De Witte, Frantz (1884- 1971)

1. Le témoin

Son père était mécanicien à la Compagnie des Sablières de la Seine, la famille logeait sur une péniche appartenant à la société. Né à Boulogne (Seine) le 11 janvier 1884, Frantz (ou François) est le quatrième de six enfants. Il devient employé de banque, fait le service militaire en 1905-1906 puis s’engage pour un an en 1907 dans l’infanterie de marine et sert à Madagascar. Marié le 10 juillet 1909 à Vigneux-sur-Seine avec Renée Dobricourt, couturière. A la veille de la guerre, le couple a deux enfants. Renée tient un petit commerce de mercerie et confection féminine à Paris, rue Popincourt. Frantz se décrit lui-même comme un « mécréant » ; il est politiquement à gauche.

Après la guerre, naîtront deux autres enfants. Le couple tient un hôtel-restaurant au Raincy dans les années 1920 et 1930, puis divers autres commerces jusqu’au milieu des années 1950. Frantz meurt en 1971 à l’âge de 87 ans, Renée en 1974.

2. Le témoignage

Les lettres adressées par Frantz à Renée, du 14 août 1914 au 18 février 1917, puis du 3 octobre au 22 novembre 1918, ainsi que quelques-unes de 1909, avant le mariage, ont été récupérées par leur fils aîné Camille et publiées par le fils de celui-ci :

– Jack-François de Witte, Lettres d’un mécréant (1909-1918). François de Witte, s. l., Olympio, 2001, 148 p. Portrait de Frantz sur la couverture. L’avant-propos et la postface du petit-fils fournissent les renseignements biographiques repris ci-dessus.

3. Analyse

En 1914, Frantz de Witte est secrétaire et agent de liaison cycliste au 41e régiment d’infanterie coloniale. Le 14 août il souhaite que la campagne soit brève ; le 22, il constate les horreurs de la guerre et en plaint les victimes, Français et Allemands. Le souci d’être délivré du cauchemar revient fréquemment : « Est-ce pour vivre ainsi que l’intelligence a été donnée à l’homme ? » (24 août 1915) Mais il n’est pas défaitiste. Ainsi, en pleine attaque allemande sur Verdun (2 mars 1916) : « Impossible de songer à autre chose qu’à la grande tragédie qui se joue en ce moment, et d’où peut dépendre le destin de la France. La brutalité et la formidable puissance de l’Allemagne auront-elles raison de notre résistance ? »

La correspondance contient les thèmes habituels : villages en ruines (p. 84) ; les hommes transformés en paquets de boue (p. 88) ; mépris pour les embusqués ; attachement à la famille…

La grande originalité apparaît à l’automne de 1916. Frantz semble en butte à la haine d’un chef. Les lettres ne sont pas explicites là-dessus parce qu’il a dû exposer la situation à sa femme au cours d’une permission. Dans sa postface, le petit-fils cherche l’explication dans les positions politiques de son grand-père, mais sans donner de preuves. Frantz devient extrêmement précis dans une lettre à sa femme transmise par un permissionnaire pour échapper à la censure. Il y dévoile dans les moindres détails le plan de sa désertion (20 décembre 1916) : qu’elle vende toute la marchandise du magasin, même à perte, pour accumuler du numéraire ; qu’elle lui fasse confectionner des vêtements civils ; qu’elle loue sous son nom de jeune fille une maison dans une ville loin de Paris… « Je suis poursuivi par la haine de cet homme et il me brisera si je ne me dérobe, écrit-il. Plus tard, nous gagnerons la Hollande ou tout autre pays, et nos garçons y gagneront de n’être jamais soldats. Cette décision est d’une gravité exceptionnelle. Elle engage non seulement mon avenir mais le tien. » Le plan est mis à exécution en profitant d’une permission en février 1917. Sur le registre matricule, il est déclaré déserteur le 21 mars. On n’a évidemment plus de lettres à partir de cette date, mais son fils a gardé le souvenir de la période où son père se cachait.

La situation étant devenue intenable au bout de quelques mois, Frantz de Witte se serait rendu en septembre 1917 et porté volontaire pour le 21e bataillon colonial (de fait, la mention de désertion est barrée sur le registre matricule). On le retrouve à Arkhangelsk, mais seulement le 3 octobre 1918 (description intéressante, p. 122-124). Il apprend le russe. Le 12 novembre, il s’écrie : « Quel bonheur ! Etre là, intact, au bout de quatre ans. »

4. Autres informations

– Le livre cité plus haut contient des extraits « du journal de campagne du docteur Louis Lucas », médecin au 41e RIC, sans précision de l’origine de la source. Cela pourrait être un JMO. Si c’est le cas, le texte a un caractère contestataire inhabituel.

– On peut trouver des copies de lettres originales de F. de Witte, ainsi que du registre matricule que le petit-fils a réussi à se procurer (sans autre précision), et des photos familiales, dans le mémoire de maîtrise de Nathalie Dehévora, Quatre combattants de 14-18, université de Toulouse Le Mirail, septembre 2005, 2 vol., 149 et 121 p. (Les trois autres combattants sont Lucien Cocordan, Jules Laffitte et Roger Martin.)

Rémy Cazals, mars 2008

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Baqué, Zacharie (1880-1950)

1. Le témoin

Né à Vic-Fezensac (Gers). Instituteur, érudit local.

Mobilisé à Mirande au dépôt du 88e RI ; parti au front le 2 septembre 1914. Sergent, chef de section à la 23e compagnie du 288e, dans la Meuse (Ambly). Evacué pour maladie en janvier 1915 (« J’ai perdu vingt kilos et ma lassitude morale est extrême »). Retour sur le front en Artois en juillet 1915 comme chef de section à la 12e compagnie du 88e. En octobre 1915 il est adjudant de bataillon. Il connaît ensuite divers secteurs, Verdun, Champagne, énumérés dans le livre indiqué ci-dessous, p. 218, mais non couverts par le témoignage. Démobilisé le 15 février 1919.

2. Le témoignage

A une date inconnue, Zacharie Baqué a repris les lettres quotidiennes adressées à sa femme pendant la guerre. Il en a choisi des extraits, mais n’a « presque rien retouché » comme il le dit lui-même et comme le lecteur connaissant assez bien les témoignages de la Grande Guerre en éprouve l’impression. On ne sait pas si les lettres originales ont été conservées. Le travail de transcription s’est arrêté au 4 décembre 1915. L’objectif semble bien avoir été l’édition, mais celle-ci n’a été réalisée que bien après sa mort :

– Zacharie Baqué, Journal d’un poilu, août 1914-décembre 1915, Paris, Imago, 2003, 221 p., présentation d’Henri Castex.

3. Analyse

Au moment de la mobilisation, on ignore tout de la guerre : on croit qu’elle sera rapidement victorieuse (p. 15) ; on ne sait pas combattre (p. 28). Le capitaine d’active menace ses hommes : « Vous n’êtes pas des soldats, vous n’êtes que des réservistes habillés en soldats ; vous allez f…iche le camp aux premiers obus ; mais prenez garde ; voyez ce revolver, il est chargé, ceux qui se trouveront à côté de moi peuvent se considérer comme morts. » Mais le même capitaine fait creuser des tranchées à contre sens. Le sous-lieutenant Imbert, dans le civil professeur au lycée d’Auch, a une vision réaliste : « Comme je trouve la guerre longue [on n’est que le 20 septembre 1914], il me dit qu’il la croit devoir être très dure, que nos sacrifices seront énormes et que, quinze ans après la paix, nous nous ressentirons encore des malheurs de la guerre ! » Les bleus commencent à acquérir de l’expérience, mais ne croient pas qu’on puisse faire la guerre en hiver. Il faudra bien, pourtant. La deuxième montée au front en juillet 1915 réserve encore sa part de surprise : l’intensité de la canonnade dépasse de loin tout ce qu’il avait pu voir en 1914.

Le texte de Baqué contient un témoignage sur la mort du lieutenant Fournier (l’écrivain Alain-Fournier) à Saint-Rémy-la-Calonne, dans la Meuse, le 22 septembre 1914 (p. 42-47).

Il fourmille de détails habituels : la boue ; la vermine ; les corvées ; la récupération dans les villages détruits de débris utilisables dans les tranchées ; la critique des embusqués et la recherche d’un piston ; la lecture des journaux avec avidité, et la déception quand on s’aperçoit qu’ils ne sont pas fiables ; le mal du pays ; les semi-embusqués que sont les artilleurs… Le régiment participe à l’offensive de septembre 1915 en Artois et c’est le massacre (belle page sur ce qu’est, concrètement, une attaque brisée, p. 183).

Des remarques intéressantes : sur les suicides (p. 150) ; sur les idées belliqueuses plus fréquentes dans l’arrière-front qu’en première ligne (p. 109). Et (13 octobre 1915) : « Les émotions m’ont laissé par contre une sensibilité ou une sensiblerie maladive. Je n’ose plus tuer une limace et je laisse les rats courir sur mon nez sans leur donner un coup de balai. C’est comme cela. »

4. Autres informations

– Frédéric Adam, Alain-Fournier et ses compagnons d’arme. Une archéologie de la Grande Guerre, Metz, Editions Serpenoise, 2006, 219 p.

Rémy Cazals, mars 2008

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Faleur, Georges (1876-1935)

1.   Le témoin

Né le 1er juin 1876 à Hirson (Aisne). Famille bourgeoise. Etudes de médecine à la Faculté de Paris, diplômé le 26 novembre 1903. Epouse le 15 novembre 1904 Léonie Vieillard, fille d’un médecin généraliste à Ribemont. Le couple s’y installe.

Mobilisé le 5e jour de la guerre en tant que médecin aide-major de 2e classe à l’ambulance n°1 de la 52e division d’infanterie de réserve après un court séjour au dépôt d’Amiens (Reims ; Ville-Dommange du 18 mars au 14 mai 1915 ; Sacy du 14 mai au 3 octobre 1915 ; Ludes).

Muté en janvier 1916 à l’ambulance 1/155 ; relevé en mai 1916 pour travailler dans un centre de rééducation de Berck.

Noël 1914, médecin aide-major de 1ère classe. Citation à l’ordre du jour du Service de Santé ; Croix de guerre ; Légion d’honneur.

Retour à la vie civile en tant que médecin en association avec son fils devenu également médecin. Membre du Conseil général de l’Aisne pendant huit ans. Actif militant de la Mutualité combattante dans la section de Ribemont. Membre de l’UNC. Reçoit sa médaille du mérite pour son dévouement. Décède le 15 décembre 1935 à Ribemont (59 ans).

2.   Le témoignage

Le docteur François Faleur, petit-fils de Georges a confié les 9 carnets de son grand-père à l’historien François Cochet (2 août-3 sept. 1914 ; 4 sept.-4 oct. 1914 ; 5 oct.-30 nov. 1914 ; 1er déc.-20 fév. 1915 ; 21 fév.-30 avril 1915 ; 1er mai-5 août 1915 ; 6 août-27 oct. 1915 ; 29 oct.-29 fév. 1916 ; 1er mars 1916-2 mars 1917); l’édition critique a été réalisée par Laëtitia Leick, Journal de guerre de Georges Faleur, préface de François Cochet, Centre Régional Universitaire lorrain d’histoire, site de Metz, 2007, 358 p.

N.B. Les précisions biographiques sont empruntées au travail de Laëtitia Leick.

3.   Analyse

Pour situer le témoin et son témoignage, il convient de ne pas perdre de vue qu’il est originaire des régions envahies où est restée une partie de sa famille, sa mère notamment (elle décède en 1915, ce qui affecte Faleur). Le rédacteur est en outre officier et médecin d’une ambulance située en permanence à l’arrière-front. Enfin, c’est un homme à principes et un croyant.

6 août 1914 : départ ; tristesse de la séparation ; expression de son sens du devoir « […] il faut savoir faire des sacrifices pour l’honneur du nom français. Et puis, les mauvais jours que nous allons passer assureront la tranquillité de nos enfants… » ; le 21 août 1914, alors que la guerre fait rage, son ambulance est en réserve à Etion (Ardennes, près de Charleville-Mézières), loin des combats. Durant la bataille de la Marne, Faleur subit la retraite jusqu’aux environs d’Arcy-sur-Aube (Aube) ; à partir du 23 août, les indices d’une dégradation croissante de la situation militaire se multiplient : recul de troupes harassées, exode des civils, désordre. Puis c’est la reprise de la marche en avant à partir du 10 septembre. Secteur de Fère-Champenoise. Relevons que malgré l’extrême violence des combats, l’ambulance soigne les blessés ennemis : « (10 sept.) Un des blessés allemands que j’ai pansé et évacué m’a demandé mon adresse pour me remercier plus tard ».

L’ambulance s’installe à Reims ; les bombardements allemands sont incessants. Le 19 sept., Faleur assiste à l’embrasement de la cathédrale de Reims qui scandalise tous les témoins : « le génie de la dévastation est inné chez les barbares » ; « Les esprits en tout cas sont très montés contre les barbares qui renouvellent les exploits des Huns brûlant tout sur leur passage ». Malgré tout, l’ambulance continue à recevoir des blessés allemands (21 septembre 1914). Lorsque le 13 oct., Faleur apprend par la presse le bombardement aérien de Notre Dame de Paris, il retrouve des accents vengeurs : « Quel peuple de Vandales que ce peuple allemand qui ne respecte rien ». On note le premier usage du terme « ennemi » : « il n’est pas impossible qu’avec le temps on n’arrive pas à flanquer la pile aux ennemis ». Mais ces accès sont rares.

Ces carnets documentent les bombardements de Reims : 3-5 nov. 1914, Bombardement et affolement des civils ; 22 nov. 1914, 5 militaires tués ; 21 fév. 1915, très violent bombardement nocturne… (Voir François Cochet, 1914-1918. Rémois en guerre. L’héroïsation au quotidien, Nancy, P.U.N., 1993.)

Toutefois, et en dépit des risques (réels) inhérents aux bombardements, la guerre de Georges Faleur équivaut généralement à une vie de garnison. 20 oct. : « Vie toujours calme, deux ou trois blessés simplement dans la journée. Par contre, le nombre des malades augmente et on voit chaque jour q.ques cas de typhoïde ». 21 oct. : « Journée comme les précédentes passée en jouant au billard, aux cartes, aux quilles, en faisant un peu de photographie ». 23 déc. 1914 : « Rien de particulier dans la matinée, l’après-midi, nous avons préparé les lots de l’arbre de Noël… »

Faleur souffre particulièrement de la séparation d’avec sa famille. 1er janv. 1915 : « […] Quelle tristesse qu’une guerre néfaste dont on n’entrevoit d’ailleurs pas la fin sépare ainsi les familles ! Ceux qui ont tous les leurs en sécurité ne peuvent pas se douter de ce qui se passe en un pareil jour dans le cœur de ceux qui ont quelqu’un des leurs en pays envahis. Enfin j’offre ce gros sacrifice de la séparation pour la victoire finale et prochaine… »

Toutefois, notons que lorsqu’un confrère lui propose de permuter avec lui vers un poste de l’intérieur, s’il refuse, ce n’est pas uniquement par sens du devoir : « (26 janv. 1915) J’ai beaucoup réfléchi jusque ce soir et je considère maintenant que mon devoir est de rester […]. Et puis, je connais et je partage l’opinion de mes camarades sur ceux d’entre nous, aux ambulances qui demandent à aller à l’arrière. Ils sont considérés comme des lâches, surtout ceux des pays envahis. Ils donnent en effet un déplorable exemple aux combattants qui risquent beaucoup plus que nous et pourraient également demander à assurer un service dans un dépôt (il en faut là aussi des officiers). Et surtout ce qui me détermina, c’est qu’on pourrait croire que je pars pour ne pas risquer d’être fait prisonnier. Mon grade a voulu que je sois désigné pour ne pas abandonner les blessés. Je ne reculerai pas devant ce devoir, mais combien j’aurais préféré que rien ne me soit proposé ». Nouvel exemple de ce qu’une décision peut répondre à plusieurs motivations.

Quelques mois après, le patriotisme du docteur Faleur semble intact ; il se dit choqué des opinions bien peu patriotiques de son cousin (19 mai 1915). Et malgré la longueur inattendue de la guerre, l’espoir en la victoire demeure : « (6 août 1915) C’est aujourd’hui l’anniversaire de mon départ de Ribemont […]. Mon moral était bon il y a un an, il est encore bon maintenant. L’espoir de la victoire que j’avais à ce moment-là s’est changé en certitude, mais quand arriverons-nous au but ? On ne peut pas encore le dire alors que nous pensions partir pour quelques semaines, quelques mois au plus… Et que d’événements depuis cette date du 6 août 1914 qu’on n’avait pu prévoir ! La fuite loin de nos pays, l’abandon de nos foyers, et les Nôtres restés là-bas sans que jamais on puisse avoir de leur nouvelles ! quelle terrible chose que la guerre ! »

Le 18 mars 1915, Reims s’avérant trop exposée sous le bombardement allemand, l’ambulance de Faleur est transférée à Ville-Dommange. Le 3 mai 1915, Faleur reçoit à Epernay, la visite de… sa femme Léonie et de leur fils Paul, et de son père. Privilège d’officier stationné à l’arrière-front. Faleur mentionne de nombreux autres cas de ce genre de faveurs.

Le 14 mai 1915, l’ambulance est transférée à Sacy. Le 5 juin 1915, Faleur effectue un premier tour dans les tranchées, à Reims (secteur de Neuvillette) : « J’ai pris pas mal de clichés que je viens de développer et qui sont très bien. A 4 h ½ nous avons pris congé des officiers et sommes revenus enchantés des 5 heures passées là bas. […] Je suis fatigué mais rudement content de ma journée… ». Bien peu de notes prennent en considération la situation spécifique des poilus : « (3 décembre 1915). […] il a fait toute la journée un temps de chien, pluie diluvienne qui doit bien incommoder les malheureux qui sont dans les tranchées ».

Parmi les autres distractions du médecin, relevons l’importance de la photographie qui alterne avec les jeux de cartes et les repas entre officiers.

Le 11 septembre 1915 survient la première permission. Au retour d’une seconde permission (17-23 décembre 1915) il est muté à Louvois à la 1/155, toujours à l’arrière-front.

Les notes des carnets deviennent peu à peu plus laconiques ; à partir de mi-janvier 1916, de nombreuses dates apparaissent sans autre note que « rien de particulier ; rien de nouveau… » Cette évolution peut sans doute est mise au compte du manque d’intérêt, de la monotonie de la vie d’une ambulance de l’arrière-front. Mais, peut-être aussi peut-on y voir un signe de lassitude, et de dépression liée à une séparation de plus en plus mal vécue. Aussi, lorsque le 11 mai 1916 intervient l’ordre de relève (réglementaire), Faleur ne le rejette pas ; au contraire, il saisit l’occasion qui lui est offerte et demande un poste à Dieppe, où se trouve sa famille ; il n’a sans doute rien abandonné de son patriotisme ; mais il estime tout simplement avoir suffisamment donné ; et il obtient, à Berck, l’hôpital 102. Il fait immédiatement venir sa femme et son fils auprès de lui. Le 14 juillet 1916, il est affecté à « maritime » (hôpital bénévole 21 bis). Comme si le docteur Faleur avait conscience d’avoir terminé sa guerre, le 9e carnet se referme sur quelques dates éparses : 8 octobre 1916, départ en permission ; 17-18 janvier, permission ; enfin, 2 mars 1917 : « je m’occupe depuis une douzaine de jours de la fabrication d’un centre de rééducation agricole, et je suis chargé des jardins potagers de la place ! »…

Ces carnets d’un homme profondément croyant fournissent également quelques éléments sur le sentiment religieux, les pratiques religieuses, les relations entre l’Armée et l’Eglise : 6 nov. Visite du gén. Rouquerol : « Il commandait je crois le Régiment d’Artillerie de Laon au moment de l’affaire des officiers de Laon poursuivis si je me rappelle bien pour avoir assisté à une conférence à la Cathédrale ».

8 nov. Obsèques du col. des Salins. « Après l’absoute, la nombreuse assistance a accompagné le défunt jusqu’au cimetière de Tinqueux. […] Chacun a aspergé le cercueil d’eau bénite, en se signant sans ombre de respect humain. Mouchards, vous aviez là une belle occasion de faire des rapports » ; « (21 nov. 1914) […] J’ai assisté tantôt à 4 h au chapelet et au salut à l’Eglise Ste Geneviève. Il y avait foule et j’ai dû attendre longtemps mon tour au confessionnal ». Dimanche 22 nov.: « Je suis allé ce matin à 7 h à la messe de communion, il y avait beaucoup de militaires. A 9 h je suis allé à une seconde messe à laquelle devait prêcher Mansart, notre sergent infirmier vicaire à Amiens. Il a prêché avec beaucoup de coeur disant pourquoi et pour qui il fallait prier… » ; 22 janv. 1915, visite de Mgr Luçon à l’ambulance. Dimanche 4 juillet 1915 : « J’ai assisté à 11h à la messe de V. Dommange. Au front le curé a fait gaffes sur gaffes à propos de l’interview du Pape et il a heurté les sentiments patriotiques de toute l’assistance. Beaucoup d’officiers ont failli sortir immédiatement en manière de protestation ».

S’il ne faut pas s’étonner du peu d’informations relatives aux combattants, certaines notes méritent toutefois d’être relevées, comme celle-ci :  « (17 nov. 1914) Les Allemands noircissent la craie de leurs tranchées avec du terreau ». Pour l’essentiel, les autres notations permettent surtout d’entrevoir comment le combat et la marche à la mort des troupes combattantes ont pu être perçues depuis l’arrière-front : « (8 janv. 1915) Hier soir à 22 h ½ on a fait sauter une mine au Linguet. Nous avons gagné 200 m de tranchées que nous avons conservé jusque ce matin à 6 h. C’est seulement à leur 4e contre attaque que les Boches ont repris leur position (nos officiers étaient blessés). Il y a eu une cinquantaine de tués, une quarantaine de blessés et environ 60 à 70 prisonniers. Ce sont les 23e et 24e Cies du 347 qui ont été éprouvées. […] Il paraît qu’hier soir le spectacle était féerique. […] Je regrette de n’avoir pas vu ce spectacle merveilleux, paraît-il. Nous avons soigné aujourd’hui une trentaine de blessés de l’affaire du Linguet, entre autres le jeune s/lieutenant Bellot qui a eu le poignet gauche traversé par une balle au moment où il allait brûler la cervelle d’un soldat qui criait « sauve qui peut ». Bellot a été décoré de la légion d’honneur, note encore le docteur…

17 avril 1915 : « Une compagnie du 411e est partie ce soir aux tranchées. Ils paraissent avoir une rude appréhension les pauvres bleus, et leurs officiers n’ont pas l’air des plus crânes, il y en a beaucoup parmi eux qui étaient jusqu’alors embusqués ! »… (Voir Charles Ridel, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007). Ce que sait ou croit savoir le docteur provient de la lecture des journaux et des bavardages tenus à sa table d’hôtes : « (29 septembre 1915) Nos succès continuent disent les journaux [bataille de Champagne] […]. Pendant le dîner, Bienfait [col.] est venu nous apporter la nouvelle officielle de ce qu’il nous avait dit l’après-midi. Il venait en même temps nous faire ses adieux car l’ordre venait de leur arriver de se tenir prêts à partir au combat dans la nuit. La joie des hommes était délirante, ils dansaient, chantaient la Marseillaise, le chant du départ, etc… Comment avoir la moindre appréhension avec de telles troupes ! La figure de Bienfait rayonnait, il était heureux et c’est sans la moindre émotion apparente qu’il a recommandé sa famille à de la Grandière au cas où il ne reviendrait pas. Nous avons passé là un moment bien émotionnant, et malgré nous, nous pensions au « Morituri te salutant ». Nous avons vidé une flûte de Champagne  […]. Où va partir le 245e ? »

Faleur décrit également les préparatifs de son ambulance avant l’offensive annoncée : « (17 septembre 1915) […] nos infirmiers ont construit 107 lits et on installé l’ambulance » ; 18 septembre 1915 : « […] nous avons environ 150 lits montés dans les salles, dans les chambres, dans la chapelle, sous la tente Tortoise, dans des hangars ! ». Malgré les préparatifs, l’ambulance de Faleur n’est pas sollicitée. Survient alors la nouvelle de l’arrêt de l’offensive qui est durement ressenti : « (6 octobre 1915) J’ai eu aujourd’hui un cafard monstre. C’est que la désillusion est grande pour moi, j’espérais bien que nos pays allaient être débarrassés par une offensive générale qui ne s’est pas produite. A quoi faut-il attribuer cette non-exécution du programme ? Est-ce l’état de tension aux Balkans qui nous engage à ménager nos munitions d’artillerie ? Il y a en tout cas quelque chose d’absolument [in]compréhensible, car c’est un succès que nous avons remporté en Champagne, bien qu’il nous ait coûté excessivement cher. »

Sont encore mentionnées l’exécution d’un soldat, assassin et détrousseur de blessés français (2 décembre 1914) ; la censure de la correspondance (4 et 11 août 1915) ; une virulente attaque allemande aux gaz (19-20-21 octobre 1915). Faleur décrit alors avec force détails le fonctionnement de l’ambulance, l’accueil, le traitement, et l’évacuation des soldats intoxiqués. Et fournit une précieuse description des symptômes rencontrés. Les relations parfois tendues avec les médecins de l’active sont également documentées  (11 novembre, 11 décembre 1915).

Frédéric Rousseau, 25/03/2008

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Momméja, Jules (1854-1928)

1. Le témoin

Né à Caussade (Tarn-et-Garonne) le 13 août 1854. Fils d’un agent de voyer (agent responsable de l’entretien des chemins vicinaux). Jules Momméja avait d’abord été destiné à reprendre la profession paternelle. La perte d’un œil l’empêcha de suivre cette voie. Dès 1872, il est un membre assidu de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne, fondée en 1866. Ingres, qui venait de mourir en 1867, avait laissé ses collections au Musée de Montauban. Il se voua également à leur étude et fut l’un des premiers « ingristes ». Nommé conservateur du musée d’Agen en 1898. En 1917, il se retire à Moissac où il décède en 1928.

2. Le témoignage

12 cahiers de 325 pages environ déposés aux Archives départementales de Tarn-et-Garonne sous la côte 3 J 117, datés du 2 août 1914 au 31 décembre 1918.

3. Analyse

Jules Momméja tient un journal où il note tous les jours son quotidien : ses lectures, ses rencontres, ses pensées politiques, littéraires, mais aussi l’ambiance, les conversations et tout ce qu’il voit.

Assez conservateur, plutôt clérical, il conte avec beaucoup de précisions et d’exemples tous les événements de cette période. Il voyage beaucoup notamment en train, pour se rendre de son domicile (Moissac) à Agen où il est conservateur du Musée. Membre de la bonne bourgeoisie, il lit l’Illustration, La Dépêche ou encore La Petite Gironde. Il compte parmi ses amis et connaissances le médecin de l’Hôpital temporaire de Moissac ou des personnalités montalbanaises. Il rend compte à la fois de ses lectures mais aussi des rumeurs publiques.

Au milieu de considérations littéraires ou archéologiques, il est question : de la création des hôpitaux temporaires à Moissac ; de l’arrivée de réfugiés belges ; des internés civils ; des femmes qui labourent ; de la censure dans les journaux (une page entière censurée dans La Petite Gironde) ; d’un « boche » qui parle patois pour avoir séjourné dans la région en 1913 car il est bouchonnier de profession ; de troupes hindoues, tunisiennes ou marocaines rencontrées dans le train ; de mutineries de soldats en gare d’Agen ; des femmes qui remplacent les hommes dans les usines voire les casernes ; des mercantis sur le front et à l’arrière ; du quotidien dans les hôpitaux temporaires de la région ; de la mode ; des uniformes ; des embusqués ; la guerre courte ; la prospérité des photographes ; les jouets pour enfants, etc… Les exemples sont très nombreux et ne peuvent être tous cités compte tenu du volume du texte qu’il a rédigé.

Tous les aspects de la vie à la fois à l’arrière et sur le front sont évoqués. C’est un témoignage des plus précis sur la vie quotidienne dans le Tarn-et-Garonne et ses alentours (Lot et Lot-et-Garonne).

Voici quelques exemples :

Tome 2, 18 nov. 1914, « Pourquoi La Petite Gironde a-t elle paru ce jour avec une page entièrement blanche?, une page a été supprimée par la censure ».

2 décembre 1914 : « Les soldats redeviennent nombreux dans les trains, les troupes hindoues passent toujours à Montauban en route vers le Nord ».

2 janvier 1915 : « Le pays se dépeuple d’hommes, on ne voit guère que des vieillards et de jeunes garçons. Les femmes remplacent au mieux les absents ».

15 avril 1916 : « Tout dernièrement je notais les propos qui courent ici sur une prétendue mobilisation des femmes à l’usine de Castelsarrasin. On n’en est pas encore à ce point ».

4. Autres informations

Renaud de Vezins, « Jules Momméja (1854-1928) » Bulletin de la Société Archéologique de Tarn-et-Garonne, Tome LXVI, 1928, p. 25-27.

Antonin Perbosc « Bibliographie de Jules Momméja », (Ibid), p. 35-44.

Pierre Viguié, « Souvenirs sur Jules Momméja » (Ibid), p. 29-34.

AD de Tarn-et-Garonne : Inventaire du fonds 3 J : Fonds Jules Momméja.

Marie Llosa, mars 2008

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Quey, Delphin (1895-1945)

1. Le témoin

Né le 13 octobre 1895 à Versoie (Savoie), près de Bourg-St. Maurice, vallée de la Tarentaise. Famille d’éleveurs et cultivateurs. Voisin et filleul de Maurice Marchand (voir ce nom). Mobilisé avec la classe 15. Son frère aîné Joseph a été tué le 10 septembre 1914.

Après la guerre, il reprend ses activités du temps de paix. Marié en 1924. Mort le 20 août 1945.

2. Le témoignage

Claude et Jean-François Lovie ont acheté à Versoie la maison Quey et y ont retrouvé une collection de lettres du temps de la Grande Guerre, parmi lesquelles 201 de Delphin à ses parents ou à ses frères et sœurs (2 en 1914 ; 96 en 1915 ; 66 en 1916 ; 28 en 1917 ; 9 en 1918). Importante lacune d’avril à décembre 1917. Publiées dans Poilus savoyards (1913-1918), Chronique d’une famille de Tarentaise, 320 lettres présentées et annotées par Jacques Lovie, Montmélian, « Gens de Savoie », 1981, 247 p., illustrations. Le livre respecte avec raison le texte original, mais l’orthographe a été normalisée dans les citations choisies pour la présente notice.

3. Analyse

Après avoir fait ses classes, Delphin part sur le front dans les Vosges avec le 62e BCP. Il y reste du printemps 1915 au printemps 1917. Lors de l’offensive Nivelle, il se trouve près de Reims où il remplit les fonctions de colombophile, mais la lacune dans la correspondance ne permet pas d’en dire plus. Lors de l’ultime offensive alliée, il est près de Saint Quentin en octobre 1918.

Contestataire dès le séjour en caserne, il se moque de ceux qui promettent aux recrues qu’elles iraient planter le drapeau français à Berlin ; il se plaint des officiers et les critique très vertement. Il ne cesse de donner à son jeune frère des conseils de simulation de maladie pour se faire réformer. Au front, il épingle les jeunes gradés : « On dirait qu’ils vont bouffer les Boches avec la langue. […] Mais une fois que ça pète, les voilà morts de frayeur et ils osent plus sortir de leur cahute. »

Il a, par lettres, un premier accrochage avec sa sœur qui lui a reproché de trop dépenser d’argent (mai 1916). Puis (en octobre), il envoie à la famille une carte illustrée du poilu criant « On les aura ! » et invitant à souscrire à l’emprunt de la Défense nationale. Mais il l’a corrigée ainsi : « On les aura ! pas » et « Souscrivez pas ». Sa sœur lui ayant demandé le texte d’une chanson qu’on essaie de faire chanter aux soldats pour remonter leur moral, Delphin répond sèchement : « Des chansons militaires, le moral n’est pas assez haut pour te faire ce plaisir. Je t’enverrais des autres, mais celle-là je n’ai jamais ouvert la bouche pour apprendre l’air. Le patriotisme j’en ai sous les talons de mes souliers, il n’y a qu’une chose que je demande, c’est la même que vous, la fin de toutes ces misères. Après cela on verra bien si on apprend des chansons. »

Les autres descriptions sont habituelles : la pluie, la boue, la neige ; la nourriture insuffisante ; l’importance du courrier ; la fabrication de bagues en aluminium ; le souhait de la « bonne blessure » ; la critique des embusqués ; les cadavres restés entre les lignes.
Agriculteur, Delphin Quey ne supporte pas que l’armée saccage les cultures. Une de ses dernières lettres, au cours de l’été 1918, donne à sa mère et à ses sœurs des conseils pour la garde du troupeau sur l’alpage. Il signe : « Votre fils et frère qui voudrait bien faire le berger à votre place. »

Rémy Cazals, mars 2008

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Marchand, Maurice (1884-1923)

1. Le témoin

Né le 12 avril 1884 à Versoie (Savoie), près de Bourg-St. Maurice, vallée de la Tarentaise. Cultivateur et éleveur. Voisin de la famille Quey ; parrain de Delphin Quey (voir ce nom). Pendant la guerre, dès août 1914, il est muletier au 97e RI. Blessé à la tête en mars 1916 par « une ferraille boche ». Opéré le 15 avril : « On m’a ouvert la boîte du crâne, il y avait encore trois petits éclats et des fragments d’os ; paraît-il qu’il était temps de les enlever. » Versé dans l’auxiliaire en septembre 1916.

Après la guerre, il reprend son activité d’élevage. Il meurt sous une avalanche le 23 décembre 1923.

2. Le témoignage

Claude et Jean-François Lovie ont acheté à Versoie la maison Quey et y ont retrouvé une collection de 320 lettres reçues par la famille, parmi lesquelles 36 de Maurice Marchand, principalement adressées à son voisin et ami Alexandre Quey (8 en 1914 ; 19 en 1915 ; 8 en 1916 ; 1 en 1917). Publiées dans Poilus savoyards (1913-1918), Chronique d’une famille de Tarentaise, 320 lettres présentées et annotées par Jacques Lovie, Montmélian, « Gens de Savoie », 1981, 247 p., illustrations.

3. Analyse

Le thème principal des lettres de Maurice est « le pays » : « rien ne vaut ce pauvre Versoie ». Il donne des nouvelles des « pays » (c’est-à-dire des gars du canton). Il demande des nouvelles de la foire de Bourg, des récoltes, des prix : « Ecris-moi bien des nouvelles : parle-moi de tes bêtes ; si tu as bien des veaux ; et si chez moi ils en ont. Comment mon bétail se porte. » Il donne quelques nouvelles de ce qu’il voit à la guerre : « J’ai vu un obus tuer douze chevaux et un homme. » Il parle de la paix (30 juin 1915) : « Faites courage, la paix est proche. […] Tout de même voilà onze mois. » Et en résumé : « Plusieurs souhaitent de recevoir des coups de pied [en ferrant les mulets] pour aller en convalescence ; même mon adjudant est plus découragé que moi ; moi, toujours comme tu me connais : je me soumets avec bon cœur à ce que l’on ne peut pas empêcher. »

Rémy Cazals, mars 2008

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Wannenmacher, Sylvain (1896-1986)

Cette nouvelle notice remplace l’ancienne qui était incomplète et entachée d’une erreur sur le lieu de naissance.

Né à Digoin (Saône-et-Loire) le 7 février 1896. Études musicales à Paris. Après la guerre, il devient professeur de violoncelle à Saint-Étienne. Marié, sans enfant. Mort à Firminy à 90 ans. Il a mis au propre ses notes de guerre d’avril 1915 à avril 1919 (semble-t-il en les lissant) en 1968 pour le cinquantenaire de l’armistice, illustrées de quelques photos. La source est la propriété de Mme Antoinette Mazeau. La première moitié du manuscrit a été publiée dans Lettres comtoises, n° 10, septembre 2005, p. 121-158, présentation de Marie-Thérèse Dupuis ; la deuxième partie reste inédite.

Mobilisé en avril 1915 au 109e RI de Chaumont. Dans le Pas-de-Calais en décembre. Il fait partie d’un contingent qui vient renforcer le 170e RI à Verdun en mai 1916. Il décrit l’arrivée parmi les hommes de son escouade : « Je suis très impressionné par la gravité de leurs regards et de leur comportement. » Au
lieu de monter en ligne, le régiment quitte le secteur en camions, ce que les poilus arrosent au pinard. En juin, comme musicien, il est affecté à la CHR. Il
est brancardier devant le fort de la Pompelle. En juillet, dans la Somme, il admire l’équipement et l’organisation des Anglais. Il nous livre les descriptions classiques des bombardements, des corvées, de l’arrivée difficile du ravitaillement, du plaisir quand enfin on peut se laver et changer de linge…
Après la prise d’une tranchée, « les prisonniers filent au pas de course vers l’arrière ». Le travail du brancardier : « Nous continuons toute la nuit à transporter nos blessés, ensuite les blessés allemands, puis les morts. » En septembre, devant le talus de la route de Bouchavesnes, toute une vague de camarades de la classe 16 a été fauchée par les mitrailleuses, marquant le terrain de ses capotes bleues. Fin septembre, lors d’une permission, en passant à Paris, il rage devant l’indifférence des civils « qui prennent paisiblement leur apéritif », devant les « embusqués fringants, bien astiqués ». Quelques jours en famille, mais il faut sans cesse répondre à l’instituteur qui demande dans quelles circonstances est mort son fils : « Il a sans doute été tué devant la route de Bouchavesnes, et dans la nuit où nous relevions nos blessés, je suis sans doute passé près de cette capote bleue, étendue parmi tant d’autres. »

Avant l’offensive du 16 avril 1917, stationnant près d’un terrain d’aviation, il peut recevoir le baptême de l’air. L’offensive Nivelle est bien perçue comme un échec, une boucherie inutile. Il assiste à la fuite d’une division de l’Est, dite d’élite, à la mutinerie d’un régiment, à la décision de chasseurs de partir de leur propre initiative « en permission ». Commandés pour s’opposer au passage de mutins, les hommes de son régiment refusent. Sylvain décrit encore les creutes humides dans lesquelles tout moisit, un secteur calme dans les Vosges, l’attaque allemande de 1918 sur le Chemin des Dames, les Américains au Bois Belleau. Il est blessé en juillet 1918 et évacué vers Albi (Tarn).

RC, 2013

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Freinet, Célestin (1896-1966)

1) Le témoin

Né le 15 octobre 1896 à Gars dans les Alpes maritimes dans une famille d’origine paysanne. Après avoir étudié au cours complémentaire de Grasse, il entre à l’école normale d’instituteurs de Nice. Freinet est mobilisé le 10 avril 1915, à 19 ans. Le 15 août, il entre à Saint-Cyr et en ressort avec le grade d’aspirant. Il est grièvement blessé le 23 octobre 1917 au lors de la bataille de la Malmaison au Chemin des Dames, dans le ravin des Gobineaux. Combat dans les rangs de la 2e compagnie du 140e R.I. (27e D.I.). Il reçoit, suite à cette blessure, la Croix de guerre et la Médaille militaire avec la citation suivante : « Jeune aspirant qui s’est vaillamment comporté au combat du 23-10-17. Très grièvement blessé en enlevant la position ennemie à la tête de sa section. » Renvoyé dans ses foyers le 9 novembre 1918. Il traîne, d’hôpital en hôpital, une longue convalescence qui durera quatre ans. Atteint au poumon, il ne se remettra jamais complètement de ses blessures et gardera toute sa vie un souffle court. Après passage devant plusieurs commissions de réforme, il est déclaré invalide et reçoit une pension d’infirmité évaluée à 70%. En 1920, il est nommé instituteur et commence à mener des recherches dans le domaine de la pédagogie qui aboutiront à l’élaboration de la « pédagogie Freinet ». Décédé à Vence, le 8 octobre 1966.

2) Le témoignage

Touché. Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, 1996, 104 p. (ISBN 2 902333 33 1) Une illustration (portrait de Freinet en 1914). Une postface présentant des éléments biographiques succincts.

La quatrième de couverture précise que « ce texte a été rédigé dans le courant de l’année 1919, à partir des notes d’un carnet de campagne [que l’auteur] a tenu depuis son incorporation jusqu’au 11 novembre 1918. »

Ce texte a été publié une première fois sous le même titre en 1920 par la Maison française d’art et d’édition (72 p).

3) Analyse

Ce témoignage accorde très peu de place aux circonstances de la blessure par balle. Il y a, chez l’auteur, une véritable volonté de minimiser la période d’engagement pour mieux mettre en valeur l’évocation du traitement de la blessure et de la période de convalescence.La suite du récit privilégie deux types d’évocation : celle d’un homme face à sa blessure (« J’ai soif !… j’ai soif !… (…) J’ai froid, la poitrine nue… Personne ne peut m’entendre. Des soldats errent – pressés. On me marche dessus… Il fait froid… Moi qui naguère… et cette loque à présent », p 21) et celle d’un blessé dont la convalescence va être longue et difficile. La douleur physique est véritablement au centre du récit. Elle devient rapidement le seul leitmotiv qui justifie la narration. L’arrivée dans un hôpital du front (non localisé) autorise l’auteur à décrire toutes les souffrances que subissent les évacués : transport, déshydratation, plaintes des blessés, lutte contre la mort… Commencent alors les premières interventions chirurgicales puis une première convalescence. Cet hôpital – probablement un H.O.E. – est tout, excepté un lieu de repos… Les blessés geignent, perdent la raison. Un colonel y passe, pour distribuer les médailles. Un infirmier y écrit une lettre sous la dictée d’un blessé (pp 38-39). La nuit, on évacue les morts. Le matin, on refait les pansements : « Ce matin, je regardais faire le pansement de mon nouveau voisin : son front a un énorme trou et un morceau de cervelle gros comme le poing déborde du crâne. » (p 40) Un artilleur valide y recherche jusqu’au petit matin son frère : « Au jour, il est reparti, désespéré, rejoindre sa batterie, désespéré de n’avoir pas retrouvé son frère. » (p 41). Les blessés qui craignent l’amputation se rassurent comme ils peuvent, en tâtant leurs membres au réveil. Les infirmiers venus relever la température des corps mentent pour ne pas aggraver le désespoir des patients ou demandent aux moins mal lotis de prendre en charge leurs camarades de souffrance car ils ne peuvent « pas toujours être là… » (p 45) Le seul instant de répit demeure celui des repas. Encore faut-il que la blessure n’handicape pas trop celui qui veut s’alimenter. La présence d’une infirmière réconforte à peine : « Quand elle m’a fait le bandage autour de la poitrine ses cheveux m’ont frôlé… Elle était parfumée… Et mon être n’a pas frémi ; j’en suis encore tout triste. » (p 51) L’hôpital demeure un lieu où « les minutes sont éternelles. » (p 52) et où les cauchemars des blessés demeurent hantés par les récentes scènes de combat. Même les besoins naturels du corps, lorsqu’ils se mêlent aux rêves, l’avilissent encore un peu plus : « Quand les soeurs sont arrivées pour faire le lit, elles ont été surprises de voir des draps trempés et salis (…) » (p 59) Après trois semaines d’hospitalisation, le blessé se sent mieux. D’autant mieux qu’autour de lui, le nombre de mourants diminue. Des parents sont désormais autorisés à venir rendre visite aux blessés.

Freinet ayant été classé « transportable » est évacué par péniche vers Compiègne. Début 1918, nouvelle hospitalisation dans un « château » là encore non localisé. Si la fièvre baisse, le corps reste faible. L’auteur parvient cependant à retrouver une certaine autonomie. Il se réalimente et son corps quitte progressivement sa maigreur inquiétante : « Je dévore, assis sur mon lit. Je ris de mon appétit. » (p 84) Cette longue période de convalescence, où l’auteur réapprend à marcher, évoque pour lui les souvenirs de la petite enfance et doit bien sûr être mise en relation avec le devenir de sa pensée pédagogique. Toutefois, la période des souffrances n’est pas complètement terminée : une balle est restée dans l’épaule. Il faut donc remonter sur la table d’opération pour l’extraire : « On contemple ma balle. Quelqu’un m’a dit : « Vous pourrez en faire une breloque. » (p 93) Durant cette deuxième convalescence, le rétablissement est plus prompt et plus aisé : « Je vais… Ma seconde enfance communie avec le printemps dont elle est l’image, et je mordille les jeunes pousses. » (p 95) Dans cet univers de convalescence où la souffrance demeure, chacun se console comme il le peut, sous le regard de l’autre : « Le manchot se sent favorisé quand il regarde son voisin, l’amputé de la jambe. Celui-ci a pitié du trépané. Ce trépané est heureux de voir. Cet amputé des deux bras a encore un moignon au bras droit – auquel un jour il a fait attacher une fourchette. Et l’aveugle bénit le ciel d’être encore en vie. » (pp 96-97) La région est menacée par l’offensive allemande du printemps 1918, le « château » des convalescents doit donc être évacué. L’expérience de cette blessure ne se cicatrisera jamais tout à fait comme le laisse clairement entendre la dernière phrase de ce témoignage : « Non, nous [les blessés] ne sommes pas « glorieux », nous sommes « pitoyables ». Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. » (p 101)

4) Autres informations

Louis Legrand, « Célestin Freinet (1896-1966) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, no 1-2, mars-juin 1993, p. 407-423. Consultable à l’adresse suivante :

http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/freinetf.pdf

J.F. Jagielski, 8/03/08

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Baudel, Elie (1894-1917)

1. Le témoin

Né à Douelle (Lot) le 5 avril 1894 dans une famille de cultivateurs, fils de Augustin Pierre Baudel et de Marie Basiline Rigal, il est le frère cadet de Georges Baudel (1888-1916) et le neveu de Edmond Baudel (1881-1954) eux aussi envoyés au front.

Elie Baudel a 20 ans quand la guerre est déclarée et il part le 6 septembre 1914 dans le 7e régiment d’infanterie dont le dépôt est à Cahors. Il fait partie de l’armée active. Il est nommé caporal le 15 décembre 1914. Il meurt le 28 juillet 1917 au secteur des Eparges dans la Meuse. Il recevra la médaille militaire à titre posthume.

2. Le témoignage

Au cours de la guerre il écrit à son père et s’adresse ainsi à la famille. Son niveau d’instruction à été évalué à 3, comme son oncle, mais tout en maîtrisant l’écriture, il fait des fautes.

Ce témoignage est conservé en archives privées, mais il est presque totalement retranscrit (p. 48-239) dans le mémoire de Master 1 de Lucile Frayssinet, Un fantassin de 20 ans. Lettres d’Elie Baudel à sa famille (1914-1917), Université de Toulouse Le Mirail, juin 2007, 275 p., illustrations.

La correspondance, de septembre 1914 à juillet 1917, est constituée de 340 cartes, 58 cartes-lettres, 98 lettres et 4 télégrammes ; soit 500 envois. Il écrit surtout au crayon à papier, mais il peut lui arriver d’écrire à l’encre ou au crayon à l’aniline. Il écrit régulièrement, tous les trois jours environ et par moment tous les jours à sa famille, et il ne parle que de ce qu’il vit. Lorsqu’il rapporte ce qu’on lui a raconté, il le précise en disant qui le lui a dit et comment cette personne le sait. Parfois même il souligne la méfiance que l’on doit avoir envers les rumeurs. Son récit n’a pas pour vocation d’en faire un héros, il écrit à sa famille avant tout pour dire qu’il va bien et pour avoir des nouvelles.

3. Analyse

Dans sa correspondance, il montre son intérêt pour le travail agricole ; ce qui se fait chez lui, et où ça en est, mais aussi pour ce qu’il voit au cours de ses déplacements. Il s’efforce également d’expliquer ce qu’est la vie dans les tranchées, il évoque les attaques. Il écrit assez librement ce qu’il pense, ce qui rend sa correspondance d’autant plus intéressante. Quelques-unes de ses lettres sont accompagnées de coupures de journaux présentant des photos de tranchées et de destructions, un article, une photo. Il souhaite rapidement la fin de la guerre même s’il veut la victoire de son camp, et il croit qu’avec l’intervention de l’Italie tout sera réglé.

A travers la correspondance d’Elie Baudel, nous pouvons percevoir comment il a vécu la guerre. Ses expériences sont identiques à celles d’autres combattants, il témoigne de l’expérience d’un soldat qui n’a rien hors du commun, et qui essaye à sa façon de s’adapter aux conditions de vie difficiles. Mais, chaque individu ayant sa propre personnalité, certaines réactions lui sont propres ; ses sentiments envers la guerre évoluent ; il fait tout pour s’en sortir, quitte à émettre des revendications à la fin du conflit, afin de faire connaître la réalité du front.

4. Autres informations

Sources

Archives municipales de Douelle : état-civil

Archives départementales du Lot :

– Recensement de 1911

– Registre matricule : cote 1R RM 14

– Liste du tirage au sort et de recrutement cantonal : cote 1R 128 Classe 1914

Lucile Frayssinet, mars 2008

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Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

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