean Norton Cru et par André Ducasse :

– l’embarquement de blessés en gare de Dammartin, début septembre 14 (p. 63) ;

– le champ de bataille de la Marne après le recul allemand (66, 68) ;

– le tir du canon de 75 (94) ;

– les tranchées en décembre 1914 (114) ;

– l’arrière front, entre Paris et la Picardie (194), puis le front (195), le retour à la nature et aux activités primitives (196), la cagna (197), l’artillerie (200) ;

– les préparatifs d’attaque (208), la peur sous le bombardement (228) ;

– un camp de prisonniers allemands (277).

Des remarques judicieuses :

Plus brefs, certains passages recoupent le témoignage de bien d’autres acteurs, avec une touche spécifique :- le besoin de se donner des illusions (38) ;- les déplacements sans connaître la destination, les rumeurs (55) ;- les blessés joyeux d’avoir échappé au carnage (62) ;- un blessé français ne voulant pas se séparer d’un blessé allemand (70) ;- le courage sous le regard de l’autre (72) ;- le paysan qui maudit la guerre (125) ;- la ténacité de ceux de l’arrière qui « ont fait le sacrifice de la vie de ceux de l’avant » (141) ;- la guerre, un spectacle pour un Dieu qui y prend du plaisir (157) ;- une intéressante définition du soi-disant patriote (158) : « personnage religieusement attaché en temps de paix à tromper l’étranger et en temps de guerre à tromper le compatriote sur le compte de la patrie » ;- « la ronde échevelée des vaudevillistes et des académiciens proposant à la clientèle leur orthopédie patriotique et morale » (189) ;- la question à poser à Barbusse : « Veux-tu qu’il n’y ait pas eu la guerre, et n’avoir pas écrit Le Feu ? » (190) ;- « les journalistes trouvent très bon le moral des poilus, mais les poilus trouvent trop bon le moral des journalistes » (193) ;- lors d’un bombardement par l’artillerie française : que se passe-t-il là où tombe ce fer ? (201) ;- l’allégresse lorsqu’on peut enlever le masque à gaz (206) ;- la jubilation des prisonniers allemands, la camaraderie avec les poilus (210, 213) ;- « la solitude accroît l’épouvante car, à plusieurs, on se prête l’appui mutuel du mensonge qu’on fait aux autres pour se rassurer soi-même (227) ;- le bourrage de crâne (242, 323) ;- la « zone bâtarde » entre l’arrière et l’avant (271).

La tendance au paradoxe :

Romain Rolland avait noté à propos de La Sainte Face : « Tendance au paradoxe par orgueil de penser autrement que les autres ». Il est vrai que les pages et les paragraphes valorisés ci-dessus sont à cueillir au milieu d’autres pages qui témoignent plus sur la personnalité de l’auteur que sur la guerre. N’avait-il pas lui-même écrit qu’il cherchait à ramasser dans son livre « la plus grande masse possible d’enivrement intellectuel » ? On ne mentionnera pas tous les effets de style agaçants ou pénibles. Retenons cependant la dédicace : « Aux soldats qui ont vécu sous le fer, respiré le feu, marché dans le sang, dormi dans l’eau, je donne ce livre cruel, pour qu’ils le brûlent. »Plusieurs de ces effets, si on les prenait au pied de la lettre, aboutiraient à une sorte de justification de la guerre comme manifestation de vitalité des peuples jeunes. Ainsi les militaristes seraient plus révolutionnaires que les socialistes ; les actes de vandalisme attireraient la sympathie (« Ils sont jeunes. Ils cassent leurs jouets ») ; les généraux français auraient économisé trop de vies humaines… On s’en tiendra là.

Stéréotypes nationaux et régionaux :

Il est également surprenant qu’un homme d’une telle stature intellectuelle en vienne à des stéréotypes infantiles : l’Anglais sportif et flegmatique, l’Allemand solide et mécanique, le Français nuancé et subtil (p. 252) ; la Gascogne sceptique et le Languedoc fanatique, le Dauphiné recueilli, la gouailleuse Champagne (167). Et les constantes dans le temps : Paris est toujours identique depuis Lutèce (135) ; « on retrouve le Gaulois de César sous la capote du biffin » (276)… Le tout au premier degré. De même que l’évocation des tirailleurs sénégalais (104) ou cette page à glisser dans l’anthologie des « bienfaits de la colonisation » (105-106) dont je n’ose pas reproduire la conclusion. Plus utile est la description d’un antiméridionalisme très fort en 1914 : « de gros infirmiers bien nourris lancent des brocards virulents aux petits montagnards [Ariégeois d’un régiment réduit de moitié par les combats] qui sont restés toute une nuit sous le feu, à la même place, tandis qu’eux-mêmes ronflaient dans leur paille fraîche, à l’abri. » (52)

Père et fils :

Enfin, il faut remarquer chez cet homme, qui voit dans la guerre l’expression de la vitalité d’un peuple jeune, le souci d’en préserver son fils né en 1897. Il est « inutile » qu’il s’engage, écrit-il à plusieurs reprises à sa femme. Si on ne peut l’empêcher, qu’il attende la fin de la campagne d’hiver. Il faudrait trouver une situation « où il pourrait rendre le maximum de service avec le minimum de risques », cavalerie, artillerie… Alors, Elie Faure était-il un être humain, avec ses contradictions et ses faiblesses ? Sans doute. Et ce n’est pas dévalorisant de le dire. Mais, alors, c’est un peu fort d’écrire : « La guerre est une admirable école d’énergie et de fatalisme et j’espère que la France entière en profitera. Moi, je n’en ai pas besoin. Je suis celui dont Dostoïevski a dit : ‘Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de mourir, celui-là sera l’homme nouveau.’ »

4. Autres informations
– Notice dans Jean Norton Cru, Témoins…, p. 430-432.

Share

Charignon, Frédéric (1880-1941)

1. Le témoin

Né à Châteaudouble (Drôme) le 21 février 1880, agriculteur, parti pour le front le 4 septembre 1914 avec le 75e RI ; grièvement blessé le 20 juin 1918.

2. Le témoignage

Dans la Revue drômoise, archéologie, histoire, géographie (n° 522 – 2006/4), Robert Serre, un des éditeurs du livre « Je suis mouton comme les autres », Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leur famille (Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, 503 p.), présente les « Souvenirs de guerre d’un poilu de Châteaudouble ». Ce combattant est Frédéric Charignon. Ses souvenirs ont été rédigés après la guerre, d’après ses carnets, à la demande de ses enfants. On ignore pourquoi ils s’interrompent à la date du 27 avril 1915. Est-ce en rapport avec le traumatisme de l’exécution d’un camarade quelques jours auparavant ?

3. Analyse
Sur la vie des combattants, la description des tranchées et des cagnas, des attaques et des secteurs calmes, sur l’importance des liens avec le « pays », la famille, des nouvelles des travaux des champs dans les préoccupations des hommes du front, Frédéric Charignon apporte des éléments sur des thèmes bien connus. Il confirme aussi que l’horizon d’attente des combattants (lui-même et les camarades avec qui il discute) est la fin « prochaine » de la guerre (expression de décembre 1914), la « délivrance » (vœu du 1er janvier 1915). Il fournit aussi des renseignements utiles sur les rapports avec les chefs. Dès septembre 1914, il signale qu’on lit aux troupes des ordres sévères sur la discipline et les mutilations volontaires. Les soldats n’hésitent pas à suivre le lieutenant Million-Rousseau parce qu’il donne l’exemple et qu’il a dit avant la sortie : « S’il en est parmi vous qui ont peur, ils n’ont qu’à rester. » Avec le lieutenant Dumas, « tout se passe en famille ». Mais le lieutenant Cantero qui le remplace, venant de la cavalerie, « est loin de valoir l’ancien ». Il s’en prend au soldat Laprée, un gone débrouillard, peu discipliné : cela ne se passe plus « en famille ». Laprée est puni pour « refus d’obéissance devant l’ennemi » ; il est condamné à mort le 18 avril 1915, à une époque où la justice militaire était expéditive (voir Général André Bach, Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Paris, Tallandier, 2003, 617 p.). La section, « où Laprée était estimé », rédige une protestation en sa faveur. L’escouade de Charignon et de Laprée refuse de participer au peloton d’exécution (on aimerait en savoir plus mais le texte ne donne pas de précisions). Au poteau, Laprée « critique les officiers, mais on l’arrête ». Le régiment doit défiler devant le corps. Charignon et ses camarades reviennent « bien ruinés de cette triste cérémonie ». « Le soir, à la nuit tombante, quand le lieutenant vient faire l’appel, il fut obligé de faire demi-tour : de tous les cantonnements, on criait : Voilà l’assassin, enlevez-le. » On n’en saura pas davantage. Consulté, André Bach confirme la date et le lieu de l’exécution, Bayonvillers, ainsi que le numéro du régiment, le 75e RI. Sa documentation fournit les prénoms de Laprée, Claude, Frédéric, et sa date de naissance, le 8 janvier 1888 à Lyon.

Share

Tailhades, Fernand (1885-1957)

1. Le témoin

Né à Mazamet (Tarn) le 7 mai 1885, fils de Jean Joseph Tailhades et de Clémentine Aribaud. Dès la sortie de l’école primaire, il devient ouvrier, puis contremaître dans une usine de délainage des peaux de moutons. Marié en 1909, il a une fille de 4 ans lors de sa mobilisation au 343e RI. Après la guerre, il devient le responsable de la petite usine de Rieussoule sur un affluent de l’Arnette. Fernand Tailhades est mort à Canjelieu, hameau de la commune de Mazamet le 30 avril 1957.

2. Le témoignage

Fernand Tailhades, « Souvenirs », dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals, éd., Ennemis fraternels 1914-1915, Hans Rodewald, Antoine Bieisse, Fernand Tailhades, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002, 191 p., illustrations [p. 155-177].

Première édition par FAOL, Carcassonne, en 1980, sous le titre Ils m’appelaient tout le temps « Camarade ».

Son cahier original compte 24 pages d’une écriture très serrée (coll. part., photocopie aux archives du Tarn).

3. Analyse

Fernand Tailhades participe aux combats en Alsace puis sur les hauteurs des Vosges. Il est blessé et capturé lors d’un coup de main allemand dans la nuit du 16 au 17 juillet 1915, soigné à l’hôpital de Weingarten, puis interné au camp de Münsingen. Il insiste particulièrement sur son aventure personnelle au milieu du drame collectif et en décrit les moindres détails. « Ils m’appelaient tout le temps Camarade », dit-il des Allemands qui conduisent vers l’arrière le prisonnier qu’ils viennent de capturer.

4. Autres informations

– Registre matricule, Archives du Tarn.

– Rémy Cazals, Les révolutions industrielles à Mazamet, 1750-1900, Paris, La Découverte, 1983, 298 p.

Témoignages sur la vie ouvrière à Mazamet avant 1914, recueillis et présentés par Rémy Cazals, Carcassonne, FAOL, 1979 (sur la couverture, Fernand Tailhades au milieu des ouvriers de l’usine du Peigne d’Or en 1910).

Rémy Cazals, novembre 2007

Dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 417, reproduction de la carte de la Croix Rouge qui annonce que Fernand Tailhades, blessé, est PG au camp de Weingarten.

Share

Caubet, Georges (1887-1964)

1. Le témoin

Né à Toulouse le 12 octobre 1887. Fils de Baptiste Caubet, cheminot, et de Marie Ponsole, qui tient un petit café-restaurant. Ecole normale de Toulouse, de 1904 à 1908. Instituteur à Lagraulet en 1908. Marié, il a une fille unique. Sergent au 214e RI, 67e Division, celle du docteur Paul Voivenel. Après la guerre, instituteur à l’école de garçons de Fenouillet (Haute-Garonne), de 1919 à 1926, puis à Toulouse. Georges Caubet est mort à Toulouse le 9 mars 1964.

2. Le témoignage

Georges Caubet, Instituteur et sergent, Mémoires de guerre et de captivité, présentés par Claude Rivals, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1991, 135 p., illustrations.

De ses notes prises pendant la guerre, Georges Caubet a tiré trois récits rédigés : « Mes souvenirs sur Verdun – Cumières, Chattancourt, le Mort Homme » (février-mars 1916) ; « Comment je fus fait prisonnier » (8 juin 1918) ; « Six mois de captivité » (juin-décembre 1918). On sait par ailleurs qu’il fut blessé par éclat d’obus le 13 septembre 1916.

Important appareil critique par Claude Rivals, professeur de sociologie à l’université de Toulouse II.

3. Analyse

Le récit de Georges Caubet contient une description « classique » de l’enfer de Verdun, puis du poids de la faim en Allemagne, sur les civils, les soldats, les prisonniers. Il se caractérise par les jugements les plus variés sur les Allemands (combattants et gardiens, soldats et officiers, civils et civiles…) en fonction des multiples situations vécues sur le front, en marche vers la captivité, au travail près des lignes de tranchées en contravention avec les conventions de La Haye, enfin dans les camps de Dülmen et de Cottbus.

Share